VOULOIR ÊTRE SAINT
AVEC L'AUDACE DES MAGNANIMES, SANS RESTRICTION ET SANS PEUR, À TOUT PRIX
AVEC L'AUDACE DES MAGNANIMES, SANS RESTRICTION ET SANS PEUR, À TOUT PRIX
Qu'une sainte ambition gonfle vos
âmes, car vous obtenez de Dieu autant que vous en espérez. C'est ravir et
magnifier son Cœur que d'en attendre de grandes choses 1.
Les Saints étaient des hommes comme vous, certains
même très faibles et très pauvres de mérites en leur jeunesse. Si la
surnaturelle fortune leur a souri, c'est qu'ils ont eu l'audace des grands
désirs, des grands desseins. Comme Ignace de Loyola, comme Augustin, ils ont
osé se confier en la munificence de Dieu et se sont écriés un jour : « Ce
que ceux-ci ont fait pourquoi ne le ferais-je pas ? Ce qui me manque,
j'irai le prendre au Cœur du Christ. Il est des ouvertures d'où la miséricorde
jaillit sur moi »2.
Les plus humbles des Saints sont
peut-être ceux qui ont le plus osé. « J'ai toujours la même confiance
audacieuse de devenir une
grande Sainte... J'espère en Celui qui est la Sainteté même.
Lui seul se contentant de mes faibles efforts m'élèvera jusqu'à Lui, me
couvrira de ses mérites et me fera sainte ». Tu l'entends celle qui parle
ainsi ; elle ne veut être que « la Petite Thérèse ».
« À tout prix, s'écrie-t-elle, je veux cueillir la
palme ; si ce n'est par le sang, il faut que ce soit par l'amour ! »
Ses aspirations dépassent toute mesure. Elle implore « l'amour sans
bornes, sans limites ». Elle voudrait, dans son ambition des cimes
vierges, « aimer Jésus comme il n'a jamais été aimé ! ». Vous
savez comment le Cœur de Dieu répondit à cette confiance démesurée, elle-même
le pressentit déjà dans l'exil : « Toutes mes espérances seront
comblées, le Seigneur fera pour moi des merveilles qui surpasseront infiniment
mes immenses désirs.
— Ô Désir et Confiance illimités !
m'écriai-je, c'est donc bien vous les plus sûrs indices et les premiers appels
d'une vocation héroïque, c'est vous que Dieu accroît démesurément dans les âmes
quand Il veut leur donner sans mesure et c'est par vous qu'on arrive
infailliblement au « sommet de la montagne de l'Amour » !
— Et combien, reprit l'Archange,
atteindraient cette cime s'ils savaient seulement oser. Qui jamais dira de
quelle soif Dieu brûle d'épancher en des myriades d'âmes sa vie et ses
splendeurs ? Qu'un astre unique et sublime resplendisse au ciel et qu'à
l'entour une multitude de sphères puissent le refléter plus ou moins, celles
qui réfléchiront le mieux son éclat ne seront-elles pas aussi celles qui
ajouteront le plus à l'embrasement du firmament et au triomphe de cet
Astre ? Si la gloire est bien l'image de l'être aimant multipliée en ceux
qu'il aime, comment l'Amour Infini ne brûlerait-Il pas de multiplier dans des
myriades d'hommes l'image du Fils, reflet de sa substance et splendeur de
sa gloire ?
Éternel rêve de l'Amour Incréé qui
explique le mystère de votre prédestination déifiante et le mystère de la mort
d'un Dieu qui a préféré la croix plutôt que de ne pas retrouver en vous sa
ressemblance.
Éternelle soif d'un Cœur Infini
toujours avide d'épanchements, toujours impatient de décharger en vous cet
excès d'amour dont Il est comme oppressé.
— Mais pour donner à Dieu la joie de
ces épanchements, Raphaël, on ne doit plus faire de choix
entre les sacrifices qu'Il propose. Il faut brûler ses vaisseaux et
se jeter à Dieu avec le cri de Thérèse de Lisieux : « Je ne
veux pas être sainte à moitié, je choisis tout ». Voilà bien
l'épouvante du plus grand nombre : la rançon de ce vouloir sans
restriction.
— C'est là où votre confiance doit
savoir oser, répliqua mon Guide. Le génie est un saut dans l'inconnu, dites-vous ; son secret serait de
croire à l'impossible. Ainsi en est-il de tous ceux qui tentent
l'héroïque aventure de la Sainteté, avec cette nuance qu'ils savent à Qui
ils se confient, à quelle Sagesse, à quel Amour. Jetez-vous
donc à corps perdu dans la bonté de Dieu et ne craignez rien.
De même que nul pilote n'arrache de terre sa machine ailée, sans l'avoir
entraînée au sol dans une course progressive, le Seigneur ne demande pas aux
imparfaits l'immédiate perfection, mais de se livrer seulement avec leurs
forces actuelles et d'être sûrs de son Cœur. Feriez-vous des
restrictions dans les sacrifices aujourd'hui demandés, n'en faites pas
dans la confiance audacieuse de tout accorder demain. C'est une condition
essentielle. Il faut croire à la toute-puissance d'un Amour qui « peut
faire en vous infiniment au-delà de ce que vous demandez ou concevez »,
dit saint Paul. Croyez-y aveuglément, éperdument, comme ces milliers de
Saints qui connurent vos résistances et vos terreurs et ont fini pourtant par
aimer la croix avec passion 3. Si vous ne pouvez vouloir encore
cette héroïque vie autant que vous le rêvez, recourez dès maintenant aux
infaillibles moyens qui triomphent de toute faiblesse, de toute répugnance, de
toute frayeur et qui feront un jour de vos immenses désirs cet immense vouloir.
— Quels sont-ils, Ange bienheureux ? demandai-je
vivement. Je suis prêt à tenter la sublime aventure.
— La Prière et l'Hostie, répondit
Raphaël.
La prière des héros
« Dieu, reprit-il, a donné à
certains animaux la course, à d'autres des ongles, à d'autres des ailes, vous
dit Jean Chrysostome ; Il a ainsi disposé l'homme que Dieu même fût sa
force ». Mais Il a voulu que cette force dépendît de la Prière et des
Sacrements et plus encore de la façon dont l'homme en userait. D'où leur
prodigieuse diversité d'effets dans les âmes et cette étrange disproportion
entre les grâces captées par une piété commune et celles dont s'enrichit chaque
jour une ferveur héroïque.
C'est pour avoir porté un jour tout
leur courage sur l'intensité et la continuité de cette « oraison mère des
vertus », c'est pour avoir élevé et soutenu celle-ci à sa plus haute
puissance que tant de pécheurs sont devenus les grands Saints dont tu rêves.
Les plus grands héritiers de cette fortune immense ne puisaient pas même en cet
abîme autant qu'ils le pouvaient et plus ils priaient, plus ils le sentaient.
Aussi ont-ils vécu tout tendus vers Dieu, comme s'Il n'avait qu'eux à entendre
dans l'univers. Pour les moindres choses, ils n'ont cessé d'implorer et de
gémir, telle la supplication d'une mère pour sauver des juges la vie de son
enfant : « Seigneur, Dieu de mon salut, devant Toi, tout le jour et
la nuit, j'ai crié ! » (Psaume 87). « La nuit mes mains sont
tendues vers Toi » (Psaumes).
Chez tous les Saints tu retrouveras
ces appels enflammés. En Jeanne de Chantal qui pour obtenir du Seigneur un
guide spirituel « faisait cette pétition, disait-elle, avec une contention
et une force non pareille. C'était une clameur intérieure ! »
En Dominique dont la prière éclatait
en « cris rauques, en râles puissants pareils à des rugissements » A gemitu cordis sui rugitus solebat emittere. Prière si puissante qu'il assurait
n'avoir jamais vu en sa vie une seule de ses demandes inexaucées. Beaucoup se
lamentent de ne pouvoir arracher comme Catherine de Sienne le « vêtement
nuisible et puant » de l'amour-propre, cette peau de bête que l'homme revêtit au sortir de l'Éden. D'autres
désespèrent d'éprouver jamais cette soif d'opprobres d'un Vincent Ferrier.
Mais où sont les brûlantes supplications de Catherine et de Vincent ?
Demandent-ils ces grâces comme lui « tout le long du jour, dans des
prières prolongées, accompagnées de gémissements et d'ardents soupirs ? » S'ils s'y
déterminaient, ils rendraient bien tôt ce témoignage d'une âme héroïque :
« Je ne savais pas que Dieu donnait autant de volonté pour vouloir le
bien. Si je l'avais su, combien n'aurais-je pas tourmenté le Seigneur pour l'avoir ! »4
— Ah ! tu me donnes la soif du
feu, Raphaël ! C'est un grand labeur qu'une telle supplication, l'effort
suprême de notre vie spirituelle, mais combien secourable puisqu'il facilite
tous les autres.
— Sacrifice qui rémunère la peine au
centuple, approuva mon Guide. Ainsi tes profondes respirations qui à chaque
heure ravivent la flamme. Souvent, pour dompter ce nirvana de la fatigue, il te
faut un douloureux effort, mais après, quel regain de vitalité ! Pour
avoir capté une provision nouvelle d'oxygène, tes poumons et ta tête comme des
brasiers assoupis se réveillent soudain. C'est un nouveau crépitement
de vie, les combustions purifiantes augmentent, ton travail s'éclaire, se
simplifie. Plus accablante est ta lassitude, plus te paraît nécessaire cette
respiration en profondeur, secret des virtuoses de l'énergie.
Ainsi en est-il pour toute âme en
grâce. La prière en est la première fonction vitale, et ses forces se
renouvellent et s'accroissent dans la mesure où elle aspire cette vie infinie.
Beaucoup cependant, comme ces coureurs du stade, sont trahis par leurs forces,
pour n'avoir pas appris à respirer. Ils halètent au sein de cette vie :
elle les baigne, elle les enveloppe, mais elle ne pénètre pas. D'autres,
semblables à ces apathiques qui respirent du bout des bronches, n'aspirent la
grâce que du bout de l'âme. Leur indolence qui s'ignore entraîne toutes les
autres : c'est le mal secret de tant d'anémiques spirituels soi-disant
pieux. S'ils prenaient la peine de prier avec toutes les puissances de leur
être, ils capteraient bientôt, aussi ardent que leur supplication, l'amour.
Comme les athlètes, les âmes se
mesurent à leur capacité respiratoire et vitale. Leur puissance surnaturelle
est proportionnelle à l'intensité de leur prière. À celle-ci nulle extension ne
supplée. Six, ce n'est pas 2 fois 3, mais 1 fois 6. Un signe de croix
dans l'élan de cœur obtient plus qu'une lente oraison. Seule cette intensité
change à fond la nature déchue. Sans elle, pas de vitalité athlétique, pas de
Jeux héroïques, nul espoir d'union transformante. Aussi tous les Saints
ont-ils commencé par ce rythme de respiration spirituelle constante et surtout
profonde. Ils n'ont cessé de creuser cette capacité vitale pour mieux capter la
grâce.
De quelle haleine François Xavier
appelait l'Esprit ! tandis qu'il récitait l'hymne embrasée le Veni Creator, avant chaque heure canoniale, « le
cœur semblait lui jaillir de la poitrine et le souffle lui manquer ! »
Et quels appels brûlants, tout le long du jour, à la Sainte Trinité, à Jésus les
délices de son âme, à Marie !
Les sauvages en étaient si pénétrés, qu'ils répétaient comme malgré eux O sanctissima Trinitas ! Semblable à ces athlètes qui à force
d'entraînement gardent aux plis de leurs poumons une activité inconsciente,
l'âme de Xavier toujours de plus en plus absorbante, ne cessait même dans le
sommeil de soupirer le nom de Jésus.
— Je n'aurai pas de repos, Raphaël,
que je n'aie conquis cette force aspirante qui fait les Saints. Mais d'où me
viendra un tel pouvoir ?
Mon Guide se tut un instant, comme le
pêcheur quand il va lancer son filet, puis :
— Entends, dit-il, et connais
LES
LOIS DE LA PRIÈRE HÉROÏQUE : HUMILITÉ ET COMPONCTION ;
INFINI
DÉSIR 5 ; INFINIE TENDRESSE ; INFINIE
CONFIANCE ; PERSÉVÉRANCE INDOMPTABLE
Comment creuser par l'expiration
de l’Âme ce gouffre d'humilité et de componction
— Comme l'oxygène n'afflue en vos
poumons que dans la mesure où les a libérés l'expiration, reprit l'Archange,
ainsi la grâce, tel un air embrasé n'envahit profondément que les âmes vides
d'elles-mêmes. Que ta prière commence dans l'anéantissement. Clame ton
indignité, confesse tes moindres fautes. D'un regard impitoyable, sonde-les
toutes et de toute ta haine, rejette-les comme un souffle impur. Creuse, creuse
en toi un abîme de honte, que ta componction aille jusqu'aux dernières, aux
plus secrètes cavités. N'épargne pas même tes prétendues bonnes actions, car elles « sont loin d'être parfaites, et
pénétrées de la ferveur nécessaire : la négligence les souille,
leur justice vaut un linge sale » comme parle Vincent Ferrier. Vois
également Catherine de Sienne sur son lit de mort : quelle indignation
contre elle-même, contre ce qu'elle nomme sa négligence, son ingratitude.
Comme elle s'accuse de n'avoir pas souffert d'une volonté assez ardente, d'un
amour assez brûlant. Écoute-la répéter, soulevant à chaque fois son bras
mourant ; ce cri de sa confusion : Peccavi Domine,
Miserere mei !
— J'admire, j'applaudis, mais comment
atteindre à cette profondeur de componction ?
— Comme Catherine, comme Augustin,
sans trêve, à toute force, cherche, implore la double connaissance de ta propre
misère et de la totale Miséricorde. Un jour tu te verras sur le fond de
Sainteté, en Dieu : la moindre imperfection fait tache. Veux-tu atteindre
au repentir sans désespoir, à la confiance sans présomption ? Ne sépare
jamais ces deux actes. Quand tu demandes dans le Pater le
pardon des offenses, joins toujours à la considération
générale de tes fautes l'appel de cette pluie
de feu et de sang dont Catherine se sentit un jour purifiée jusqu'au fond
de l'être, et sois sûr d'être exaucé.
Aspiration de l'Âme par l'infini
désir et l'infinie tendresse
Rejeter toutes fautes comme un
souffle de mort ne suffit pas, reprit mon Guide. Avec la même profondeur,
de toute ton âme dilatée, il faut d'un immense désir, aspirer à plein la vie de
Dieu. L'oiseau pour s'élever se gonfle d'air, fait de ses os et de ses plumes,
comme autant de tubes aériens : d'où chez lui, en même temps que l'essor,
le chant. Ainsi, l'âme des héros, toujours aspirante et toujours envahie,
renouvelle sans cesse en cette vie infinie son intarissable puissance d'amour
et d'allégresse.
Rusbrœk vous l'a dit : « Les âmes
de désirs médiocres, c'est-à-dire ceux qui n'aspirent pas, bouche béante, vers
l'essence divine, ne sont pas dévorés sur cette terre par le gouffre béant des
Béatitudes » Dieu ne se laisse vraiment ravir que par cet infini Désir qu'Il réclamait de
Catherine de Sienne. Il lui faut la clameur de ce Désir éperdu :
« Vous crierez et le Seigneur dira :
Me voici » (Isaïe).
« Il criera vers Moi et Je
l'exaucerai » (Psaume de David).
Désir ravisseur de l'Amour qui ne
peut jaillir lui-même que de l'amour. Désire, cherche, frappe avec le cœur, tu
trouveras avec le cœur, si tu te jettes tout entier dans ta prière. « Vous me
chercherez et vous me trouverez, dit le Seigneur, lorsque vous m'aurez
cherché de tout votre cœur – car alors je me laisserai trouver par vous »
(Jérémie). Je me laisserai vaincre.
N'as-tu pas senti, toi-même, sur ton
propre cœur la puissance d'un ardent désir, quand une mère, une sœur aimée y
ajoute toute la force captivante de sa tendresse ? Ah ! si l'homme
implorait Dieu ainsi, s'il usait de ce désir, de cette tendresse sans bornes
qui lui furent donnés pour étreindre l'Infini !
Dans ce murmure de prières, dans ce
concert de voix qui s'élève sans cesse de la Terre, les plus grandes
discordances ne sont pas celles qui blessent votre art. Tant de vocalises
parfaites ne sont pour nous que notes fausses ! Tant d'oraisons où nous
sentons l'affreux désaccord entre l'accent et le sentiment : ces appels
suppliants sur le ton d'un exploit judiciaire, ces paroles déchirantes
roucoulées la bouche en cœur, ces mots exultants à voix de crécelle. Ah ! votre
prière combien souvent lui manque-t-il ce qui en ferait la valeur : « l'adoration
en esprit et en vérité ».
— Ô Raphaël, déjà le génie d'un
artiste me l'a révélé. J'ai frémi du lamentable désaccord en entendant son
chef-d'œuvre, cette prière sublime qui rappelle vos hymnes angéliques : la
Messe Solennelle en Ré de Beethoven. Je songe aux derniers Kyrie
qui implorent le pardon du Saint-Esprit. Après l'appel du désir jailli
comme un cri : Kyrie ! pour attirer les regards de l'Aigle,
quelle pénétrante douceur, quelle tendresse enveloppante dans les merveilleuses
reprises : Kyrie... eleison... eleison ! qui enlacent toujours plus
étroitement, toujours plus gracieusement, comme pour ravir et charmer Dieu.
Je songe à l'Agnus Dei. Avec
quelles larmes dans la voix, quel éplorement sublime sont prononcés les mots :
Miserere ! et ces implorations qui reviennent : Agnus Dei,
Agnus Dei ! quels purs sanglots ! Agnus Dei. Je n'ai pas
entendu sur terre des supplications plus amoureuses. Rien dans notre exil ne doit
mieux se rapprocher des chœurs de la Patrie... Ces chantres donnent
l'impression non seulement de parler à Dieu, mais de Le voir. Agnus Dei !
Oh ! l'intensité d'adoration ! C'est le chant de l'extase, une
caresse divine.
Et quel pathétique dans les
derniers Miserere qui enflent en cris déchirants, irrésistibles
comme ceux d'une suppliante, aux cheveux dénoués, qui reste enlacée jusqu'au
pardon.
— Ainsi ont prié les Saints, me dit
Raphaël. Cette intense vérité qui, fait la gloire de l'art et où le génie
s'élève en des minutes solennelles, les héros y fixent leur demeure. Toujours inspirés,
ils soutiennent le ton suprême de l'oraison, le seul vrai pour des
enfants de Dieu, le seul émouvant pour Son Cœur. Mais nul ici n'improvise.
Chercher à rendre l'œuvre aussi belle et émouvante que possible, exalter l'enthousiasme créateur
pour échapper à la routine des sentiments vulgaires fut le souci constant des
artistes. Ainsi les Saints : pour sauver leur prière et leur vie de
l'avilissante tiédeur, ils ont patiemment créé une atmosphère d'amour. Ils
cherchaient les grandes ondes, le soulèvement de l'émotion, non pas toutefois pour eux-mêmes, ni
pour les hommes, mais afin de mieux saisir Dieu dans l'abandon total de leur
moi. Tous, en leurs prières, se sont efforcés de réaliser le rêve de
Beethoven dans la Messe Solennelle « Venue du cœur qu'elle aille au cœur ».
— Mais quand le souffle manque, où
trouver cette divine musique ?
— L'inspiration ne manque pas à qui
la mérite. Comme l'auteur de la Messe Solennelle a longtemps
porté en lui sa pensée musicale avant qu'elle n'éclate en rythme parfait, les
Saints ont tant approfondi la splendeur de leurs prières,
qu'ils retrouvent à chaque mot ces ravissants abîmes. Trop peu arrivent à ces
profondeurs parce qu'ils creusent avec l'esprit et pas assez avec
le cœur qui seul peut y atteindre. Ils s'enrichissent de connaissances et non
d'affections. Alors que « l'essentiel n'est pas de penser beaucoup mais
d'aimer beaucoup »6.
Voyez le Psalmiste : « Toute
la nuit je médite avec mon cœur ». Voyez la Mère de Dieu : « Elle
conservait toutes ces choses, dit l'Évangéliste, et les méditait en son cœur »
(Luc, 2, 51). Si le temps vous manque, accordez votre lyre à celle
des grands inspirés, prenez leurs yeux, prenez leur cœur. Comme le grain
d'encens mis en contact avec le charbon ardent fume et embaume, rapprochez de
tels mots certaines pensées, certaines intentions et visions qui embraseront la
lettre. Qui restera de glace en disant l'Agnus Dei, s'il se pénètre fortement, de la
présence du Dieu-Martyr, de son sang vivant recueilli dans le calice, victime
inapaisée et toujours élancée vers le même sacrifice,
aujourd'hui comme à Gethsémani, toujours attentive depuis dix-neuf siècles au
degré de compassion et de gratitude des hommes qui passent.
— Oh ! j'appellerai ainsi, sur
toute prière, l'embrasement de l'Esprit. Mais l'archange, achevant sa pensée, m'interrompit :
— Cet aliment affectif, si précieux
soit-il, ne donnerait pas seul la brûlante onction. Il faut l'exercice de la
volonté pour aspirer sans cesse cette flamme surnaturelle
qui peut seule créer une atmosphère durable. Beaucoup ici s'abusent et se relâchent. Dès
que tombe la ferveur sensible, le ton de leur prière change, ils pensent ne plus pouvoir triompher de Dieu,
ou s'ils se font violence pour attirer l'Esprit, ils ne croient plus être
envahis aussi profondément. Le condor pourtant qui fond des hautes neiges aux
rives du Pérou, à travers les climats de feu ou de glace,
qu'importe, aspire toujours la même quantité prodigieuse d'oxygène et
toujours y puise la même chaleur vitale, la même puissance de vélocité. Les Saints, tels François Xavier,
peuvent ainsi traverser tous les climats spirituels,
sécheresse ou consolation, comme tous les milieux extérieurs, ceux des Îles Moluques, du Japon ou
des Indes : en péril de mort, dans les naufrages, sous les flèches, sous
les huées, comme aux jours de triomphe, ils aspirent toujours, de la même
haleine, le même feu divin qui toujours les brûle.
— J'allumerai en moi l'incandescence
qui brave tous les délaissements ! Je m'embraserai d'un amour d'autant
plus volontaire qu'il sera moins sensible. Je m'infuserai la divine
flamme, j'en imprégnerai tout mon être jusqu'au jour où elle débordera sur ma
sensibilité même.
— Pour donner enfin à ta prière toute
sa puissance, continua l'Archange, pour capter la surabondance des grâces,
ajoute à l'infini désir, à l'infinie tendresse de ta supplication :
L'infinie confiance
Et surpris de l'accent de mon Guide
qui voulait dire « la confiance au-dessus de tout ! » :
— D'où vient donc, demandai-je, le pouvoir
mystérieux de cette vertu que me rappellent avec tant d'insistance tous les
héros de la prière. J'entends le Psalmiste, les Prophètes, l'Ecclésiastique...
Partout le même témoignage qui se
répercute le long des siècles : « Considérez, mes enfants, tout ce
qu'il y a eu d'hommes parmi les nations, et sachez que nul n'espéra dans le
Seigneur et ne fut trompé en son espérance » (Ecclésiastique).
J'entends de ce côté-ci de la croix
nos Saints faire écho à ceux de l'Ancien Testament par le même cri indomptable :
« Espérez, sur-espérez ! » « La confiance est la mesure des
grâces reçues de Dieu ». Elle est « le vase même avec lequel nous
puisons au Sacré-Cœur »7.
— Cette vertu, répondit l'Archange,
emprunte sa splendeur à toutes celles qu'elle implique et manifeste : la
foi, l'espérance, l'amour, l'humilité. Quiconque se confie rend un parfait
hommage à la Puissance et à la Bonté de Celui à qui il se livre : voilà ce
qui Le captive. Regarde les mouvements de ton cœur quand une âme nécessiteuse
compte sur toi. Quel ravissement ! Quelle fierté ! Quelle impatience
de voler à son secours ! Quelle crainte de décevoir ! Te serait-il demandé plus
que tu ne peux, tu te surpasseras toi-même. Si pour une âme confiante, vous
avez de ces largesses, quelles ne seront pas les effusions du Dieu qui modela
les cœurs.
Voyez donc Jésus en face
des implorateurs de miracles. Quels qu'ils soient, les sœurs de
Lazare, les aveugles de Jéricho, le père du possédé, le chef de la synagogue,
qu'exige-t-Il d'abord ? De la confiance. Il provoque, attise, arrache.
Croyez-vous à ma Puissance ? Croyez-vous à mon Cœur ? avec un
accent qui veut dire : si vous me prenez ainsi, tout est possible. Et dès
qu'Il a pu faire jaillir l'étincelle, le miracle s'accomplit. Devant toutes les
demandes de prodiges, il semble ne plus voir que cette confiance. Transporté
par la foi du centurion, il oublie le païen dont la maison est interdite aux
fils d'Abraham : « J'irai et le guérirai ». Il oublie
en Marie-Madeleine la pécheresse publique et les scandales de sa vie. Il oublie
dans la Cananéenne la descendante d'une race réprouvée, ne voit plus
qu'une confiance éperdue qui brave son inflexibilité, qui le supplie,
l'investit, l'étreint : « Ô femme votre foi est grande ! Qu'il
vous soit fait comme vous désirez ». Jésus a déjà dit au centurion :
« Qu'il vous soit fait comme vous avez cru ! » Et aux deux
aveugles de Jéricho, en les guérissant : « Qu'il vous soit fait selon
votre foi ! » « Selon votre foi », c'est la mesure, c'est
la proportion, et que soit sans limites votre confiance, illimité sera sur le Cœur de Dieu votre pouvoir.
Jésus Lui-même l'avoue : « Cette confiance, dit-Il, fait une telle
violence à ma tendresse que je ne puis en aucune façon lui faire défaut...
Autant vous espérez obtenir, autant vous êtes sûr de recevoir »8.
Ainsi tous les prédestinés aux grâces
extraordinaires reçurent l'attrait d'une extraordinaire confiance, comme si
Dieu voulait par ce moyen les rendre maîtres de son Cœur. Ils n'y
sont parvenus qu'en perdant, à travers mille épreuves, toute confiance
en soi. Se défier de soi et se confier en Dieu, se connaître et connaître Dieu,
L'aimer et se haïr sont aussi essentiels à la sainteté que les deux mouvements contraires du cœur et de la
respiration. Leur interruption suspend toute vie héroïque comme une syncope la
vie physique. L'ampleur de ces deux mouvements
opposés est proportionnelle : qui garde un reste de confiance en soi
limitera d'autant la demande de son secours et ainsi la munificence de Dieu :
il restera imparfait dans la même proportion.
Comment m'étonner des paroles de mon
Guide après tant de confidences du Seigneur à ses Saints sur les méfaits de la
confiance en soi 9 ? Je cherchais seulement à en préciser
les formes subtiles quand Raphaël pénétrant ma pensée reprit :
— C'est par présomption secrète que
tant de justes croient pouvoir aborder les mille petits actes de la vie
quotidienne sans cet appel du naufragé qui seul les sauverait d'un esprit trop
humain. Leur façon de prier laisse bien entendre qu'ils ne croient guère au péril
de déchoir sans cesse de la vie divine.
Leur confiance en Dieu, ah ! qu'elle est
faible et tardive ! Que surgissent au
jour d'angoisse et de tempête les dures traverses, leur premier mouvement
sera de s'attaquer seuls aux difficultés, ils ne prieront qu'ensuite devant
leur impuissance. Et quelle prière encore distraite plus soucieuse de ses
propres industries, que du secours de Dieu.
Les Saints, au contraire, n'attaquent
jamais l'obstacle, sans avoir d'abord accru leur pouvoir. Ils saisissent le levier
de la confiance et prennent sur le Cœur de Dieu leur unique point d'appui. Sans
savoir comment viendra le secours, ils commencent par l'appeler et par y
croire. Ensuite seulement ils se lancent. De là leur sérénité et leur
inépuisable courage. Ils savent qu'au Maître
de l'impossible, tout est facile. « Ceux qui se confient dans le
Seigneur prennent de nouvelles forces, ils élèveront leur vol comme les aigles,
ils courront et ne se fatigueront point, ils marcheront et ne se lasseront
point » (Isaïe).
Et mon âme se soulevait au souffle de
ces aigles, et le vent de leur vol m'emportait et mon cœur soupirait :
— Confiance ! confiance qui
espères d'autant plus que tu te vois dénuée de secours humain, trahie par les
événements, cernée de barrages. Ah ! toi seule es vraiment
surnaturelle, toi seule es belle ! Je veux te posséder aux moelles de mon
être, que tu sois en moi comme un réflexe. Dans le choc des émotions, comme dans
les moindres traverses, cet arrachement à moi-même sera aussi subit que mon
enlacement au Sacré-Cœur et plus vive que l'éclair ma plongée en l'abîme de son
Amour. Plus de retours sur moi-même, plus de retards, ni de flottements qui
ternissent l'or de l'abandon. Confiance héroïque tu n'es pas qu'un
privilège ! Avant d'être une passion divine, tu es le sursaut inlassable
de la volonté toujours soutenue par la grâce et souvent par cet Irascible qui aide à la conquête de tous
les biens ardus ! Pour te ravir, j'appellerai à mon secours mon Ire,
ma Furie, et armé de ma cuirasse de
muscles, j'aurai devant les yeux, comme François Xavier, cette parole souvent
redite par son maître Ignace : « La foi, l'espérance, la confiance
sont les dons de Dieu ; Il les communique à qui il Lui plaît, mais le plus
souvent à qui fait des efforts et des efforts réels pour se vaincre »10.
— Infini Désir, reprit lentement
l'Archange, infinie tendresse, infinie confiance, malgré les répugnances de la
nature, malgré ses froideurs et ses craintes, voilà qui donnera à ta prière sa
toute-puissance. Poursuis-les en tendant l'arc de la volonté et darde au Cœur
de Dieu ces flèches ardentes : « Il se laissera prendre, dit
Madeleine de Pazzi, comme un petit oiseau qui frappé, tombe à terre ».
Et pendant que l'Archange célébrait
les merveilles de cette prière éperdue qui a fait purs les Augustin, doux les
François de Sales et les Jean-Marie Vianney, humbles les Loyola et les François
Xavier et qui changerait, disait-il, le plus noir scélérat en héros de
sainteté, j'admirais ce pouvoir de métamorphose dont dispose la grâce, comme elle
sait réveiller dans les cavernes de notre mémoire d'exaltants souvenirs, faire
jouer les ressorts les plus secrets, nous prendre par nos raisons et nos goûts
pour nous amener à ses fins. Et de mon passé un essaim de souvenirs montait
pour rendre témoignage à la fidélité de Dieu. Que de fois, tâtonnant dans les fourrés obscurs de
l'épreuve, la réponse à mes supplications était venue claire, rapide, décisive
comme au chasseur perdu dans la forêt, l'éclat soudain des trompes. Avais-je à
triompher d'une douloureuse perplexité, je m'arrachais à mes pensées pour jeter
à Dieu mon appel et presque aussitôt je me trouvais dans une orientation
meilleure, un état d'âme nouveau, suavement poussé dans la vraie voie. Ou bien
en pleine agitation de projet, d'irrésistible désir, je m'échappais d'un bond
dans la confiance et c'était comme une voix enchanteresse qui charmait mon
émoi. Je me trouvais subitement désensorcelé de mon caprice, affranchi de la
lutte, prêt au renoncement, comme si une main mystérieuse avait rompu mes
liens. Cette véhémente supplication dont j'appréhendais les effets avait
enchanté mon sacrifice.
Parfois même certaines réponses à mes
appels avaient été si extraordinaires qu'elles restaient pour moi des signes de
Dieu aussi manifestes que la toison de Gédéon couverte de rosée dans l'aire ou
la croix de feu qui terrassa saint Hubert.
La prière était donc toute-puissante
et ce rêve de vie héroïque était réalisable : Je ne vivrai plus que pour
la joie de Dieu.
Et comme l'oiseau marin se laisse
emporter dans le vent, vers les feux du couchant, les yeux mi-clos, grisé de
lumière, criant d'allégresse, j'allais ailes ouvertes vers ce rêve, défiant les
houles et les tempêtes de l'avenir.
Mais quelles nuées sinistres vinrent
assombrir mon ciel lumineux ! « Pourquoi ces appels inexaucés,
pourquoi ces attentes déçues ? » soufflait une voix. Et elle me
rappelait ces silences, ce ciel fermé à mes supplications. « Je t'attends
au plus noir de la tempête » ricanait le maudit... Comme le goéland face à
la bourrasque, mon âme déjà se tendait en un cri de désir et d'espérance, quand
au plus intime, lentement, solennellement, une autre Voix plus tendre que celle
de l'Archange parla ainsi :
— Souviens-toi du jour où, volant sur
un lac, une panne obligea l'oiseau à se poser sur les eaux. Comme surgi des flots un canot-moteur
vola vers vous entre deux gerbes d'écume. Et aussitôt remorqués, aussitôt vous
fûtes ramenés au port. Un autre secours était possible. Des sauveteurs
pouvaient réparer sur le lac votre machine ailée pour lui permettre de
reprendre son vol. Et c'est ainsi que ma Sagesse agit le plus souvent avec
l'homme imparfait qui ne mérite pas encore la faveur d'être conduit à toute
heure par les Dons de l'Esprit. De peur de flatter sa paresse et sa
présomption, pour exercer sa foi et son amour, je ne le porte pas au but, je
l'y pousse. Je lui précise les moyens de l'atteindre, je lui donne la force d'y
recourir. Je dissimule sous les causes secondes ce secours qu'il implore.
Plutôt que de lever l'obstacle, je préfère qu'il le franchisse lui-même soutenu
par ma grâce. Comme vous rallumez la puissance de vos moteurs défaillants, je
dispense à vos facultés lumière et chaleur pour les aider à reprendre sans
cesse leur effort.
Et pour m'instruire par ma propre
expérience, l'Esprit projetait sur mon passé ses faisceaux ardents. Il me
désignait les circonstances où j'avais éprouvé cette mystérieuse assistance,
certains jours où, implorant l'étoile de ma route, je fus incliné à revoir
telles pages qui faisaient lever l'astre, et tels jours encore où la prière
m'avait porté brusquement à déplacer mon effort pour un labeur plus fécond. Et
combien de fois mon cadavre lui-même ne fut-il pas galvanisé de cette façon
indirecte ! Je m'arrachais à ma fatigue pour m'élancer dans la prière et
rebondissant dans un autre effort, j'étais comme projeté dans des exercices
respiratoires et musculaires qui rendaient au corps et à l'esprit une vigueur
nouvelle. Mais le maudit faisait diversion et
braquait toujours sur des appels inexaucés son éternel : « Pourquoi ? »
quand l'Esprit reprit :
— L'Amour ne refuse que pour mieux
donner. Si vous saviez comme nous pénètrent ces cris auxquels nous ne pouvons
répondre ! Le Père les entend, le Verbe les entend. Nous les entendons
comme la clameur de Jésus à Gethsémani, comme sa clameur sur la croix. Mais
pour Lui comme pour vous, souvent nous voulons mieux que la délivrance, nous
soutenons votre constance, nous l'enflammons comme le cri même de votre
supplication pour la couronner d'une gloire plus haute, c'est la grâce suprême,
le plus magnifique don. Quand vos désirs s'accordent aux nôtres, comme ton rêve
d'héroïque sainteté, que la véhémence de vos cris jamais ne se lasse, jamais ne
faiblisse.
Persévérance indomptable dans la
prière
Que Dieu se taise, que la tourmente
même couvre votre voix, élevez-la comme celle de la Cananéenne, comme
celle de l'Aveugle de Jéricho, toujours plus fort, toujours plus haut. À
l'opiniâtre espérance succédera l'émerveillement de la surprise.
L'Esprit se tut, mais semblait
diriger ma pensée. Une prouesse de la dernière guerre fulgurait dans ma
mémoire, comme pour attester les paroles divines et la miraculeuse puissance d'une
invincible supplication.
Le vaisseau Amiral Charner vient de sombrer dans un combat
naval. Des quatre cent vingt-six marins un seul survit à la catastrophe. Je le revois perdu sur les côtes de
Syrie au milieu d'une mer creuse, hérissée, hideuse pour qui
l'affronte de plain-pied. Il s'accroche à son radeau qui tournoie à la houle ou
qui plonge sous les lames. Jeté à la mer au matin du 8 février
1916, il a vu successivement mourir de faim, de froid et de soif ses treize
compagnons dont certains avaient la peau si rongée par la morsure du sel,
qu'elle se détachait par lanières ; et lui est toujours
là, sur cette épave, sans aliment, sans une goutte d'eau depuis cinq jours
et cinq nuits ! Tantôt cinglé par le vent du Liban qui souffle des hautes
neiges, tantôt fouetté par les froides lames qui mettent sa chair à
vif, il a vingt fois défailli en cette longue agonie, jusqu'au délire, jusqu'à
l'évanouissement, le corps gisant ballotté au roulis, la tête pendante hors du
radeau, à demi noyé.
Mais voici l'aube du 13 février.
Comment est-il debout sur son radeau et toujours face à l'Orient ? Il n'a
plus l'aspect d'un homme vivant, mais il cherche, cherche toujours de ses yeux
troublés déjà par la mort le secours qui ne peut pas manquer. Et sa
persévérante confiance arrachera de l'Orient le navire sauveur dont il n'a pas
douté.
Je rêvais à ce prodigieux sauvetage,
à la force de cet homme... dont il m'a lui-même donné le secret quand il me dit :
« J'ai beaucoup prié. Je
regardais la terre sainte qui était en vue, et j'ai toujours gardé la plus
grande confiance »11.
Je me pénétrais de l'attitude de ce
naufragé qui, au sein de la tempête, garde son visage obstinément tourné vers
les hauteurs où luit toujours le phare de la Croix, éternel signal à toutes
les perditions : « J'ai levé les yeux
vers les montagnes d'où me viendra le secours. Mon secours doit venir du
Seigneur qui a fait le ciel et la terre » (Psaume de David).
Et comme répétant le naufrage que
j'allais vivre demain sous les grandes lames des tribulations, je m'accrochais
à mon radeau et, raidi corps et âme, je murmurais : « Tu tiendras,
toi aussi, tu tiendras sous le brisement des douleurs qui disloquent les plus
forts courages, sous la morsure des angoisses, l'âme noyée d'amertume, toujours
défaillant et toujours redressé, sans espoir humain et jamais perdu !
— Tu tiendras comme le Naufragé de
Gethsémani, reprit la Voix solennelle qui semblait vouloir relever mon esprit
et mon cœur vers l'incomparable Exemple. Il te donnera dans sa bonté plus de
force qu'Il n'en a gardée pour Lui-même, si ton humanité appuyée sur la Sienne
communie à la vertu de ses mérites et se fait dans la tempête la même violence
pour soutenir la même clameur.
Dans l'ouragan de Gethsémani,
trébuchant sous le choc des rafales qui soufflaient de tous les points de
l'avenir, submergé d'épouvante et d'horreur, Jésus priait. Il priait plus haut que
la tourmente « C'est dans l'agonie, dit l'Évangéliste, alors que ses
disciples succombaient de tristesse, alors qu’une sueur de sang ruisselait de
son corps jusqu'à terre, que cette prière devint plus instante ».
Quand Il se tordait comme un ver sous
la flagellation, Jésus priait. Il priait sous les balles de plomb du flagrum romain qui font éclater la
chair, sous les crochets des lanières qui l'arrachent par lambeaux. Jésus
priait pendant la crucifixion, quand les clous perforaient ses poignets et ses
pieds. Il priait suspendu sur ses plaies, dans la torture d'un corps disloqué,
sillonné de douleurs. Il priait jusque dans la mort. Et quelle prière ! Rugiebam a gemitu Cordis mei, les gémissements de mon Cœur ont
éclaté en rugissements (Psaume 37). Cette impétueuse supplication que le
Psalmiste prophétisait, Jésus l'a soutenue sous l'écrasement même du courroux
céleste. Toujours il s'arrachera aux étreintes de sa douleur pour se jeter à
corps perdu dans le sein du Père. Là fut le secret de sa Force infinie. Quand
il entre au Jardin de Gethsémani, Il chancelle comme blessé à mort, éperdu
d'angoisse. Après trois heures de prière, c'est un Homme nouveau. Surgite eamus ! Il brave la cohorte, Il parle en
dominateur, ses ennemis reculent d'effroi. Et de sa pleine
volonté, de toute sa force reconquise, Il se livre à ses bourreaux, Il s'élance
dans la mort comme un triomphateur.
Dans le recueillement ardent où me
laissa la parole de l'Esprit, je songeai en moi-même :
— De tous les secrets de l'héroïsme,
voilà bien le plus négligé à l'heure des revers. La flamme de nos supplications
doit se régler sur la violence des épreuves. Plus profonde est la détresse,
plus véhémente doit être l'étreinte de notre Sauveur, plus éperdue notre
imploration...
Dans les tornades, j'appellerai à mon
secours mon Ire, ma Furie.
J'engagerai dans le combat mes nerfs et mes muscles. Leur armure de bronze
aidera mon âme à se tenir, à se concentrer dans le recueillement ; elle
lui servira de bouclier contre les dards obsédants, de point d'appui pour
s'élancer en Dieu.
Si j'ai peine à dominer le tumulte
intérieur, j'insisterai sur la prière vocale en fortissimo ; comme
saint Hilaire je « combattrai contre l'ennemi par le bruit de mes prières ». Si
le jaillissement des appels reste mou et tiède, je creuserai jusqu'aux sources
brûlantes d'où s'échappe le geyser, l'impétueux geyser qui signifie en idiome
islandais : fureur !... Oui, fureur contre mes affaissements et
mes défiances, mes frayeurs et mes dégoûts, fureur pour m'échapper de moi-même,
projeté en Dieu !
Je m’enlacerai au Christ martyrisé,
au Christ priant et Lui demanderai par la vertu de son cri que n'ont pu
étouffer ni l'orage de Gethsémani, ni les coups, ni les dérisions, ni les
fouets, ni les épines, ni les clous, ni les affres de la mort, je Lui
demanderai, quand souffle l'ouragan, de soutenir en moi, comme en ses Saints,
cette « prière ardente, pure, continuelle, humble et violente, qui ne
sorte pas seulement des lèvres, mais de l'esprit et du cœur, de tous les sens
du corps, de toutes les puissances de l'âme, cette prière qu'on arrache de ses
entrailles en les déchirant et qui est si puissante auprès de Dieu ! »12
Vraiment, j'étais prêt à vouloir
réjouir Dieu en toutes choses, prêt à le vouloir avec l'audace des
magnanimes, sans restriction et sans peur, à tout prix.
Et d'un élan victorieux, me croyant
sûr de cette première condition du Vouloir héroïque, je me portais déjà vers
les autres dont m'avait parlé mon Guide, quand Celui-ci m'y ramena doucement.
Cette détermination initiale lui
semblait si décisive dans la conquête de notre idéal qu'il s'efforça de
l'affermir en
moi plus profondément
en m'armant d'une cuirasse de diamant contre toute lâcheté, toute frayeur de la
croix. Et il me rappela l'autre moyen souverain, nécessaire avec la prière :
la communion eucharistique.
Vers l’héroïque vouloir par l’Eucharistie
— Redevenus au baptême de race
divine, disait l'Archange, appelés sur Terre à vivre de Dieu, à grandir par Lui
sans fin jusqu'à la plénitude du Christ, il fallait que cette Vie même de Dieu
fût l'aliment de votre âme. Pèlerins en marche vers l'éternité, vous aviez besoin en votre exil
militant d'un viatique proportionné à l'immensité de vos besoins, qui vous fît
résister jusqu'au sang dans la lutte contre le mal, qui réparât par sa vertu
vos déperditions d'énergie et qui versât en vos
cœurs au sein du combat, tel un breuvage héroïque : la sobre ivresse de l'Esprit.
Dieu pouvait dispenser cette vie du
haut des cieux, comme le soleil sa chaleur. Mais l'Amour veut l'unité. S'incarner,
habiter parmi vous, ne faire qu'un avec les hommes comme avec son Père,
étreindre l'humanité âme par âme, pour ne former avec vous qu'un seul cœur, un
seul Esprit, comme deux cires mêlées et l'une dans l'autre fondues, ce fut le
rêve éternel du Verbe ! Et pour mieux se donner à chacun de vous, pour
mieux couler en vos puissances cet Esprit et cette Vie, Il imagina dans un
transport de prendre la forme la plus petite, la plus humble, celle de
l'aliment. Regardant le pain et le vin symboles de réconfort et d'ivresse :
« Je les convertirai en Ma substance, s'écria-t-Il, Je serai le Pain et le
Vin qui donnent la Vie au monde ! Je serai pour des myriades d'hommes le
breuvage d'immortalité ! »
C'est par la chair que vous étiez
morts en Adam, c'est par la chair immaculée de l'Homme-Dieu que vous renaissez
à la vie. Elle pénètre en vous avec tout le sang de la Rédemption, l'un et
l'autre saturés d'Esprit, ruisselants de vie et de vérité, riches de toute
vertu pour vous guérir et vous diviniser. Ce n'est pas vous qui en mangeant la
Vie l'assimilez à vous-même, c'est Elle qui peu à peu vous assimile et vous
transmue en Elle. Imprégnée de ses flammes suaves votre chair s'apaise, se
virginise, se subtilise. Vos puissances reçoivent des décharges sans doute insensibles,
mais qui augmentent votre vitalité et l'ardente soif de
mourir à vos sentiments, à vos désirs, à toute faiblesse humaine pour vous
transfigurer en Jésus-Christ. Ah ! bienheureuse soif qui
toujours trouve ce qu'Elle cherche, car l'Hostie remporte déjà dans le temps ce
triomphe annoncé pour le jour éternel : « Là où est le Corps, là
s'assembleront les Aigles !
Ce Corps vivant qui habite parmi vous
n'est-il pas, depuis dix-neuf siècles, le viatique des héros, la sève des
martyrs, des vierges, des apôtres, des confesseurs, et en
même temps la proie de tous les Aigles spirituels ?
— Beaucoup sans doute prennent sans
être pour autant de la grande race, il faut savoir se nourrir. Mais tous les Aigles sont là. Tu peux
remonter le long des siècles, tu les retrouveras toujours autour de l'Hostie :
« Là où est le Corps, là s'assembleront les Aigles ! »
Sous Dioclétien, les premiers
chrétiens ne disaient-ils pas de l'Eucharistie : « Nous ne pouvons
pas vivre sans le Dominicum ».
Avant d'affronter les supplices et
les fauves, il leur fallait ce pain dont Jean Chrysostome exaltait
l'ouvrage : « En revenant de la table sainte, nous sommes, proclamait
cette Bouche d'or, des lions dont l'haleine est de feu ».
Ils s'en nourrissaient dans les catacombes, dans les prisons, dans leurs
demeures mêmes où l'Église leur laissait emporter le sacrement pour se
communier avant de mourir. Si ardente était leur avidité, qu'ils allaient chercher
la manne de la route jusque dans les cachots où leurs prêtres
gisaient enfermés. Saint Lucien, évêque de Nicomédie, ne vit-il pas un jour ses chrétiens, après avoir gagné
les gardes de sa prison, venir implorer avec larmes le pain céleste dont ils
étaient privés ? Étendu et enchaîné, n'ayant de libres que ses bras, il se
fit un autel de sa poitrine et y célébra les saints mystères pour assouvir ces
affamés de la Vie.
Au temps des Croisades, quel est le
point de ralliement des preux debout contre la ruée musulmane ? l'Hostie.
Au temps de la Pucelle, quand la France est en perdition, où se rassemblent les
Aigles secourables ? autour de l'Hostie. N'est-ce pas une milice
de communiants conduits par Jeanne qui sauve alors ton pays ?
Hier encore, au Mexique, d'où
venaient ces milliers de martyrs, sinon des ligues et croisades eucharistiques
où ils furent élevés comme dans l'aire maternelle : troupes d'Aiglons qui,
en se nourrissant de la vie du Christ, trouvèrent la force de mourir pour Lui.
Et l'Archange, avec un regard
perçant, lointain :
— Aujourd'hui encore, dans l'Église
militante, toutes les âmes de haut vol sont là, près de l'Hostie, et c'est par
Elle qu'elles ont pris leur croissance.
Mais presque aussitôt, tel un cristal
terni par une haleine, les yeux de mon Guide se voilèrent et d'une voix triste :
« J'en vois d'autres et des milliers qui entendent en ce moment l'appel de
la vie héroïque et qui n'osent pas vouloir parce qu'ils n'osent pas se
livrer. Si chaque jour ils cédaient à l'attraction de l’Hostie, ils seraient
vite soulevés, telles ces grandes marées, par la force astrale. Ils guériraient
de cette épouvante du sacrifice connue de tous les maux. N'entendent-ils pas
l'Évangéliste ? « Tous ceux qui avaient des maladies se jetaient sur
le Christ pour Le toucher, parce qu'une vertu sortait de Lui et les guérissait
tous ». Et ces foules qui « Le pressaient jusqu'à L'étouffer »
ne savaient pas ce qu'ils savent. Elles ne savaient pas qu'elles touchaient à
la source de Vie et de Sainteté, au Principe de la Force, de la Lumière, du
Bonheur ! Si tous les hommes d'alors avaient su ! Du bout du monde
quelle ruée vers leur Créateur !
Et cette divine Humanité, qui
guérissait d'un souffle, est là au milieu de vous, aussi présente sous le voile
de l'Hostie que devant les foules de Judée, irradiante de grâces et de vertu,
toute trempée de vérité, ruisselante
de vie divine ! toujours avide de se donner. Elle se livre à vous non
seulement pour être touchée, mais mangée, dévorée, mêlée à tout votre être.
Chaque jour, Elle s'offre pour assouvir vos faims, chaque jour Elle appelle,
Elle attend, et ceux qui savent ce mystère, ces prédestinés à la vie intense
passent sans avoir l'air d'entendre.
Plus tourmentés de vie que d'autres
ne le furent jadis de la Science ou de la Raison, d'un esprit et
d'un cœur plus voraces, parce qu'ils sont faits pour plus de Vérité et de
Beauté, d'une volonté plus impétueuse parce que l'Amour les appelle à
de plus brûlantes étreintes, ces assoiffés qui seraient devenus de grands êtres,
mourront de soif au bord de la Source pour avoir eu peur de la Vie.
— Ils ne savent pas, Raphaël :
que de mirages en ce siècle de la vie, que de contrefaçons !
Mais mon Guide :
— La Vie en personne s'incarne, la
Vie vous parle, vous implore, vous presse. Elle précise, Elle insiste, avec une
force qui brille comme la foudre : « Je suis la Résurrection et la Vie. Je suis la Voie,
la Vérité et la Vie. Je
suis l'eau vive. Je suis le Pain de Vie, le Pain vivant descendu
du ciel. Qui mange de ce Pain aura la
Vie. Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous
n'aurez pas la Vie en
vous. Je suis venu pour que vous ayez la Vie et la Vie en abondance. Et vous ne voulez pas venir à moi
pour avoir la Vie »13
Qui parlerait ainsi, sinon la Vie ! Et que
devait-elle dire, si ce n'est pas là parler clair, pour se faire entendre !
Et mon Guide avec un regard d'envie
mêlé de tristesse :
— Connaître les temps merveilleux
annoncés par le prophète qui voyait « dans les derniers jours cette Fontaine ouverte à tous les habitants
de Jérusalem », la
Source bouillonnante du Sacré-Cœur, l'avoir à portée de ses lèvres, et ne pas
boire !
— Ils ne savent pas, Raphaël !
Que de temps n'ai-je pas mis moi-même à comprendre que « la communion
quotidienne est la condition préliminaire de toute vie chrétienne » selon
Pie X, et qu'en manquer une seule par notre faute est une perte incalculable !
Dans ma fougue d'activité, je me
figurais, en m'abstenant parfois de la communion, gagner du temps. Dans la suite
l'expérience m'instruisit. Je m'aperçus qu'en recourant plus souvent à ce
viatique, les secours surnaturels devenaient plus nets, plus actifs.
Inspirations, impulsions, décisions heureuses m'arrivaient de préférence aux
jours eucharistiques. Cette assistance mystérieuse avait beau se voiler, j'en
devinais l'Auteur. J'avais de ces brusques courages pour échapper aux
distractions, pour reprendre avec ardeur travaux et règlements délaissés, pour
me contraindre à des soins et exercices que réclamait le frère âne. Non pas que ce dynamisme fut toujours perçu avec la
présence de l'Hostie. Ces vigueurs soudaines qui me replaçaient en ligne de
vol, quand je partais à la dérive, ne m'arrivaient qu'au moment de la
nécessité. J'ai même vu la tempête se soulever, quand l'Hostie était en moi,
Jésus dormant comme autrefois sur le lac agité. Mon pauvre avion sous le
plafond de nuées avait peine à tenir le ciel, mais le jour même revenait
l'éclaircie implorée en cette heure obscure.
Oui, par l'Hostie, j'ai trouvé la
force de m'assujettir à une discipline de vie. Par Elle, j'ai reculé mes
limites ; par Elle, j'ai brisé des attaches qui semblaient infrangibles,
et avec ravissement je m'inclinai devant cette grande loi de la Dynamique
spirituelle formulée par l'Ange de l'École : l'Eucharistie pousse aux
Actes.
Mais souvent encore, repris par ma
fièvre d'activité, j'oubliais mon meilleur secours jusqu'au jour de lumière où
je me parlai ainsi :
— S'il est de foi que la moindre
grâce est plus que la fortune de l'univers, quelle n'est pas ma folie si
j'omets par ma faute de recevoir toute jaillissante en mon âme la Source
des fleuves et des océans, l'Auteur même de la grâce !
Était-ce un rayon de cette Vérité, de
cette Beauté que je poursuivais d'une soif éperdue ? L'Astre Lui-même
était là dans son plein. Elle était là, dans l'Hostie, cette Pensée infinie
d'où procède toute intelligence, qui contient les univers, qui crée et juge les
âmes à toute seconde, où se nouent tous les mystères, où se règlent tous les
destins des individus et des sociétés : Principe de la Sagesse d'où
partent tous les courants de lumière et de science et les étincelles du génie
et les inspirations héroïques !
Fallait-il conquérir dans des
proportions surhumaines la force, le feu ? Le Foyer était là toujours,
dans l'Hostie : cœur infini du Christ, centre vital du monde, vie et palpitation de l'univers.
— Oui, de toutes les grâces qui
pleuvent sur les âmes, reprit l'Archange, de tous les bienfaits épanchés sur le
monde avec une splendide abondance, de tout ce que le cœur de l'homme peut
rêver de bien et de beau, il n'est rien qui n'émane de ce Cœur en prière,
vivant geyser jailli de l'Hostie vers le Père pour retomber torrents ignés sur
les héros, ondes nourricières sur les justes, pluie vivifiante sur les
pécheurs, fraîche rosée sur toute âme souffrante.
Pourquoi l’Hostie fait-elle peu de héros ? L’excès de
crainte, l’excès de hardiesse
— Que ne révèles-tu à tous les
hommes, Raphaël, ces magnificences du Cœur Eucharistique ? Le
Malin a tant d'astuce pour les éloigner, il suscite en eux tant
d'épouvantes, les enlace de tant de préjugés qu'ils ne voient plus dans ce
festin de vie qu'une faveur, un privilège à l'usage des bons. L'Église, il est
vrai, a condamné le jansénisme et nous montre l'Hostie non
comme une récompense, mais comme l'antidote souverain, la
force unique de réparation et de croissance. Elle nous presse de demander, « dans
l'Oraison dominicale, non pas tant le pain du corps que
ce pain eucharistique qui doit être reçu chaque jour »14.
Elle appelle jusqu'aux morts spirituels ressuscités le matin même dans les
piscines de la pénitence, et les appelle les premiers, comme
plus nécessiteux, si leur franche intention est de se nourrir et de guérir.
J'admire autant cette sagesse que je trouve lamentable de refuser ce Remède
parce qu'on est trop malade ; comme les indigènes mordus par des cobras
qui attendraient d'aller mieux pour prendre le sérum sauveur.
La contagion du mal originel a laissé
morbide au fond de nous la peur de Dieu. Combien, même dans le repentir, ont peine
à s'en défaire ! Le vieil ennemi n'a cessé d'envenimer le mal.
Comme Adam, après sa faute, au lieu de se jeter sur le Cœur de Dieu, le premier
mouvement du pécheur est de se cacher.
Et mon Guide avec surprise :
— Que les premiers hommes aient
méconnu l'Amour miséricordieux, soit ; mais que des chrétiens repentants
s'effraient d'un Dieu qui naît dans une crèche, les bras ouverts, et meurt les
bras ouverts, sur une croix, en priant pour ses bourreaux, quel aveuglement !
De toutes les hérésies celle qui
entraîne le plus de disgrâces et de perditions, celle qui fait au Cœur de Dieu
la plus griève blessure, c'est de ne pas croire à cette
Révélation du Verbe Incarné : Dieu est Charité. Car il
n'est pas de vérité qu'Il ait voulu prouver à si grand prix, avec un tel désir
d'être payé de retour.
Pourquoi les abaissements de
l'Incarnation ? Pourquoi dans la passion du Christ ces excès d'avanies et
de douleur ? sinon pour vous forcer de croire au trop grand Amour qui, désespérant d'être jamais aimé comme Il le rêve,
s'est jeté dans l'opprobre et dans le sang pour vous montrer que rien ne coûte
quand on aime ! Pourquoi enfin cet anéantissement dans l'Eucharistie ?
Préférer s'exposer, comme un pauvre être sans défense, aux férocités sacrilèges, jusqu'à la fin des temps, plutôt
que de vous quitter, et faire peur aux hommes !
Que pouvait-Il de plus pour combler
les abîmes qui vous séparent et gagner à Soi les cœurs ?
N'est-ce pas dans l'Hostie qu'Il
s'est montré tout Cœur au monde ? N'est-ce pas de l'Hostie qu'Il a surgi à
Paray-le-Monial, faisant comme éruption de sa prison pour rappeler qu'un Cœur
vivant battait toujours dans le Sacrement, un « Cœur si passionné d'amour
pour les hommes, qu'Il ne pouvait plus contenir en Lui-même, disait-Il, les
flammes de son ardente charité » ?
Et hier encore, n'est-ce pas Lui qui dans son impatience
de se donner jetait à une âme cet appel déchirant « Crie fort, afin d'être
entendu du monde entier que j'ai faim, que j'ai soif, que je meurs du désir
d'être reçu par mes créatures »14 ? et vous craignez
encore !
— Mais nos péchés, Raphaël, nous
rendent abominables à ses yeux !
— Il abomine
infiniment plus l'outrage que vous Lui faites en limitant sa Bonté à vos
étroitesses de cœur. Jésus n'est-Il pas le grand Pardon de Dieu envoyé au
monde, le Pardon Incarné, une Parole de tendresse et de miséricorde apportée à
la Terre pour lui révéler l'Amour Infini ? N'est-Il pas venu sauver ce qui
était perdu ? Par son nom, par sa mission, n'est-il pas le Sauveur et
quel est le champ d'un Sauveur, sinon la misère et la misère désespérée ?
Quelle sera sa joie, son triomphe, sinon d'avoir arraché de la mort les âmes
les plus décomposées ? Seriez-vous pourris jusqu'aux moelles, si dans
votre repentir vous traitez ce Sauveur en Dieu, sans borner sa miséricorde par
votre défiance, vous êtes la proie recherchée... Plus s'offre à Lui l'occasion non
plus seulement de faire avec rien, mais de refaire sur moins que rien, plus
avide d'agir devient, au service de sa toute Bonté, sa Toute-Puissance.
Il n'est pas de chaos spirituel si
fangeux soit-il, dont Il ne puisse faire, comme au commencement du monde, une
merveille de création.
La folle épouvante
— Si je n'étais déjà délivré de cette
crainte, tes accents, ô mon Guide, la dissiperaient à jamais, mais il est une
autre peur que celle de notre indignité, une peur plus difficile à surmonter et
qui autrefois m'a bien souvent privé de l'Hostie, la peur des exigences de
l'Amour.
De quel œil inquiet j'observais en ce
temps-là l'Aigle divin ! Je prenais régulièrement l'Eucharistie et
cependant, aveugle, je ne discernais pas tant le don secourable, la divine
pâture, que les requêtes rigoureuses. Je voyais l'Aigle,
mais comme le rapace qui déchire, dépèce, plonge au meilleur de la proie, le
ravisseur qui veut notre cœur entier. Et comme l'écureuil éperdu en fuite
devant l'ombre des grandes ailes, je fuyais l'approche quotidienne de l'Hostie
pour n'être pas tout dévoré.
À t'écouter, oh ! comme je
regrette cette immense perte de grâce !
— Et de gloire et de joie !
s'exclama l'Archange. « On reconnaîtra au ciel ceux qui auront le plus et
le mieux communié, leur corps resplendira d'un éclat particulier »15.
Cette Hostie qui vous effraie est la plus grande source de félicité qui sur
terre ait jailli. Si la joie qu'elle dispense n'est pas immédiate, elle est
captée pour le temps comme pour l'éternité. À chaque fois, tu augmentes non
seulement les délices des siècles sans fin, mais l'allégresse de l'exil. Pour
mesurer la somme de bonheur qu'une Communion apporte, il faudrait connaître le
nombre soit de fautes, soit de remords ou d'expiations, qu'Elle épargne aux fervents.
Elle peut réclamer des sacrifices, provoquer même les chocs de l'ennemi, c'est
toujours en raison de vos forces accrues et toujours pour vous aguerrir. Elle
pousse ainsi à la délivrance des penchants funestes, vos seuls bourreaux.
Nulle opération ne sauvera un malade
épuisé de sang, si on ne le relève d'abord par une transfusion. Ainsi la
communion au sang du Christ aide la guérison de maux sans elle incurables. Elle
fait plus : elle la facilite, elle en avive le désir. La grâce
sacramentelle donne le goût du sacrifice.
— Je n'en doute plus, Raphaël, mais
alors pourquoi dans ce concours d'âmes nourries chaque jour de l'Hostie, si peu
se renoncent à plein, si peu prennent leur parti de l'héroïsme ?
Le visage de mon Guide subitement
s'assombrit.
— Quel accueil
font-ils à leur Sauveur ? soupira-t-il.
L'excès de hardiesse et de sans-gêne,
l'impertinence des étourdis et des somnolents
Chez beaucoup ce n'est plus l'excès
de crainte, mais l'abus contraire : une aisance routinière et désinvolte
qui tourne au sans-gêne et déshonore le Roi immortel des siècles.
Et l'Archange se lamentait sur
cet inconscient délit de lèse-Majesté divine :
— Quand ils prennent ces airs
dégagés, dit-il, ou s'évaporent en distractions, ou cèdent au
nonchaloir, oublieux de l'Hostie qu'ils portent encore en eux, s'ils pouvaient
voir le nombre d'Anges qui les enveloppent et leur prosternement et leurs
transports d'adoration ! Quelle confusion !
Et mon Guide avec des éclairs de
sévérité dans le regard :
— Comment peuvent-ils frapper un cœur
enchaîné par l'amour qui se livre ainsi sans défense ?
Comment n'ont-ils pas l'irrésistible
besoin de relever leur Dieu d'un tel anéantissement, de déchirer ce linceul, ce
voile défigurant pour l'acclamer dans sa Beauté ?
Cette irrévérence se noircit encore
d'ingratitude.
Qu'ils fassent un jour à un être aimé
la charité suprême, qu'ils le sauvent au péril de leur vie, sans en recevoir un
témoignage de reconnaissance, ils goûteront un peu de l'amertume que le Christ
a bue à longs traits dans le calice de Gethsémani.
Ils savent pourtant à quel prix Il
s'est fait la nourriture et le breuvage des hommes. Ce Sang qui remplit le
calice ou qui s'épanche de l'Hostie sur leurs âmes est le Sang même qui
ruisselait dans le Jardin de l'Agonie, le Sang qui éclaboussait la Colonne, les
rues de Jérusalem, les bourreaux de la crucifixion et qui tombait de la Croix
en larges gouttes. Ce Cœur qui palpite sous le voile mystérieux est le Même qui
fut broyé, percé, ouvert pour eux et qui versait eau et sang au delà du trépas,
pour crier au monde cette soif d'immolation plus forte que la mort et que
seule pouvait assouvir la Messe éternelle 16.
« Il ne souffre plus ! »
dites-vous ; mais Il a souffert par vous au Calvaire où se répercutait en son
âme l'ingratitude de tous les temps.
Ah ! si la terre vous
est un exil, qu'est-elle donc pour Lui au milieu de ces cœurs de glace !
— Il trouve tout de même des
consolateurs, Raphaël !
— Certes, mais combien peu auprès de
ceux qui le reçoivent sans le consoler. Et pourtant quelle fête du ciel devrait
être pour Lui comme pour vous cette rencontre eucharistique ! Votre vie
entière devrait être irradiée par ce doux Soleil et graviter à l'entour. Votre
esprit et votre cœur devraient y être sans cesse ramenés comme vers l'unique centre
d'attraction. Qu'y a-t-il donc sur votre pauvre morne planète pour vous
distraire de l'unique merveille ?
Le Dieu vivant au milieu de vous.
Vous devriez ; comme les Saints, ne pouvoir penser à autre chose,
n'admirer ni n'aimer que Lui.
Les vrais adorateurs
— C'est vrai, Raphaël, et j'y songe
parfois en évoquant mes pèlerinages à leurs tombeaux. Quand je chemine par la
pensée vers les sanctuaires où ils reposent, quand je revois gisant au creux
des châsses, dans Ars Jean-Marie Vianney, à Paray-le-Monial Marguerite-Marie,
et la dans Ville éternelle : Françoise Romaine, Catherine de Sienne,
Bellarmin... Quand j'évoque dans les urnes de lapis-lazuli, comme en des tombes
d'azur, les ossements de Louis de Gonzague et de Jean Berchmans au Gesù de Rome, je pense parfois que
si ces âmes sublimes reprenaient soudain leur corps, comme leur premier
mouvement rappellerait vite à la réalité tous ces pèlerins qui se pressent pour
vénérer leurs restes. Leur prosternement indicible du côté le plus délaissé
tournerait vite les regards et les cœurs vers l'Astre qui les béatifie.
Quand je reviens en songe près de la
Ville Éternelle, dans les Catacombes de Saint-Calixte, au milieu de ces
300 000 tombeaux, j'imagine les transports de ces adorateurs, si cette
phalange de l'Armée des cieux reprenait chair tout à coup, pour communier au
corps et au sang de Jésus-Christ.
Je ne puis même évoquer certaines
églises de Rome, sans que m'apparaisse un séraphique adorateur, le grand
pèlerin de la Ville Éternelle, lampe vivante de tous ses sanctuaires.
Le Pauvre des Quarante-Heures :
Benoît-Joseph Labre
Il me semble l'avoir connu, tant les
relations des témoins restent vivantes en moi, tant sont gravés en mon cœur les
traits de flamme de sa vie. Je le revois toujours à genoux, dès l'aube, sur les
marches de Notre-Dame des Monts où il vient de passer la nuit, attendant
l'ouverture des portes, le visage tourné vers le sanctuaire avec une expression
à faire pleurer ; Ange en guenilles,
si jeune, si beau sous ses haillons. Je le revois dans la même attitude sur les
degrés de Sainte-Marie-Majeure, la nuit, comme une statue, perçant les
murailles de son regard extasié, avec un air du Paradis qui ne le quittait
guère, et toujours priant comme on n'a jamais vu prier.
Je le revois dans l'église de la
Minerve, à genoux, les bras en croix, dévorant de ses yeux de meurt-de-faim
l'Hostie exposée... J'entends ses soupirs comme arrachés par instant,
quand il se croit seul. Le cou projeté en avant par une
soif infinie, tout entier aspiré par le Christ, je le vois soudain levé de
terre, le dos recourbé en arrière, hors des lois de l'équilibre, ses guenilles
subitement devenues d'or, le visage ruisselant d'étincelles.
Ce que fut pour moi cet amant
passionné de l'Eucharistie, quelles vagues de ferveur il a soulevées en moi, tu
le sais, Raphaël ! Quand j'apprends que les témoins émerveillés de
sa contemplation, attendris aux larmes, étaient si pénétrés de dévotion en sa
présence, qu'ils s'approchaient de lui dans les églises pour être pris dans ce courant de ferveur, que certains même
se recommandaient à lui intérieurement comme on supplie les Saints qui voient
toutes choses en Dieu, je ne m'en étonne pas : j'ai cédé au même
ravissement.
Des adorateurs du Saint-Sacrement, il
n'en est pas qui m'ait fait sentir si vivement la splendeur de la Présence
réelle et notre navrante attitude, si nous y croyons
vraiment. Nul ne m'a fait
creuser comme lui la solitude du grand Délaissé. Nul n'a
allumé en moi un tel désir de percer le voile dont s'enveloppe l'Être adoré pour entrevoir la « lumière de
ce Visage qui sera notre allégresse éternelle » (Psaume), ces « divins yeux qui illuminent de leurs
rayons enflammés l'assemblée des Saints » (Isaïe), et qui sont là cherchant nos regards. Nul ne m'a donné une
telle soif de ferveur comme cet orant sublime à qui les jours
et les nuits ne suffisaient pas pour sa prière et qui, le soir, à la fermeture
des portes, s'arrachait avec tant de peine du sanctuaire, qu'il
semblait « tiré d'une mer de délices pour être refoulé dans le fleuve des
douleurs de ce monde ».
Par cette incandescente
ferveur j 'imagine quelle doit être celle des Séraphins qui chantent
les triomphes du Cœur Eucharistique et toutes les ivresses de la Vision
Béatifique : « Emissiones tuæ paradisus : Tes épanchements sont un paradis ».
Ah ! qu'il eût souffert, s'il ne fût déjà dans la gloire, en
voyant sa dépouille mettre en mouvement toute la ville de Rome, attirer à elle jusque dans le sanctuaire
cette apothéose due au Saint-Sacrement : ces acclamations et ces transports
de tout un peuple à genoux ! Qu'il eût souffert devant la ruée de cette
multitude indifférente au Dieu de l'Eucharistie,
bravant la bastonnade, débordant la garde, se livrant bataille pour approcher
de son corps, le couvrir de baisers, de fleurs, de mille objets devenus
reliques aussitôt, tous précipités pêle-mêle sur ce corps hier objet de dégoût,
maintenant frénétiquement exalté dans cette acclamation toujours renaissante :
« Heureux lui ! Heureux lui ! Oh ! heureux lui ! ».
Qu'il eût souffert de voir retirer de sa propre Demeure, pour Lui
épargner des outrages, le Corps de l'Éternel Vivant afin de laisser déborder
sur son cadavre la plus grande marée d'enthousiasme qui fût jamais !
Encouragé par l'expression de mon
Guide, j'avais parlé d'une haleine. Doucement il arrêta ces confidences par la
plainte tant de fois entendue, mais il la prononça avec une telle ferveur
d'adoration, avec une telle navrance qu'il n'est guère de jour où elle ne retentisse
comme un glas sur mon cœur « Quelqu'un est au milieu de vous, Quelqu'un
que vous ne connaissez pas. La Lumière resplendit dans les ténèbres et les ténèbres
demeurent impénétrables. Celui qui est personnellement la Lumière descend parmi
les siens et les siens ne Le reçoivent pas » ou, s'ils Le reçoivent, c'est en étranger, en Dieu inconnu, sans respect
et sans amour. Voilà bien la cause du peu de changement qu'opère en ces âmes le
plus transformateur des sacrements, mais ce n'est pas la seule.
L'Hostie ne guérit pas les plaies qui
se dérobent à ses rayons
Si très peu arrivent à vouloir cette
vie héroïque avec l'audace des magnanimes, sans restriction et sans peur,
reprit l'Archange, c'est que bien peu aussi dans ces rencontres eucharistiques
prennent le temps et le courage de se regarder en face et de se montrer tels
qu'ils sont. Aussi font-ils à chaque fois des pertes immenses. Toute faute
vénielle qui vous laisse impénitent, toute affection volontaire au péché, si
léger soit-il, dans la langue des hommes, est pour Dieu un outrage et pour vous
une plaie qui se creuse et s'envenime. « Mes meurtrissures sont devenues
infectes et purulentes par l'effet de ma folie » (Psaume 37). Au lieu
d'exhiber leurs ulcères comme ces mendiants qui savent apitoyer, beaucoup les
cachent à Celui qui vient pour guérir. Les uns par nonchalance ou amour-propre,
d'autres par terreur du remède, feignent de les ignorer. Ils parviennent ainsi,
à force de les couvrir d'onguents et de fards, à ne plus s'en souvenir et
pendant la visite du divin Médecin, parlent de tout excepté de leurs maux.
— Ah ! Raphaël, c'est la peur de
souffrir, et je l'ai connue ! On ajourne l'opération, dût-on ne pas
guérir.
Et mon Guide de me repartir vivement :
— Les chirurgiens inventent mille
secrets pour endormir la sensibilité et Celui qui a pétri le cœur des mères
n'en aurait pas pour ses enfants ! Celui qui, pour mieux compatir, a voulu
« passer par toutes vos douleurs » (Hébreux IV, 15), Lui qui trouve sa joie à
consoler et dont la plus vive peine, après le péché, est de faire souffrir,
serait un bourreau aveugle ? La plus grande part de vos tourments vient de
cette terreur même qui blesse le cœur de Dieu. Rien ne vous prive de Sa grâce
comme de douter de Sa puissance ou de Son amour. Cruelle offense qui explique
ces opérations douloureuses et sanglantes auxquelles parfois Dieu recourt pour
vous sauver malgré vous. Le Seigneur vous traite selon votre estime. Le
croyez-vous dur, c'est Sa justice qui opère. Le croyez-vous tendre, c'est Son
amour. Quiconque se fait violence pour étouffer ses craintes dans une foi
aveugle en cet amour en éprouvera l'onction mystérieuse. Il sentira couler dans
ses blessures l'huile odoriférante
qui adoucit tout.
Voyez de quel luxe inouï Dieu dispose
pour transformer vos sentiments et revêtir les objets qui vous répugnent de la
plus victorieuse séduction. Si de pauvres mélodies peuvent soudain créer en
vous ces états d'âme nouveaux et magnifiques, que ne fera pas la grâce ?
Comme elle fait vibrer à son heure les racines de votre être, comme elle les
détrempe, les attendrit ! Elle pénètre si bien la moelle de votre cœur,
s'harmonise si suavement à ses dispositions, qu'elle ne vous laisse voir que
l'effet de ses métamorphoses : « Combien tout à coup trouvai-je de
douceur, avoue Augustin,
à renoncer aux plaisirs des vains amusements du monde
et de joie à quitter ce que j'avais tant d'appréhension de perdre. Vous m'avez appelé, Vous avez crié !
Vous avez frappé mon âme de vos éclairs. Vous avez lancé vos rayons sur elle.
Je me suis trouvé dans une faim insatiable et dans une soif inextinguible de
vos délices célestes »17.
Toi-même, n'as-tu pas vu cette Grâce
te courber en se jouant et charmer ta peur sous son âme chantante ?
N'as-tu pas éprouvé son ravissant empire ? Souviens-toi de ces
transformations imprévues qui orientèrent définitivement
ton cœur et ta vie vers des sacrifices que tu ne pouvais regarder fixement.
Dans ces heures bénies, tu ne doutais plus de voir transmuer ta laideur en la beauté du Christ, tu ne craignais plus
de le vouloir.
— Je ne douterai plus, je ne
craindrai plus, Raphaël, je chercherai dans l'Hostie ces transmutations
merveilleuses, j'arracherai de mes plaies bandelettes et onguents pour les
découvrir au divin Guérisseur, et « sans hésiter dans mon cœur »,
hardiment, aveuglément je me livrerai à sa Bonté immense.
— Il faut aussi profiter du passage
de l'Astre, interrompit mon Guide, savoir exploiter l'instant miraculeux où les
minutes comptent pour mille.
Tu négligeais autrefois pour les
plaies de ton corps ces cures solaires qui les auraient cicatrisées plus vite.
Beaucoup font de même pour leur âme. Ils ne savent pas découvrir leurs
ulcères quand le vivant Soleil donne à plein sur leur âme.
Sans prétendre tout guérir à la fois,
proposez-vous, à chaque rencontre eucharistique, d'insoler telles et telles blessures, de les cautériser, de les
fermer un peu plus. À l'arrivée de l'Astre que tout soit prêt, pour que ses
feux se concentrent aussitôt sur le mal.
— Mais comment obtiendrai-je cette
concentration ?
— De toute ta volonté pousse jusqu'à
l'incandescence trois états d'âme : la componction, la confiance, le
désir, en les enflammant d'un amour intense.
Que ton âme se transperce d'abord de
la Componction de volonté.
Qu'elle s'anéantisse par cette
contrition qui brise et qui broie, selon l'étymologie du mot.
« Infini je suis et je veux un
amour infini, une douleur infinie, disait le Seigneur à Catherine de Sienne.
Cette douleur infinie, je la réclame de la créature pour ses offenses
personnelles »18. Une douleur de volonté dont le motif soit de
pur amour. Sans prétendre laver par cette douleur l'injure faite au Dieu
infini, telle une goutte dans l'océan, versez-la dans l'expiation immense du
Rédempteur. Et sans trouble, regardez les Plaies d'où partent les rayons :
« Et venez et attaquez-moi, dit le Seigneur, et si vos péchés
sont comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige »19.
— Mais cette componction qui attire
les rayons guérisseurs, comment la faire pénétrer en nos puissances sensibles
pour vibrer d'un repentir plus vrai en tout notre être ?
— Demande-le au Christ par l'orage de
douleur qui l'enveloppa à Gethsémani, par la sueur du sang, par la tourmente de
sa contrition infinie qui effaça les péchés
du monde. Demande-le quand l'Hostie est en toi, à cet instant de magnificence
où Dieu apporte sa fortune de Rédempteur, et son immense désir de mettre en
œuvre son sacrifice, d'en appliquer la vertu.
« Je laisse dans l'âme mon
empreinte comme fait le sceau sur de la cire chaude, disait le Seigneur à Mechtilde. Quand le sceau est levé, c'est-à-dire, quand les accidents
de la sainte Hostie sont consommés et que le soleil retourne à son disque,
l'empreinte du sceau reste ».
— Oh ! que l'empreinte divine
soit toujours plus profonde en mon âme ! m'écriai-je ; puisse-t-elle
y laisser cette fougue d'abnégation inaccessible à la crainte !
Confiance sans bornes
— Confiance éperdue dans les mérites
du Rédempteur, répondit l'Archange. L'Hostie enchante le sacrifice, l'Hostie
creuse ta capacité de renoncement. Certains supplices de ton Sauveur possèdent
une vertu pour guérir certains maux et adoucir le remède.
Ta chair frémit-elle devant la
souffrance ? Prends les mille blessures de sa flagellation, comme autant
de charbons ardents, pour tisonner ta lâcheté. Retrempe-toi dans ce Sang qui
ruisselle sur ton âme, enivre-toi de ce Sang.
Crains-tu les sursauts de la nature
sous d'acrimonieuses vexations ? approche ton front de sa tête labourée
d'épines, ta bouche pleine de réplique près de ses lèvres closes, appuie ton
visage contre sa Face lacérée ; sur toutes les morsures de l'amour-propre
applique le feu purificateur de ses Plaies.
Si tu sens gronder en toi quelque
ressentiment : étouffe les mouvements de ton cœur contre son Cœur priant
et pardonnant sur la Croix, contre son Cœur broyé, contre son Cœur troué !
Crie en même temps vers le Père, crie au nom du Sang, au nom des Plaies, au nom de l'Agonie du
Christ, au nom de ce Feu d'amour qui L'a livré au martyre ! Arrache la
grâce de ne plus voir la Croix, comme Marguerite-Marie, que dans la splendeur
du Sacré-Cœur, perdue dans sa Lumière et légère comme ce feu qu'il est venu
apporter. Telle elle apparut dans le sanctuaire de Paray-le-Monial :
émergeant du Cœur de Dieu ainsi que d'une fournaise, comme venant de l'Amour,
portée et soutenue par l'Amour, enveloppée de ses flammes, transfigurée et
adoucie par ses flammes.
Pour l'avoir ainsi contemplée,
Marguerite-Marie, malgré les répugnances
effroyables de la nature, est arrivée à s'en éprendre si passionnément,
qu'elle avait peine à « vivre sans souffrir »20.
Exalté par ces paroles, fixant mon
Guide dans un ravissement ému :
— Veux-tu donc me donner la folie de
la Croix ?
— C'est que la Croix, dit-il, est le
trône de la Grâce ! Dieu s'unit à vous, Dieu vous envahit dans la mesure
même de votre renoncement. Les triomphateurs de la Grâce sont les géants du
sacrifice. Aussi le grand art de la vie héroïque est d'allumer en vous
l'enthousiasme du sacrifice, de creuser en vous cette capacité de renoncement
qui est votre capacité même d'amour et de gloire.
L'Hostie opère cette merveille par le
sang et le feu. Le sang du Christ dispense à vos âmes cette ardeur guerrière
que donnait jadis à vos corps le cordial versé avant le combat : les
fervents y puisent un élancement vers la gloire. Et le feu du Sacré-Cœur
dévore, consume en vous tout ce qui n'est pas d'une trempe éternelle : il
creuse peu à peu un abîme où s'engouffre la vie de Dieu.
— Oh ! qui me donnera de pousser
cette dévorante flamme dans tous les replis de mon être ?
Un immense désir, répondit l'Archange. Vienne à vous
une âme avide de vous voir, de vous entendre : aussitôt répondra comme un
écho votre impatience d'exaucer ce vœu. Dans l'affliction, dans l'épuisement
même, que ne ferez-vous pas pour lui épargner une déception. Ce gouffre du désir
vous aspire, vous happe. Arraché de vous-même, vous vous livrez au ravisseur :
vous donnez dix fois plus que vous ne pensiez donner. Qu'une distraction du
regard, une diversion à vos paroles décèlent au contraire une âme absente,
étrangère, votre élan se brise, la conversation tarit :
malgré vos efforts, vous donnez dix fois moins que vous ne comptiez donner.
Pourquoi le Cœur de l'Homme-Dieu
serait-il insensible à ce qui vous touche si vivement ? Le Père éternel ne
le disait-Il pas à Catherine de Sienne : « L'intensité du désir en
celui qui me donne et en celui qui reçoit, voilà la mesure sur laquelle ma
bonté règle ses dons. Moi le Dieu infini, je veux être servi d'une manière
infinie : or vous n'avez d'infini que le désir et l'élan de votre âme ».
Que cet immense désir de vous
diviniser soit fondé sur la richesse
incompréhensible du Christ : il devient tout-puissant, il honore, il
oblige le Dieu de l'Eucharistie. Il est facile à un Dieu crucifié de donner aux
plus lâches la folie de la Croix !
Pour attirer la suprême effusion des
grâces, dilate donc tes puissances de toute la véhémence de ton désir : Dilata os tuum et implebo illud (Psaume). Fais-toi une âme toute béante, toute
aspirante, comme celle de Daniel, comme celle du Psalmiste : Os meum aperui et attraxi Spiritum (Psaume). Creuse en toi par la volonté une faim
dévorante : Esurientes implevit bonis.
Mais si l'humilité ouvre l'abîme du
désir, c'est l'enthousiasme de l'amour, l'exultation de l'amour qui lui donne
sa force attractive. Vente exultemus ! Haurietis aquas in gaudio de fontibus Salvatoris ! Haletez vers cette Fontaine comme
Madeleine de Pazzi qui s'écriait « J'aimerais mieux mourir que de manquer une communion ! » Comme
Marguerite-Marie qui préférait « marcher sur un chemin de flammes, les
pieds nus », disait-elle, que d'être privée de l'Hostie ; comme
Catherine de Gênes qui soupirait : « Ah ! Seigneur, je crois que
si j'étais morte, je ressusciterais pour vous recevoir ! »
Demande, implore cette avidité et
attise-la sans cesse par la volonté 21.
— Il ne m'en coûtera guère, Raphaël,
car tu embrases une passion dont ma jeunesse a déjà reçu l'étincelle. C'est la
grande Siennoise qui, la première, m'enflamma et je crois entendre
encore ces paroles que lui adressait le
Seigneur : « Si des personnes portant des flambeaux de poids
différents les allumaient à un foyer, tous recevraient sa lumière, sa
chaleur, son éclat. Mais le flambeau d'une once en aurait moins que celui d'une
livre. Il en est de même pour ceux qui reçoivent le divin Sacrement ;
chacun porte son flambeau, c'est-à-dire, le Désir avec lequel
il Le reçoit. Tant vous
apporterez d'amour et d'ardent désir, tant
vous participerez à cette Lumière, à cette Force »22.
Un autre aiguillon pour moi est de
songer à l'Infini Désir, vraiment Infini celui-là, qui brûle dans l'Hostie, et
qui se révélait en ces termes à Marie du Bourg : « Pour aller à toi,
je passerais, s'il le fallait, à travers toutes les douleurs du Calvaire ».
Cette pensée creuse ma soif, mais je
la voudrais tellement plus profonde !
— Enflamme-la surtout pendant la Présence
réelle et tu seras un jour magnifiquement inondé. Tant que le corps du Christ
demeure en vous, que son Cœur bat sur votre cœur, la vie même de Dieu jaillit
en vous. C'est une source infinie qui bouillonne sur votre âme et qui, par
vous, grossit plus ou moins ou tarit : pertes ou gains immenses que Dieu
seul connaît.
Comme au jour solennel de la Fête des
Tabernacles, voyez-Le exciter votre désir : Il crie, Il appelle. « Si
quelqu'un a soif ! » Il cherche dans la foule, Il attend, Il implore
la soif. Où est-il celui qui a soif et quelle est sa soif... médiocre ? La
grâce coule goutte à goutte. Vive, toujours plus vive ? La vie coule à
flots, coule à torrents. Est-elle de feu ? Oh ! alors ce
seront des fleuves, dit l'Écriture, des fleuves de vie.
Il arrive parfois à des âmes
attachées encore à leurs fautes et d'une capacité de sacrifice fort réduite de
se dilater avec une telle ampleur, d'aspirer avec tant d'ardeur qu'elles
attirent un jaillissement plus fort, captent une onde plus abondante que
d'autres âmes de capacité supérieure qui négligent de s'ouvrir avec cette
plénitude.
— Je me dilaterai à l'infini,
Raphaël, et par une soif immense je capterai ces fleuves !
Comme Jean Chrysostome je collerai
mes lèvres à la blessure du divin côté, et d'une haleine je boirai le sang et
le feu, je boirai les torrents de feu et les fleuves de vie, je boirai à la
source même du Sacré-Cœur les vertus héroïques, les dons surhumains.
Oui, j'aspirerai l'incendie de
charité qui flambe dans l'Hostie. J'implorerai la soif du sacrifice, l'ivresse
de l'amour. Je recevrai tout de cette Fournaise : elle lancera ses
brûlants tourbillons dans les régions arctiques de mon être, elle produira des
décharges en mon cœur, fera sauter comme des rocs tout ce qui résiste à la
flamme. Toutes les fibres de mon cœur deviendront feu et feu divin !
Et comme Raphaël approuvait
radieusement :
— Tu me rassures et me confirmes, ô
mon Guide. J'ai tant redouté cette pieuse indolence qui, sous prétexte de
s'exposer au divin soleil, de ne pas gêner son rayonnement, se dispense
d'effort et dégénère en rêverie apathique, en distraite langueur. Sans doute se
trouve-t-il des contemplatifs en qui la passivité
des puissances est action suprême et que le Feu de l'Hostie envahit et dévore
avant qu'ils n'aient pu faire un appel, mais leur ardente quiétude n'est-elle
pas le plus souvent la récompense d'un crucifiant labeur ? Avant de
connaître ces embrasements infus, leur amour de volonté ne s'est-il pas tendu
dans des millions d'actes toujours plus suppliants, toujours plus enflammés ?
— Reste dans cette lumière répondit
l'Archange. Les magnificences du Sacrement sont pour ceux qui les ravissent de
haute lutte. Dieu ne cède ses plus riches dons
qu'à l'humble violence des
cœurs les plus tenaces. Il aime le cri du Psalmiste :
« Levez-vous Seigneur, pourquoi semblez-vous dormir ! Levez-vous ! »
Il aime la hardiesse de la Cananéenne et
la clameur obstinée des aveugles criant leur détresse au Fils de David. Garde
donc ce dynamisme. Vous avez des facultés pour exciter en vous l'amour de Dieu,
une liberté pour Le faire régner, il faut faire triompher Dieu.
— Te dirai-je, ô mon Guide, où je
trouve un des meilleurs soutiens de cette véhémence. Comme on réveille par
l'éther ou l'oxygène le rythme vital d'un moribond,
j'ai coutume pour me défendre de cette piété de surface, de cet
affreux nirvâna de la routine,
d'utiliser des oraisons d'une forme spéciale qui s'accordent à ma tonalité d'âme et en réveillent la
résonance. Superflues quand nous dilate le souffle de l'Esprit,
qu'elles sont précieuses au temps des sécheresses et des frimas pour creuser en
nous ce brûlant abîme qui aspire l'Infini. Toujours
présentes à la mémoire, ces formules excitatrices nous rappellent à temps les
mots victorieux et nous aident à trouver l'accent irrésistible.
— Béni soit l'Esprit qui t'a donné
des ailes ! Garde-les pour t'arracher à la tiédeur, sans oublier jamais
qu'elles doivent t'emporter vers la fin suprême de toute
communion qui est aussi celle de l'héroïsme : Une seule vie, une
seule flamme avec le Christ pour sa plus grande joie.
Componction, confiance, désir,
tendresse, toutes ces puissances doivent tendre à cette unique fin.
Comme il ne reste de l'Hostie
consacrée que des apparences, toute parcelle de l'imparfaite nature doit céder
la place au Christ et votre humanité n'en doit plus être que le voile. Tout
doit être en vous si saturé de vie divine, si imprégné de son Esprit que sans
perdre votre être propre, vous ne puissiez plus vous arrêter à une pensée, un sentiment,
une attitude qui ne soient ceux de Jésus-Christ ; ceux qu'Il veut vivre en
vous comme dans une humanité de surcroît.
Merveilleuse transmutation qu'il faut demander, surtout pendant la
présence du Feu eucharistique. Ce feu t'envahit, ce feu te pénètre, pour
t'assimiler à lui-même et cette transformation sera d'autant plus active que
ton amour de volonté, tel un vent puissant, avivera la flamme. Jette-toi sans
peur dans ce Brasier vivant, étreins ton Sauveur et sans regarder aux
répugnances de la nature, cherche d'abord la fusion des cœurs : viendra
ensuite celle des volontés, et un jour, plus tard, celle des désirs et des
sentiments.
Attisée au souffle de ta tendresse,
la divine Flamme attaquera peu à peu les résistances, consumera les scories,
sans que tu prennes conscience de ce mystère. De plus en plus l'alliage fondra,
à chaque fois des cavités se creuseront, l'or de la charité y coulera toujours plus
abondant, toujours plus envahissant et un jour le Cœur du Christ battra en
toi 23.
— Sans avoir conscience de ce
mystère, répétai-je lentement. Voilà bien ce qu'il faut nous redire, à nous,
Raphaël, qui sommes si portés à mesurer l'œuvre de la grâce aux vibrations des
cordes sensibles. Nous avons tant de peine à croire que ces merveilles du Feu
puissent s'opérer sous le gel des sens et jusque dans les tourbillons de neige
au-dedans. Certes, la négligence est souvent cause de ces refroidissements, et
cette gelée fond vite aux ardeurs du repentir et de la charité. Mais parfois
aussi sans infidélité visible, malgré l'amour de volonté, c'est la nuit
polaire, où l'Hostie brille sans chaleur comme un soleil de minuit.
— Cette apparente froideur, répondit
mon Guide, n'est qu'un artifice de l'Amour pour vous détacher de vous et vous
mieux conquérir. Gertrude n'eut-elle pas la révélation du divin stratagème ?
Sevrée de délices et tentée d'oublier les faveurs du Maître, Il lui apparut
comme endormi dans un parterre de fleurs et de verdure. En vain couvrait-elle
de baisers ses pieds, rien n'éveillait Celui qui se montrait d'habitude si
sensible à ses tendresses.
Après trois jours de délaissement
alors que, pendant la messe, lasse d'attendre, elle s'élançait sur
son Cœur pour l'arracher à son sommeil, le Seigneur enlaça de ses bras la
fidèle épouse et tenant prisonnière celle qui croyait prendre :
« Voici que je possède, dit-Il, ce que j'ai désiré. Le renard qui
guette une proie s'étend par terre pour faire le mort et si les oiseaux trompés
volent autour de lui et tentent de le déchirer, il les
saisit d'un bond. De même tout brûlant d'amour pour toi, j'ai usé d'une ruse
semblable afin de te posséder tout entière au moment où tu
t'élançais vers moi ».
Jamais, sans cette feinte, le
Seigneur n'eût reçu l'hommage d'un tel élan, ni Gertrude le bienfait d'une
telle prise.
Vous qui cherchez des signes de la
grâce, allez donc au delà des sens, jusqu'aux ressorts secrets de l'âme. Le
Royaume de Dieu s'érige au-dedans de vous. Il s'établit
lentement en vos puissances. Voyez-le grandir dans cette supplication plus
tenace, dans ces redressements subits en face des tentations, dans cette
réaction vitale sous le poison des louanges, dans ces soulèvements d'Ire pour
vos vaines excuses.
Voyez-le s'accroître encore dans
cette acuité du regard intérieur qui découvre des taches nouvelles, dans ce
goût naissant du combat
spirituel et cette endurance athlétique au cours de vos joutes.
Voyez-le par-dessus tout dans cette détermination à la vie héroïque, dans
ce vouloir sans restriction et sans peur, grâce suprême et
triomphe de l'Hostie.
Si tu ne perçois pas tous ces secours
dans le Sacrement, tu les captes pour l'heure des nécessités et en nombre
incalculable. À toi de les ravir ! Comme des rayons concentrés en
un miroir sont ensuite projetés au loin, toutes les grâces recueillies se réfléchissent
dans ta vie quotidienne.
Patience ! Il en est de l'âme
comme du corps : les forces athlétiques ne s'acquièrent pas en un mois. Le
Sacrement de la vie agit
lentement, progressivement, mais infailliblement. Ce n'est qu'en se
mêlant sans cesse à votre substance que ce divin ferment transforme peu à peu
le tempérament spirituel et lui donne
enfin la trempe héroïque.
Jacques
d’Arnoux, in Les sept Colonnes de l’héroïsme
Introduction : La Grâce, septième colonne de l'héroïsme
1. Vouloir être saint avec l'audace des magnanimes, sans restriction et sans peur, à tout prix.
1. « C'est glorifier Dieu que
d'espérer de Lui de grandes choses » assurait Jean de la Croix. Et
sainte Mechtilde dans le Livre de la grâce
spéciale nous rappelle ces confidences du Maître : « Je te dis en vérité qu'il m'est très agréable de voir les hommes attendre
de Moi avec confiance des choses vraiment grandes. Il est impossible que
l'homme soit frustré de ce qu'il a cru et espéré. Donc il est avantageux qu'on
attende de grandes choses et qu'on se fie à Moi ».
2. Parole de saint Bernard
qui a dit aussi : « La divine miséricorde est une
source immense ; celui qui va y puiser avec un plus grand vase de
confiance, en rapporte une plus grande abondance de biens ».
3. Entre tant de
témoignages de saints, nous ne citerons ici que celui de Thérèse d'Avila dont la
dernière conversion n'apparaît guère avant ses quarante ans : « À dater du jour où je me
suis déterminée à servir de toute mes forces ce bon Maître, ce tendre
Consolateur, écrit-elle dans sa Vie, je ne me suis jamais
trouvée, me semble-t-il, dans une peine véritable. Car s'Il me laisse
d'abord un peu souffrir, Il me comble ensuite de tant de consolations, qu'en
vérité je n'ai aucun mérite à désirer les souffrances. Il me semble que
souffrir est la seule raison de l'existence, et c'est ce que je demande à Dieu
avec le plus d'ardeur. Je lui dis quelquefois du fond de mon âme : Seigneur, ou mourir ou
souffrir I Je ne vous demande pas autre chose ».
4. Confidence de la
Vénérable Mère Marie de Sales Chapuis qui a dit : « L'âme n'est dans l'ordre que
quand son recours à Dieu est continuel ». « Nos progrès dans la sainteté,
dit saint Augustin, suivent exactement nos progrès dans l'esprit de prière. Qui
prie bien, vit bien ». Qui prie héroïquement, pourrait-on ajouter,
vit héroïquement.
5. Comme beaucoup d'auteurs
spirituels, nous ne prêtons ici au mot infini qu'un sens relatif et non absolu. Dès qu'il s'agit d'une créature, il ne peut évidemment être question que d'actes finis. Si nous gardons ce vocable, c'est
qu'il rend mieux que tout autre les abîmes du cœur humain. « L'homme n'est produit que pour
l'infinité » disait Pascal.
6. Sainte Thérèse d'Avila qui
ajoute : « Ainsi appliquez-vous à ce qui peut davantage vous exciter à
aimer » (Château intérieur). Quelle que soit votre supériorité
d'esprit, dit saint Vincent Ferrier dans sa Vie spirituelle, ne
négligez rien de ce qui peut vous exciter à la dévotion ».
7. Ces trois citations sont de
la Vénérable Marie du Bourg, de saint Alphonse de Liguori et de saint Bernard. « La prière tire tout son mérite de la charité, nous dit saint Thomas d'Aquin,
mais la force d'obtenir lui vient de la foi et de la confiance ». Aussi « Jésus mesure ses dons et ses
faveurs à l'étendue de notre confiance » répète, après tant d'autres, sainte Sophie Barat.
8. Le Maître faisait encore à
sainte Gertrude cet aveu ravissant qui laisse entrevoir les profondeurs
du Sacré-Cœur « Quand une âme se jette sous ma protection avec forte espérance, si. Je croyais ne la
pouvoir pas secourir, mon Cœur en serait si sensiblement affligé, qu'Il serait incapable de
trouver aucun adoucissement dans toutes les délices célestes ».
9. Notre-Seigneur ne disait-il
pas à sainte Marguerite-Marie en parlant du Bienheureux de La Colombière : « Il doit savoir que celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à
Moi ». Sainte Thérèse d'Avila, qui a reçu tant de secrets du Maître, écrit dans sa Vie : « Notre-Seigneur demande et aime
des âmes courageuses, pourvu qu'elles soient humbles et se défient beaucoup
d'elles-mêmes » (chapitre XIII). Et la Sainte a montré comment
cette absolue défiance de soi jointe à une confiance illimitée en Dieu, loin
d'exclure l'audace et le courage, en étaient les réels fondements. Ne se
disait-elle pas « capable d'affronter à elle seule tous les luthériens et de leur faire
comprendre leur erreur » ? (Relation III, lettre 211 de mars
1579. Bouix, t. III). Bien plus elle « ne craindrait pas, disait-elle,
dans une autre circonstance, de se mesurer avec tous les démons et que
c'étaient eux qui avaient peur d'elle ».
Et tout près de nous la
Sœur Benigna-Consolata Ferrero nous rapporte dans son message émouvant cette
confidence qui viendrait de Jésus Lui-même : « Tout le secret de la sainteté est contenu dans ces deux
mots : Se défier et se confier. Défie-toi toujours de toi-même ; et puis ne t'arrête point là, mais monte
aussitôt à la confiance en ton Dieu, parce que si Je suis bon avec tous, Je
suis très bon avec les âmes qui se confient en Moi ».
10. Vie de François
Xavier, par le P. Brou, t. II, p 124. On voit dans
une confidence de François Xavier comment ce héros de la force et de l'audace
savait concilier l'effort suprême de la volonté avec ces deux mouvements
opposés de défiance et de confiance. Parlant des assauts effroyables du démon
qui le jetèrent parfois dans l'épouvante, il en indique le remède en ces termes : « On doit se montrer magnanime en
face de l'ennemi, absolument dépouillé de toute confiance en soi, mais
grandement confiant en Dieu ; puis ayant mis toute sa
force et toute son espérance en Lui, soutenu par un
si grand défenseur et protecteur, se garder de laisser voir la moindre peur,
mais être sûr de la victoire ». (Vie, Brou,
t. II, p 131).
11. Je tiens ce témoignage du
héros lui-même, J. Cariou, dont j'ai voulu retrouver les traces et qui
habitait encore en 1932 à Port-Clet, par Clohars-Carnoet, dans le Finistère. De la
réponse qu'il fit à ma demande le 28 décembre 1931, je transcris encore ces
lignes dont l'humble langage a bien l'accent de la vérité : « J'ai prié beaucoup et j'aime beaucoup la
prière. Le souvenir de Dieu et de la
Sainte Vierge m'a été d'un grand secours. J'avais fait un vœu d'aller à Lourdes
dont j'ai tenu promesse. Je peux crier bien haut – et dites de ma part à tous
ceux qui vous entendent – que si je suis en vie n'est
que le 13 février que fut secouru Cariou, l'unique survivant des 426 braves de l'Amiral
Charner. Paul Chack a conté cet exploit authentique dans Pavillon
haut.
12. Livre
des visions et instructions de la Bienheureuse Angèle de Foligno... « Notre-Seigneur, dit-elle, m'a révélé que rien ne lui est plus agréable que la prière ou autre bien, fait comme par
force, c'est-à-dire, malgré les tristesses, les sécheresses, les désolations
intérieures, les révoltes et les pesanteurs de la chair.. ». « J'ai encore un conseil à vous donner, dit la
Bienheureuse. Si la grâce de la ferveur sensible vous est soustraite, soyez
aussi assidu à la prière et à l'action qu'aux jours des grandes ardeurs. Vos
prières, vos soins, vos travaux, vos œuvres sont très agréables au Seigneur
quand son amour vous embrase. Mais le sacrifice le plus parfait et le plus
agréable à ses yeux, c'est de suivre la même route avec sa grâce, quand cette
grâce n'embrase plus... Si par votre faute, ou par quelque dessein plus grand
de la miséricorde éternelle qui vous prépare à quelque chose de sublime,
l'ardeur sensible vous est un moment retirée, insistez dans la prière, dans la
surveillance, insistez dans la charité ; et si la tribulation, si la
tentation surviennent avec leur force purificatrice, continuez, continuez, ne
vous relâchez pas ; résistez, combattez, triomphez, à force d'importunité et de
violence : Dieu vous rendra l'ardeur de sa flamme ».
13. Saint Jean. Les chrétiens
d'Afrique au temps de saint Augustin appelaient l'Eucharistie : « la Vie ». Ils se disaient entre eux : « Eamus ad vitam... Allons à la Vie ».
14. D'après le Décret de Pie X,
16 décembre 1905, sur la réception quotidienne de la sainte Eucharistie.
15. Sœur Benigna-Consolata, d'après la vie italienne par le
chanoine Boccardo et des documents
inédits. Plusieurs fois, au cours de ces pages sur la Grâce, nous emprunterons
des pensées, en leur donnant seulement un tour personnel, aux très précieuses
révélations de cette privilégiée du Sacré-Cœur qui nous apparaît, avec sainte
Thérèse de l'Enfant-Jésus, comme une des plus grandes prédicatrices de la
confiance en Dieu.
16. Parole du saint Curé d'Ars.
La même assurance fut donnée un jour à sainte Mechtilde par sainte Catherine
d'Alexandrie lui apparaissant dans la gloire : « Ma beauté, lui dit-elle, est l'éclat que le Christ répand sur
ses fidèles. Toutes les fois que l'on communie, cet éclat se renouvelle et
s'accroît. Celui qui communie cent et mille fois augmente autant de fois
l'éclat de son âme ».
17. Notre-Seigneur a révélé à
plusieurs Saints qu'Il a « désiré donner sa vie autant de fois qu'il y avait d'hommes
sur la terre ». Saint Bonaventure et saint Alphonse de Liguori affirment même que Jésus a
désiré par amour pour nous rester sur la Croix souffrant, agonisant non
seulement trois heures ni trois années mais jusqu'à la fin des siècles ! (D'après le P. Lemius, dans ses conférences sur le Cœur
Eucharistique, chez Téqui).
18. Confessions.
19. Dialogue. Voir
référence 5. pour le mot infini.
20. Isaïe, I, 16 à 19.
21. « Aussi, suis-je un moment sans
souffrir, je m'en ennuie, et, par sa miséricorde, Il me rend toujours
plus affamée de la Croix. La Croix est un
trésor inestimable. L'on m'a ouvert
ces jours passés un doigt avec un rasoir jusqu'à l'os ; la douleur me semble un
précieux gage de l'amour du Sacré-Cœur » (Sainte Marguerite-Marie dans
sa Vie, par Gauthey).
On trouve encore cet aveu de la
sainte dans son Autobiographie, p. 65 : « Plus je souffrais et plus je
contentais cette Sainteté d'Amour qui avait allumé trois désirs dans
mon cœur qui me tourmentaient incessamment : l'un de souffrir, l'autre de
l'aimer et de communier et le troisième de mourir pour m'unir à Lui ».
22. Nondum traheris ? Ora ut traharis ! nous dit saint Augustin. Et Rusbrœk l'Admirable nous exhorte en ces termes aux
efforts de la volonté : « En recevant le Sacrement exercez-vous
à un grand amour affectif et à une joie sensible ». Et encore « Excitez en vous une faim et une soif
spirituelles pour l'éternel aliment, de sorte que toutes vos puissances
intérieures et toutes les fibres de votre cœur Le désirent avidement et
aspirent avec ardeur à en être rassasiées et refaites » (Traduction Ernest Hello).
23. Dialogue
de Sienne.
24. C'est après la communion que
sainte Mechtilde vit un jour son cœur fondu avec le Cœur de Dieu
et ne formant plus avec lui qu'une seule masse vermeille. « Ainsi ton cœur adhérera au mien pour l'éternité, lui dit le Seigneur, selon
l'instance de tes désirs et pour te combler de délices ».