mercredi 11 décembre 2019

En jubilant... Jacques d'Arnoux, Vouloir être saint de toutes nos forces



VOULOIR ÊTRE SAINT, 
AVEC CONCENTRATION, 
DE TOUTES NOS FORCES

Pour s'établir dans ce sublime état d'âme, il ne suffisait pas de le vouloir avec l'audace des magnanimes sans restriction et sans peur, ni de le vouloir avec enthousiasme ; une troisième condition s'imposait : nous devions le vouloir encore avec la concentration de toutes nos forces.
 « Pour faire de grandes choses, disait l'Archange, il faut marcher à travers tous les contretemps vers un seul but ». Cette maxime de votre empereur qui a fait tant d'hommes illustres fut celle aussi de tous les Saints. Tous sans exception sont devenus les hommes d'une seule idée, d'une seule passion, d'un seul vouloir.
Ce foyer intérieur que les hommes ordinaires gaspillent en petites passions, les Saints l'ont concentré sur un seul objet. « Je n'ai aucun désir, s'écrie Thérèse de Lisieux, si ce n'est d'aimer Jésus à la folie ». Amour qui s'affirme exclusif et unique dans toutes ses confidences : Notre « souffrance connue de Jésus seul », dit-elle ; « Tous les instants de notre vie pour Lui seul » ; « Ne trouver de joie qu'en Lui seul » ; « Le contenter, Lui, tout seul » ; « Oh ! Jésus, que je ne cherche et ne trouve jamais que Vous seul ! »
Tel l'oiseau ramassé en boule pour résister aux bourrasques, les Saints ont su se défendre des caprices et des engouements de la terre, de ses craintes et de ses tristesses par l'énergie de cette passion qu'ils ont créée, nourrie, prodigieusement exaltée : « Aimer et faire aimer l'Amour ».
Mais le commun des hommes, faute de placer en Dieu le centre de leurs amours et de leurs joies, le poursuivent sans jamais l'atteindre et cèdent tour à tour aux mortels ennemis de la concentration : les impressions sensibles. Celles-ci les assiègent de deux façons, tantôt en égarant leur vol dans les emportements de l'activité naturelle, tantôt en le retardant par les inquiétudes de l'émotivité.
L'activité naturelle à combattre par l’esprit opposé : non multa sed multum, non numerantur sed ponderantour
Mon Guide me parla avec pitié de cette activité naturelle qui ressemble tant aux réflexes de l'animalité, contrefaçon de l'ardeur héroïque, sorte de concupiscence de l'esprit et de la volonté, curieuse, bavarde, brouillonne, toujours avide de nouveautés ou de louanges, selon le vent qui souffle et qui à tout instant nous jette hors de la voie pour des œuvres parfois excellentes, mais que Dieu ne désire pas pour l'instant présent.
Presque toujours l'Esprit ne demande pas tant de choses, mais beaucoup plus d'amour... Non multa sed multum. Il ne les compte pas comme vous... Non numerantur sed ponderantur.
Tiens pour suspect tout ce qui réclame une précipitation insolite. Dieu donne toujours le temps et la force nécessaires pour que sa volonté se fasse dans le calme et l'amour. « Le chemin de la vie exige très peu d'agitation et de combinaison, a dit Jean de la Croix ; la mortification de la volonté lui va mieux que beaucoup de science ». Les jeunes condamnent cette sentence, les vieillards la ratifient. Malheur à ceux qui échappent ainsi sans cesse à la conduite de l'Esprit : ils fuient leur Libérateur pour se livrer au bourreau !
En pouvais-je douter en évoquant mon effervescente jeunesse où mes journées débordaient comme des amphores trop petites, où j'enviais à Josué le pouvoir d'arrêter le soleil pour prolonger une tâche jamais finie. Que de capricieux détours, que d'heures gaspillées en lectures effrénées, que de travaux superflus ! Sans cesse emporté dans des veilles sauvages, j'épuisais un corps déjà affaibli par mes blessures. Je me serais bien gardé dans cette fièvre de demander au Seigneur sa plus grande joie. J'avais trop peur de la connaître.
— À l'époque des grandes migrations, interrompit mon Guide, les gardiens des phares aperçoivent parfois à l'aube des multitudes d'oiseaux qui flottent alentour sur les vagues, blessés ou morts.
Que leur est-il advenu ? Captivés au loin par cette fausse aurore et soudain éblouis par l'éclat du phare viennent-ils, comme vous l'avez cru d'abord, se fracasser contre la lanterne ? Non, ils meurent d'épuisement. Emportés par l'ivresse de la lumière en un tourbillon fou, ils voltigent toute une nuit autour du foyer et vont s'abattre anéantis sur les eaux. Si quelques-uns trouvent encore la force de s'évader aux premières lueurs du jour, la plupart deviennent la proie des rapaces qui connaissent ces champs de carnage.
Que d'infortunés ressemblent à ces oiseaux voyageurs ! Chrétiens en migration vers la Patrie, ils cèdent comme eux aux mirages mortels et ils y perdent, sinon la vie de la grâce, des forces, du temps et de la paix. Des justes même ne savent pas toujours s'en défendre. Ont-ils à s'informer des événements du jour, ils se livrent avec ardeur à cette « peste de la vie spirituelle : la curiosité ». « Ils se remplissent la tête de gazettes, » comme disait le Saint d'Ars et s'étonnent de voir une partie de leurs forces s'évaporer en distractions et en paroles vaines. Ils ne profitent guère mieux des inspirations de l'Esprit que les Athéniens des enseignements de l'Apôtre et pour la même raison : « Tous les habitants et les étrangers établis dans la ville ne passaient leur temps qu'à dire ou à écouter des nouvelles » (Actes XVII).
Je sais, ô mon Guide, que la rançon d'une telle activité coûte plus cher que les mortifications du renoncement, mais peut-on toujours l'éviter ?
Attendre dans la prière
— Priez pour attendre, priez pour entendre, répondit Raphaël. Afin de conjurer ces hécatombes d'oiseaux vous avez mis au sommet de plusieurs phares une série d'échelles où ils viennent se reposer. Vous leur épargnez ainsi cette folle dépense de forces et tous peuvent repartir sains et saufs à la prochaine aurore.
La bonté de Dieu vous a-t-elle été moins secourable ? N'avez-vous pas dans la prière le plus haut lieu de refuge ? Pourquoi y recourir si tard ? Au premier vertige arrêtez-vous, accrochez-vous à cette échelle toujours tendue de la confiance : « Seigneur, faites-moi connaître vos voies et enseignez-moi vos sentiers ! » (Psaume). Cette impuissance même à vous renoncer, ne la craignez pas, appelez votre Sauveur : Inclina cor meum, charmez mon cœur – saisissez ma volonté ! Répétez-Lui vingt fois ce cri de confiance éperdue et laissez-Le faire. Reposez-vous en sa bonté. Si l'attraction est de Dieu, Il la fortifiera. Si c'est un mirage, Il le dissipera peu à peu et vous reprendrez vol avec des forces intactes.
— Mais parfois, Raphaël, comment savoir ? Ce projet, cette démarche, est-ce un caprice ? un détour ? Est-il objectif un peu séduisant que la passion ne justifie ?
— Si rien ne presse ni n'oblige et si l'exécution de ce dessein gêne le devoir présent, attendez, attendez le Seigneur, restez dans votre voie : Exspectans, exspectavi Dominum et intendit mihi (Psaume).
« Humilie ton cœur et attends patiemment, dit l'Ecclésiastique. Supporte les délais de Dieu et ne te hâte point au temps de l'obscurcissement » (II, 2).
Autre activité naturelle à combattre par l’esprit opposé : brièveté et plénitude
Mon Guide me dénonça une autre activité naturelle plus tenace encore et dont les âmes généreuses elles-mêmes ont peine à se défaire.
— Leur vol, disait-il, ne se disperse plus dans des circuits étrangers au parcours. C'est dans l'œuvre même du Seigneur, sur son trajet même, qu'elles se dépensent en évolutions et virevoltes superflues. Dans les meilleures actions, elles dévient sans cesse de l'orientation pour se rechercher. Mille impressions flatteuses qui sous le couvert du devoir se jettent à la traverse, les captivent et les arrêtent. Délectations égoïstes, sollicitudes intéressées, craintes de déplaire, désirs d'estime se mêlent à toutes leurs œuvres. D'où propension à vouloir trop dire, trop faire, trop savoir. Ces âmes compliquent tout. Elles doublent ainsi les étapes, se fatiguent, s'essoufflent et soulèvent comme une poussière qui éteint la lumière et l'amour. Elles envient pourtant ces grands abréviateurs que sont les Saints et voudraient simplifier leur vie dans l'héroïque devise : Brièveté et plénitude. Que leur manque-t-il ? Le courage d'égorger cet égoïsme diviseur. Qu'elles l'exterminent déjà dans l'imagination ; qu'elles bâillonnent toutes ces bouches qui couvrent la voix du Maître. Silence à toute préoccupation personnelle. « Que la dernière seconde écoulée et le premier instant futur » n'occupent plus leur esprit. Silence au passé, silence à l'avenir et dans le présent, silence à tout ce qui n'est pas la volonté actuelle de Dieu, sa plus grande joie 1.
— Je veux balayer d'un vent de furie, m'écriai-je, toutes ces vaines pensées et les rejeter de mon cœur comme des ordures. Les yeux fixés sur notre labarum, je couperai court à toute recherche égoïste, je passerai à travers tout, par-dessus tout et volerai au but en silence, aveugle et sourd à tout ce qui n'est pas le désir actuel de Dieu.
Mais bronze-moi contre toute défaillance, ô Raphaël, que je ne puisse jamais dire comme Goethe : « Je ne suis pas toujours prêt pour les grands sentiments et sans eux je suis éphémère ». Qu'à tout instant mon cœur soit prêt, paratum cor meum (Psaume), prêt au sublime éternel, prêt à se concentrer sur Dieu seul comme ces grands êtres dont parle Tauler : « Où qu'on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu'une vie divine. Leur conduite, leurs opérations, leurs manières sont tout à fait divines ».
— Priez sans cesse, priez avant chaque action, répondit l'Archange.
Le secret de la victoire : le plein de Grâce, avant toute action
Nul n'arrive à cette concentration de l'amour s'il n'en demande sans cesse la grâce. Vous n'échapperez à l'obsession de vous-même que par la contemplation de l'Homme-Dieu. Vous ne triompherez de votre activité propre qu'en lui substituant sa divine activité.
Tiens tes yeux rivés au Christ vivant dans l'Hostie ou vivant en toi par sa grâce ou bien confonds en une seule ces deux visions. Supprime la distance comme l'anéantit le Dieu de l'Eucharistie par la subtilité de ses sens glorifiés, car Il te regarde, Il perçoit les moindres battements de ton cœur. Quiconque demeure dans son amour est enveloppé de l'ardent faisceau qui de l'Hostie vous atteint. Tiens donc ton Sauveur enlacé contre toi et communie sans cesse à la sainteté du mystère douloureux ou joyeux qu'Il veut revivre en toi et par toi.
Rejette d'abord comme un air impur tes dispositions égoïstes et ces motifs de confiance humaine qui restreignent les largesses divines. Et une fois vide de toi-même, dans un autre mouvement d'âme aspire d'une haleine embrasée les sentiments et intentions du Christ, son Esprit de lumière et de feu. Bien que tu ne sentes rien, le plein s'opère en ton âme, le mystère s'accomplit : la vie afflue à torrents, elle t'envahit, elle t'inonde dans la mesure du désir et de l'amour.
Une fois rempli de grâce, resserre l'étreinte et avec le Christ, dans une même flamme, offre-toi au Père pour l'action présente.
Et moi en silence pour les graver dans mon souvenir, je me répétais lentement : expirer, aspirer, offrir. Oui, avant chacune de mes actions, coûte que coûte, je me condamnerai à ces trois mouvements d'âme, ne fût-ce que trois éclairs, quand elles sont brèves, mais des éclairs où se concentre toute ma force d'amour et d'allégresse. Comme les exercices respiratoires entraînent dans les intervalles un rythme plus ample et permettent de capter plus d'oxygène, ces appels de vie laisseront mon âme toujours plus aspirante et plus enrichie.
Le plein de Grâce dans l’action même
Mais l'Archange qui suivait ma pensée ajouta impitoyable :
— Dans l'action même, dès qu'elle se prolonge, veille encore sur ton cœur, renouvelle ce plein et cette offrande. Beaucoup se contentent de l'intention première et se laissent reprendre par leur naturel. « Ils commencent par l'Esprit, dirait Paul, ils continuent et finissent par la chair », par des sentiments terrestres.
Fais donc comme les pêcheurs de perles qui interrompent leur travail pour venir respirer à la surface, renouvelle sans cesse l'air des cieux pour échapper à l'asphyxie. Au milieu des affaires les plus urgentes voici donc le plus pressé, dans les plus considérables, voilà le plus important, dans les plus difficiles voilà le plus secourable : resserrer le contact avec le Christ, purifier ton cœur de tout ce qui n'est pas Lui et aspirer sa divine flamme.
C'est ainsi que se transfusent peu à peu les sentiments du Christ et sa surnaturelle activité. Armé de furie contre tout mouvement propre, efforce-toi de saisir à tout instant l'état d'âme qu'Il veut vivre en toi et la manifestation qu'Il désire lui donner. Tel le musicien qui à travers des accords poursuit la vraie note, cherche en tout la tonalité divine. Si tu médites, à travers tes pensées aspire sa pensée. Si tu entends parler ou si tu parles toi-même, écoute encore le Christ, cherche au delà des paroles dans les profondeurs de ton âme son sentiment actuel, le silence qu'Il désire garder ou la réponse qu'Il veut faire par tes lèvres ; tout en parlant reste attentif par éclairs, tâche de garder sa pensée, son expression, son attitude, son intonation même.
Aspire ainsi partout et toujours ses dispositions, ses désirs jusqu'à ne plus sentir ni exprimer que ses divines impressions, grave ou souriant, sévère ou affectueux, sourd ou attentif, conversant ou silencieux, selon ce qu'Il éprouvera en toi.
Livre-toi dans une dépendance totale et ininterrompue avec tes puissances, tes organes, tout ton être : Il agira en toi avec sa puissance.
— Je m'exterminerai pour qu'Il vive, m'écriai-je, je « ferai mourir mes membres » (Colossiens III, 3) à tout geste inutile, ma langue à toute parole vaine, mes yeux et mes oreilles à toute curiosité, mon esprit et mon cœur à tout ce qui passe. Mort à moi-même dans l'eau baptismale, je ne manifesterai plus dans ma chair périssable que l'éternelle vie du Christ. Mais, dis-moi, ô mon Guide, pour soutenir dans nos tourmentes d'activité cette incessante recharge, ne crois-tu pas que des formules d'oraison personnelles, toutes accordées à nos fibres, des formules denses, pathétiques, exaltantes, seraient pour beaucoup d'un immense secours ? Certains conseillent de s'en affranchir pour se livrer à l'inspiration du moment, comme si la véhémence de cette supplication n'était pas l'embrasement d'une ferveur patiemment échauffée par mille efforts, mille industries où la grâce ne fait pas tout. Cette ferveur ne serait-elle pas un peu comme l'éloquence qui n'improvise jamais mieux qu'après un long travail préparatoire. Et ne faut-il pas s'exercer laborieusement à ces ardeurs pour mériter les gémissements inénarrables de l'Esprit. Pour ma part, jamais sans ces formules mentales, je n'aurais, au milieu des fatigues, des sécheresses et des obscurités, trouvé temps et force de prier comme je l'ai fait. Si j'ai soin d'en varier l'expression de temps à autre, pour en renouveler la vertu, elles me font parfois l'effet d'un cordial qu'on respire dans les défaillances.
Et mon Guide approuvant :
— Par tous les moyens rallume sans cesse le foyer de la vie. Plus fréquentes sont ces aspirations, plus le sacrifice est aisé. Combien de fois, t'arrachant de cette activité bouillonnante pour jeter un appel au Christ, aussitôt se faisait la trouée de lumière ! Tu interrompais un travail superflu ou prématuré, ou bien, sans en changer la nature, tu en accélérais le rythme, tu te plaçais dans de meilleures conditions pour l'accomplir. Que de raccourcis et d'impulsions secourables te furent ainsi donnés ! Tu sais que nul recours n'est vain : tout s'additionne. Tu as recueilli parfois d'un seul coup, comme dans la pêche du lac, la récompense de ces nombreux appels qui la veille semblaient infructueux. Et pourtant ne cèdes-tu pas encore à l'illusion d'autrefois ? Dès qu'une tâche te presse, ne crois-tu pas gagner du temps en priant moins ? C'est préférer le vol battant du passereau au vol à voile de la frégate ou de l'albatros.
Le premier agite ses ailes avec beaucoup d'efforts pour traverser un bout de jardin, les autres qui souvent paraissent ne pas mouvoir leurs ailes franchissent des immensités. Sensibles aux moindres variations des courants aériens, ces fins voiliers savent attendre et saisir d'un léger réflexe ceux qui leur sont propices. Ainsi les grands hommes d'action que sont les Saints : ils semblent parfois inactifs, mais le temps qu'ils prennent pour saisir les courants de la grâce, ils le regagnent au centuple. Par cette continuelle prière au sein de l'action, ils acquièrent le sens aigu de l'orientation et l'instinct très sûr du détour et du danger. Semblables à ces oiseaux qui se dirigent dans la brume ou les ténèbres, les Saints perçoivent sans cesse les divines radiations qui échappent à vos facultés moins subtiles.
— Oh ! que je désire ce tact merveilleux ! Mais quand crépitent les étincelles du « pauvre entendement, le fou furieux, disait Thérèse d'Avila, que nul ne peut enchaîner », comment faire assez de calme en nous pour y garder le contact avec la divine Présence ? Je voudrais ne jamais sortir de cette zone de silence semblable à ces « calmes étincelants circonscrits de tempête qui se déplacent sur les mers ».
— C'est une grâce qui se ravit par une lutte opiniâtre. Plus tu te feras violence au milieu du tumulte pour t'accrocher au Christ et rester attentif à son désir, plus Il augmentera ta puissance de recueillement et un jour cette seule pensée dans la tourmente suffira pour tout apaiser, comme il arrive dans les symphonies que tu aimes, où des ouragans sont tout à coup brisés par une force surhumaine.
Mais veux-tu, reprit mon Guide, puiser dans la divine Présence toute domination, alors excite sans cesse sa puissance par des appels enflammés. Plus effervescentes deviennent la parole ou l'action, plus vous sont nécessaires les dons de l'Esprit pour garder une maîtrise et une clairvoyance aussi promptes que votre ardeur. À l'exceptionnel besoin, l'extraordinaire recours. Là, l'éclair de ta supplication doit brûler plus fort que le feu du discours, là tes muettes clameurs doivent couvrir, tout en parlant et sans qu'il y paraisse, toute parole humaine. Non pas clameurs de sourd qui n'interrogent pas, qui ne consultent pas le Maître intérieur et craindraient la contradiction, mais clameurs attentives qui ne dominent de si haut le tumulte des impressions que pour mieux entendre le mot divin.
— Mais comment parfois discerner ce mot, cet acte qui réjouiront le Christ ?
— Ne te cherche en rien et tu ne te tromperas guère, répondit l'Archange. Comme le tact en amitié s'affine par la délicatesse des attentions, ce parfait discernement se mérite par une totale docilité aux préférences du Maître.
Certaines âmes ressemblent à ces antennes où les ondes se brouillent : elles manquent de silence pour entendre. Chez d'autres c'est un vice de l'audition, un défaut de l'antenne réceptrice où les ondes ne laissent aucune trace : elles ne veulent pas entendre. Dès que le sacrifice les appelle, elles restent indécises, n'ont pas l'air de comprendre. Elles s'épargnent toute violence, pour se laisser, croient-elles, mouvoir par la grâce, dans l'attente de je ne sais quelle main de feu qui les enlève comme le prophète sur un sommet sublime.
Leur indocilité fait la rareté des messages. À qui ne répond à ses désirs, Dieu parle peu ; à qui ne cesse d'obéir, Il parle sans cesse.
— Je veux toujours obéir, m'écriai-je. Je ne serai plus comme autrefois, l'étourneau qui fuit en tournoyant pour esquiver l'oiseau ravisseur. Je cherche au contraire la fascination de l'Aigle divin, oui, devenir comme Thérèse la proie de son amour ! Pouvoir dire dans les moindres détails, comme Jeanne d'Arc à ses juges : « Ce vêtement est peu de chose, moins que rien », et pourtant « Mon Conseil là-dessus m'a bien parlé. Je n'ai pris cet habit et n'ai rien fait que par l'ordre de Dieu et des Anges. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par le commandement de Notre-Seigneur ! ». Mais, Raphaël, nous n'avons pas les voix de Jeanne, la prière nous laisse parfois dans l'incertitude. Me voici en train de converser : l'entretien ne me paraît plus nécessaire. J'interroge d'un regard le Maître intérieur sur sa préférence ? Le doute persiste, dois-je faire mourir ma langue ?
Et Raphaël avec assurance :
DANS LE DOUTE : LA MORT.
Pour n'être jamais victime de l'activité naturelle, frappe le premier.
Et mon Guide m'exhortait par cette loi des héros :
— Quand tu hésites entre deux voies également prudentes, choisis toujours celle qui coûte le plus et choisis-la par amour : ce sera pour la plus grande joie du Sauveur.
Et l'Archange m'en donna ces trois raisons :
1. Tu lui permets de faire encore en toi et par toi œuvre rédemptrice.
2. Tu évites l'illusion d'un œil faussé par la concupiscence, toujours prêt à justifier les séductions de la voie large.
3. Tu prends le plus sûr moyen d'en finir avec l'homme animal et d'égorger sa folle activité.
Et mon Guide, pour m'engager à fond dans la bataille, me rappelait le fameux combat de Gilliatt et de la pieuvre qui charmait ma jeunesse.
— N'est-ce pas là, disait-il, l'image de l'homme spirituel aux prises avec l'homme charnel ? L'un et l'autre se disputent votre cœur. Pas de concentration de vos forces avant l'extermination du monstre qui distrait votre entendement, accapare votre mémoire, divise vos puissances. Pas de partage, pas de concessions possibles : c'est la guerre à mort. Vous ne pouvez rien entendre, rien faire, rien dire sans qu'aussitôt ce monstre auquel vous êtes lié étire ses tentacules, tâte, cherche à se repaître. Toute jouissance superflue l'engraisse, creuse sa voracité. À chaque fois c'est un peu de votre vie qui s'écoule en lui. Chaque renoncement au contraire lui retire de cette vitalité qu'il ne tient que de vous. Vous mortifier par amour n'éteint pas seulement en vous un foyer de douleur, c'est obtenir un nouvel afflux de grâce et de joie, toutes deux captées dans la mesure de cette mort 2. Qui fuit cette mort perdra ce centuple de vie et de bonheur déjà promis sur terre. Qui la cherche au contraire, comme François Xavier, goûtera toutes les ivresses de la vie. À ses appels des nuits de Rome : « Plus encore Seigneur, plus encore ! » font écho les cris d'extase de Goa dans l'excès de la béatitude : « Assez, Seigneur, assez ! »
— Oui, en finir avec ce monstre, Raphaël. Prendre le couteau de Gilliatt et le voir un jour, tel le poulpe frappé à la tête, tomber comme une loque à mes pieds ! Cet effort d'extermination m'attire comme l'œuvre de ma délivrance. Je songeais en t'écoutant à ceux qui l'ont tenté magnifiquement dans le corps à corps avec la peur, à nos vainqueurs de la guerre des nues, quand le monstre les enlaçait de ses froids tentacules. Notre Nungesser qui dénonçait comme un danger de mort la précipitation du tir et qui, dans ses joutes aériennes, pour triompher de cette peur, devait recourir à la rage. « Qui se dépêchait trop, disait-il, ne pouvait pas vaincre, était fatalement tué ».
J'ai senti dans les combats de la parole cette dangereuse impulsivité qui ouvre le feu trop vite, gaspille les munitions, gêne la précision du tir. Mais elle provenait d'une autre frayeur plus difficile à surmonter, la grande peur de déplaire qui s'appelle amour-propre.
Répliques éruptives, saillies de vanité, compliments intéressés, improvisations qui se lancent au petit bonheur : il faut qu'à tout prix je fasse mourir ces poussées de l'homme animal, à la manière héroïque de Guynemer, notre Campeador. Dans la rencontre qui suivit sa première blessure, surpris par une frayeur insolite, il sentit qu'entre lui et le monstre, la bataille devenait décisive, qu'il fallait ce jour même vaincre ou mourir. Jouant le tout pour le tout, notre Guynemer se donna l'ordre de ne pas tirer et se laissa mitrailler de cinq cents balles.
Ce que notre Campeador fit si bien pour dompter ses nerfs, aide-moi, ô Raphaël, à le tenter en toute occasion contre ces lâches frayeurs en les soumettant sans riposte aux coups de l'adversaire.
— Dieu t'aidera. Courage, frappe sans pitié, tu as démasqué l'amour-propre qui fomente le plus souvent cette folle activité et cette agitation moins visible mais plus contraire encore à la concentration des forces : l'émotivité naturelle.
L’émotivité
Vous n'êtes pas seulement détourné du but mais encore immobilisé ou retardé dans votre course par une multitude d'impressions qui n'ont d'autre principe que cette grande peur de déplaire ou cette tristesse d'avoir déplu.
— J'en éteindrai le foyer sous ma furie, m'écriai-je.
— Sous la grâce, rectifia mon Guide. Si nécessaire que soit votre effort, il n'est que la condition de l'œuvre divine. Si les dons de science et de sagesse ne te font sentir le néant de toute créature et la profondeur de ton indignité et la sublimité de Dieu, en vain t'efforceras-tu d'étouffer ces impressions 3.
— Mais ces dons mêmes, Raphaël ?
— Ces dons ne se refusent pas à qui les veut. Le plus sûr moyen de les obtenir est de voir toujours devant toi le Christ outragé. Ainsi les Saints, par une sympathie mystérieuse, transmuèrent si bien leur sensibilité qu'ils firent des opprobres leurs délices, plus avides de dérisions que les mondains ne le sont des honneurs.
— Que de fois, ô Raphaël, ai-je rêvé cette soif d'opprobres qui dévora les Saints et plus que tous peut-être Benoît Labre. Celui-ci m'effrayait d'abord. Plus tard je revins à lui, fasciné, et peu à peu j'ai compris, j'ai admiré, j'ai envié. Et maintenant je me dis que peut-être ? Car j'entrevois à la lumière de tes révélations un peu de la splendeur qui devait ravir ces passionnés de l'anéantissement, je crois en pénétrer le mystère. Je t'ai parlé de ce campement de Bohémiens, dans les ruines d'un palais, tellement idéalisé par le pinceau de l'artiste que l'idée me prenait d'être moi aussi un vagabond. Si un peintre a pu revêtir d'une telle séduction cette image de la misère, comment Dieu ne pourrait-Il transfigurer des opprobres qu'Il porta à la face du monde. Lumière voilée aux grandeurs de chair, comme aux yeux profanes certains chefs-d'œuvre, mais qui éclate aux yeux des Saints et les passionne jusqu'à la folie.
Je m'explique aujourd'hui, chez Benoît Labre enivré d'ignominies comme les ambitieux de louanges, ses industries pour les provoquer, ses haillons, sa mise abjecte et cent autres inventions pour se faire huer et bafouer. Quand il s'appliquait si amoureusement à devenir la balayure du monde, quand il jubilait sous la boue et les pierres, ralentissant sa marche à mieux savourer les insultes, j'imagine qu'il avait devant les yeux une vision comme n'en ont pas les grands poètes : le Cœur de l'Homme-Dieu se vouant au déshonneur et à la haine pour nous rendre à la gloire et à l'amour.
Quand il se laissait fouler aux pieds et couvrir d'immondices par les enfants des rues, sans un geste de défense, sans doute contemplait-il cette déchirante et sublime beauté du Dieu anéanti pour notre amour, cet Ecce Homo, idéal de sa vocation et rêve de ses nuits :
Je suis un ver et non un homme,
L'opprobre des hommes et le rebut du peuple.
Isaïe
Je suis comme un muet,
Comme un homme qui n'entend pas.
Psaume
Pendant qu'ils crachaient sur moi,
Je n'ai pas détourné mon visage,
J'ai rendu ma face comme un caillou.
Isaïe
— Béni soit Benoît Labre d'avoir ouvert tes yeux à cette magnificence des abaissements de Dieu, s'écria mon Guide. Son Nom est : « Saint, Saint, Saint » et Il veut être « mis au rang des scélérats » (Isaïe). Lui, le Principe de bénédiction, veut être regardé comme « le maudit suspendu au gibet » (Deutéronome, XXI). Lui le Verbe Éternel veut, dans toute sa passion, être « comme un homme sans parole et sans réplique » (Psaume). Lui, le plus beau des enfants des hommes, apparaît « un objet d'horreur ».
N'ayant plus ni forme ni beauté,
Un lépreux entièrement méconnaissable.
Isaïe
Mystère d'amour qui suscite au cœur des héros de l'humilité un appétit d'opprobres insatiable.
À force d'y plonger son esprit et son cœur, Benoît Labre s'identifia si bien à l'Ecce Homo qu'il en refléta l'image dans toute sa personne.
Et moi, dans l'impatience d'un tel triomphe sur l'orgueil, le cri d'Augustin me jaillit aux lèvres :
« Oh ! se quitter, mourir à soi-même pour parvenir jusqu'à Vous ! Oh ! ire, oh ! perire, oh ! ad te pervenire à tout prix, Seigneur, à tout prix ! »
— Ton ardent désir sera exaucé, répondit l'Archange, mais n'oublie pas que sans la grâce, toute l'énergie de Scœvola serait impuissante. Elle seule peut opérer la merveilleuse transmutation.
Comme le radium transforme des tissus malades, détruit des cellules mortes, en vivifie d'autres, ainsi le rayonnement des mystères du Christ exercera sur ton âme son action régénératrice, si tu sais le capter par une ardente contemplation. Sans attendre le combat, tiens donc tes yeux fixés sur ce mystère d'infamie, attire à toi sa vertu radiante, communie à la force et à l'amour qui en sont le principe. Fais-toi du Christ souffrant une absorbante image. Choisis dans la Passion les traits d'ignominie qui te pénètrent et condense-les en fulgurantes jaculatoires, car « il faut à la guerre des idées simples, précises »4 et toujours présentes à l'esprit.
Si malgré ton insensibilité, tu persévères sans jamais douter de la vertu de cette irradiation : elle agira peu à peu sur le foyer malade, comme ces rayons mystérieux qui, sans être ni vus ni sentis, ferment des cancers que la chaleur solaire ne pourrait guérir.
Tu prendras en abomination ce lâche souci de complaire et les alarmes de la vanité et ses excuses et ses répliques. Le silence du Christ devant l'opprobre te fera une bouche de bronze. Son voile de dérision te durcira le front contre les timidités de l'orgueil et sa couronne d'épines te sera un casque impénétrable aux coups.
Autres formes d’émotivité
Enfin l'Archange me dénonça le foyer d'impressions qui dilapident le plus de temps et de forces, l'obstacle universel à la concentration de l'amour : la grande peur de souffrir par la chair ou par le cœur. Par la chair trop soucieuse de bien-être ou par le cœur tourmenté de la créature et de mille fantaisies.
Après avoir déploré le sort de tant d'âmes inquiètes de l'avenir, attristées du passé, fatiguées du présent, toujours accrochées aux ronces de quelques soucis, jamais tout entières au devoir présent, Raphaël me parla ainsi :
— Le voyageur qui s'aventure dans les montagnes de la Nouvelle-Zélande se heurte à des forêts si impénétrables qu'il ne peut les franchir qu'en se maintenant sur les sommets. Ainsi quiconque veut soutenir une course héroïque doit sans cesse s'arracher aux broussailles des impressions et rester sur les cimes du sacrifice. C'est le moyen d'échapper aux embuscades du Malin toujours à l'affût de ces entraves pour vous embarrasser et vous torturer à plaisir. Il sait qu'à la guerre « le moral des troupes compte pour les trois quarts dans les forces réelles »5, et que le grand art est de se battre avec toutes ses forces sur un même point. Aussi cherchera-t-il sans cesse à vous diviser. S'il ne peut vous amollir par la sensualité, dit Catherine de Sienne, tout son effort sera de souffler en vous le trouble, le scrupule et la tristesse.
La force des Saints fut de refouler toutes ces alarmes par une seule crainte : celle de ne pas réjouir le Christ au moment présent 6. Ils y parviennent en s'appliquant à tout regarder dans la lumière de l'amour. Le spath du Labrador apparaît parfois comme une pierre sombre, mais si vous trouvez l'angle, il jette ses feux. Ainsi les héros dans les afflictions et les périls cherchent toujours l'angle éclatant. Quand Thérèse à cinq ans, aux Buissonnets, voit la foudre tomber dans un pré voisin, elle admire et se réjouit : « Il me sembla, disait-elle, que le Bon Dieu était tout près de moi ».
Partout et toujours les Saints ont cru à l'Amour d'une foi sans éclipse et sans remous. Ils ont cru à ses promesses :
Quand une mère oublierait le fils de ses entrailles,
Moi jamais !... je te porte gravé dans mes mains.
Isaïe
Ceux qui se confient en toi, Seigneur, Tu les protèges. Ils seront dans une perpétuelle allégresse.
Psaume
Transfigure ainsi les douloureuses pensées qu'un devoir impose, disait l'Archange, et triomphe des autres par une fuite farouche. Niente ti turbi 7. Que le Dieu de paix broie Satan sous tes pieds et qu'en toi triomphe le Lion de Juda.
— Depuis ma jeunesse, Raphaël, j'ai combattu à mort le Désolateur. J'ai entendu le crépitement de ses projectiles. Comme dans la guerre aérienne où tout l'art du chasseur est de se tenir dans l'angle mort de l'adversaire, de ne jamais se laisser prendre dans son champ de tir, je m'efforce d'échapper aux coups du Maudit par la promptitude de mes virevoltes. M'arrive-t-il d'être touché ? Comme l'aviateur blessé en plein vol se durcit dans une rage placide et s'arrache aux vertiges de l'évanouissement en dardant son esprit et ses sens sur tous les objets qui peuvent les réveiller : les instruments de bord, les villages lointains, le vrombissement du moteur, ainsi toujours soutenu de mes muscles comme d'une armure d'airain, je lutte corps et âme contre l'impression meurtrière, pour ne m'accrocher qu'à d'exaltantes pensées.
Non, je ne crains pas la bataille ; mais ce qui la rend parfois difficile, c'est que le Malin n'attaque pas avec ses couleurs. La pensée d'un sacrifice tout à coup m'inquiète. Est-ce un projectile du Maudit ? Une simple imagination ? Ou bien l'aiguillon de la grâce ? Ce discernement des esprits n'est pas toujours aussi clair que dans les livres.
Discernement des esprits
Tu disais vrai, ô mon Guide. Nous ressemblons parfois aux antennes réceptrices des pays tropicaux où, dans l'orageuse atmosphère, des ondes parasites se croisent, se brouillent et couvrent la voix. Nous saisissons par intervalles quelques bribes des divins messages, mais l'audition est parfois gênée par le tintamarre des impressions.
— Pour éviter la confusion des ondes terrestres, répondit l'Archange, vous accordez vos antennes et au moyen d'appareils de triage vous filtrez la note à recevoir, vous la dégagez des bruits parasites. Accordez ainsi vos âmes aux ondes de la grâce, habituez-vous à discerner l'Esprit. Quand le Seigneur parlait à Élie, ce n'était pas « dans le vent de tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu », mais dans un souffle léger comme un murmure.
— Je le sais, Raphaël, et tous les maîtres, tous les mystiques nous le confirment. Les voix de la nature ou du démon c'est le bruit, la brusquerie, la contrainte, la précipitation, le trouble. Quand l'Esprit parle aux âmes dociles, c'est la paix, la discrétion, la simplicité. Il ne les harcèle pas, ne les tourmente pas. Sa touche est suave, pacifiante, confortative : « Le joug du Seigneur est doux ». Et pourtant, certaines invitations au sacrifice qui semblent de Dieu provoquent les soulèvements de la nature, l'effroi, l'amertume. Ensuite seulement, quand nous avons cédé, le Seigneur passe comme une brise.
— Cette souffrance vient d'une imparfaite soumission. Tant que la nature résiste en quelque point, l'Esprit doit vous faire ces amoureuses violences, mais si vous vous rendez aux assauts de la grâce, à chaque fois la paix et la lumière étendent leur empire. L'action du Malin, au contraire, commencée dans la jouissance ou la peine, s'achève toujours dans le trouble et l'obscurité.
— Mais, Raphaël, ces agissements du Malin si manifestes dans leurs suites le sont moins dans leurs débuts. Comment les déjouer ? Ne faut-il pas se méfier des incitations au sacrifice qui brusquement nous distraient du devoir présent ; celles qui procèdent de la grâce, semble-t-il, ne surviennent pas à contretemps.
Mon Guide approuva vivement, mais fit cette restriction :
— L'opportunité de ces suggestions peut cependant vous échapper. Ne te laisse jamais impressionner par des coïncidences de temps et de lieux, d'événements ou de personnes ; qu'elles ne soient jamais pour toi des motifs de détermination. Si Dieu les utilise parfois pour vous rappeler sa Providence, Il n'entend pas vous conduire de cette façon. C'est le malheur des impressionnables de voir des décrets du ciel dans ces rencontres fortuites et de régler sur elles le mouvement de leurs pensées et de leurs actes.
Cherchez les inspirations de l'Esprit là où rayonne sa lumière, dans vos facultés raisonnables qui s'éclairent dans la prière.
Pour triompher de l’émotivité
Et pendant que parlait l'Archange, en moi-même je me disais :
— Est-ce donc si facile ? Quand notre âme est secouée comme la mer à l'équinoxe, quand notre imagination bouillonne, quand les impressions et les pensées se poursuivent comme des lames de tempête, quand l'écume saute sur le phare et cache toute lumière !
Mais me ressaisissant :
— J'aurai des oraisons de sauvetage toujours prêtes comme des canots de secours pour les gros temps et j'engagerai toutes mes forces pour me soutenir sur la tempête : mon bouclier de muscles à la fois comme brise-lames des impressions et soutien de ma ferveur, la véhémence de l'intonation pour couvrir le tumulte et l'ampleur du geste pour m'enlever au-dessus de la houle. Je m'accrocherai à d'exaltants souvenirs comme ces rugissements de saint Dominique : a gemitu tordis sui rugitus solebat emittere... et cet envol de tout l'être quand il faisait violence au ciel, les bras levés, mains jointes au-dessus de la tête, telle « une flèche enflammée lancée à travers le ciel par un arc divin ».
Et pour mieux dompter l'orage intérieur je m'aiderai d'une vision de paix : mon Sauveur viendra à moi sur les eaux tourmentées, calme, lumineux, le cœur en feu... à moi tendu éperdument vers Lui, je le presserai par ce cri d'Augustin : « Ô Vous qui commandez aux vents et à la mer, ô venez, venez ! Marchez sur les flots agités de mon cœur et il se fera un grand calme ».
Et je me répéterai les paroles du Maître : « Courage, c'est Moi, n'aie pas peur » (Marc). « Je suis avec toi ; ne jette pas des regards inquiets car je suis ton Dieu ; je t'ai saisi fortement, je t'aide, je te soutiens de ma droite triomphante » (XL, 1o).
Un doute pourtant projetait son ombre sur mon espérance. N'avais-je pas déjà tenté ces moyens de secours ? Que leur manquait-il pour triompher de mon émotivité ?
Mon Guide le précisa. Je devais, tout en priant, me faire plus de violence pour quitter l'orageuse pensée, sans chercher à me rassurer par d'humaines raisons. Pas de confiance sincère sans ce renoncement.
— Quand l'oiseau des orages a lutté, crié, gémi, disait l'Archange, il quitte les vents et les flots et se retire dans le creux du rocher.
Au soir de la grande tempête du calvaire, votre Sauveur a voulu qu'en son cœur percé un asile s'ouvrît à tous les hommes pour tous les orages de l'avenir. Dès que la bourrasque souffle, oublie tout et d'un grand coup d'aile retire-toi en ce refuge du Sacré-Cœur. Il n'en est pas de plus doux pour mourir à soi, en ce repos de Sa Sainte Volonté.
Et pour m'exciter à cette mort qui délivre de toute impression propre et qui seule permet la concentration des forces, mon Guide, une fois encore, me citait nos prouesses aériennes, me montrait parmi ces hommes de l'air la supériorité de ceux qui, à force d'entraînement, en arrivent à dompter toute émotivité.
S’encuirasser comme les vainqueurs de l’air
Souviens-toi de l'intrépide qui le premier franchit l'Océan : « Je m'enferme dans un cercueil, disait-il, je ne sais si j'en sortirai ». Cette disposition révélait plus de force que l'affirmation d'en sortir parce qu'elle prouvait plus de détachement. Je m'enferme dans un cercueil et pour tenter la magnifique aventure je suis prêt à me sacrifier. Le voilà délivré des dangereuses alarmes et de toute fatigue émotive. Il pourra se dépenser sans distraction ni partage 8.
Mais cette concentration ne s'improvise pas. Ce fou volant, comme vous le nommiez, n'en est venu là qu'après avoir mortifié tous les instincts de la nature, endormi ses réflexes dans des périls et des fatigues sans nombre. Avant d'affronter la nuit sur l'Atlantique, il a volé dans les ténèbres au-dessus des montagnes de neige, au-dessus des déserts, dans l'orage et la pluie, dans le brouillard, dans le grésil, ses ailes déformées par la glace, n'échappant à la mort que par des sauts en parachute.
Et votre Campeador. Regarde-le au sommet de sa trajectoire, quand il va sortir purifié du creuset des batailles. Il ne fut jamais plus libre et plus fort parce qu'il ne fut jamais plus détaché de la vie et de la gloire. Il a pesé toutes ses palmes au vent de la mort. Un autre poids l'entraîne. « Le devoir pour moi, disait-il alors, c'est quand on a tout à perdre et plus rien à gagner ». Il ne sacrifiera pas sa patrie à ses lauriers, il ne se dérobera pas aux victoires périlleuses ou sans témoins. Aucune entrave dans la fougue de son dévouement. Partout où l'appelle la bataille, il est prêt à « sauter dans la mort comme dans un cerceau »9. « Quand on n'a pas tout donné, on n'a rien donné ! »
— Ah ! Raphaël, tu me jettes dans la fournaise avec l'enthousiasme du Campeador. J'y consumerai les attaches sensibles, je brûlerai toutes les racines de l'amour-propre. Je m'élancerai dans cette mort de soi pour entrer dans la vie, j'y sauterai moi aussi « comme dans un cerceau ». Je ne crains plus cette libératrice qui prépare une telle renaissance. Au lieu de cette nuée de distractions qui offusquent notre vue, l'esprit purifié des Saints où les inspirations peuvent éclater sans trêve comme les étoiles filantes au ciel des Tropiques. Et leur volonté transformée qui n'éprouve plus que les sentiments du Christ et peut les suivre par premier mouvement, sans risquer à tout instant les illusions du sens propre ! Oui, Raphaël, je suis prêt à voler dans les nuits glacées, à m'enfermer dans le cercueil du renoncement pour entrer dans cette voie sublime où l'amour est plus un essor qu'un effort, une force qui nous oriente plus que nous ne la dirigeons, qui nous entraîne ou nous retient, pour nous faire vivre comme d'instinct la vie divine.
Jacques d’Arnoux, in Les sept Colonnes de l’héroïsme

1. Vouloir être saint avec l'audace des magnanimes, sans restriction et sans peur, à tout prix.
3. Vouloir être saint avec concentration, de toutes vos forces.
4. Vouloir être saint avec persévérance, dans la certitude du succès.

1. Cette implacable discipline de pensée semble bien avoir été chez les Saints la première condition de leur unité de vie. « La présence de Dieu et le retranchement des pensées inutiles, disait sainte Jeanne de Chantal, suffirait en peu de temps pour perfectionner une âme » (Lettre 56).
 Et sainte Madeleine-Sophie Barat pour mettre en garde une supérieure contre cette vaine activité de l'esprit lui donnait ce conseil : « Accoutumez-vous à vider vos puissances de l'occupation et du souvenir des choses et des personnes qui se succèdent. Dès que nous avons pourvu à une affaire, reçu une visite, laissons-en le succès à Notre-Seigneur et ne nous amusons pas à nous le rappeler, nous repaître peut-être de ce qui nous aura intéressé, du succès que nous avons eu, des louanges, qui sait ? L'amour-propre est si subtil ! Laissons tout cela et revenons de suite à la pensée de Notre-Seigneur, comme le poisson que l'on a sorti de l'eau et qui, lorsqu'il la revoit, s'y précipite ». (Brou, Travail et prière. Sainte Madeleine-Sophie Barat).
2. « Un homme, dit Tauler, peut mourir des milliers de fois par jour, et à chaque mort succède et correspond une vie plus féconde. Dieu ne peut pas refuser cette vie à cette mort. Donc, plus la mort sera complète, forte, douloureuse, plus la vie correspondant à cette mort sera douce, puissante et vraie. Chaque effluve de vie apporte à l'homme des forces nouvelles et le rend plus vaillant pour affronter une mort encore plus complète ». « Celui qui renonce à une jouissance par amour pour Dieu et par perfection évangélique, dit saint Jean de la Croix, recevra le centuple » (Montée du Carmel).
3. « Outre les commandements divins, dit saint François de Sales, il y a des inspirations célestes pour l'exécution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous élève au-dessus de nos forces, mais aussi qu'il nous tire au-dessus des instincts et des inclinations de notre nature, d'autant qu'encore que ces inspirations ne sont pas contraires à la nature humaine, elles l'excèdent toutefois, la surmontent et sont au-dessus d'icelle : de sorte que lorsque nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c'est-à-dire une vie qui est en toute façon hors et au-dessus de notre condition naturelle ». (Amour de Dieu, Saint François de Sales, VII, 6).
4. Mot de Foch.
5. Mot de Napoléon.
6. « Il me semble, écrivait la Bienheureuse Marie de l'Incarnation, que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire, d'autant que l'imagination étant frappée, l'esprit, si l'on n'y prend garde, est aussitôt ému, et il n'y a plus de paix ni de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m'a fait la grâce de m'attirer à une vie plus intérieure, je n'ai point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès que ce retranchement universel de réflexions sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu ou à la pratique des vertus » (Lettre à son fils du 22 octobre 1649).
7. « Que rien ne te trouble, » selon la recommandation habituelle de saint Jean Bosco.
8. Lindbergh. Il en fut de même pour miss Amelia Earhart, cette aviatrice qui renouvela l'exploit de Lindbergh. « Pendant ces heures de traversée n'avez-vous pas eu d'émotions, pas de défaillances ? » lui demandait Henry Bordeaux. « Oh ! non, je n'ai pas eu le temps. J'étais très occupée. Il fallait passer ». (Amitiés étrangères, H. Bordeaux).
9. Selon l'expression d'Henry Bordeaux dans son beau livre : la Vie héroïque de Guynemer. « Quand on n'a pas tout donné… » est une parole du héros à son père.