« Depuis un moment, il (l'abbé Donissan) n'est plus
seul. Quelqu'un marche à
ses
côtés ». Cette phrase
pourrait scander comme un leitmotiv chaque moment de la vie de l'abbé Donissan. Dans son
pèlerinage sur la terre, le héros de Bernanos n'est pas seul : près de lui chaque jour marche son
double d'ombre, et pas un instant il n'échappe au nocturne compagnonnage. Mais
avec lui aussi marche le compagnon de lumière, le Dieu d'amour que le psalmiste
chante :
Il donne
mission à ses anges
de te garder sur tous tes chemins ;
de ses mains il te portera
pour que ton pied ne heurte pierre...
de te garder sur tous tes chemins ;
de ses mains il te portera
pour que ton pied ne heurte pierre...
Psaume 91, 11
Le héros de Sous
le soleil de Satan apparaît comme l'enjeu d'un combat sans mesure : Dieu et le mal, le ciel et l'enfer
se disputent cette âme. On pense au prologue du livre de Job où nous voyons
Dieu accorder à l'Ange déchu
le pouvoir de tenter son serviteur fidèle. Ainsi la vie de Donissan est-elle sans cesse
traversée par des éclairs de grâce, mais d'une grâce qui, jusqu'au dernier
jour, reste ambiguë :
grâce du ciel
ou vertige de l'abîme ?
Lumière de
charité ou soleil de Satan ?
La déclaration de guerre
En effet, le
chemin que parcourt l'abbé Donissan
passe
véritablement par l'enfer. Et l'enfer, dans le monde romanesque de Bernanos,
est une présence. La première fois que Donissan éprouve cette présence, sans encore la reconnaître,
c'est au moment où, pour la première fois, il éprouve la joie. Cette joie, il
la ressent comme une tentation, et sans doute est-ce là une subtile ruse du
maître trompeur. La possibilité était alors, semble-t-il, donnée au vicaire de Campagne
d'échapper au combat harassant qui commence. Bernanos suggère qu'il eût pu choisir une voie d'abandon total et, en ce
sens, il y a là sans doute un premier refus, un péché. Car la voie de l'humble
abandon, la simplicité du consentement, n'était-ce pas à ce moment la vraie voie d'amour ?
Nous citerons longuement le récit de cette première rencontre avec le
tentateur, car elle donne le schéma désormais constant des tentations de Donissan.
Il y a d'abord le don d'une grâce (ici la joie), grâce ressentie comme
incompréhensible par le bénéficiaire :
Ainsi les
mille voies de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cœur
de l'abbé Donissan
avec une rage damnée se turent ensemble. La tentation
ne s'apaisait pas :
elle n'était plus. La volonté de l'abbé Donissan, à la limite de
son effort, sentit l'obstacle se dérober, et cette détente fut si brusque que
le pauvre prêtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eût
manqué sous lui. Mais cette dernière épreuve ne dura qu'un instant, et l'homme
qui tout à l'heure se
débattait sans espoir sous un poids sans cesse accru, s'éveilla plus léger
qu'un petit enfant, perdit la conscience même de vivre, dans un vide délicieux.
I, 2 ; Pléiade, p. 144
Don singulier
que cette joie, pour un être habitué aux tourments d'une véritable agonie
spirituelle. Notons l'expression : « plus léger qu'un petit enfant ». Il semble que Donissan par cette
grâce inattendue retrouve la douceur qu'il avait connue une première fois dans
son enfance. Or cette douceur, déjà il l'avait repoussée avec inquiétude comme
trop facile. Ici encore, l'origine de ce don de la joie reste ambigu. En fait, le récit donne l'impression qu'aux
yeux du romancier, cette joie vient réellement de Dieu. Mais Donissan, lui, n'est
pas prêt à accepter cette grâce qui invite à l'abandon, à la dépossession de sa
volonté de combattant. Il attend autre chose, et ce qui vient — ce que par son attente même il
appelle — c'est le
combat. Ou plutôt son attente, inconsciemment, appelait quelqu'un : l'adversaire, et celui-ci vient
aussitôt.
Il semble
donc bien qu'il y ait eu un choix : la paix était vraiment offerte, mais dans ce don, l'homme
n'a vu qu'une trêve dangereuse par sa douceur même, il l'a vécue dans l'attente
muette de la guerre d'avance désirée.
La vie de cet
homme étrange, qui ne fut qu'une lutte forcenée, terminée par une mort amère,
qu'eût-elle été, si, de ce coup, la ruse déjouée, il se fût abandonné sans effort à la
miséricorde —
s'il eût appelé au secours ? Fût-il devenu
un de ces saints dont l'histoire ressemble à un conte, de
ces doux qui possèdent la terre, avec un sourire d'enfant roi ?... Mais à quoi bon
rêver ? Au moment
décisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais d'un irrésistible élan. À
l'approche de l'adversaire, il s'emporte, non de crainte mais de haine. Il est
né pour la guerre ;
chaque détour de sa route sera marqué d'un flot de
sang.
Pléiade,
p. 147
En un combat
douteux
Ce combat,
modèle de tous les combats à venir dans la vie de l'abbé Donissan, il est aisé
d'en distinguer les phases. La première victoire que marque l'adversaire se
situe au moment où le prêtre se trouve dans l'impossibilité d'implorer le
secours divin. Cette impossibilité en effet correspond à une attitude profonde
— et involontaire — de
refus :
« la volonté déjà cabrée échappe à la main qui la
sollicite : une autre
s'en empare, dont il ne faut attendre ni pitié ni merci » (Pléiade, p. 147). Et, sous l'impulsion de cette volonté démoniaque, Donissan s'acharne
contre les dons mêmes de Dieu. Contre la joie d'abord :
Cependant, la
joie mystérieuse, comme à
la pointe de l'esprit veille encore, à peine
troublée, petite flamme claire dans le vent... Et c'est contre elle, ô
folie ! qu'il va se
tourner présent.
Pléiade,
p. 147
Celui qui est
désormais présent à l'âme de Donissan
l'empêche de
comprendre, d'accepter dans sa simplicité l'amour de Dieu et le « bonheur d'une paix sans
victoire ». Une sorte d'orgueil dément pousse
le jeune prêtre à refuser de goûter les fruits de sa paix sans avoir combattu.
Au fond, il refuse la gratuité d'un don qui ne se mérite point, ne se conquiert
point par les travaux et les combats car :
Si le
Seigneur ne bâtit la maison
En vain peinent les maçons ;
Si le Seigneur ne garde la ville,
en vain la garde veille.
En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard et
mangez-vous le pain de la douleur :
Dieu donne plus à son bien-aimé tandis qu'il dort.
En vain peinent les maçons ;
Si le Seigneur ne garde la ville,
en vain la garde veille.
En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard et
mangez-vous le pain de la douleur :
Dieu donne plus à son bien-aimé tandis qu'il dort.
Psaume 127, 2
Donissan, lui, refuse
de moissonner ce qu'il n'a pas semé et méconnaît l'invitation du maître de la
moisson. Ainsi va-t-il
s'acharner,
avec une sorte de masochisme —
car les
fruits de Satan sont fruits de haine, et c'est d'abord la haine de la créature contre
elle-même — détruire ce
qu'il prend pour une dangereuse illusion : « il lui faut déraciner cette joie ». Et la fureur démoniaque se résout
dans une sorte d'accès de rage contre lui-même.
Mais en
s'acharnant contre lui-même, il s'acharne aussi contre son adversaire. Dans un
premier temps, lorsqu'il reconnaît la puissance étrangère, Donissan regarde son
propre visage dans un miroir : Satan prend, pour ainsi dire, l'apparence de l'homme
qu'il tente. Donissan
se tourne-t-il vers
lui-même, son adversaire pour un instant l'emporte ; se tourne-t-il vers Dieu, son secours, le double
dérisoire s'effondre vaincu (c'est ce que l'on voit dans la scène de larencontre avec le maquignon dont Satan a pris les traits (I, 3 ; Pléiade p. 162-184), et où il est vaincu à la prière). De même, dans l'Evangile, Pierre peut
marcher sur les eaux tant qu'il regarde le Christ, mais s'enfonce lorsqu'il se
regarde lui-même et se voit perdu dans la tempête.
Ce combat
livré par Donissan
au moment de
se mesurer avec la « tentation du
désespoir » se retrouve
très exactement dans toutes les grandes scènes de tentation du roman. Cette
structure permet de souligner l'ambiguïté qui existe, dans la vie de Donissan, entre
l'action divine et l'influence satanique.
On a l'impression que Satan triomphe.
Mais en fait, la dernière phase de ce combat appartient à l'invisible protagoniste :
Dieu arrache chaque fois Donissan à sa rage destructrice.
La miséricorde et la colère
Il y a plus, et l'épisode de Mouchette est
à cet égard exemplaire : les fautes mêmes de Donissan apparaissent
comme un instrument de la grâce ; de son action dans les âmes que le
prêtre croise en chemin.
Dans un premier temps, la lucidité
qui fait reconnaître à Donissan
la pécheresse, comme il avait reconnu
le juste dans le carrier Jean-Marie Boulainville, est la lucidité d'un surnaturel amour. Il voit, pour ainsi
dire, Mouchette avec le regard du Dieu de miséricorde, et c'est cette
participation à la tendresse divine qu'il traduit par
le mot de pitié :
Que voyez-vous ? demandait-on au saint homme. Quand
voyez-vous ?
Quel
avertissement ?
Quel
signe ? Et il répétait, d'une voix d'enfant
studieux auquel échappe le mot du rudiment : « J'ai pitié... j’ai seulement
pitié ! »
Ainsi,
à la vue de la jeune fille, c'est la lumière de la charité qui éblouit son
regard.
Quand il avait rencontré Mlle
Malorthy
sur le
bord du chemin, une violente pitié était déjà dans son cœur. N'est-ce point
ainsi qu'une mère s'éveille en sursaut, sachant de toute certitude que son
enfant est en péril ? La
charité des grandes âmes, leur fraternelle compassion semblent les porter d'un
coup au plus intime des êtres. La charité, comme la raison, est un des éléments
de notre connaissance. Mais si elle a ses lois, ses déductions sont
foudroyantes, et l'esprit qui veut les suivre n'en aperçoit que l'éclair.
I,
3 ; Pléiade p. 198
Dans l'affrontement de Donissan et de Mouchette où s'affrontent la
haine et l'amour — Satan et Dieu —, Donissan surnaturellement voit la vie de Mouchette dans sa
vérité : digne d'une infinie pitié plus que de
colère ou de mépris. C'est bien cette révélation qui bouleverse la jeune
fille : lorsque le prêtre achève de lui
conter son histoire, elle est comme dépossédée du souvenir qu'elle conservait
jalousement comme un unique et dérisoire trésor : son crime. C'est pour échapper à cette dépossession qu'elle se débat 1. Elle
voudrait au moins penser que c'est elle qui a fait l'aveu du meurtre,
non qu'elle est livrée transparente à cet amour inconnu. Devant cette pitié
débordante, Mouchette la mal-aimée
se révolte dans un misérable sursaut d'orgueil.
À ce moment
devrait s'achever le rôle de Donissan :
la vision
surnaturelle lui est en effet retirée. Mais une fois de plus, le jeune prêtre
se refuse à s'abandonner humblement à la volonté de Dieu, à partir sans savoir
si ses paroles ont, oui ou non, frayé dans le cœur de Mouchette le chemin de
l'amour. Une fois de plus, ce refus est un muet appel à celui-là même qui
soutenait la révolte de Mouchette chancelante. C'est lui désormais qui semble
animer Donissan
de cette
fureur avec laquelle il s'acharne sur sa misérable victime. Ses premières
paroles n'étaient sans doute pas moins violentes mais alors l'animaient le zèle
de Dieu, la sainte jalousie pour le Christ, et l'immense pitié pour une âme qui
passe à côté de l'amour. À présent, il s'acharne comme furieux d'avoir perdu
l'étrange grâce. Il clame maintenant ce don qui lui fut fait, comme pour se
mieux convaincre de sa réalité :
Je t'ai
vue ! Je t'ai vue
comme peut-être aucune créature telle que toi ne fut vue ici-bas. Je t'ai vue
de telle manière que tu ne peux m'échapper...
I, 3 ; Pléiade p. 203
Alors, il
reconquiert la vision un moment perdue, mais l'origine de ce don n'est plus la
même. Cette fois, ce n'est plus la vision de l'amour mais de la haine. Il voit
le péché comme en lui-même, dans sa hideur, toute bassesse lui devient
transparente.
Et déjà
montait dans ses yeux la même lueur de lucidité surhumaine, cette fois
dépouillée de toute pitié. Le don périlleux, il l'avait donc conquis de
nouveau, par force, dans un élan désespéré capable de faire violence même au
ciel. La grâce de Dieu s'était faite visible à ses yeux mortels : ils ne
découvraient plus maintenant que l'ennemi, vautré dans sa proie.
I, 3 ; Pléiade p. 204
À ce moment, Donissan se trouve
véritablement sous le soleil de Satan. Car c'est bien une lumière qui lui
est donnée, mais une lumière glacée. De même Mouchette voyait clairement la
misère morale de son amant Gallet.
La lumière
que donne Satan est comme issue d'un astre qui dessèche tout dans l'impitoyable
clarté d'un midi sans ombres, sans reliefs et sans profondeur, soleil aux armes sans pitié. C'est la claritas sine caritate (clarté sans
charité), éclatante et inhabitable. Apparemment, il est donné à Donissan de pénétrer
une seconde fois au plus profond de l'être, mais en fait, il ne voit pas ce qui
fait le fond même :
dans le
dernier des pécheurs, l'image, défigurée, mais chère encore au cœur du Père, du
Fils bien-aimé.
L'offrande à Satan
En apparence
donc, Satan, cette fois, a gagné : dans le cœur de Donissan d'abord, ivre de haine et de mépris, mais surtout dans
le cœur de Mouchette :
n'est-elle
pas, cette fois, au fond du désespoir ? Dépossédée de tout ce qui lui donnait l'illusion d'une
existence singulière, d'un poids sur la terre, dépouillée, réduite à rien, la voici qui appelle au
secours son abominable amant :
C'est alors
qu'elle appela —
du plus profond, du plus intime, d'un appel qui était
comme un don d'elle-même — Satan [...]. La voici sous nos yeux, cette
mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant... Sa vie
est un secret entre elle et son maître, ou plutôt le seul secret de son maître.
Satan alors
répond à l'appel de la
désespérée, et Mouchette comble la mesure du mal en se donnant la mort (I, 3 ; Pléiade p. 212-213). Cet appel qui est comme un don est parodie de la grâce comme
attrait et comme don. Seule la créature humaine peut le faire (et non Satan) en
pervertissant la grâce divine. On se livre à Satan parce que Dieu nous donne le
pouvoir de nous donner ;
Satan ne se
donne pas, n'a rien à
donner. C'est
en quoi la possession diffère du « lui en moi et moi en lui ». Bernanos atteint peut-être ici une
limite — en tous cas, Sous
le soleil de Satan l'atteint — il y a un « don offert et
reçu » de Satan (p. 213).
L'enfer de la
charité
Mais en fait,
l'histoire de Mouchette ne s'arrête pas au moment où elle se tranche la gorge
devant son miroir — c'est une
fois de plus Satan qui prend possession du pécheur absorbé dans la
contemplation de sa propre image. Bernanos laisse, il est vrai, planer une
ambiguïté complète sur la réalité de cette conversion in articulo mortis mise en doute
par les autorités ecclésiastiques. Néanmoins, le romancier semble bien suggérer
au lecteur que Mouchette est finalement sauvée. Singulier salut, dira-t-on, puisque la
conversion passe par un suicide — suicide dont Donissan apparaît bien responsable. Mais la condition même du
salut de Mouchette n'était-elle pas qu'elle passe par ce dépouillement suprême,
par ce comble de pauvreté où l'ont réduite les paroles du prêtre ? Mouchette revenait errer près du
château de Cadignan,
lieu de son
crime, comme pour mieux se convaincre de la réalité du souvenir. Or c'est de ce
crime même que Donissan
la dépouille
et en quelque manière l'absout (absoudre signifie : délier). Après cette étrange « confession » où le prêtre a conté à la pénitente muette sa propre
histoire, Mouchette est comme vidée de sa folle illusion. Il ne reste pour
ainsi dire plus rien d'elle-même, rien sur quoi Satan puisse assurer sa prise.
Celle qui « n'a porté que
de faux crimes »
n'a plus de
rempart à dresser
contre la grâce.
Ainsi peut-on
penser que l'enfer si constamment présent dans la vie et dans la pensée de Donissan n'y est
peut-être que parce que l'étrange prêtre est, dans la main de Dieu,
l'instrument de la grâce qui doit vaincre l'enfer même. La vocation propre de Donissan est
d'arracher le pécheur à
son péché et
c'est pourquoi sans doute les puissances de l'ombre tentent de conquérir à la fois le pasteur et son
troupeau. Mais jamais, jusqu'au dernier moment, il n'est de sûre victoire.
Un aspect
essentiel de la vie de Donissan,
c'est une
sorte de sacrifice de lui-même offert pour les pécheurs qui lui sont confiés.
On sait d'ailleurs quelle tentation il finit par avouer l'abbé Menou-Segrais :
La possession
de tant d'âmes par le péché [...] m'a souvent transporté de haine
contre l'ennemi [...].
Pour leur salut, j'ai offert tout ce que j'avais ou
posséderais jamais, ma vie d'abord — cela est si peu de chose ! — ...les
consolations de l'Esprit Saint, ...mon salut si Dieu le veut !
I, 4 ; Pléiade p. 227
Ainsi la
Jeanne d'Arc de Péguy commence par s'écrier :
Ah ! s'il faut,
pour sauver de la flamme éternelle
Les corps des morts damnés affolés de souffrance,
Livrer aussi mon corps à la flamme éternelle,
Mon Dieu, livrez mon corps à la flamme éternelle.
Les corps des morts damnés affolés de souffrance,
Livrer aussi mon corps à la flamme éternelle,
Mon Dieu, livrez mon corps à la flamme éternelle.
Et s'il faut,
pour sauver de l'absence éternelle
Les âmes des damnés s'affolant de l'absence,
Livrer mon âme même à l'absence éternelle,
Mon Dieu, livrez mon âme à l'absence éternelle !
Les âmes des damnés s'affolant de l'absence,
Livrer mon âme même à l'absence éternelle,
Mon Dieu, livrez mon âme à l'absence éternelle !
On voit ce
qu'un tel vœu peut avoir de blasphématoire : comment en effet la damnation pourrait-elle racheter
la damnation ? L'enfer n'est
pas une punition que l'on pourrait subir à la place du damné, mais le péché
lui-même se voulant lui-même et ne voulant connaître que soi, enfermé en soi.
En enfer, « jamais
l'innocence ne souffre, car la souffrance elle-même est une faute » (Hegel), celle de voir le feu de
l'amour divin comme feu infernal. Comment d'autre part offrir, non pas sa vie,
mais la volonté divine de grâce sur nôtre âme, qui nous appartient si peu
qu'elle nous destine à
lui ? 2
Pourtant Dieu
ne fait point fi de cet amour en délire. On pourrait montrer comment, dans le
récit de Bernanos, la vie de l'abbé Donissan reproduit, mais avec un côté lumineux, la nocturne
existence de Mouchette. Donissan
va jusqu'à
vivre lui-même une sorte de suicide spirituel, lorsqu'il s'acharne à détruire en lui-même la flamme de
l'espérance. Ainsi, il y a une sorte d'échange, de rachat, par lequel Donissan, le serviteur
de Dieu, en vivant lui-même l'enfer, paie rançon pour la « petite servante de Satan ». Sa prière sacrilège, Dieu l'exauce
en la tournant de telle sorte qu'elle ne soit plus une offense à l'amour divin : Donissan implorait
l'enfer en échange des âmes, il lui est donné de se tenir en enfer sur la
terre.
L'histoire de
l'abbé Donissan
est
l'histoire d'une âme qui, tout au long de son cheminement, est l'objet d'un
débat entre la haine et l'amour. Aussi est-ce l'histoire d'un combat. Ce
combat, le prêtre, même lorsqu'il croit aspirer à la paix, l'appelle, au fond, de son vœu le plus cher,
en soldat de Dieu. Mais surtout, il l'appelle par son désir passionné de
s'offrir en sacrifice pour les âmes ; jusque dans les dangereux excès où il semble près d'être vaincu par
l'ennemi, il reste le berger qui veut donner sa vie pour ses brebis. Le danger
est pour lui d'offrir plus que sa vie terrestre : sa vie éternelle, et de se perdre
ainsi avec eux qu'il voulait sauver, dans un désespoir fraternel avec Mouchette
la suicidée. Il faut toute une vie à ce violent pour apprendre que le ciel ne souffre
violence que de l'amour.
Martine Bottino,
in Résurrection n°40 (1972)
1. Un magnifique passage (I, 3 ; Pléiade p. 204-207) nous fait assister à une sorte
d'autopsie des traces du péché originel chez Mouchette. Son péché est pris dans
la toile des péchés de tous ses ancêtres. La solidarité dans le péché est
l'envers de la communion des saints, qui seule peut la défaire. À partir du
Christ ressuscité, l'exultation devant le Dieu-avec-nous remonte les
générations (par exemple jusqu'à Abraham, cf. saint Irénée, Contre les
Hérésies, IV, 7, 1), et, avec la
joie de la résurrection, la lumière aimante du jugement.
2. On
remarquera l'emploi du verbe posséder dans la citation de Bernanos et
l'accumulation des possessifs dans celle de Péguy.