[ndvi] En écho à Laudato Si', ce poème d'émerveillement devant la Création, de tristesse devant ce que nous en faisons, de vertu d'Espérance, et de sourire en Croix.
I
Ô François, fils de l'Ombrie par les cyprès assombrie, descends des cieux
comme d'une montagne. Il faut que tu nous accompagnes dans cette vallée de
Bigorre où, telle que l'aurore, s'est levée l'Immaculée.
Viens-t'en avec nous, à
Lourdes ! Dans la cuisine antique où crie le grillon de Cendrillon, nous
avons pris le sac, la gourde et le bâton, et le manteau où il fait bon quand il
pleut ou vente.
Nous voici prêts. L'Hostie est dans
nos cœurs. Nous avons entendu la messe matinale. Je pense que tu ne tarderas
plus, ô François, car, pour que tes pieds troués s'y posent, un ange effeuille
le jour naissant comme une rose pâle.
Te voici ! Tu arrives tout droit
du Paradis. Te voici, tel que jadis lorsque l'ombre de l'Alverne s'étendait sur
Assise comme une caresse de Dieu au front de la population au seuil des taudis
assise.
Quelque enfant se levait à ton
approche, ô Bernardone, fils du drapier ! Et, nu-pieds, un genou à terre
comme quand on prie, il baisait ta corde qui a lié les mains de Jésus-Christ.
Tu poursuivais vers ta roche où, dans la fente, par la vertu du Saint-Esprit,
la colombe s'accroche.
II
Avec François donc, de bon matin,
nous nous sommes mis en chemin le long de la Joyeuse, la rivière de Hasparren,
ainsi nommée parce qu'elle est rieuse.
Voici le nom des chrétiens qui, dans
ce rêve, firent escorte au grand saint : Claudel, Thomas Braun, Charles
Lacoste, Léon Moulin, Johannès Joergensen, et votre serviteur Francis Jammes.
Tenez leurs âmes, Notre-Dame !
Claudel est né en Tardenois, pays du
froment et des noix ; Thomas Braun en Belgique où la bière on boit en
fumant des pipes. Lacoste est né à Bordeaux où l'on voit d'imposants
bateaux ; Moulin, je ne le sais pas bien ; Johannès sur la mer
Baltique où il repêche les hérétiques ; Francis Jammes est né dans les
Hautes-Pyrénées que les fleurs émaillent : à Tournay.
À midi, près d'un monastère
bénédictin, où le moine Michel est mon ami, nous avons rompu le pain. Un tel
avait des œufs durcis ; et du poulet froid celui-ci ; et du saucisson
un autre. Et nous buvions, échangeant nos outres. François semblait gai de nous
voir manger aussi bien que parler et boire. Il fit comme nous, mais il faut
croire que, pareil à l'ange de Tobie, quoiqu'il parût boire et manger, en Dieu
seul il puisait la vie.
À l'heure où le soleil qui gagne
oblige les brebis, dans la montagne, à se grouper, opposant leurs cornes et se
prêtant l'ombre mutuelle de leurs corps, François avec nous assis sous l'un des
rares beaux arbres du pays, nous dit :
« Bénie soit la
Très-Sainte-Trinité qui permet en ce jour d’Été aux poètes de se grouper, le
cœur en paix, comme les pépins dans un fruit et les oisillons dans leur
nid ! La joie qui déborde nos cœurs vient assurément du Seigneur.
« Quelle grâce là nous est faite !
Mes agneaux, le métier de poète est d'être heureux malgré tout. Il y faut du
courage beaucoup ; du courage malgré l'orage et les naufrages ;
malgré la fièvre que donnent les marécages ; malgré les durs
visages ; malgré l'âge. Contre tout, il faut être heureux en Dieu !
« Ce courage, il nous en faut
aujourd'hui davantage qu'à cet âge où la terre était belle ! J'ai connu le
temps où les mirabelles tombaient dans nos mains ; où les tourterelles, le
long des chemins, chantaient aux tonnelles une tarentelle ; où l'église était dans le
cœur d'un arbre, sans or et sans marbre, mais pleine de foi ; où le
solitaire demandait pardon pour tant de richesses, pour tant de largesses, dont
nous faisait don le Dieu qui est si bon : les fleurs, les oiseaux, tous
les animaux, les lacs, les fontaines, ce qui nous amène à trouver tout beau, à
lever les paupières vers la vraie Lumière qui est sortie du Tombeau.
« Hélas ! mes chers petits
frères : depuis que je suis ici, descendu du Paradis, je trouve fort amère
cette terre dont je vous disais que, jadis, elle était comme un feuillage tout
sonore de ramages sous la chape de l'Été. Que nous aurions sujet d'être
attristés, si nous n'étions les hérauts de la Joie que donne la Foi !
« Là où les arbres s'étendaient,
si nombreux qu'on prétendait que les écureuils pouvaient, dans leur marche
légère, sans même effleurer la fougère, s'en aller de Hasparren jusqu'au rivage
marin, il n'y a plus que des ajoncs et du sable, tant fut exécrable la cupidité
des bûcherons !
« Bien pis ! ces ajoncs,
sans souci du mal qu'il fait à la sève des forêts, le pâtre les brûle pour
avoir une herbe rase. Et, le soir, le ciel s'embrase de sinistres incendies
remplaçant les beaux feux qu'allumaient les extases, dans les nuits de France
et d'Ombrie.
« Où gîtera le lièvre, s'il n'y
a plus de halliers ? S'il n'est plus de bois, où perchera le ramier en
Automne ? Ce n'est sûrement pas sur les pylônes qui conduisent la mort des
âmes et des corps d'Aspe au Pays basque ? Remplace-t-on un vivant par un
masque ? Et, d'ailleurs, châtiés dans l'homme par Dieu, les chênes qui
faisaient la gloire du ciel bleu çà et là dressent leurs squelettes hideux.
« Où la taupe se
terrera-t-elle ? À peine trouve-t-elle dans les prairies spongieuses où
s'élèvent ses mottes granuleuses quelques radicelles, Sa fourrure est douce comme la mousse. Elle
laboure à sa guise, pourquoi l'empêcher de vivre ?
« La perdrix de corail, où
voulez-vous qu'elle aille ? Où pondra-t-elle ses œufs si, à la place du
soutrage, elle ne trouve qu'un genêt calciné ? Elle craint le renard. Mais
le renard lui-même n'aura plus de terrier dans le bois qu'on ravage. Et où se
tapira, durant la chasse, si le ruisseau n'est plus couvert d'aulnes amers, la
bécasse qui passe ?
« Plus près de nous, voyez ces
pauvres blés ? Il suffisait jadis, pour les multiplier, que la terre fût
bonne. Mais, Dieu me pardonne ! Voyez comme on les a sciés ! Ce n'est
plus avec la faucille aux mains des filles comme au temps de Booz et de Ruth.
Maintenant la machine brute rase la paille au pied et rend le champ teigneux.
Non plus que la perdrix, la caille ne sait plus où ménager son nid. Elle s'est
plainte à Dieu, après avoir pondu à
découvert dans ce désert. Il lui a répondu : la race paysanne est
devenue vorace. Pour moi et toi, il n'y a plus de place.
« Le pivert, dont la voix fut
l'éclat de rire des bois, ne trouve plus un vieux tronc pour le percer en rond
et mettre ses petits au nid ; et l'escarbot cornu ne trouve même plus
d'écorce vermoulue où loger son ver blanc ; ni l'essaim bourdonnant une
fente pour y couler son miel. Même le ciel, puisqu'il n'est presque plus
d'herbe ni de ramée, ne sait plus où poser sa rosée ».
III
Après qu'il eut parlé ainsi, François
bénit alentour le pays. Aussitôt la lande toute grande de se couvrir de fleurs
et de fraîcheur ; le troupeau de s'éveiller et paître des herbes fines
dans les ravines ; le berger de se mettre sous les hêtres ; les
tourterelles, gonflées par le zéphir comme par un soupir, d'accourir à
tire-d'aile ; une agreste chapelle de se percher sur un chêne ; les
écureuils de bondir, avec du soleil dans leur soie autour des pieds nus de
François.
Nous vîmes venir un vieux lièvre. Il
portait une blessure à l'oreille, une patte en écharpe et une jambe de bois.
La taupe et le, mulot vinrent du bord
de l'eau. Nous vîmes sur la lande les perdreaux se lever par bandes. Ils se
posaient à nos pieds et doucement circulaient, replets, agiles comme des
reflets.
Et, encore que ce fût l'Été, la
bécasse avait déserté la Sibérie. On la vit crouler avec un doux cri.
Bientôt, toute la faune des bois fut
autour de saint François ; le renard même.
Sous cette bénédiction nous voyions
au loin, dans les feuillages, un doux village comme d'une Terre Promise. Des
blés y bougeaient sous la brise. François, nous les montrant, nous dit :
« Là-bas se prépare l'Hostie ».
IV
Sous la conduite de François,
Claudel, Braun, Lacoste, Moulin, Joergensen et moi poursuivîmes le pèlerinage.
Les visions bénies s'étant évanouies,
la fraîche nuit brilla dans tout son éclat. C'est alors que Claudel
chanta :
« Étoiles, êtes-vous ces autres
bergeries dont nous parle Jésus-Christ ? Des prairies s'étendent-elles,
autour de vous, toutes fleuries ?
« N'est-ce une cascatelle qui,
d'une étoile, s'élance, et dont le bruit est amorti par le silence — ce silence
cher à François dans la solitude des bois ?
« Lune ! sur qui se posent
les pieds de Marie et qui, accompagnes, pas à pas, dans la nuit, le pèlerin qui
prie : tu es si fluide qu'il semble que de toi naisse la mer ; que tu
emplisses son lit amer de ton élément lumineux.
« Partout où j'ai porté mes
pas : à Ceylan, où le peuple mange le miel sauvage avec la mangue ;
en Chine où l'on met à la cangue le martyr avant son trépas ; au Japon où
le sol trembla ; en Amérique où l'on échange ; à Jérusalem où Jésus
mourut en poussant un grand cri ; à Rome où Pierre a fait son nid et, du
haut de la sédia, bénit, dans le calme balancement des palmes et le chant du
Magnificat, l'univers prosterné dans tant d'îles et tant de villes, tu me
consolas de l'exil, lune qui brilles !
« D'autres astres me
trahissaient, par ma longue course lassés, mais tu me fus toujours fidèle,
toujours tu me montras ton zèle.
« Dans les moindres interstices
tu te glisses, image de la grâce qui jamais ne se lasse.
« Montre-toi plus belle que
jamais, en cette nuit où tu accompagnes, au-dessus de la montagne, celui
d'Assise, François qui épousa la croix et qui pria tant de fois à ta lumière
indécise ! Des larmes brûlaient ses paupières, cependant que,
compatissante, tu les rafraîchissais mêlant ta rosée transparente aux roses
écarlates des très saints stigmates ».
V
« Tu as bien parlé du ciel, dit
saint François à Paul Claudel ; mais non de moi ! qui fus l'une des
plus viles créatures de la terre. Dans quel enfer serais-je allé brûler, si Dieu
dans sa miséricorde ne m'avait tiré par ma corde ?
« Ce firmament que tu chantes,
hélas ! des bêtes bien méchantes le sillonnent maintenant : bêtes de
l'Apocalypse, pondeuses d'œufs de feu, armées de griffes, engins de guerre. À chaque instant périssent de
doux enfants qui les domptent, soit que l'hélice se rompe, soit que l'aile se
casse, précipités dans l'espace où ils semblent engloutis par le soleil.
« Hélas ! ces monstres qui
circulent, tachant l'azur de ce siècle incrédule, en ont chassé les anges.
Ceux-ci en sont réduits à ne plus rendre à la terre visite que la nuit, comme
ils firent dans le ciel de la Noël ».
Comme François levait la main, nous
regardâmes de toute notre âme. Au-dessus de nous, je vis une tonnelle où
couraient des treilles vermeilles. C'était la tonnelle de mon enfance. Entre
les feuilles apparaissaient des êtres dont les longues ailes s'accrochaient aux
étoiles. Plus gracieux que le printemps, ils demeuraient un instant suspendus
et palpitants. Et puis ils tournoyaient ainsi que fait la neige. Et, parfois,
dix ou douze, sur une même ligne, s'avançaient comme des bateaux que la brise
pousse sur l'eau.
Quand ils se rapprochaient on les
entendait qui chantaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux.
Et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté ».
Nous entonnâmes la suite de l'hymne,
réglée par saint François. Nos voix suivirent longtemps les anges qui remontaient.
Alors François nous dit :
« Nous avons assez marché
aujourd'hui. Endormons-nous dans ces champs qui sentent la menthe, jusqu'à ce
que l'alouette chante ».
VI
Ce fut Thomas le Belge qui nous
éveilla. Et voici comme il nous chanta dans un français un peu rude, qu'on
parle à Gand ou à Dixmude :
« Une harmonie sans pareille
frappe mon oreille. Ne suis-je à Bruges, quand les carillons égrènent leurs
notes pures par millions ?
« Voici que, de tous les
sillons, une agile rosée s'élève qui fait un ciel chantant et mobile. Les
alouettes sont innombrables comme les grains de sable. Et pourtant le Seigneur
connaît chacune par son nom : à Chaume-qui-s'enroue, Menthe-trempée répond,
et Fléchette d'argent à
Brise-qui-se-joue. Clochette-des-prairies sonne, et Goutte-de-pluie
tinte par intermittence, cependant que la plus hardie, appelée Folle-avoine,
pousse un tel cri que l'on en demeure étourdi.
« Jusqu'où vont-elles
s'élever ? Plus haut que le soleil et que le pater et l’ave, là
où les poussent leur ivresse et leur désir insensé du ciel.
« Ainsi les âmes insatisfaites
des poètes auxquelles tout manque, et d'autant qu'elles ont davantage
reçu !
« Bon François, conduis-les vers
les eaux du matin argentin où toute soif s'apaise, où finit tout malaise, où
dans l'immense silence des élus le chant de l'éternité commence,
« Prélude de l'aurore à cette
plénitude, je vous entends dans ce voile sonore d'alouettes qui recouvre les
champs, de Brabant en Bigorre. Debout, amis ! C'est la diane diaphane.
Dans la rustique chapelle dont s'abaisse le toit, allons entendre la messe aux
genoux de saint François. Nous prierons pour tous les nôtres, unissant nos
mains entr'elles, comme alouettes leurs ailes, et mangeant au même Pain que le
Christ pétrit et donne, afin que, d'un même cœur, les pèlerins le consomment ».
François fut si ravi de ce chant si
touchant que, sur Thomas, il fit le signe de la croix — cependant que les
alouettes s'entendaient dans l'aurore, encore que, si haut, on ne les aperçût
plus.
VII
De là on vint à Bidache, où se trouve
un vieux château qui se mire dans l'eau de la Bidouze calme entre ses pelouses.
Elles sont bordées de noisetiers, d'aulnes, de peupliers et de coudriers.
C'était le vendredi. Nous prîmes notre repas de midi sur l'un de ces herbages
par les feuillages abrité. Il y régnait la paix. Tout devenait plus frais, à
mesure que nous nous éloignions de l'Euskarie que les bergers ont noircie avec
leurs incendies. En Gascogne, les clochers succèdent aux clochers sans que, pour aller les chercher, le
piéton peine autrement que dans la plaine où croissent les marjolaines,
Or, étant assis pour rompre le pain,
le cœur plein de joie d'être avec saint François, nous assistâmes au miracle
admirable dont on a parlé tant de fois : quand il prêcha aux poissons.
Ceux-ci vinrent à foison, élevant leurs ouïes d'or au-dessus de l'eau qui dort.
Le saint leur dit que c'est leur grand
honneur, en somme, de servir à l'abstinence des hommes qui est agréable au
Seigneur.
De ces poissons plusieurs, par grand
amour, s'étant élancés de la rivière sur la terre, retombèrent aux pieds de
saint François afin qu'on les cuisît. Mais celui-ci prétendit que jamais il ne
souffrirait qu'on, les plaçât dessus un gril, tant ils étaient gentils, et tant
ils avaient fait vite le sacrifice de leur vie. Et de façon bien honnête, il
les remit lui-même à la rivière, et non sans leur jeter des miettes, qu'ils
happèrent en remerciant à leur façon par des sauts qui faisaient des ronds.
Ce qui fait que les pèlerins durent
se contenter de pain et de quelques harengs étiques, depuis longtemps desséchés
et pêchés dans la mer Baltique. Et notre repas fut plus doux que le miel,
malgré le sel, car nous entendîmes, dans la rivière, tout en mangeant, les
poissons d'or et d'argent faire chanter la lumière.
C'est ici que Charles Lacoste chante,
car on l'en prie — si grande est sa modestie :
« Certes ! François, je me
suis efforcé souvent de peindre l'Oise où se fond la turquoise avec émeraude et
saphir. Il m'a toujours paru que, sur cette rivière, passe une si douce brise
qu'elle pourrait souffler dans la Terre-Promise. Cependant je n'en ressentis
d'aussi douce jamais que celle qui maintenant glisse sur la Bidouze ».
« Ami, lui dit François, que
cela ne t'étonne ! Quand je rejetais les poissons, je leur donnais ma
bénédiction au nom du Sauveur des hommes. Celui-ci n'a-t-il pas, comme symbole
ici-bas de son saint nom, voulu l'humble poisson gravé dans l'ombre des
catacombes ?
« Or, sitôt que la vérité se
mêle comme la brise que tu as dite aux choses, elle les divinise ».
VIII
Le même jour nous gagnâmes
Peyrehorade où nous couchâmes. Le lendemain, nous ne repartîmes que dans la
soirée à cause d'un orage.
En vue d'Orthez nous arrivâmes dès
l'aube blanche d'un dimanche, comme les cloches de Saint-Pierre, où j'ai
enseveli mon père et fait baptiser mes sept enfants, sonnaient la messe la
première. Nous y allâmes tout d'abord, comme il sied à de pieux routiers, demandant à Notre-Dame de
nous continuer les grâces de son Fils. Et, comme chaque jour, nous communiâmes.
Après quoi à l'humble maison de mes
ancêtres nous fûmes. Jamais plus son toit ne fume ! Il n'y a personne.
Mais sans qu'on frappe ni sonne, elle s'est d'elle-même ouverte aux pèlerins.
Dieu seul l'habite. J'en reconnus vite la cour toute fleurie, sans doute par
l'Amour : car, jamais au grand jamais, en décembre ni en mai, elle n'a
reçu d'hôte, prince ou roi, plus illustre que François. Et même, je crus
entendre mes morts ressuscités de leurs cendres descendre l'escalier de bois.
Quand nous eûmes lavé nos pieds dans
la bassine du puits, mes grand-tantes nous offrirent des fruits et de l'eau
dans la cruche de terre. Je me dis que c'était un rêve, ou la fièvre, et j'en
fis part à François.
« Les âmes que tu vois sous
cette apparence, me dit-il, nous servant dans l'ombre en silence, sont
peut-être dans la souffrance, et ont besoin de nos prières pour parvenir à la
Lumière ».
Cette halte à Orthez me fut chère.
J'y crus revoir, à l'église, bien des disparus : des prêtres que j'ai
connus, un tel ou une telle qui sont au cimetière ; les anciens
marguilliers, si honnêtes, aux gros livres et aux grosses lunettes.
Nous repartîmes, le lundi, après la
messe. J'aurais dû chanter la ville de mes morts vénérés. Mais ma gorge se
serrait.
À Lacq, quittant la route poudreuse,
nous gagnâmes la berge ombreuse d'Abidos. Là, le gave diligent entoure de ses
bras d'argent des archipels de feuilles et de soleil. Tant miroitaient ses
vaguettes, nous les prîmes pour des alouettes, volant vite, dans ce second ciel
que fait sur terre la lumière des rivières. C'est un pays de pêcheurs de médiocre
fortune, dont les éperviers déployés dans la nuit éclaboussent la lune sur les
graviers.
Il y a une église ruinée, mal coiffée
comme une vieille femme. Telle qu'une âme y veille une flamme tout petite. Un
pot de grandes-marguerites, devant l'autel, en était le seul ornement. Il
suffisait au Sacrement qui reçoit les moindres hommages au village.
Saint François y étant entré avec
nous demeura une heure à genoux, en extase, et les fleurs en étaient
illuminées. Sans doute, en ce grand jour d'été, dans l'humble et divin asile le
saint retrouvait-il sa Dame Pauvreté.
Quand nous fûmes ressortis, à la fin
de l'après-midi, nous nous assîmes sur la grève. Je vis passer, dans mon rêve,
deux chasseurs ; l'un, votre serviteur au printemps de la vie, l'autre,
son cher ami Bordeu, tel qu'il était au milieu de son âge, plume au bonnet,
seigneur de son village, suivi d'un chien et moi du mien.
Lors, toute ma jeunesse qui se passa
dans les bois déborda de mon cœur, ainsi qu'un vin divin qui m'eût versé tout à
la fois et l'allégresse et la tristesse.
Sans rien dire, François mit sur ma
main sa main doucement arrosée de la rosée de la croix :
« La bénédiction soit sur toi,
lui dis-je, qui sais que, par ici, a passé mon jeune âge comme un orage léger
dans le léger feuillage. Toi-même, ô François, si pur pourtant, n'as-tu aimé la
primevère et le verre qu'on lève, avec de bons enfants sur la mousse des
bois ?
« Tu me rendis la vie avec la
Poésie dont tu es le pur Patron, parmi les anges ; la Poésie au beau
front, qui n'est qu'une louange de la Création, et que l'on rapporte à Dieu.
Rien n'échappe à cette louange : ni la pomme sur le ciel bleu, ni le
troupeau qui sonne, ni l'oiseau emportant un brin de laine, ni une seule herbe
dans la plaine.
« Fruste et auguste tout à la
fois, souvent aussi savant que l'est celui d'Homère, ton pipeau nous rendit les
charmes du soleil, les forêts pleines de charmes, la lune et les eaux qu'elle
éclaire : de telle sorte qu'en écoutant quelques-unes de tes chansons,
moi, mauvais garçon, sans foi ni loi, je subissais déjà l'enchantement des
amants de l'Amour. Jusqu'à ce qu'accablé, un jour, — ce fut en juillet, au plus
lourd des blés qui s'exaltent, — je fisse halte pour puiser dans ta corbeille
tes fruits pleins d'aurore vermeille ».
Je me tus et je vis que François
pleurait de joie.
IX
Le lendemain, dès l'aube, quand la
chaleur se dérobe sous une brume assez épaisse, nous repartîmes d'Abidos pour
Artix où nous eûmes la messe. Nous continuâmes vers Lescar. C'est là que Léon
Moulin, notre doux pèlerin, eut, dans mon songe, licence de renouveler le
miracle si admirable que fit autrefois François avec les oiseaux des bois.
Ceux-ci,
quoique notre ami ne chantât qu'un
air sans paroles qui, au gré du vent, s'envole, le suivirent si bien que
lorsque nous entrâmes dans la belle cathédrale, il y eut sur les imposantes
dalles recouvrant les seigneurs du Béarn et leurs dames, une pluie de cailles
et de râles, de becs-figues et de verdiers, de mésanges et de mûriers,
d'alouettes et de fauvettes, de pinsons et chardonnerets, de huppes, de
pluviers dorés, qui se mirent tellement à piailler qu'on crut qu'ils allaient
réveiller les morts et les faire sonner du cor.
Comme de Léon Moulin le métier est
d'enseigner aux écoliers, qui souvent ne sont pas sages, il nous dit avec
à-propos :
« Mes chers petits garçons font
un pareil ramage, mais on le nomme du tapage. Car, les oiseaux sont enfants,
excepté que leur école est aux champs, que leur alphabet est un chant. Et plus
heureux pourraient-ils être, puisqu'ils ont saint François pour
maître ? »
François fut vite couvert, tout
autant qu'un arbre vert, des pieds au capuchon, d'ailes et de chansons. Nous
vîmes même un pinson picorer la prière à même les lèvres du saint qui, bon
enfant, le laissa faire.
L'homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu — dit l'Évangile. Et cet oiseau si
habile trouvait sans doute qu'il n'est sur terre aussi doux grain que la prière
de François.
X
À Pau nous entrâmes par le parc royal
où nous mangeâmes et soupâmes. La cloche de cristal qui sonne à Saint-Martin
nous tira de notre somme. Nous reprîmes nos besaces, pour la messe de grand
matin, puis nous regardâmes, de la Terrasse, se lever le soleil vermeil.
Là, Johannès Joergensen nous déclara
que jamais il ne vit, sinon à Assise, plus belle escalade du ciel que celles
que font les Pyrénées qu'on dirait soulevées par la brise.
« Beau ciel de Pau, salut,
chanta Joergensen. Tu annonces déjà la Vierge. Comment ne serait-elle point
descendue sur les berges qui s'étendent, si bien fleuries, jusques à Bétharram
et Lourdes ? Seul, le fils d'une terre sourde et aveugle comme est celle
d'Elseneur peut comprendre l'exil d'une telle lumière. Lorsque j'ai tenu dans
mes doigts, ô François, tes chansons toutes palpitantes de soleil, comme des
papillons, j'ai ressenti combien manque le Ciel à une terre protestante.
« Quittant la saison froide et
les ports solennels, les bâtiments aux cordes raides sous le givre, l'ennui de
vivre, et les tristes écoles où la parole s'emploie à nier le Dieu qui nous la
donne, j'ai gagné le bleu paradis de l'Ombrie où j'ai guéri mon mal cruel avec
l'Amour.
« Que béni soit ce jour où,
sortant de l'auberge,
je me traînai à peine convalescent vers l'Alverne d'où redescendaient, portant
la Vierge, les pâtres beaux et puissants. Qui donc pouvait éclairer leurs
visages d'un tel bonheur sinon l'Amour lui-même ?
« Au curieux touriste, triste et
blême que j'étais, quelle grâce n'as-tu obtenue, ô François, en ce déclin
d'été ? Tu m'as conduit au Christ et à sa douce Mère par la voie de la
tranquille beauté.
« Je n'ai eu qu'à la suivre, et
j'ai prié ! Elle est encore, à cette heure, la cause de mon profond
bonheur ! Oui, de cette Terrasse de Pau qu'ont louée tant de poètes, d'où
nous voyons ces banquises, qui n'ont rien de celles de mon pays, flotter dans
la lumière et la brise, j'évoque Assise et toute sa splendeur ».
Ainsi chanta Joergensen de tout son
cœur. Pourquoi fallut-il, hélas ! quitter au plus tôt cette ville ? C'est que l'écho de fêtes
viles, la vision, dans les avenues, de filles qui contrastaient avec la
candeur d'un paysage qui venait de nous éblouir, nous pressèrent de partir pour
Lourdes, capitale de la Pénitence.
XI
Lourdes est toujours immense. Je la connais
depuis l'enfance, car je suis né tout auprès. Ce sont des prés sans nombre,
couleur de feuille de noyer ; des frênes aux frémissantes ombres au bord
d'un gave capricieux ; des foules qui, comme lui, s'écoulent ; tous
les malheureux de la terre ; des processions ; des invocations ;
des oriflammes ; des bannières ; des lumières ; des
prières ; des âmes...
Et, comme un lis clos dressée, tenant
le moins de place possible pour ne pas gêner les autres, dans le creux de la
roche où elle est perchée : la Vierge !
Nous nous agenouillâmes devant elle.
Nous étions émus comme des trembles sous le vent. Nous vaquâmes à toutes nos
dévotions, ce jour-là et les jours suivants. Au bout de ce temps, François
s'attristant peut-être parce qu'il allait nous quitter et nous laisser sur
cette terre de misère, pria ainsi, près de la grotte, à l'entrée de la nuit.
Nous comprîmes alors combien l'époque présente lui est amère :
« Divine Mère, dit-il, qui êtes
apparue à Bernadette, la bergère, le long du rû ; et qui nous avez ainsi
montré, une fois de plus, combien vous aimez l'humilité : Nul lieu, plus
que celui-ci, n'est parfumé par votre rosaire qui, feuille à feuille, s'égrène
sur l'eau claire. Je vous recommande ces pèlerins qui veulent que je guide
leurs pas incertains dans votre montagne. Ce sont de pauvres poètes. Ils
s'efforcent d'être chrétiens.
« Vous savez combien la vie leur
est dure au milieu des païens. Je ne soupçonnais point, sur cette terre, tant
de misères que je viens d'en voir en passant par la ville et par la campagne.
« Pour celle-ci, les paysans
l'ont décimée, brûlant tout, coupant tout par avarice. Les monts où les aigles
nichaient sont tout couverts de cicatrices. Les hommes ont déclaré la guerre à
leur propre terre. Que craignaient-ils des étrangers ? Leur danger, c'est
eux-mêmes, qui effacent peu à peu l'œuvre de Dieu.
« Mère, prenez pitié de ce
peuple qui se donne à Satan ! Lorsque j'allais de l'Ombrie en Syrie, je ne
vis point, dans le royaume du Soudan, de telles mœurs. Les femmes qui usurpent
le nom de chrétiennes sont bien plutôt d'Athènes, sorte d'idoles étranges, se
rasant la tête, donnant le change.
« Jadis, dans mon Ombrie chérie,
entre les cyprès, les vierges s'avançaient long vêtues sur les prés, les
cheveux sous un voile, abaissant sur leurs yeux pareils aux pures étoiles leurs
cils ombrageux.
« Celles-ci imitaient, Mère, ce
que vous fûtes ; non point la joueuse de flûte, qui oublie de garnir sa
lampe d'argile avec l'huile de l’Évangile, vierge folle pour qui la loi de Dieu
est une herbe qui vole ;
« Mais la femme forte des
Proverbes, qui tient le livre de raison de sa maison.
« Retenez de nouveau le bras de
Dieu qui a déchaîné dans sa juste colère une terrible guerre. Où gît notre
espérance ? Le sol de la France est criblé de noms de morts, autant qu'il
y a de grains de blé, autant que le sable a de trous. En courroux, la terre
tremble et les fleuves débordent. À Lourdes, de plus en plus rares se font les
miracles. Votre divin Fils semble dire : ‘laissez-moi dans mon tabernacle’.
« Ô Fiancée de Joseph !
Vous savez que le mal
principal du siècle est l'absence de sentiment et ce veau d'or que l'on adore.
Si le cœur ne sait pas se passer de raison, la raison ne peut se passer du
cœur. Vous n'avez point demandé au Charpentier, pour l'aimer, combien lui
rapportait son métier. Enlevez-leur
ce cœur de pierre et donnez leur un cœur de chair.
« Les fiancées de jadis, qui
déposaient au pied de votre autel des lis de neige au cœur de miel comme leur
âme, et qui se vouaient à vous, où donc sont-elles ?
« Nous nous passons de l'Amour
et nous voulons jouir malgré lui, déclarent aujourd'hui les jouvencelles.
Hélas ! Judas l'avait dit avant elles.
« Si pauvres que soient mes
compagnons de route que j'ai conduits ici, au milieu de cette déroute, ils ont
dans leurs vieux sacs de toile recueilli les dernières chansons où roulent,
pêle-mêle, les étoiles, les oiseaux, les papillons, les pierres et les fleurs
tout ce qu'ils ont pu trouver de l'œuvre du Créateur que la dureté de l'homme
n'ait pas anéanti.
« La part qu'ils ont choisie est
la divine Poésie, que j'ai aimée. Qu'elle soit proclamée toute belle, remise en
honneur ! Faites-la fructifier dans les cœurs ; qu'elle soit une
constante prière. Soyez, ô Mère, la Patronne des poètes qui écoutaient les
chœurs des laboureurs qui s'en revenaient de Spolète ».
Ainsi le saint parla.
C'est alors que vers nous s'avança la
Vertu d'Espérance. Vêtue d'une robe blanche, elle tenait d'une main un archet
et, de l'autre, un violon où elle cachait sa joue et ses cheveux blonds. Elle
arrivait de l'Orient.
« Je suis votre sœur, nous
dit-elle, ô poètes ! la sœur de ceux qui jamais ne se lassent ; qui,
lorsque la longue fatigue les terrasse, s'endorment sur leurs besaces
poussiéreuses, rêvant d'une vie bienheureuse.
« Rien ne les décourage ; aucun
orage. Et ne leur restât-il, dans le désert, que le coquillage de leur manteau,
ils y verraient, ils y entendraient toute la mer battant ses plages. Et,
n'eussent-ils qu'un bâton à planter dans le sable, ils en feraient sortir des
eaux inépuisables, et des vergers aux fruits délicieux ».
L'Espérance nous souriait. Les cieux
s'ouvraient au-dessus d'elle à tire d'aile. Elle posa l'archet sur la corde de
la miséricorde.
Et, dans la lumière, une plainte
tendre s'éleva. C'était la prière des poètes de France qui répondait à
l'Espérance, et qui forçait Dieu d'avoir pitié.
Et l'archet allait et venait de plus
en plus lentement. On ne l'entendait plus, qu'il brillait encore dans
l'éternelle aurore.
Je ne voyais plus François.
Et il me sembla que le Christ en croix,
après avoir nommé son Père,
nous souriait à travers les larmes de
sa Mère.
Francis Jammes, in Le Rêve
franciscain