J'ai dit que l'Orient et le monde
païen paraissaient trop vieux pour mourir. La chrétienté était marquée du sceau
contraire. La chrétienté a subi un certain nombre de bouleversements dont le
christianisme est mort chaque fois. Il est mort et s'est relevé de chacune de
ses morts, car son Dieu sait comment on sort du tombeau. Lors des
bouleversements qui ont secoué l'Europe – et c'est là le trait le plus
extraordinaire de sa longue histoire –, loin de se trouver englouti, il s'est
renouvelé. Si la foi ne cesse de convertir le monde, ce n'est pas en tant que
religion ancienne, mais en tant que religion nouvelle. Un préjugé trop partagé
cache souvent ce fait historique, notamment, chose curieuse, aux bruyants
spécialistes de la dénonciation des préjugés. Ils répètent sans relâche que les
prêtres et leurs cérémonies ne sont pas la religion et que les organismes
religieux tiennent du trompe-l'œil. Je me demande s'ils saisissent à quel point
c'est vrai. Trois ou quatre fois au moins dans l'histoire de la chrétienté, le
christianisme a paru rendre l'âme et presque tout le monde attendait sa fin.
L'événement s'est trouvé masqué, à différentes reprises, par la survivance de
cette religion officielle que nos savants critiques se targuent de démasquer.
Le christianisme demeurait la religion officielle d'un prince de la Renaissance
ou d'un évêque du dix-huitième siècle, comme la mythologie demeurait la
religion officielle de Jules César, et l'arianisme celle de Julien l'Apostat.
Mais entre Jules et Julien, il y avait un abîme, car l'Église avait commencé
son étrange carrière. Rien ne s'opposait à ce qu'un homme comme Jules César
rende aux dieux des honneurs publics, et se moque de Jupiter en privé. Quand
Julien voulut dresser l'acte de décès du christianisme, le mort se révéla
vivant. Jupiter, en revanche, s'obstina à rester coi. Le cas de Julien et de
l'arianisme est le premier des exemples brièvement esquissés ici. L'arianisme,
on l'a vu, était un pas raisonnable sur la route qui conduisait à
l'anéantissement de la superstition constantinienne. La foi avait franchi les
étapes habituelles : elle était devenue respectable puis rituelle, et quelques
adaptations l'avaient rendue rationnelle — les rationalistes se préparaient
d'ailleurs à en effacer les ultimes vestiges, exactement comme aujourd'hui. La
brusque réapparition du christianisme, qui les balaya, fut presque aussi
inattendue que la résurrection du Christ. Il y a d'autres exemples de ce processus.
À peu près au même moment, les missionnaires irlandais se ruèrent avec toute
l'impétuosité de la jeunesse à l'assaut d'un monde vieilli et peut-être même
d'une Église vieillissante. Quelques-uns furent martyrisés sur les côtes de
Cornouailles, et je tiens d'un archéologue spécialiste de la région, non dénué
d'humour, que ces moines n'avaient pas été massacrés par des païens mais par «
des chrétiens assez tièdes ».
Si nous examinions la question plus
avant, ce qui n'est pas le propos de ce livre, nous verrions, je crois, que le
scepticisme et l'indifférence ont plusieurs fois vidé le christianisme de sa
substance : il n'en restait que la coquille, comme l'écorce du paganisme a
survécu très longtemps au cœur de l’arbre païen. Mais il y aurait cette différence
que nous verrions ressurgir chaque fois des enfants aussi ardents que leurs
pères étaient tièdes. La Contre-Réforme a succédé à la Renaissance. Les
nombreux renouveaux catholiques de notre temps succèdent au déclin du
dix-huitième siècle. Et je pense que l'on pourrait trouver beaucoup d'autres
exemples qui parleraient d'eux-mêmes.
La foi n'a pas survécu à la façon
dont elle aurait pu subsister en Asie et dans l'Europe antique, où les
mythologies et philosophies se côtoient éternellement dans l'indifférence ou la
tolérance réciproque — au sens où des druides seraient parvenus à survivre
jusqu'à nos jours. Elle s'est renouvelée perpétuellement au sein de ce monde
occidental souvent bouleversé, qui a usé tant de systèmes et d'institutions.
L'Europe, fidèle à la tradition romaine, n'a jamais cessé de se révolter et de
se reconstruire, restaurant sans cesse une république universelle. Elle
commençait toujours par rejeter cette vieille pierre qu'elle reprenait, à la
fin, comme pierre angulaire, allant la chercher dans les décombres pour
couronner le Capitole. Les pierres levées qui ont chu gisent toujours sur le
sol. Aucun jeune druide couronné de gui ne vient danser en l'honneur du soleil
parmi les alignements de Carnac. On ne signale aucun menhir roman malencontreusement
remplacé par un menhir rococo, ni de dolmen gothique complété dans le style
nouille. Les hauts lieux druidiques n'ont pas à craindre le vandalisme des
restaurations.
L'Église d'Occident n'habitait pas un
monde où les choses étaient trop vieilles pour mourir, mais un monde où elles
étaient toujours assez jeunes pour se faire tuer. D'ailleurs, aux yeux d'un
observateur superficiel, elle fut plusieurs fois mise à mort, et parfois
disparut d'elle-même. Il en découle un fait difficile à décrire mais que je
crois réel et d'une certaine importance. De même qu'un spectre est l'ombre d'un
homme, et en ce sens l'ombre de la vie, de même quelque chose comme l'ombre de
la mort traversait par intervalles cette vie indestructible. La foi aurait-elle
dû mourir, le passage de l'ombre aurait marqué l'heure de sa mort. À ce
moment-là, ce qu'elle avait de mortel disparaissait. Si je puis risquer cette
image, je dirais que le serpent muait, puis poursuivait sa route. Mais il est
plus vrai et plus convenable de dire que l'horloge sonnait et que rien
n'arrivait, ou que l'on entendait résonner les tambours d'une exécution
éternellement reportée.
Pourquoi cette inquiétude sourde mais
générale du douzième siècle dont on a si bien dit que Julien semblait alors se
retourner dans son sommeil ? Pourquoi le scepticisme profond que supposait
l'assaut du nominalisme contre le réalisme — car le réalisme, luttant contre le
nominalisme, luttait contre le rationalisme et peut-être contre quelque chose
de plus destructeur encore —, pourquoi ce scepticisme apparut-il si tôt dans la
demi-lumière qui suivit le haut Moyen Âge ? Eh bien, voici. Comme il avait paru
à certains que l'Église n'était qu'une composante de l'Empire romain, d'autres,
plus tard, pensèrent que l'Église n'était qu'une composante de l'ère qui
s'achevait. L'Empire avait sombré, le Moyen Âge le rejoignait dans la nuit des
temps : l'Église, puisqu'elle n'était qu'une ombre de la nuit, devait disparaître
avec eux. Ce fut une fois de plus le passage de l'ombre de la mort,
c'est-à-dire une fausse mort. De même qu'un triomphe de l'arianisme, une
victoire du nominalisme, plus radicalement sceptique que le simple athéisme,
aurait constitué un premier aveu de faiblesse du christianisme. La question
était ouvertement posée lorsque la nuit médiévale céda la place à cette lumière
que nous appelons les temps modernes. Quelle fut la réponse ? La réponse fut
Thomas dans la chaire d'Aristote rassemblant tout le savoir et des écoliers par
dizaines de milliers, et jusqu'à des paysans et des serfs vivant, faméliques et
loqueteux, autour des grands collèges pour s'initier à la philosophie
scolastique.
Que signifiait ce frémissement de
peur qui fit le tour de l'Occident à l'approche de l'islam et peupla nos
chansons de geste de cavaliers sarrasins, apparitions surprenantes sur les
côtes de la Norvège ou des Hébrides ? Pourquoi des Occidentaux dont, si je ne
me trompe, le roi Jean, furent-ils accusés d'être secrètement musulmans, comme
d'autres sont accusés d'être secrètement athées ? Pourquoi certains maîtres
s'inquiétèrent-ils si fort du rationalisme de la lecture arabe d’Aristote ? Il
est rare que les maîtres s'inquiètent ainsi, sauf quand il est trop tard. La
réponse est que beaucoup de gens croyaient probablement au fond d'eux-mêmes à
la conquête de la chrétienté par l'islam, à la supériorité d'Averroès sur
Anselme, à la suprématie réelle aussi bien qu'apparente de la culture
musulmane. Une fois de plus, sans doute, une génération entière, celle qui
atteignait l'âge mûr, était irrésolue, lasse et déprimée. L'avènement de
l'islam n'était jamais que l'avènement du socinianisme 1 avec
mille ans d'avance. Cela devait paraître à beaucoup le cours normal, rationnel
et prévisible des choses. Quelle dut être leur surprise ! Il y eut des milliers
et des milliers de jeunes hommes lancés, avec toute la fougue de la jeunesse,
dans l'exubérante contre-attaque des Croisades. Il y eut les fils de saint
François, les jongleurs de Dieu qui chantèrent sur tous les chemins du monde.
Il y eut le gothique filant vers le ciel comme un vol de flèches. Le monde se
réveillait. Avec le drame cathare, une brèche s'ouvrit au cœur de l'Europe, où
s'engouffra une philosophie nouvelle — le pessimisme — qui faillit en finir
avec le christianisme. Cette philosophie avait un air des plus modernes car
elle était aussi vieille que l'Asie, ce qui est le cas de la plupart des idées
modernes. Elle marquait le retour des gnostiques. Pourquoi revenaient-ils ? Parce
que c'était la fin d'une époque, comparable à la fin de l'Empire, qui aurait dû
entraîner celle de l'Église. C'était Schopenhauer planant sur l'avenir, c'était
aussi Manès ressuscité des morts afin que les hommes aient la mort… et la mort
en abondance.
Tout cela est plus clair lorsque l'on
aborde la Renaissance dont nous savons plus de choses parce qu'elle est
historiquement plus proche de nous. Mais de cette époque même, plus riche
d'enseignements qu'on ne le croit souvent, nous ne savons pas tout. La Renaissance
fut une époque beaucoup plus confuse qu'on ne l'admet généralement. Quand les
protestants font de Latimer un martyr du protestantisme, les catholiques
répondent en faisant de Campion un martyr du catholicisme : les uns et les
autres oublient que, parmi les victimes de ces persécutions, beaucoup furent en
fait des martyrs de l'athéisme, de l'anarchie, et même du satanisme. Dans ce
monde, presque aussi agité que le nôtre, on trouvait des champions de
l'inexistence de Dieu, des partisans de la déification de l'homme, et
d'intarissables discoureurs. Si nous avions accès à la conversation des
intellectuels du temps qui suivit la Renaissance, nous serions sans doute
choqués par l'impudence de ses négations, dont les propos attribués à Marlowe
sont sans doute représentatifs. La période de transition entre l'Europe d'avant
la Réforme et celle d'après fut comme la traversée d'un gouffre
d'interrogations. Cependant la réponse ne varia pas. De même que le Christ
avait marché sur les eaux, de même le christianisme, alors, marcha dans les
airs.
Mais, pour que ces exemples éloignés
dans le temps soient probants, il faudrait descendre dans le détail. Les choses
sont plus claires dans le cas de la Renaissance, dont le paganisme vint à bout
du christianisme avant que, contre toute attente, ce dernier rejaillisse. Mais
il est un exemple proche de nous, encore plus clair et plus manifeste : c'est
le grand déclin de la religion qui commence au temps de Voltaire. Il nous
touche de fort près, car nous avons vu nous-mêmes le déclin de ce déclin. Les
deux siècles qui ont suivi Voltaire ne peuvent être évoqués avec autant de
concision que les quatrième et cinquième siècles ou les douzième et treizième.
Le processus si souvent répété est ici à portée de main : nous pouvons le saisir
sur le vif. Nous savons à quel point d'abandon de sa religion officielle peut
en venir une société, sans néanmoins l'abolir officiellement. Nous savons que
les hommes peuvent être devenus agnostiques bien avant de songer à faire
disparaître les évêques. Et nous savons que ce déclin si proche de nous, que
nous avons tenu pour le déclin ultime, s'est achevé par un retournement
incroyable — mais habituel. La foi conquiert les jeunes plus que les vieux. La
jeune génération frappe à la porte, disait Ibsen, sans imaginer un instant
qu'elle frappait à la porte de l'Église.
En cinq occasions au moins —
l'arianisme, les Albigeois, l'humanisme sceptique, l’après-Voltaire et
l’après-Darwin — la foi parut condamnée. Et cinq fois, elle a enterré ses
vainqueurs 2. Dans le cas le plus proche de nous, il est
possible de considérer en détail la gravité de l'effondrement et l'étrangeté du
redressement.
Que n'a-t-on pas dit du mouvement
d’Oxford et du renouveau parallèle en France ? Le point le plus évident,
l'effet de surprise, est pourtant resté dans l'ombre. Car cette surprenante
renaissance catholique était aussi une énigme. Aux yeux de la plupart des gens,
la rivière semblait désormais couler à l'envers, remontant de son embouchure
vers ses montagnes natales. Quiconque a fréquenté la littérature du
dix-huitième et du dix-neuvième siècle sait que tout le monde ou presque se
représentait alors la religion comme un fleuve qui ne cesse de gagner en
largeur tout au long de son cours, jusqu'à ce qu'il se dissolve dans la mer infinie.
Certains pensaient qu'une cataracte interromprait son cours en catastrophe. Le
plus grand nombre attendait qu'elle s'élargisse en un estuaire paisible. Tous
auraient tenu pour une sorcellerie qu'elle inverse son cours. En d'autres
termes, la masse des modérés pensait que la foi s'adapterait lentement, tandis
que quelques esprits forts pensaient qu'elle s'adapterait rapidement, pour ne
pas dire qu'elle s'évanouirait. La société libérale et scientiste de Guizot et
de Macaulay fut sans doute plus certaine qu'aucune autre de la direction que
prenait le monde. L'accord était unanime, seule l'allure était discutée.
Beaucoup voyaient venir avec crainte, un petit nombre avec sympathie, la
révolution jacobine qui guillotinerait l'archevêque de Cantorbéry ou l'émeute
libertaire qui pendrait les curés aux réverbères. Alors, par un prodige qui
leur parut contre nature, l'archevêque qui devait perdre la tête reprit sa
mitre, et notre respect des dignitaires ecclésiastiques, loin de diminuer,
s'étendit aux plus humbles prêtres. Cette révolution à l'envers, contraire à
toutes leurs prévisions, les laissa pantois.
En bref, alors qu'ils ne discutaient
plus que sur la rapidité d'un courant dont la direction ne faisait aucun doute,
ils s'aperçurent qu'une force indistincte mais puissante remontait la rivière.
Il y avait là, pour une raison essentielle, un vrai sujet d'agitation, au
propre et au figuré. N'importe quel objet inerte peut descendre la rivière,
seul un être vivant peut la remonter. Un chien crevé peut bondir dans les
remous d'un torrent avec la légèreté d'un lévrier, mais seul un chien vivant
peut nager à contre-courant. Un bateau de papier peut suivre la houle avec
toute l'élégance arrogante d'un navire féerique, mais s'il navigue contre le
vent, il est sûrement aux ordres des fées. Le large fleuve du progrès apparent
emporta sur ses eaux tranquilles nombre de démagogues ou de sophistes aux
gestes incohérents, sans plus de vie réelle que les virevoltes d'un
épouvantail. Il charriait aussi d'innombrables philosophies pareilles à ces
bateaux de papier qu'un geste transforme en chapeau de gendarme. Et rien
n'indiquait que les éléments vivants ou même vivifiants qu'il entraînait de la
même façon aient été vivants ou vivifiants puisqu'ils se contentaient de suivre
le courant. L'autre force, au contraire, était indiscutablement,
inexplicablement vivante car, mystérieuse et immense, elle nageait à
contre-courant. Cela ressemblait à la progression d'un monstre énorme, sans
doute préhistorique mais indubitablement plein de vie, dont l'existence même
avait quelque chose d'invraisemblable et d'aussi saugrenu que l'apparition du
serpent de mer dans le lac du bois de Boulogne. L'image est irrévérencieuse
mais elle a le mérite de souligner le caractère imprévisible de ce revirement.
Le monde d'alors croyait vraiment que les cultes historiques avaient hérité du
côté grotesque des animaux préhistoriques, que les mitres et les tiares
allaient de pair avec les griffes et les cornes des créatures antédiluviennes,
que l'Église primitive supposait des hommes primitifs.
Le monde demeure surpris par ce
renouveau vivace. J'ai parlé ailleurs des reproches incohérents que certains
lui font encore et de leurs conséquences absurdes. Je me contenterai de dire
ici que plus on l’attaque moins on l'explique. À défaut de l'expliquer, je veux
indiquer au moins la voie à prendre pour trouver son explication, et souligner
surtout une de ses particularités. Tout étrange qu'il puisse paraître, ce
renouveau n'est pas nouveau. Il s'est même produit plusieurs fois.
Résumons-nous. Dans la mesure où les
derniers siècles ont vu un affaiblissement de la doctrine chrétienne, ils n'ont
fait que revoir ce que des siècles plus lointains avaient déjà vu. La dernière
fois, cela s'est terminé comme cela s'était terminé au Moyen Âge et aux
premiers siècles. Il est maintenant clair, mais ne cesse de le devenir plus
encore, que le refroidissement de la foi n'est jamais suivi de sa disparition.
Ce qui suit, c'est la renaissance de
ce que la tiédeur avait fait disparaître. Qu'il s'agisse du compromis arien ou
des essais de compromis avec le nominalisme ou même avec les cathares, la fin
est toujours la même. Que ce soit autrefois ou récemment, la renaissance de la
théologie n'implique jamais, voyons-le bien, la simplification ou la
purification que le monde attend. Ce qui renaît, c'est, tout simplement, la
théologie de toujours. L'enthousiasme pour les études théologiques marque
constamment les moments de renouveau doctrinal. Si le vieux répétiteur de
théologie rasait son monde, c'est parce que sa propre théologie le rasait et
non parce qu'elle le passionnait. De son propre aveu, il préférait l'étude du
latin de Plaute à celle du latin d'Augustin, l'étude du grec de Xénophon à
celle du grec de Chrysostome. À la vérité, il s'intéressait davantage à une
tradition morte qu’à une tradition vivante. Bref, il barbait ses auditeurs
parce qu'il était lui-même le digne représentant d'une époque de foi tiède.
Mais, s'ils l'avaient pu, ses disciples l'auraient volontiers salué du titre presque
effrayant, mais merveilleux, de Docteur en théologie.
Nous voudrions, disent certains, ne
garder du christianisme que son esprit. Ils désirent en vérité qu'il n'en reste
que le fantôme. Mais ce qui suit le processus de mort apparente dont je parle
n'est pas la persistance d'une ombre, c'est la résurrection d'un corps. Il
n'est donc pas question de fantôme. Ils sont prêts à verser pieusement des
larmes respectueuses sur la mort du Fils de l'Homme, mais ne le sont pas à le
voir se promener de nouveau parmi les collines du matin. Ils étaient, dans leur
majorité, parfaitement habitués à l'idée que le vieux cierge chrétien allait
céder la place à la lumière du jour. Il leur semblait honnêtement que la flamme
jaunie de cette chandelle ne cessait de pâlir dans le jour grandissant. Il
était imprévisible mais fatal que le chandelier à sept branches se dresse
soudain vers le ciel, flamboie comme un arbre en feu et fasse pâlir le soleil.
D'autres âges déjà avaient vu la lumière du jour vaincre celle du cierge, puis la
lumière du cierge vaincre celle du jour. D'autres âges, avant le nôtre, avaient
vu les hommes mettre de l'eau dans le vin de la doctrine. D'autres âges avaient
vu ce vin coupé reprendre soudain une franche couleur de rubis et la force du
vin originel. Et nous ne faisons que redire ce que nos pères ont dit déjà : «
Il y a longtemps, très longtemps, nos pères, fondateurs de notre peuple,
goûtèrent comme en un rêve au sang de Dieu. Il y a longtemps, très longtemps,
que le goût de cette vendange de géants est perdu, ce n'est plus qu'une légende
de l'âge des géants. Plus tard, aux jours sombres de la seconde fermentation,
le vin des catholiques tourna au vinaigre des calvinistes. Puis les temps
vinrent où cet amer breuvage fut lui-même coupé, allongé par les eaux de
l'oubli et la marée des jours. Nous pensions que jamais ne reviendrait le goût
amer de cette sincérité et de cet esprit, encore moins la force douce et
puissante des lourdes grappes de l'âge d'or dont nous rêvions. Jour après jour,
année après année, nous avons vu nos espoirs disparaître et nos convictions
faiblir. Nous nous sommes habitués à voir les crues monter, submergeant nos
cuves et nos clos, le dernier bouquet et l'ultime saveur s'évanouir comme une
tache pourpre dans une mer de grisaille. Nous nous sommes habitués à ce vin
coupé, à ce breuvage insipide qui n'est plus que de l'eau. Et Vous, Vous seul,
Seigneur, avez gardé le bon vin jusqu'à présent ».
Ce trait final n'est pas le moins
extraordinaire. La foi n'est pas seulement morte plus d'une fois, elle est plus
d'une fois morte de vieillesse. Elle n'est pas seulement morte parce qu'on la
tuait, mais parce qu'elle devait mourir, parce qu'il était naturel et
nécessaire qu'elle mourût. Il est évident qu'elle a survécu aux persécutions
les plus sanglantes et les plus universelles, des violences de Dioclétien au
déchaînement de la Révolution française. Mais elle est douée d'une autre
résistance, plus étrange et plus mystérieuse : elle survit à la paix aussi bien
qu’à la guerre. Elle est morte plus d'une fois, c'est vrai, mais plus d'une
fois aussi elle a dégénéré et même capitulé. Or elle a survécu à ses faiblesses
et même à ses capitulations. Il n'est pas besoin de redire l'évidente beauté de
la mort du Christ, des noces de la jeunesse et de la mort. Mais c'est presque
d'un Christ centenaire et chenu qu'il s'agit ici, d'un Christ qui serait mort
de vieillesse pour ressusciter ensuite rajeuni, parmi les chants des
trompettes, sous le ciel ouvert. On a fait remarquer assez justement que le
christianisme s'était parfois trop humainement lié aux puissances de ce monde.
Mais s'il y eut mariage, il y eut souvent veuvage. Il s'agit même d'un veuvage
étonnamment perpétuel. Un de ses ennemis aurait pu dire, à un moment donné, que
le christianisme n’était qu'une forme de la puissance des Césars, mais ce
rapprochement nous paraît aujourd'hui aussi incongru qu'une évocation de la
puissance des pharaons. Un autre aurait pu dire du christianisme qu'il était la
doctrine officielle de la féodalité, mais il ne serait guère plus convaincant à
nos yeux que s'il avait lié sa mort à celle de la Rome antique. Au terme de
leur course, toutes ces institutions disparurent : il semblait naturel que la
religion disparaisse en même temps qu'elles. Elle disparut en effet — et ressuscita.
« Le ciel et la terre passeront, mais
mes paroles ne passeront pas ». La civilisation de l'Antiquité était
universelle et les hommes ne pensaient pas plus à sa fin qu'à la fin du monde.
Ils ne pouvaient pas imaginer un autre ordre qui ne fût en même temps un autre
monde. Cette civilisation a disparu, ces paroles n'ont point passé. Dans la
longue nuit du Moyen Âge, la féodalité était chose si familière qu'aucun homme
n'aurait pu s'imaginer sans seigneur, et la religion était si bien liée à la
trame de cette tapisserie que nul ne pensait qu'elle s'en dégagerait. Mais la
vie populaire du Moyen Âge usa puis détruisit la féodalité. Au sein de cette
indépendance nouvelle, le premier pouvoir, et le plus fringant, fut la vieille
religion. La féodalité disparut et ces paroles ne passèrent point. L'ordre
médiéval tout entier, qui offrait à l'homme un univers si complet et si
familier, s'affaiblit à son tour. Cette fois on pensa bien que ces paroles
trépasseraient. Elles franchirent le rayonnant abîme de la Renaissance et, en
un demi-siècle, dans leur lumière et par leur puissance, on vit surgir de
nouveaux fondements de la religion, une nouvelle apologétique, de nouveaux
saints. On crut enfin que la foi s'évanouirait devant la sèche raison du Siècle
des Lumières, puis que les cataclysmes de l'Âge des Révolutions
l'engloutiraient. La science l'expliqua, ce qui ne l'empêcha pas d'exister.
L'histoire l'enterrait dans le passé quand, soudain, elle réapparut comme
l'avenir. Elle est aujourd'hui sur notre chemin et se développe sous nos yeux.
Si l'on admet que nos sources sont
fiables et si les hommes consentent à jauger rationnellement une pareille
accumulation de faits historiques indiscutables, il semblerait que, tôt ou
tard, même les ennemis de la foi devraient tirer la leçon de leur attente
perpétuellement déçue et ne plus espérer quelque chose d'aussi simple que sa
mort. Ils pourront bien sûr continuer à la combattre — ils pourraient aussi
s'en prendre à la nature, à la terre ou aux cieux. « Le ciel et la terre passeront,
mais mes paroles ne passeront pas ». Ils attendront qu'elle trébuche ou qu'elle
s'égare mais n'attendront plus sa ruine. Insensiblement, inconsciemment
peut-être, ils accompliront, dans leur attente muette, les termes de cette
extraordinaire prophétie. Ils oublieront d'espérer un glas tant de fois
illusoire, et se mettront d'instinct à guetter d'abord le refroidissement du
soleil et les signes dans le ciel.
Gilbert Keith
Chesterton, in L’homme éternel (Ed. Dominique Martin Morin)
1. Hérésie de Faust Socin (XVIe
siècle), refusant la Trinité [ndvi].
2. Remarque
de David Hockley : « Il y a un merveilleux jeu de mots en anglais qui
a malheureusement été perdu dans la traduction : "At least five times,
therefore, with the Arian and the Albigensian, with the Humanist sceptic, after
Voltaire and after Darwin, the Faith has to all appearance gone to the dogs. In
each of these five cases it was the dog that died" » [ndvi].