ACTE II
Même
scène. L'après-midi du même jour.
Entre Louis Laine. — Marthe est assise devant la
cabane :
elle fait tomber quelques miettes de pain qui sont restées sur sa robe.
elle fait tomber quelques miettes de pain qui sont restées sur sa robe.
LOUIS
LAINE
Eh bien, on a
dîné ?
MARTHE
Je n'avais pas
faim.
LOUIS
LAINE
Un morceau de pain
tout sec, n'est-ce pas ?
« Je n'avais
pas faim... ».
C'est pour me faire
honte d'avoir été chez eux ?
Et tu te fais ton
pain toi-même ! car tu ne peux pas manger le même que les autres.
MARTHE
Je ne puis manger
le pain qu'on fait ici, il n'est pas cuit.
LOUIS
LAINE
Et pourquoi es-tu
toujours à travailler ? Ce n'est pas moi qui te le demande.
MARTHE
Mais il n'y a
personne pour nous servir.
LOUIS
LAINE
Et pourquoi es-tu
toujours mal habillée ! J'étais honteux tout à l'heure
Devant eux. Regarde
la robe que tu as !
MARTHE
Elle est assez
bonne pour moi.
LOUIS
LAINE
Pourquoi n'es-tu
pas venue dîner avec nous ?
MARTHE
Je ne veux pas
manger avec eux.
LOUIS
LAINE
Pourquoi ?
qu'est-ce que tu as contre eux ? Voyons, parle !
Ils ne nous ont
jamais fait que du bien. Ils t'invitent gentiment, et tu refuses avec
grossièreté. Tu es restée de ton pays.
MARTHE
Je ne mangerai
point avec eux.
LOUIS
LAINE
Pourquoi,
mauvaise ? Voyons ! dis ce que tu as à dire !
Ils te valent bien.
Qu'est-ce que c'est
que ces manières que tu fais ? Vous aimez mieux manger votre pain toute
seule, pas vrai ?
Mais c'est pour me
contrarier, parce que tu crois que j'aime à aller chez eux.
Mais tu es jalouse
de tout ce qui m'amuse.
Et cela ne m'amuse
pas, mais je le fais cependant, vois
Parce que c'est mon
intérêt. Mais toi,
Tu n'es qu'une
égoïste, voilà tout.
MARTHE
Laine, pourquoi me
parles-tu ainsi ?
Pourquoi veux-tu
que je voie cette femme ?
LOUIS
LAINE
Cette femme ! tu pourrais être polie.
Elle te vaut
bien ! O je sais ce que tu veux dire ! mais il ne faut pas parler
sans savoir.
Ce n'est pas ce que
tu crois, elle m'a tout expliqué.
Mais tu te penses
plus raisonnable que tout le monde.
Ce n'est pas tout
que d'être terre à terre. Il y a l'intelligence !
Elle m'écoute quand
je parle, et l'on peut causer avec elle, et elle ne trouve pas que je suis un
moron.
MARTHE
O ! Je n'ai
jamais dit que tu étais un fou, Louis ! (Elle pleure)
Ce n'est pas ma
faute si je ne suis pas plus intelligente.
LOUIS
LAINE
Allons, ne pleure
pas ! Voyons ! Ne pleure pas, voyons !
C'est vrai, j'ai
été brutal. Pardonne-moi.
MARTHE
Tu n'es plus le
même que tu étais.
LOUIS
LAINE
Douce-Amère, tu es
simple et débonnaire.
Tu es constante, et
unie, et on ne t'étonnera point avec des paroles exagérées. Telle tu fus et telle
tu es encore.
Ce que tu as à
dire, tu le dis. Tu es comme une lampe allumée, et où tu es, il fait clair.
C'est, pourquoi il
arrive que j'ai peur et je voudrais me cacher de toi.
MARTHE
Peur ? de
moi ? Est-ce que je puis te faire du mal ? Et que craindras-tu de me
découvrir ?
LOUIS
LAINE
Oui.
Tu sembles bien
sage, et cependant il faut qu'il y ait un vice en toi.
Car
Comment se
serait-il fait que tu m'eusses aimé, moi qui n'étais qu'un enfant,
Et quelqu'un qui
vient d'on ne sait où ? Car tu ne savais pas qui j'étais.
Mais je n'ai eu
qu'à te prendre la main et tu es venue avec moi.
Quelle honte cela a
dû faire !
Car quelqu'un qui
t'aurait vue eût pensé
Que tu eusses
épousé qui tes parents t'auraient dit et que tu eusses été contente d'être sa
femme.
Oui, j'étais un
étranger, et si un autre fût venu... Sans doute que tu t'ennuyais chez toi.
MARTHE
Laine, tu ne parles
pas ainsi de toi-même ! Pourquoi m'humilies-tu ainsi ?
Est-ce que j'ai
fait mal de t'aimer ? et ne t'ai-je pas épousé légitimement ?
LOUIS
LAINE
Je n'étais qu'un
enfant. Mais toi, tu aurais dû savoir et ne pas écouter ainsi ce que je te
disais.
MARTHE
Il est trop
tard ! Rappelle-toi ce que je t'ai répondu : « Me voici et je
t'appartiens !
« Prends garde
à moi ! Car tu me garderas toujours avec toi, que je te paraisse douce ou
déplaisante ! Et je serai suspendue à toi, lourde ».
Et tu me disais que
tu m'aimais.
LOUIS
LAINE
Certes, je
t'aimais ! et je t'aime bien encore.
Va, Marthe, je ne
te ferai point de reproche.
Mais c'est moi qui
ai agi étourdiment ! Jamais je n'aurais dû t'épouser.
L'homme a des
devoirs. J'ai pris des devoirs envers toi. Oui, je ne les méconnais pas.
Mais je ne puis pas
les remplir.
Je ne puis pas te
faire vivre. Cela va bien encore maintenant, mais comment est-ce que nous ferons
quand nous aurons des enfants, y as-tu songé ?
Il faut songer à
l'avenir aussi.
Laisse-moi
aller ! Laisse-moi aller et ne me retiens pas, comme quelqu'un qu'on tient
par la main, lui éclairant la figure avec une lumière !
J'irai là où il n'y
a personne avec moi.
Est-ce que je puis
te faire vivre ? Regarde, qu'est-ce que je sais faire ? J'ai demandé
à Thomas Pollock Nageoire
Si j'étais capable
de faire quelque chose, et il m'a dit que non.
Silence.
MARTHE
C'est ce qu'il me
disait aussi tout à l'heure.
LOUIS
LAINE
Vraiment ?
est-ce qu'il t'a parlé de cela déjà ?
MARTHE
Déjà ?
LOUIS
LAINE
Dis. Qu'est-ce que
tu penses de lui ?
MARTHE
Je pense qu'il est
fort riche.
LOUIS
LAINE
Riche ? Sûr
qu'il est riche !
MARTHE
Oui.
LOUIS
LAINE
Une poussée
terrible ! C'est comme les tugs : il y en a qui poussent et il
y en a qui tirent.
MARTHE
Oui.
LOUIS
LAINE
On parle de lui
partout ! Quel nerf ! quel coup d'œil ! Si riche, si
simple ! J'ai été surpris de voir qu'il pouvait aimer quelqu'un.
Et un vrai roi, je
te dis !
MARTHE
Oui.
LOUIS
LAINE
Il a donné cent
mille dollars à l'hôpital des Éthiques. — Je ne me rappelle plus, je crois que c'est
une société de culture.
Un roi !
Il prend d'une main
et il donne de l'autre. Et celle qu'il épouserait...
MARTHE
Comment ?
est-ce qu'il n'est pas marié déjà ?
LOUIS
LAINE
Marié !
marié !
Tu ne vois pas les
choses comme il faut.
Le mariage est un
contrat et il se dissout par le consentement des parties.
Tu comprends ?
Par le consentement des parties.
Un contrat, ça se
dissout par le consentement des parties. Je suis sûr d'avoir lu ça quelque
part.
— Pour Lechy, elle
ne tient pas à rester sa femme.
Tu sais, c'est une
artiste, elle ne tient pas à l'argent. Et il ne l'a jamais aimée.
Il l'a, eh bien,
comme on a un cheval.
MARTHE
Oui.
LOUIS
LAINE
Ce n'est pas la
même chose ! C'est un
homme réfléchi et
qui ne laissera point capricieusement ce qu'il a aimé une fois pour de bon.
Avoir
Une femme simple et
douce, voilà ! — Je voudrais que tu fusses heureuse, Marthe !
Je voudrais avoir
réparé ce tort que je t'ai fait.
—
Écoute.
Peut-être que tu sais déjà ce que je vais te dire ?
MARTHE
Peut-être que je le
sais ?
LOUIS
LAINE
Écoute, et ne
prends point à mal ce que je vais te dire, et songe que cela m'est bien dur.
Mais réfléchis, et
peut-être que tu as déjà réfléchi.
—
Je
ne sais ce qu'il t'a dit ce matin.
Regarde-moi bien et
vois si tu as à attendre de moi
Autre chose que
tourment et peine.
Laisse-moi aller et
ne t'attache point à moi.
Car un esprit
terrestre est en moi et la raison n'y peut rien.
Et tu ne feras pas
de moi ce que tu voudras.
—
Je
ne sais ce qu'il t'a dit ce matin.
Mais
Si c'est qu'il
aurait voulu de toi pour être sa femme...
MARTHE
... Si c'est de moi
qu'il aurait voulu pour être sa femme...
LOUIS
LAINE, lent.
Juste la femme
peut-être bien (très rapide) qui était faite pour lui...
MARTHE
Et juste la femme
peut-être bien qui était faite juste pas pour toi ?
LOUIS
LAINE
Pas peut-être bien,
sûr !
Sûr ! Juste la
femme, toi, qui étais faite juste pas pour moi !
Croirais-tu ?
J'ai compris cela tout de suite du premier coup en te voyant.
MARTHE
Et c'est pour cela
que tu m'as demandée et prise ?
LOUIS
LAINE
Sûr ! Pas
peut-être bien, sûr !
MARTHE
Regarde !
Lève-toi ! Retourne-toi ! Il y a quelqu'un derrière toi qui te fait
signe.
Il se lève et regarde.
LOUIS
LAINE
Je ne vois
personne.
MARTHE
Retourne-toi
encore.
LOUIS
LAINE
Il n'y a personne.
MARTHE,
le prenant entre ses bras par derrière et se collant à lui.
Tu es sûr qu'il n'y
a personne ?
LOUIS
LAINE
Il y a quelqu'un
derrière moi qui se figure qu'il est plus fort que moi.
MARTHE
Ce n'est pas vrai
que je suis plus forte que toi ?
LOUIS
LAINE
C'est tellement vrai
que la journée...
MARTHE
Continue... la
journée ?
LOUIS
LAINE
Ne se passera
pas...
MARTHE
... Ne se passera
pas... ?
LOUIS
LAINE
Avant que parti je
sois parti. Plus de Laine. Louis Laine ? Plus de Louis Laine !
MARTHE
Tu as juré cela
cette nuit à quelqu'un ?
LOUIS
LAINE
C'est vrai, j'ai
juré cela cette nuit à quelqu'un. Il faut tenir sa parole, non ?
MARTHE
Et c'est défendu
que de te dire adieu ?
LOUIS
LAINE
Ce n'est pas une
manière de dire adieu aux gens que de vous fourrer son corps avec le
sien !
MARTHE
Et mon âme, est-ce
que je ne te l'ai pas fourrée aussi ? Grince des dents ! Oui, oui, je
t'entends qui grince des dents !
LOUIS
LAINE
Et moi, je t'ai
donné la mienne. Pas donné.
MARTHE
Prise ?
LOUIS
LAINE
Prise.
MARTHE
Qui te l'a
prise ?
LOUIS
LAINE
Mon ennemie.
MARTHE
Ce n'est pas ton
ennemie qui te tient en ce moment entre ses bras.
LOUIS
LAINE
On ne prend pas une
âme ! et je l'entendais en moi qui se laisse prendre avec des cris
terribles !
MARTHE
Je te la rends.
Elle le lâche.
LOUIS
LAINE
Merci.
Il va s'asseoir sur la balançoire.
MARTHE
Je me demande
pourquoi que tu as monté cette balançoire ?
LOUIS
LAINE
J'aime ne tenir à
rien. J'aime me sentir propriétaire de mon propre poids.
MARTHE,
s'asseyant près de lui.
Mais si je
m'assieds près de toi, cela ne fait plus qu'un seul poids. On est deux, et deux
ensemble, cela ne fait qu'un seul poids.
LOUIS
LAINE
Tu connais le mien,
je suppose ?
MARTHE
Écoute, Louis, il
ne faut pas me lâcher.
Pause.
LOUIS
LAINE
La nuit ça va.
MARTHE
Qu'est-ce que tu
veux dire : « la nuit ça va ».
LOUIS
LAINE
Ça va. Je ne vois
plus tes yeux. Tu ne me regardes pas. Je n'ai plus peur. Ça va.
MARTHE
C'est de mes yeux
que tu as peur ?
LOUIS
LAINE
Ça va ! Et
alors tout ce que je te raconte ! On n'a pas idée ! C'est étonnant
tout ce que je trouve à te raconter quand tu ne me regardes pas !
MARTHE
Crois-tu que je ne
t'écoute pas ?
LOUIS
LAINE
Non, tu ne
m'écoutes pas ! Je ne te dirais rien si tu m'écoutais. Tout ce que je te
dis, tu ne l'écoutes pas. Comment dire ? Tu ne l'écoutes pas, tu le dors.
Tu le dors !
Entre mes bras.
MARTHE
Et c'est heureux,
ce que tu me racontes ? Une belle histoire pleine d'amour que tu me racontes ?
LOUIS
LAINE
Non, ce n'est pas
heureux. Une belle histoire pleine d'amour ? Non. C'est triste — pas
triste — aucun sens, quelque chose à faire pleurer à chaudes larmes.
Je vais mourir, tu
sais ?
MARTHE
Vous l'entendez, il
dit qu'il va mourir, cette espèce de Louis Laine ! et alors dis-moi un
peu, espèce de Louis Laine, puisque c'est comme ça que tu t'appelles, à quoi est-ce
que je sers ! À quoi est-ce qu'elle sert, cette Marthe ?
LOUIS
LAINE
Tu n'as pas pu tout
de même m'empêcher de revenir à ce pays qui est le mien et qui te faisait
tellement peur.
MARTHE
Et toi, tu n'as pas
pu m'empêcher de revenir avec toi, je tiens bon ! Ah ! tu en as fait
un joli coup, mon petit lapin, de venir me prendre ! Je tiens bon ! Ah !
je l'ai compris tout de suite, espèce de Peau-Rouge, de quoi il
s'agissait ! Je suis celle qui empêche de se sauver ! Ce n'est pas
moi à qui l'on fait des tours ! Je suis celle qui est là pour t'empêcher
de mourir, comme tu dis ! De mourir, a-t-on idée ! et tu as raison
plus que tu ne crois !
LOUIS
LAINE
L'araignée.
L'araignée, tu te rappelles qui m'avait mis son fil autour du poignet pour
m'apprendre mes prières ! Je n'aime pas beaucoup être le mari d'une
araignée. Le mariage de la mouche et de l'araignée. Le mâle de Madame !
MARTHE
Ce n'est pas ce que
tu aimes qui est important. Et ce n'est pas seulement au poignet que je t'ai
mis un fil. Un fil qui part du cœur.
LOUIS
LAINE
Il s'agit d'être la
plus forte.
MARTHE
Précisément il
s'agit de ça. Oui. Il s'agit d'être la plus forte.
LOUIS
LAINE
Ça va, tu es la
plus forte.
MARTHE
Mais moi, à ta
place, cela m'embêterait d'être le plus faible.
LOUIS
LAINE
De l'eau, c'est si
faible que ça ?
MARTHE
Qu'est-ce que tu
veux dire avec ton eau ?
LOUIS
LAINE
Elle fuit.
MARTHE
Mais il y a la
terre toujours qui arrive à la rattraper afin d'en faire de la boue !
Fuir ! où çà,
fuir ! s'en aller ! se cacher ! Espèce de sauvage ! Tu as
eu beau faire, comme si je n'avais pas réussi à te trouver, une fois pour
toutes ! Comme si tu pouvais t'en débarrasser, de ce goût que je t'ai
communiqué ! Le goût de la vérité.
LOUIS
LAINE
Tu es sûre que
c'est le pays de la vérité, ici ?
MARTHE
Moi, je suis la
vérité. Regarde-moi !
Réveille-toi !
Sois un homme !
Je suis bien une
femme, pourquoi est-ce que tu ne réussirais pas à être un homme ?
Est-ce que ça n'a
pas aussi un tout petit peu de goût, la vérité ?
Se sauver ! On
a beau se sauver ! Vagabond, poltron ! est-ce que ce n'est pas une
belle invention tout de même que d'aboutir ? D'aboutir quelque part.
Le goût de la
nécessité. Est-ce que je n'ai pas réussi tout de même un petit peu à te
l'apprendre, ce que c'est, le goût de la nécessité ?
LOUIS
LAINE
Je suis le gibier
des dieux.
MARTHE
Quelle espèce de
gibier ? Un lapin ? C'est amusant, d'être un lapin ?
LOUIS
LAINE
Je suis un aigle
cassé qui essaye de se dérober aux pourvoyeurs de la Zoo.
MARTHE
Ni un aigle ni un
lapin ! Une anguille.
Tu sais, les
anguilles ? paraît qu'elles vont en Amérique pour s'apparier. Faut ça.
Toi, c'était le contraire, on dirait !
LOUIS
LAINE
C'est fini, il n'y
a plus qu'à nous séparer.
MARTHE
Il faut être deux
pour se séparer.
LOUIS
LAINE
Et alors c'est
qu'on aurait réussi à me prendre, je suis pris ?
MARTHE
On t'a pris, espèce
d'anguille ! espèce d'aigle cassé ! On t'a trouvé un endroit !
Pas moyen de s'envoler, espèce de vautour !
LOUIS
LAINE
Quel endroit ?
MARTHE
Mets-moi la main
sur le ventre...
Il lui met la main.
Qu'est-ce que tu
sens ?
LOUIS
LAINE
Un cœur qui bat.
MARTHE
C'est toi qui bats.
Entre Lechy Elbernon.[...]
ACTE III
[...] Louis Laine est là.
MARTHE
Que viens-tu faire
ici ?
LOUIS
LAINE
Ce que je viens
faire ici ? et cet argent, lui, qu'est-ce qu'il fait là sur la table, s'il
te plaît ?
MARTHE
C'est vrai, on ne
peut pas laisser là cet argent à ne rien faire. C'est terrible, de l'argent qui
ne fait rien. Prends-le.
LOUIS
LAINE
Bien entendu, non,
tu ne penses pas que je sois venu pour autre chose que cet argent.
MARTHE
Je ne pense rien.
Un temps.
LOUIS
LAINE
Marthe... Tu ne dis
rien.
MARTHE
J'écoute.
LOUIS
LAINE
Tu vois cette
planche qui est là suspendue on ne
sait comment
Avec des
cordes ? C'est une épave, suppose que ce soit une épave et nous, nous
sommes des naufragés, des naufragés de cette mer qui est le clair de lune.
Tu n'as plus si
longtemps à me voir. On peut causer. Cette balance à âmes... Viens nous mettre
dessus.
Ils se dirigent vers la balançoire.
Non, pas comme
cela... Sens devant dimanche. Comme nous aimions. On est mieux. On ne se voit
pas. On est plus libre.
Ils s'assoient en effet sens devant dimanche, lui face au
public.
Bonjour, Marthe.
MARTHE
Bonjour, Louis
LOUIS
LAINE
C'est fini toutes
ces histoires ?
MARTHE
C'est fini.
LOUIS
LAINE
Et pour le Thomas
Pollock Nageoire je ne t'en veux pas. Tu as bien fait de me lâcher ainsi tranquillement
comme tu l'as fait
Pour lui. Il n'y
avait pas moyen autrement. Bien que ce me soit dur. Je ne l'aurais pas cru.
MARTHE
Je ne t'ai pas
lâché.
LOUIS
LAINE
Il n'y avait pas
moyen autrement.
(Brusque
et violent) Si tu
pouvais savoir comme je désirais te quitter !
Jamais, jamais ne
plus te revoir ! Il le fallait !
(Changement
de ton) Je
t'aime, Marthe.
MARTHE
Mets ta main là,
au-dessous du sein. Qu'est-ce qu'il fait, mon cœur ?
LOUIS
LAINE
Il bat.
MARTHE
Il bat. Et
figure-toi, il y en a un autre qui bat par-dessous.
LOUIS
LAINE
Je l'entends qui
bat.
Cet enfant il faut bien
le protéger (la joue contre la joue) Douce-Amère, quand je ne serai plus
là. Ce père qui n'a rien pu pour lui que te quitter. Les dieux m'appellent.
MARTHE
Je saurai faire.
LOUIS
LAINE
Tu n'essayes pas de
me retenir ?
MARTHE
J'ai essayé. Je ne
suis pas plus forte que les dieux.
LOUIS
LAINE
Et pourquoi que tu
ne partirais pas avec moi ?
MARTHE
Non.
LOUIS
LAINE
Pourquoi non ?
MARTHE
Tu serais bien
attrapé si je te disais oui.
LOUIS
LAINE
J'ai fait la
proposition.
MARTHE
Mon Lou, dès le
moment que tu as couché avec moi, est-ce que je n'ai pas compris que tu n'avais
qu'une idée, c'est de t'en aller !
LOUIS
LAINE
Je t'aimais,
Marthe !
MARTHE
Bien sûr que tu
m'aimais. O comme tu brûlais de t'en aller !
LOUIS
LAINE
Donc c'est toi
maintenant qui me lâches ?
MARTHE
Oui, je veux bien,
c'est moi maintenant qui te lâche.
Elle lui prend la main.
LOUIS
LAINE
Il n'y aurait qu'à
rester, n'est-ce pas ?
MARTHE
(Accentuation de la pression)
Oui, il n'y aurait
qu'à rester.
LOUIS
LAINE
Je ne peux pas !
Il y a cet argent sur la table que j'ai assez reçu pour que je ne puisse pas le
rendre !
MARTHE
Pars donc.
LOUIS
LAINE
Et il y a en toi
avec toi cet autre Louis Laine qui a pris ma place. Tant pis pour le Number
One !
MARTHE
C'est cela.
Elle s'éloigne de lui.
LOUIS
LAINE
Thomas Pollock
Nageoire...
MARTHE
Eh bien, Thomas
Pollock Nageoire...
LOUIS
LAINE
Thomas Pollock
Nageoire... Tu peux te fier à lui. C'est un cœur simple, sûr.
Sûr il vous
protégera.
Moi-même, c'est
dommage que j'aie un rendez-vous...
Marthe Marie !
Croirais-tu, que je ne l'ai jamais mieux senti qu'avec cette femme combien j'aurais pu être heureux avec
toi !
MARTHE
C'est bon, la
honte.
LOUIS
LAINE
Ça empêche, la
honte ? (d'un seul trait) les deux cœurs ensemble comme à présent
de se causer l'un à l'autre, ça empêche, la honte ? Il faut que je m'en
aille ?
MARTHE
Reste.
LOUIS
LAINE
Tu te rappelles ce
vieux château délabré dans les Alpes quand nous avons fait connaissance,
Tous les deux sur le même lit,
Et le torrent
au-dessous de nous à une grande profondeur qui racontait le
journal.
Toi endormie...
Tu me dormais ! Ce
n'est pas vrai qu'on peut dormir quelqu'un ? Je le sentais bien, que tu me
dormais !
MARTHE
C'était le même clair
de lune comme cette nuit.
LOUIS LAINE
Non, ce n'était pas le
même clair de lune ! quelque chose d'entrecoupé.
Ces poussées de lumière par la fenêtre tout à coup comme pour nous donner le
fouet et puis la nuit et puis de nouveau ce regard exorbitant et
la lune là-haut dans le ciel déchiqueté qui galopait sur son cheval jaune !
Et moi sur le lit qui me
débattais contre cette personne, sur le lit paisiblement comme un enfant en
train de dormir, en train de me dormir...
Ça n'aime pas être capturé, un aigle !
MARTHE
Tu as réussi à te délivrer.
LOUIS LAINE
Sûr que j'y ai réussi ?
MARTHE
Non, ce n'est pas sûr que tu y aies réussi.
LOUIS LAINE
Les dieux sont venus me rechercher.
Il y a un esprit en moi, au dedans de moi ; et il me pousse, comme avec une épée tirée.
Tu sais, les choses qu'on ne veut pas faire, qu'on est absolument décidé
à ne pas faire...
Et tout à coup l'occasion se présente, toutes les occasions à la fois,
une facilité inconvenante irrésistible ! Ce serait un péché de
ne pas en profiter.
MARTHE
On est bien de l'autre côté du péché ?
LOUIS LAINE
Oui.
C'est de ce côté-là que tu seras toujours sûre de me retrouver.
MARTHE
Ce serait bon, le péché, s'il n'y avait pas ce goût de savon.
LOUIS
LAINE
Ce goût
de savon ? Tu
te rappelles ?
MARTHE
J'aimerais mieux ne
pas me rappeler.
LOUIS
LAINE
C'est quand j'étais
malade et tu me soignais. J'avais la fièvre... Je suis sorti...
— Ces deux hommes
qui portaient une pièce de bois sur leurs épaules, c'était la porte, je
suppose. La porte pour sortir.
— Et l'autre, cette
espèce d'individu à tête d'élan, derrière la haie, qu'est-ce qu'il fait là à
herser la neige ?
— Des pays !
des pays ! des pays ! Il y en avait à traverser, des pays ! des
pays à n'en plus finir ! Il y en avait à traverser, des pays, à l'envers
et à l'endroit ! Et à la fin l'eau noire, de vastes marais... Je m'y suis reconnu,
on est arrivé, c'était chez moi dans l'Ouest. C'est là que les Indiens des
Pueblos une fois par an vont chercher les âmes de leurs parents morts ! et
avec de grandes lamentations ils s'en reviennent portant des paniers pleins de
tortues,
Et le sachem vint à
ma rencontre, mon arrière-grand-père de la tribu des Ratons,
Et il me tendit un
aliment pour que je le mange,
Et j'y enfonçai les
dents, un goût de savon ça avait...
MARTHE
Tu n'as jamais
réussi à t'en débarrasser.
LOUIS
LAINE
Il faudrait
me secouer fort !
MARTHE,
sautant à bas de la balançoire et le secouant violemment.
Eh bien, je te
secouerai et je te secouerai et je te resecouerai s'il ne faut que cela pour
t'en débarrasser de ton morceau de savon !
Rêveur !
rêveur ! rêveur de rêves ! Je n'y réussirai donc jamais à t'en
débarrasser, de ton morceau de savon, et de ton sacré vieux boucané
d'arrière-grand-père de la tribu des Ratons !
Je n'y réussirai
donc jamais à te retirer de c'te saleté de balançoire et à te planter debout
sur les deux pieds.
Elle l'arrache à l'instrument en question.
Et à t'apercevoir de ta main gauche à gauche.
Elle lui prend la main gauche avec sa main droite
et sa main droite avec sa main gauche : en croix.
et sa main droite avec sa main gauche : en croix.
Et de ta main
droite à droite et de ces deux bras à droite et à gauche pour t'en servir.
Très en colère, mais pas tout à fait
sérieux.
Bougre de propre à
rien !
Et à te pomper un
homme à la fin de dessous le dessous de tes souliers,
Un vrai homme avec
cette parole dans chaque main que la main droite n'en a jamais fini de jurer à
la main gauche !
Elle lui rejette les bras avec un rire tout près des
sanglots.
LOUIS
LAINE
Qu'attends-tu de
moi ?
MARTHE
Cet argent sur la
table que tu le prennes
et que tu le rendes à ce pendu dépendu du bungalow.
LOUIS
LAINE
Je ne peux pas le
rendre, il y a une brique dessus.
MARTHE
Louis !
LOUIS
LAINE
Eh bien !
MARTHE
Ne pars pas !
ne me laisse pas ce remords.
LOUIS
LAINE
Précisément, c'est
un remords que je veux te laisser.
MARTHE
Écoute. Je
sais : il y a un cheval sellé qui t'attend
Et il y a aussi
quelqu'un sur le chemin qui t'attend et qui prête l'oreille.
LOUIS
LAINE
Tu veux dire ce
nègre ?
MARTHE
Je veux dire ce
nègre. Quelqu'un à l'affût.
LOUIS
LAINE
Adieu, Marthe. Les
dieux m'appellent.
MARTHE
N'as-tu rien à me
dire de plus ?
LOUIS
LAINE
C'est vrai, j'ai
quelque chose à te dire de plus !
MARTHE
Quoi donc ?
LOUIS
LAINE, arrachant violemment et triomphalement le scarf de Marthe.
Hourra !
Paul Claudel, in L’Échange (2ème
version)