Paul Doncœur avait été touché
personnellement, à 22 ans, par la loi de 1901. Pendant douze années d'exil, il
avait souffert pour la France et pour tous les français de la vague d'anti‑cléricalisme
qui sévissait sur son pays. Puis, de 1914 à 1924, il avait retrouvé la France
éternelle, courageuse, libérale, profondément attachée à sa foi et à sa
religion ancestrale. Il n'est pas surprenant qu'il ait été à la pointe du
combat, en 1924, lorsqu'il s'est agi de défendre la liberté religieuse à
nouveau menacée. De quoi s'agissait-il donc ?
Les lois laïques du 1er juillet 1901 et du 7 juillet 1904,
bien oubliées maintenant, avaient édicté deux principes :
― les congrégations sont exclues du
droit commun des associations françaises ;
―tout congréganiste est déchu du
droit d'enseigner.
Ces lois furent appliquées pendant
dix années : 974 établissements religieux furent dissous, 1843 écoles
congréganistes fermées, 272 poursuites engagées et 673 condamnations
prononcées. Les congrégations s'expatrièrent, beaucoup en Belgique, d'autres en
Hollande, en Angleterre, et jusque dans les pays les plus lointains.
En août 1914, tous les religieux en
âge de se battre rentrent en France se mettre à la disposition des Autorités
militaires. Puis l'exode des populations belges devant les armées allemandes
ramène en France de nombreux religieux et religieuses français, avec les
congrégations belges qui les avaient accueillis. Ce n'est plus le moment de
parler des lois d'exception.
Des milliers de prêtres et de
religieux mobilisés feront leur devoir, plus que leur devoir, et 4 000 d'entre
eux dormiront côte à côte avec leurs frères d'armes dans la terre ensanglantée
de leur Patrie. Les religieux âgés ou blessés, les religieuses, se dévouent
pour les blessés, les malades, les familles et les enfants. Tous reprennent
leur place dans la communauté française.
Néanmoins, dès la paix revenue, une
certaine presse, et certains hommes politiques osent reparler des lois laïques.
Mais en 1919, aux élections
législatives, le Bloc National
remporte une grande victoire. La chambre bleu
horizon se réunit le 7 novembre 1919 pour entendre le discours, programme
de son chef, Alexandre Millerand, qui précise au sujet des congrégations :
...
j'ai déclaré que, pour ma part, il me paraîtrait impossible que, la guerre
terminée, on reconduisit à la frontière les congréganistes qui l'avaient
franchie pour venir, sur le front, prendre leur part de dangers avec leurs
frères français.
...
je demande simplement que religieux comme laïques aient le même droit de
s'associer sous les règles de la loi, pour défendre et propager leurs
opinions... La République de la Victoire est la propriété de tous les Français.
Elle a le droit d'être généreuse, libérale et tolérante.
Et de fait, les députés et les hommes
d'État du Bloc National respectent la liberté renaissante. Les congréganistes
rentrés et restés en France vivent jusqu'en 1924 sans être inquiétés. En 1920,
le Gouvernement rétablit l'Ambassade au Vatican, après un vote à une majorité
considérable. En 1923, Maurice Barrès — et ce fut son dernier travail
parlementaire avant sa mort l'année suivante — prépare un projet de loi
autorisant officiellement le retour de cinq congrégations. Mais les bonnes
volontés inexpérimentées de la Chambre bleu
horizon n'avaient pas mis longtemps à être détournées de leur idéal, et le
projet de loi ne fut pas mis en discussion devant un Parlement dont le terme
approchait. D'ailleurs, les religieux, comme les prêtres, avaient repris leur
place dans la Nation.
Viennent les élections législatives
de 1924 et — réaction contre la politique menée par les Gouvernements depuis la
fin de la guerre, — le Cartel des Gauches
remporte la victoire. Les anticléricaux possèdent leur Chambre introuvable et les événements vont se succéder rapidement.
Le 1er juin 1924, une assemblée du Cartel réclame la démission
immédiate du Président de la République Millerand. Elle l'obtient le 11 juin
après qu'Édouard Herriot en ait fait la condition de la formation du nouveau
Gouvernement. Le 17 juin, Herriot présente son Gouvernement au Parlement et
prononce son discours-programme dans lequel il annonce les premiers buts de son
gouvernement : « donner au pays la paix sociale par une large amnistie, la paix morale par la suppression de l'Ambassade au Vatican,
l'application de la loi sur les congrégations religieuses et l'introduction en
Alsace-Lorraine de toute la législation républicaine ».
Ce programme amène des réactions
immédiates, passionnées et parfois violentes, non seulement en Alsace-Lorraine,
mais de proche en proche chez tous les catholiques de France. Il réveille en
effet le drame vécu par les Français de 1901 à 1914 avec l'application des lois
laïques.
Le 20 juillet, les Études publient un éditorial titré Le tocsin qui sonne dans lequel Paul
Doncœur et ses collègues écrivent :
« Ainsi l'amnistie se prépare
pour nombre de révoltés, et sans doute quelques traîtres, mais les
condamnations s'apprêtent pour beaucoup de Français et de Françaises fidèles à
leur pays comme à leur Dieu, revenus pour servir au moment douloureux ».
À la même époque est créée la Fédération Nationale Catholique présidée
par le Général de Castelnau. Celui-ci, ancien chef d'état-major de Joffre,
jouit d'un prestige immense dans le monde catholique. La perte de deux fils
tombés au front, le refus du Gouvernement en 1918 de lui donner le bâton de Maréchal,
en ont fait un personnage légendaire.
En août, les religieux anciens combattants
constituent la DRAC, Ligue des droits des
religieux anciens combattants ouverte à « tous ceux qui, à des titres
divers, prétendent exiger qu'aucun citoyen ne puisse, sans avoir forfait, être
mis hors de la loi commune » — et dont la devise est « Égaux comme au
Front ».
En Alsace-Lorraine, la guerre sainte est déclarée pour le
maintien des libertés religieuses que les Alsaciens et les Lorrains avaient
réussi à conserver sous l'administration allemande. Les manifestations se
succèdent tous les dimanches et les évêques de Strasbourg et de Metz élèvent
des protestations officielles contre les manquements du Gouvernement aux
promesses données depuis 1914.
En septembre, le Gouvernement tente
quelques épreuves de force :
― les Préfets reçoivent instructions
de recenser tous les religieux et religieuses des Établissements
congrégationistes. Au Carmel de Lisieux par exemple, le Commissaire de Police
et le greffier tentent d'interroger les religieuses qui, ainsi que les évêques
l'ont prescrit, leur opposent un silence absolu.
― les Clarisses d'Alençon et d'Évian
reçoivent l'ordre préfectoral d'avoir à évacuer leurs couvents (qu'elles
avaient déjà quittés en 1901 pour la Suisse).
C'est alors que Paul Doncœur a une
entrevue avec Jacques Péricard, fondateur de L'Almanach du Combattant, célèbre par le cri immortel qu'il lança
le 6 avril 1915 au Bois Brûlé en Argonne, dans la bataille des Éparges :
« Debout les Morts ! » en repoussant avec les restes de sa
Compagnie une violente contre-attaque allemande. Jacques Péricard lui offre la
tribune de L'Almanach du Combattant
et Paul Doncœur, à la manière du Lacordaire de la phrase fameuse « La
liberté se prend, elle ne se demande pas » rédige d'un trait sous la forme
d'une lettre ouverte au Président Herriot un manifeste dont le retentissement
va être considérable.
Sous le titre
« Rassemblement », cette lettre ouverte est publiée en octobre 1924
dans L'Almanach du Combattant « 1925 »
qui tire à 100 000 exemplaires :
« Alors M. Herriot a fait le
grand geste d'ouvrir tout larges les deux bras encore sanglants de la France et
a donné à tous les misérables leur pardon ! Par la porte ouverte on a
voulu faire passer tous les coupables et tous les lâches, les insoumis, les
déserteurs et les traîtres... S'ils reviennent pour servir et réparer,
j'applaudis !
Mais cette même porte ouverte aux
frontières, le même M. Herriot, du haut de la tribune française, il nous la
montre, à nous, rentrés le 4 août 1914 pour la bataille...
Eh bien, non, nous ne partirons
pas ! Pas un homme, pas un vieillard, pas un novice, pas une femme ne
repassera la frontière, cela jamais !
En 1901, quand a été votée la loi
infâme, j'étais tout jeune Jésuite, — il y avait quatre ans que mon père, un
vieil officier d'Afrique, m'avait conduit en pleurant au noviciat de
Saint-Acheul, — j'ai fait comme les autres et j'ai pris le train pour la
Belgique, honteusement. J'ai vécu douze ans en exil, de vingt deux à
trente-quatre ans, toute ma vie d'homme. Mais le 2 août 1914, à 4 heures du matin,
j'étais à genoux chez mon supérieur : « C'est demain la guerre, ai-je
dit, ma place est au feu ! Mon supérieur m'a béni et m'a embrassé. Par des
trains insensés, sans ordre de mobilisation (j'étais réformé), sans livret
militaire, j'ai couru au canon jusqu'à Verdun. Le 20 août, à l'aube, à la
recherche des blessés du 115e, j'avançais au-delà des petits postes
quand, tout à coup, je fus enveloppé par le craquement de vingt fusils et je
vis mon camarade étendu de son long contre moi sur la route, la tête broyée. Le
poste allemand était à trente pas ! J'ai senti à ce moment que mon cœur
protégeait tout mon pays : jamais je n'avais respiré l'air de France avec
cette fierté, ni posé mon pied sur sa terre avec cette assurance !
Je ne comprends pas encore comment je
ne fus pas tué alors, ni vingt fois depuis. Le 16 septembre, j'étais fait
prisonnier devant Noyon en plein combat ; en novembre, j'étais de nouveau
en France, et en décembre je retrouvais le feu avec la plus belle des
divisions, la 14ème de
Belfort. Avec elle, je me suis battu trente mois, jusque devant Mézières, le 11
novembre 1918. J'ai été trois fois blessé, je garde toujours sous l'aorte un
éclat d'obus reçu dans la Somme, et pour avoir commis le crime de rester chez
moi, vous me montrez la porte ! Vous voulez rire ! M. Herriot.
Mais on ne rit pas de ces choses.
Jamais pendant cinquante mois, vous
n'êtes venu me trouver, ni à Tracy-le-Val, ni à Crouy, ni à Souain, ni au fort
de Vaux, ni au Reichsackerkopf, ni à Maurepas, ni à Brimont, ni à la Cote 304,
ni au Mort-Homme, ni au Kemmel, ni à Tahure. Je ne vous ai vu nulle part me
parler de vos « lois sur les Congrégations », et vous osez me les
sortir aujourd'hui ?
Vous n'y pensez pas !
Ni moi, entendez-vous, ni aucun autre
(car tous ceux qui étaient en âge de se battre se sont battus), ni aucune
femme, nous ne reprendrons la route de Belgique.
Cela, jamais !
Vous ferez ce que vous voudrez ;
vous prendrez nos maisons, vous nous ouvrirez vos prisons — il s'y trouve en
effet des places laissées vides par qui vous savez !
Mais partir, comme nous l'avons fait
en 1902 ? Jamais !
Nous avons aujourd'hui un peu plus de
sang dans les veines, voyez-vous. Et puis, soldats de Verdun, nous avons appris
ce que c'est que de s'accrocher à un terrain. Nous n'avons eu peur ni des
balles, ni des gaz, ni des plus braves soldats de la Garde ; nous n'aurons
pas peur des embusqués de la politique.
Et je vais vous dire maintenant
pourquoi nous ne partirons pas.
Ce n'est pas de courir au diable qui
nous effraie. Nous ne tenons à rien, ni à un toit, ni à un champ. Jésus-Christ
nous attend partout et nous suffira toujours, au bout du monde.
Mais nous ne partirons pas parce que
nous ne voulons plus qu'un Belge, ou qu'un Anglais, ou qu'un Américain, ou
qu'un Chinois, ou qu'un Allemand, nous rencontrant un jour loin du pays, nous
pose certaines questions auxquelles nous répondrions, comme jadis, en baissant
la tête : « La France nous a chassés ! »
Pour l'honneur de la France ;
entendez-vous ce mot comme je l'entends ? pour l'honneur de la France,
jamais nous ne dirons plus cela à un étranger.
Donc nous resterons. Nous le
promettons à nos morts, et à vous aussi, camarades ».
Paul
Doncœur, Officier de la Légion d'Honneur.
et Jacques Péricard ajoute :
« Les religieux anciens
combattants ont été nos frères d'armes et sont demeurés nos frères, qu'on ne
touche pas à notre famille ! »
Le journal La Croix reproduit le 30 octobre 1924 le manifeste de Paul Doncœur
sous le titre « Pour l'honneur de la France... nous ne partirons
pas ! » et à la suite, l'abbé Bergey, curé de Saint-Émilion et député
de la Gironde s'écrie : « Va-t-on déclarer hors-la-loi et expulser de
France d'anciens combattants sous prétexte qu'ils ne portent pas de
veston ? »
À la lecture de la lettre ouverte à
Herriot, tous les religieux jusque-là isolés se sentent plus forts. D'emblée,
leurs craintes s'estompent et ils relèvent le défi. Le manifeste est imprimé en
tracts, en cartes postales, puis en affiches qui couvrent les murs de Paris.
Les six cardinaux, puis, successivement, tous les évêques écrivent au Président
Herriot des lettres officielles de protestations. La Fédération Nationale
Catholique, la DRAC, la Ligue patriotique des françaises, qui à elle seule
groupe 500 000 adhérentes, mènent dans toute la France d'ardentes campagnes
pour la liberté religieuse.
Pendant deux années, Paul Doncœur est
partout. À tous les grands meetings il prend la parole et enflamme son
auditoire. Le titre de son pamphlet est devenu un slogan. Sans vouloir le
représenter, la DRAC édite une affiche figurant un aumônier militaire grand
blessé, unijambiste, s'appuyant sur ses béquilles, affiche soulignée par la
phrase invincible « Nous ne partirons pas ».
L'affiche apparaît sur les murs de la
France entière. Tous les français se représentent le Père Doncœur sous ces
traits... et longtemps on hésitera à le reconnaître dans l'orateur alerte des
grands meetings catholiques. Ces rassemblements atteignent des chiffres jamais
connus : vingt mille, cinquante mille et même cent mille personnes. Paul
Doncœur se révèle orateur de foule, incisif, spirituel et finalement
bouleversant. Son début est généralement lent : improvisateur, il
développe son argumentation, prend la température, devine l'attente, puis à la
faveur d'un bon mot, d'une histoire qui détend l'auditoire, le fait s'esclaffer
bruyamment, et avant même qu'il soit revenu de ses rires, le Père l'entraîne,
le porte aux cimes de l'émotion religieuse. La finale brève, incisive, est
toujours la reprise de l'unique thème qui l'anime : pour l'honneur de la France,
pour le règne de Jésus-Christ.
Afin d'organiser l'action, Paul
Doncœur crée avec un de ses amis, Marcel Forestier, capitaine d'artillerie en
1918 devenu par la suite dominicain, le Bureau
des Conférences. Un conférencier est chargé d'informer toute une région,
par exemple Épernay, Châlons, Reims et jusqu'à Nancy et Metz. La dépense de
voyage entre chaque ville est faible ; on demande aux organisateurs locaux
de la prendre en charge et de réunir un auditoire. On envoie les affiches de
Paris et on demande aux responsables d'expédier à l'issue de chaque
manifestation à leurs députés et à Édouard Herriot des télégrammes du
style : « X... milliers de catholiques, réunis à ... demandent la
suppression des lois d'exception ».
Ces télégrammes arrivent chaque jour
sur le bureau de la Chambre, venant de toutes les régions de France. Ils
exaspèrent et finissent par impressionner le Gouvernement. Celui-ci se rend
compte que l'opinion publique ne le suit pas dans ses projets anticléricaux, et
finalement il renonce à son entreprise. Depuis lors, les religieux sont des
français à part entière.
Cet échec du Cartel des gauches en
1924 a été une contre-épreuve vérifiant la pérennité de l'apaisement religieux
issu de la grande guerre, mais il a fallu que les catholiques se défendent
énergiquement. Paul Doncœur a été dans ce combat le fer de lance connu, admiré
et aimé de la France entière.
Pierre Mayoux, in Paul Doncœur
Aumônier militaire