jeudi 15 novembre 2018

En promettant... RP Paul Doncœur, Nous ne partirons pas !


Paul Doncœur avait été touché personnellement, à 22 ans, par la loi de 1901. Pendant douze années d'exil, il avait souffert pour la France et pour tous les français de la vague d'anti‑cléricalisme qui sévissait sur son pays. Puis, de 1914 à 1924, il avait retrouvé la France éternelle, courageuse, libérale, profondément attachée à sa foi et à sa religion ancestrale. Il n'est pas surprenant qu'il ait été à la pointe du combat, en 1924, lorsqu'il s'est agi de défendre la liberté religieuse à nouveau menacée. De quoi s'agissait-il donc ?
Les lois laïques du 1er juillet 1901 et du 7 juillet 1904, bien oubliées maintenant, avaient édicté deux principes :
― les congrégations sont exclues du droit commun des associations françaises ;
―tout congréganiste est déchu du droit d'enseigner.
Ces lois furent appliquées pendant dix années : 974 établissements religieux furent dissous, 1843 écoles congréganistes fermées, 272 poursuites engagées et 673 condamnations prononcées. Les congrégations s'expatrièrent, beaucoup en Belgique, d'autres en Hollande, en Angleterre, et jusque dans les pays les plus lointains.
En août 1914, tous les religieux en âge de se battre rentrent en France se mettre à la disposition des Autorités militaires. Puis l'exode des populations belges devant les armées allemandes ramène en France de nombreux religieux et religieuses français, avec les congrégations belges qui les avaient accueillis. Ce n'est plus le moment de parler des lois d'exception.
Des milliers de prêtres et de religieux mobilisés feront leur devoir, plus que leur devoir, et 4 000 d'entre eux dormiront côte à côte avec leurs frères d'armes dans la terre ensanglantée de leur Patrie. Les religieux âgés ou blessés, les religieuses, se dévouent pour les blessés, les malades, les familles et les enfants. Tous reprennent leur place dans la communauté française.
Néanmoins, dès la paix revenue, une certaine presse, et certains hommes politiques osent reparler des lois laïques.
Mais en 1919, aux élections législatives, le Bloc National remporte une grande victoire. La chambre bleu horizon se réunit le 7 novembre 1919 pour entendre le discours, programme de son chef, Alexandre Millerand, qui précise au sujet des congrégations :
... j'ai déclaré que, pour ma part, il me paraîtrait impossible que, la guerre terminée, on reconduisit à la frontière les congréganistes qui l'avaient franchie pour venir, sur le front, prendre leur part de dangers avec leurs frères français.
... je demande simplement que religieux comme laïques aient le même droit de s'associer sous les règles de la loi, pour défendre et propager leurs opinions... La République de la Victoire est la propriété de tous les Français. Elle a le droit d'être généreuse, libérale et tolérante.
Et de fait, les députés et les hommes d'État du Bloc National respectent la liberté renaissante. Les congréganistes rentrés et restés en France vivent jusqu'en 1924 sans être inquiétés. En 1920, le Gouvernement rétablit l'Ambassade au Vatican, après un vote à une majorité considérable. En 1923, Maurice Barrès — et ce fut son dernier travail parlementaire avant sa mort l'année suivante — prépare un projet de loi autorisant officiellement le retour de cinq congrégations. Mais les bonnes volontés inexpérimentées de la Chambre bleu horizon n'avaient pas mis longtemps à être détournées de leur idéal, et le projet de loi ne fut pas mis en discussion devant un Parlement dont le terme approchait. D'ailleurs, les religieux, comme les prêtres, avaient repris leur place dans la Nation.
Viennent les élections législatives de 1924 et — réaction contre la politique menée par les Gouvernements depuis la fin de la guerre, — le Cartel des Gauches remporte la victoire. Les anticléricaux possèdent leur Chambre introuvable et les événements vont se succéder rapidement.
Le 1er juin 1924, une assemblée du Cartel réclame la démission immédiate du Président de la République Millerand. Elle l'obtient le 11 juin après qu'Édouard Herriot en ait fait la condition de la formation du nouveau Gouvernement. Le 17 juin, Herriot présente son Gouvernement au Parlement et prononce son discours-programme dans lequel il annonce les premiers buts de son gouvernement : « donner au pays la paix sociale par une large amnistie, la paix morale par la suppression de l'Ambassade au Vatican, l'application de la loi sur les congrégations religieuses et l'introduction en Alsace-Lorraine de toute la législation républicaine ».
Ce programme amène des réactions immédiates, passionnées et parfois violentes, non seulement en Alsace-Lorraine, mais de proche en proche chez tous les catholiques de France. Il réveille en effet le drame vécu par les Français de 1901 à 1914 avec l'application des lois laïques.
Le 20 juillet, les Études publient un éditorial titré Le tocsin qui sonne dans lequel Paul Doncœur et ses collègues écrivent :
« Ainsi l'amnistie se prépare pour nombre de révoltés, et sans doute quelques traîtres, mais les condamnations s'apprêtent pour beaucoup de Français et de Françaises fidèles à leur pays comme à leur Dieu, revenus pour servir au moment douloureux ».
À la même époque est créée la Fédération Nationale Catholique présidée par le Général de Castelnau. Celui-ci, ancien chef d'état-major de Joffre, jouit d'un prestige immense dans le monde catholique. La perte de deux fils tombés au front, le refus du Gouvernement en 1918 de lui donner le bâton de Maréchal, en ont fait un personnage légendaire.
En août, les religieux anciens combattants constituent la DRAC, Ligue des droits des religieux anciens combattants ouverte à « tous ceux qui, à des titres divers, prétendent exiger qu'aucun citoyen ne puisse, sans avoir forfait, être mis hors de la loi commune » — et dont la devise est « Égaux comme au Front ».
En Alsace-Lorraine, la guerre sainte est déclarée pour le maintien des libertés religieuses que les Alsaciens et les Lorrains avaient réussi à conserver sous l'administration allemande. Les manifestations se succèdent tous les dimanches et les évêques de Strasbourg et de Metz élèvent des protestations officielles contre les manquements du Gouvernement aux promesses données depuis 1914.
En septembre, le Gouvernement tente quelques épreuves de force :
― les Préfets reçoivent instructions de recenser tous les religieux et religieuses des Établissements congrégationistes. Au Carmel de Lisieux par exemple, le Commissaire de Police et le greffier tentent d'interroger les religieuses qui, ainsi que les évêques l'ont prescrit, leur opposent un silence absolu.
― les Clarisses d'Alençon et d'Évian reçoivent l'ordre préfectoral d'avoir à évacuer leurs couvents (qu'elles avaient déjà quittés en 1901 pour la Suisse).
C'est alors que Paul Doncœur a une entrevue avec Jacques Péricard, fondateur de L'Almanach du Combattant, célèbre par le cri immortel qu'il lança le 6 avril 1915 au Bois Brûlé en Argonne, dans la bataille des Éparges : « Debout les Morts ! » en repoussant avec les restes de sa Compagnie une violente contre-attaque allemande. Jacques Péricard lui offre la tribune de L'Almanach du Combattant et Paul Doncœur, à la manière du Lacordaire de la phrase fameuse « La liberté se prend, elle ne se demande pas » rédige d'un trait sous la forme d'une lettre ouverte au Président Herriot un manifeste dont le retentissement va être considérable.
Sous le titre « Rassemblement », cette lettre ouverte est publiée en octobre 1924 dans L'Almanach du Combattant « 1925 » qui tire à 100 000 exemplaires :
« Alors M. Herriot a fait le grand geste d'ouvrir tout larges les deux bras encore sanglants de la France et a donné à tous les misérables leur pardon ! Par la porte ouverte on a voulu faire passer tous les coupables et tous les lâches, les insoumis, les déserteurs et les traîtres... S'ils reviennent pour servir et réparer, j'applaudis !
Mais cette même porte ouverte aux frontières, le même M. Herriot, du haut de la tribune française, il nous la montre, à nous, rentrés le 4 août 1914 pour la bataille...
Eh bien, non, nous ne partirons pas ! Pas un homme, pas un vieillard, pas un novice, pas une femme ne repassera la frontière, cela jamais !
En 1901, quand a été votée la loi infâme, j'étais tout jeune Jésuite, — il y avait quatre ans que mon père, un vieil officier d'Afrique, m'avait conduit en pleurant au noviciat de Saint-Acheul, — j'ai fait comme les autres et j'ai pris le train pour la Belgique, honteusement. J'ai vécu douze ans en exil, de vingt deux à trente-quatre ans, toute ma vie d'homme. Mais le 2 août 1914, à 4 heures du matin, j'étais à genoux chez mon supérieur : « C'est demain la guerre, ai-je dit, ma place est au feu ! Mon supérieur m'a béni et m'a embrassé. Par des trains insensés, sans ordre de mobilisation (j'étais réformé), sans livret militaire, j'ai couru au canon jusqu'à Verdun. Le 20 août, à l'aube, à la recherche des blessés du 115e, j'avançais au-delà des petits postes quand, tout à coup, je fus enveloppé par le craquement de vingt fusils et je vis mon camarade étendu de son long contre moi sur la route, la tête broyée. Le poste allemand était à trente pas ! J'ai senti à ce moment que mon cœur protégeait tout mon pays : jamais je n'avais respiré l'air de France avec cette fierté, ni posé mon pied sur sa terre avec cette assurance !
Je ne comprends pas encore comment je ne fus pas tué alors, ni vingt fois depuis. Le 16 septembre, j'étais fait prisonnier devant Noyon en plein combat ; en novembre, j'étais de nouveau en France, et en décembre je retrouvais le feu avec la plus belle des divisions, la 14ème de Belfort. Avec elle, je me suis battu trente mois, jusque devant Mézières, le 11 novembre 1918. J'ai été trois fois blessé, je garde toujours sous l'aorte un éclat d'obus reçu dans la Somme, et pour avoir commis le crime de rester chez moi, vous me montrez la porte ! Vous voulez rire ! M. Herriot.
Mais on ne rit pas de ces choses.
Jamais pendant cinquante mois, vous n'êtes venu me trouver, ni à Tracy-le-Val, ni à Crouy, ni à Souain, ni au fort de Vaux, ni au Reichsackerkopf, ni à Maurepas, ni à Brimont, ni à la Cote 304, ni au Mort-Homme, ni au Kemmel, ni à Tahure. Je ne vous ai vu nulle part me parler de vos « lois sur les Congrégations », et vous osez me les sortir aujourd'hui ?
Vous n'y pensez pas !
Ni moi, entendez-vous, ni aucun autre (car tous ceux qui étaient en âge de se battre se sont battus), ni aucune femme, nous ne reprendrons la route de Belgique.
Cela, jamais !
Vous ferez ce que vous voudrez ; vous prendrez nos maisons, vous nous ouvrirez vos prisons — il s'y trouve en effet des places laissées vides par qui vous savez !
Mais partir, comme nous l'avons fait en 1902 ? Jamais !
Nous avons aujourd'hui un peu plus de sang dans les veines, voyez-vous. Et puis, soldats de Verdun, nous avons appris ce que c'est que de s'accrocher à un terrain. Nous n'avons eu peur ni des balles, ni des gaz, ni des plus braves soldats de la Garde ; nous n'aurons pas peur des embusqués de la politique.
Et je vais vous dire maintenant pourquoi nous ne partirons pas.
Ce n'est pas de courir au diable qui nous effraie. Nous ne tenons à rien, ni à un toit, ni à un champ. Jésus-Christ nous attend partout et nous suffira toujours, au bout du monde.
Mais nous ne partirons pas parce que nous ne voulons plus qu'un Belge, ou qu'un Anglais, ou qu'un Américain, ou qu'un Chinois, ou qu'un Allemand, nous rencontrant un jour loin du pays, nous pose certaines questions auxquelles nous répondrions, comme jadis, en baissant la tête : « La France nous a chassés ! »
Pour l'honneur de la France ; entendez-vous ce mot comme je l'entends ? pour l'honneur de la France, jamais nous ne dirons plus cela à un étranger.
Donc nous resterons. Nous le promettons à nos morts, et à vous aussi, camarades ».
Paul Doncœur, Officier de la Légion d'Honneur.
et Jacques Péricard ajoute :
« Les religieux anciens combattants ont été nos frères d'armes et sont demeurés nos frères, qu'on ne touche pas à notre famille ! »
Le journal La Croix reproduit le 30 octobre 1924 le manifeste de Paul Doncœur sous le titre « Pour l'honneur de la France... nous ne partirons pas ! » et à la suite, l'abbé Bergey, curé de Saint-Émilion et député de la Gironde s'écrie : « Va-t-on déclarer hors-la-loi et expulser de France d'anciens combattants sous prétexte qu'ils ne portent pas de veston ? »
À la lecture de la lettre ouverte à Herriot, tous les religieux jusque-là isolés se sentent plus forts. D'emblée, leurs craintes s'estompent et ils relèvent le défi. Le manifeste est imprimé en tracts, en cartes postales, puis en affiches qui couvrent les murs de Paris. Les six cardinaux, puis, successivement, tous les évêques écrivent au Président Herriot des lettres officielles de protestations. La Fédération Nationale Catholique, la DRAC, la Ligue patriotique des françaises, qui à elle seule groupe 500 000 adhérentes, mènent dans toute la France d'ardentes campagnes pour la liberté religieuse.
Pendant deux années, Paul Doncœur est partout. À tous les grands meetings il prend la parole et enflamme son auditoire. Le titre de son pamphlet est devenu un slogan. Sans vouloir le représenter, la DRAC édite une affiche figurant un aumônier militaire grand blessé, unijambiste, s'appuyant sur ses béquilles, affiche soulignée par la phrase invincible « Nous ne partirons pas ».
L'affiche apparaît sur les murs de la France entière. Tous les français se représentent le Père Doncœur sous ces traits... et longtemps on hésitera à le reconnaître dans l'orateur alerte des grands meetings catholiques. Ces rassemblements atteignent des chiffres jamais connus : vingt mille, cinquante mille et même cent mille personnes. Paul Doncœur se révèle orateur de foule, incisif, spirituel et finalement bouleversant. Son début est généralement lent : improvisateur, il développe son argumentation, prend la température, devine l'attente, puis à la faveur d'un bon mot, d'une histoire qui détend l'auditoire, le fait s'esclaffer bruyamment, et avant même qu'il soit revenu de ses rires, le Père l'entraîne, le porte aux cimes de l'émotion religieuse. La finale brève, incisive, est toujours la reprise de l'unique thème qui l'anime : pour l'honneur de la France, pour le règne de Jésus-Christ.
Afin d'organiser l'action, Paul Doncœur crée avec un de ses amis, Marcel Forestier, capitaine d'artillerie en 1918 devenu par la suite dominicain, le Bureau des Conférences. Un conférencier est chargé d'informer toute une région, par exemple Épernay, Châlons, Reims et jusqu'à Nancy et Metz. La dépense de voyage entre chaque ville est faible ; on demande aux organisateurs locaux de la prendre en charge et de réunir un auditoire. On envoie les affiches de Paris et on demande aux responsables d'expédier à l'issue de chaque manifestation à leurs députés et à Édouard Herriot des télégrammes du style : « X... milliers de catholiques, réunis à ... demandent la suppression des lois d'exception ».
Ces télégrammes arrivent chaque jour sur le bureau de la Chambre, venant de toutes les régions de France. Ils exaspèrent et finissent par impressionner le Gouvernement. Celui-ci se rend compte que l'opinion publique ne le suit pas dans ses projets anticléricaux, et finalement il renonce à son entreprise. Depuis lors, les religieux sont des français à part entière.
Cet échec du Cartel des gauches en 1924 a été une contre-épreuve vérifiant la pérennité de l'apaisement religieux issu de la grande guerre, mais il a fallu que les catholiques se défendent énergiquement. Paul Doncœur a été dans ce combat le fer de lance connu, admiré et aimé de la France entière.
Pierre Mayoux, in Paul Doncœur Aumônier militaire