La
Création est pour l'alliance 1
Conseils pour la prière : donner du temps à Dieu
Pour ceux qui ne prient pas beaucoup, il est normal que la
prière soit difficile au départ. II faut tâtonner. Nous répugnons, en
notre temps, aux méthodes qui sont raides. Il faut savoir être rigoureux sans
être raide. Ne confondons pas raideur et rigueur. Les choses sérieuses ne
s'improvisent pas.
Il y a un double tâtonnement au départ, l'un pour le
lieu, l'autre pour la durée. À
vous de voir quel est le lieu qui favorise le recueillement. Tâtonnez
pour voir si c'est à la chapelle, dans votre chambre ou dans le parc que vous
trouvez Dieu le mieux. Vous pouvez d'ailleurs alterner. Vous êtes libres, non
pas d'une liberté qui fait n'importe quoi, mais d'une liberté qui cherche le meilleur.
Le but est de trouver Dieu, de descendre au fond de soi, dans cette zone
intérieure où Dieu nous parle. Il s'agit de trouver le recueillement le plus
profond, mais dans une certaine détente. Il faut faire l'expérience de ce
qu'est la détente recueillie. Dieu ne travaille pas dans la tension intérieure. Il faut une
attention sans tension. Cet équilibre n'est pas donné au départ ; on y
parvient peu à peu.
Pour la durée, je répugne à imposer
au départ trente, quarante-cinq minutes ou une heure d'oraison. Il semble bien
que trente minutes soient le minimum, mais il faut que vous en fassiez
l'expérience vous-mêmes. Le temps de s'y mettre, les distractions qui vous
assaillent... il faut un certain temps. Normalement, vous prolongerez
vous-mêmes et, d'ici quelques jours, une heure d'oraison vous paraîtra sans
doute aller de soi.
Il est normal aussi qu'au début d'une
retraite nous soyons dans une grande sécheresse, que nous ne soyons pas
aidés par la sensibilité. Cela dépend beaucoup des individus et de ce qu'est
la prière dans notre vie ordinaire. Transformez la sécheresse en grâce,
c'est-à-dire considérez qu'on prie, non pas pour soi, mais pour Dieu. Quand on
trouve du plaisir à l'oraison, on prie en partie pour soi, pour le plaisir
qu'on y trouve. Nous n'avons pas à mépriser la sensibilité, mais faisons
attention à la qualité de cette sensibilité. Il ne faut pas aimer aimer, dit
saint Augustin, il faut aimer tout court.
En ce sens-là, le temps de l'oraison
doit être considéré comme une mort, comme un don, le temps donné. Il
faut mourir à notre égoïsme. Si vraiment nous n'avons rien à donner à Dieu,
disons-lui : « Je te donne du temps, je perds le temps, il est pour
toi ». Car Dieu mérite bien que nous lui donnions du temps. Et que
voulez-vous lui donner de plus foncier ? Le temps est la trame même de
l'existence. Toute notre activité est brodée en quelque sorte sur la trame du
temps. Je donne le temps, je meurs à cette activité brodée sur la trame du
temps. À certains jours, nos soucis sont tels que nous avons beaucoup de peine
à parler à Dieu. La question n'est pas tellement de lui parler ; à la
base, elle est de donner du temps. Vous venez ici pour donner du temps à Dieu.
Ce don du temps, il faut le renouveler au début de chaque oraison. On peut dire
à Dieu : « Si vraiment je n'ai aucune joie sensible à être en contact
intime avec toi, il y a au moins ce fait que l'essentiel y est : le temps
est donné ». Un temps mort, la mort au plan du temps.
Celui qui donne les Exercices, que
saint Ignace n'appelle jamais le prédicateur, est là uniquement pour vous
aider. Les temps forts de la journée ne sont pas ceux des instructions, mais le
temps d'oraison, quatre fois par jour. Tout est centré sur l'oraison. C'est
là que Dieu travaille. Normalement, Dieu éclaire pendant le temps de l'oraison.
Soyons très souples au plan de la
méthode. Une méthode est bonne si elle aide, mauvaise si elle entrave. Elle ne
doit pas être un carcan. Il est normal qu'au début vous vous adressiez à Dieu
directement. Le Tu de la vérité. Dieu
est un Tu, il ne peut pas être un Il, dit Gabriel Marcel, car il est
présent. On ne dit pas Il quand
quelqu'un est présent. On ne parle pas de lui, on lui parle.
On parle à Dieu avec beaucoup de
respect et de familiarité. Il faut expérimenter que les deux ne s'opposent
absolument pas. Il s'agit de respect profond, non pas de formes extérieures de
respect. Respect familier. Que vous soyez en manches de chemise ou en
robe de chambre n'empêche pas l'oraison.
Si vraiment la sécheresse est trop
forte, si vous vous sentez comme un bout de bois devant Dieu, il est bon
d'interrompre un instant la méditation par un peu de prière vocale : un
Pater, un psaume. Ou par la prière pour les autres, pour que Dieu les
éclaire ; alors la charité est au cœur de la prière. Du même coup, faites
un aveu d'impuissance à Dieu, un acte d'humilité. Puis vous reprenez votre
réflexion.
Réservez un peu de temps à la fin
pour la prière pure, pour le rapport direct avec Dieu, le Tu qui a été sous-jacent à tout le
travail de réflexion et que vous rendez plus explicite.
Vous pouvez vous servir des notes que
vous prenez pendant les instructions. Mais n'utilisez pas tout. Laissez le
Saint-Esprit vous éclairer sur ce que vous devez reprendre dans le silence de
l'oraison. Pour saint Ignace, l'instructeur doit être sobre, ne pas faire de
grands développements. Selon lui, les Exercices font appel au travail
personnel. Réflexion, intelligence, sensibilité, illumination de la grâce font
trouver plus de goût et fruit spirituel
que les développements abondants du directeur. « Ce n'est pas d'en savoir
beaucoup qui satisfait et rassasie l'âme, mais de sentir et de goûter les
choses intérieurement ». Il s'agit d'un sentir intérieur, spirituel, ce
qui fait que les choses ne sont pas seulement conceptuelles, que finalement on
est prêt à se faire tuer pour une cause. C'est beaucoup plus profond que
l'affectivité superficielle, ce n'est pas un amourachement. Inutile d'en dire
plus maintenant, c'est une expérience à faire tout au long des Exercices.
Saint Bernard dit : « La
lecture apporte à la bouche une nourriture solide. La méditation mastique et
rompt l'aliment. L'oraison proprement dite, la prière, apporte la
saveur ». Ce que Ruysbroek appelait « le goût délicieux du
Saint-Esprit ».
Il n'y a pas de connaissance
théologique sans une transformation de notre intelligence. Nous disons que
notre nature est déchue et nous oublions toujours que notre intelligence fait
partie de cette nature déchue. Donc l'intelligence elle-même a besoin d'être transformée.
Dans notre monde de péché, nous n'avons pas de Dieu une intelligence naturelle,
mais seulement une intelligence de grâce. C'est pour cela que nous donnons la
parole à Dieu, que nous ne prenons pas la parole.
Les Orientaux insistent beaucoup sur cette
métamorphose de l'intelligence. Une sorte de mystère pascal de
l'intelligence. L'intelligence aussi doit mourir et ressusciter. Olivier
Clément dit :
Il
faut crucifier toute logicité. La grâce baptismale s'est emparée de l'abîme du
cœur, du fond de l'être. Ce fond de l'être qui est en quelque sorte antérieur à
la distinction des facultés. Ce fond de l'être qui est plus profond que la
distinction en intelligence et en volonté. Ce fond de l'être où Dieu habite. La
grâce du baptême est une transformation radicale du fond de l'âme pour en
chasser les forces déifuges (c'est-à-dire tout ce qui en nous s'oppose à Dieu).
Et ces forces déifuges qui, chassées du fond de l'âme par le baptême, se sont
réfugiées à la surface, dans toute la partie épidermique de nous-mêmes,
s'efforcent de maintenir dans l'inconscience cette présence active de Dieu au
fond.
Faire les Exercices spirituels
Le titre du petit livre de saint
Ignace est exactement : Exercices spirituels pour se vaincre soi-même
et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné.
Ce sont donc des exercices, non
pas du repos béat, passif. Nous arriverons peut-être à la passivité quand nous
serons au pied de la Croix du Christ ; nous comprendrons peut-être un jour
que le véritable agir c'est le pâtir, mais nous n'en sommes pas là. Au
départ il faut travailler, s'exercer. Une ascèse est nécessaire. Le mot ascèse, précisément, veut dire exercice.
Ce sont des « exercices spirituels ». En christianisme, le
spirituel évoque la présence du Saint-Esprit. Le fond de notre âme n'est jamais
seul. Jamais. Nous sommes avec le Saint-Esprit qui est au plus profond. Sauf
quand nous sommes en état de péché mortel, pour reprendre les vieilles
distinctions du catéchisme. Le péché est ce qui nous rejette dans la solitude,
qui rompt l'alliance avec le Saint-Esprit.
« ... pour se vaincre
soi-même... » Il s'agit de devenir des hommes libres. Ce que Dieu
veut, c'est notre liberté. La liberté est l'oubli de soi, un autre nom de
l'amour. Ce n'est ni spontané ni automatique. Il faut se vaincre. Avant de
dire : « Je me suis oublié », il faut se dire : « J'ai
à sortir de moi ». En termes un peu techniques : l'exode précède
nécessairement l'extase, au sens de n'être plus centré sur soi, de vivre hors
de soi pour l'autre.
« ... et ordonner sa vie... »
La paix est dans l'ordre ; les deux vont ensemble.
« ... sans se décider par
aucun attachement qui soit désordonné ». Nous marchons vers une
décision, un acte libre. Et l'acte libre doit être centré sur Dieu. Le but que
nous poursuivons est que, tout au long de notre vie, nos décisions soient en
fonction d'une plus grande gloire de Dieu.
Une bienveillance de fond
Saint Ignace fait suivre ce titre
d'une note, le praesupponendum, c'est-à-dire : présupposé,
préalable. En d'autres termes, il s'agit des dispositions dans lesquelles nous
devons être au moment d'entrer dans les Exercices. C'est une disposition
profonde qui doit être la nôtre tout au long de notre vie. Lisons ce
texte :
Pour
que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit, il faut
présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition
du prochain qu'à la condamner. Si l'on ne peut la sauver, qu'on lui demande
comment il la comprend ; et s'il la comprend mal, qu'on le corrige avec
amour ; et, si cela ne suffit pas, qu'on cherche tous les moyens adaptés
pour qu'en la comprenant bien on la sauve.
J'aurai peut-être des phrases qui
pourront vous étonner, vous émouvoir ou vous scandaliser. Vous pourrez vous
demander si je suis bien orthodoxe. Il faut que vous soyez dans la disposition
de sauver ce que je dis et non pas de le condamner.
Cette note préalable nous met en
garde contre la mentalité intégriste. Ce qui définit l'intégrisme, c'est
précisément une tendance habituelle à condamner le prochain plutôt qu'à le
comprendre. Dans certains auditoires, on trouve l'intégriste de service, celui
qui est là uniquement pour vous prendre en défaut. Il ne tardera pas à écrire à
l'évêque ou à Rome pour qu'on vous empêche de parler. On me prévient parfois
qu'un ou deux intégristes de service sont présents
dans mes auditoires. En ce sens-là, l'intégrisme est une abomination, une
peste. Et, comme en général l'intégrisme va de pair avec la bêtise, le résultat
est proprement effroyable. Méfions-nous, toutefois, de ne pas jeter à la tête
de n'importe qui l'épithète d'intégriste ; on en abuse à l'heure actuelle.
Ne jugeons personne. Un jour, on a fait observer à Péguy
que son jugement sévère sur je ne sais plus qui était contraire à l'Évangile
qui dit de ne pas juger, il a répondu : « Je ne juge pas, je
condamne ». Naturellement, ce n'est qu'une boutade.
Dans Problèmes de vie spirituelle, le P. Yves de
Montcheuil dit :
Ceux qui aiment
sincèrement la vérité, fille de l'Esprit saint, ne sont pas ceux qui
n'acceptent de la contempler que là où elle brille de tout son éclat, mais ce
sont ceux à qui elle est si chère qu'ils en recueillent partout les moindres
fragments, qu'ils la recherchent partout, même là où l'ignorance et la
perversité des hommes l'ont rendue méconnaissable. Ceux qui n'ont pas le
courage d'aimer la vérité là où elle est défigurée ne sont pas capables d'avoir
pour elle un amour pur là où elle se révèle dans toute sa gloire. 2
Si vous voulez aimer la vérité chrétienne dans toute sa
gloire, dans la plénitude de la doctrine chrétienne, dans l'Église, il faut que
vous soyez capables d'aimer les fragments de vérité partout où vous les
découvrez. Et là il faut être loyal. Il y a des fragments de vérité partout,
même dans le marxisme, même dans l'anarchisme. L'erreur pure n'existe pas.
Toute une génération de jécistes a su ce texte par cœur.
Cette attitude suppose donc une bienveillance de fond,
sans laquelle il n'y a pas de collaboration. Dans cette collaboration entre le
directeur de retraite et le retraitant, dont parle Ignace, vous avez le
prototype de toute collaboration dans tous les domaines : aumôniers et
militants, supérieurs et inférieurs, maris et femmes, parents et enfants. Rien
n'est plus difficile qu'une communauté quelle qu'elle soit. Actuellement et
fort heureusement nous parlons beaucoup de communauté, mais en oubliant parfois
de poser les conditions d'une vraie communauté, qui sont très difficiles et qui
supposent qu'on s'aide mutuellement.
« Pour que le directeur et le retraitant trouvent
davantage aide et profit... », dit saint Ignace. Je suis là pour vous
aider, mais vous vous allez m'aider en étant très francs avec moi, en venant causer,
en me disant bien où vous en êtes. Aimer finalement c'est aider.
Le Christ est notre avocat ; l'avocat est celui qui aide. « Nous
avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ » (1 Jn 2,1). Jésus dit
qu'il priera le Père de nous donner « un autre Paraclet » (Jn 14,16),
le Saint-Esprit ; ce qui suppose qu'il est déjà, lui, le Paraclet. Le
démon, c'est l'autre avocat, l'avocat de la partie civile, l'avocat qui veut
faire condamner. Et tout l'Évangile est, en somme, un procès entre ces deux
avocats. « Je ne suis pas venu pour condamner, dit Jésus, mais pour sauver »
(Jn 12,47). Il est celui qui aide ; le démon est celui qui contrecarre et
qui est là pour condamner. Et c'est l'homme qui est l'enjeu de ce combat. La
victoire du Christ est, du même coup, la victoire de l'homme.
La Création est pour l’Alliance
Prenons aussitôt les premières lignes
de ce texte absolument capital des Exercices de saint Ignace qu'est le
Fondement :
L'homme est créé pour louer,
respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme.
Ce texte très dense, je vous propose
de le condenser encore dans la formule : la Création est pour l'Alliance.
L'homme est créé pour... La
Création n'a pas sa fin en elle-même. Elle a un but. L'homme est créé pour sauver son âme. Le mot sauver est horriblement dévalué dans le
vocabulaire actuel. Il faut casser les mots pour voir ce qu'il y a dedans. Dans
le vocabulaire traditionnel de l'Église, le salut est ce que la Bible appelle
l'Alliance ; en termes théologiques, c'est notre divinisation, notre
passage à la vie divine elle-même. C'est cela le salut, l'histoire du salut.
Avant une réunion des Semaines des
intellectuels catholiques, j'ai eu une discussion sur le salut avec un marxiste
éminent, Gilbert Mury. Il m'a aidé à comprendre ce qu'est le salut. Selon lui,
le salut posait quatre questions auxquelles il répondait en marxiste :
. Qui est sauvé ?
— L'homme.
. Qui sauve ? — Le prolétariat organisé en parti.
. De quoi ? — De l'aliénation.
. Pour aboutir à quoi ? — À la société sans classe.
. Qui sauve ? — Le prolétariat organisé en parti.
. De quoi ? — De l'aliénation.
. Pour aboutir à quoi ? — À la société sans classe.
Et il me dit : « À vous,
mon Père ». Pour moi, les choses étaient très simples :
. Qui est sauvé ? — L'homme.
. Qui sauve ? — Jésus Christ.
. De quoi ? — De la finitude redoublée par le péché.
. Pour aboutir à quoi ? — À vivre de la vie même de Dieu.
. Qui sauve ? — Jésus Christ.
. De quoi ? — De la finitude redoublée par le péché.
. Pour aboutir à quoi ? — À vivre de la vie même de Dieu.
J'insiste sur ce dernier point :
vivre de la vie même de Dieu. On
l'oublie toujours. Les mystiques n'y vont pas par quatre chemins pour
l'affirmer ; ils disent carrément : « Pour devenir Dieu ».
Mais ils ne sont pas seuls à tenir ce langage ; il est celui de toute
la tradition de l'Église. L'adage traditionnel depuis saint Athanase, répété
par tous les Pères de l'Église et dans tous les conciles, est : Dieu s'est fait homme pour que l'homme
puisse devenir Dieu.
Comment se fait-il que ce fondement
de toutes choses se soit obscurci au long des siècles dans la catéchèse
courante ? Sans doute a-t-on eu peur de la tentation panthéiste. À
supposer qu'il y ait une tentation panthéiste, le panthéisme vaut mieux que la mythologie.
Certes, il y aura des précisions à apporter. Mais le fond des choses est que
nous sommes sur terre pour devenir ce qu'est Dieu, pour être divinisés. Toute
la tradition grecque parle de la théiôsis, de la divinisation de
l'homme. Et c'est cela qu'on appelle le salut, l'histoire du salut. Or, l'homme
est créé pour le salut.
Saint Ignace emploie le mot « âme ».
L'âme c'est l'être total, c'est la vie. Nous pouvons donc traduire :
l'homme est créé pour son salut total. Et c'est cela que la Bible appelle
l'Alliance.
Devenir ce que Dieu est : un but nécessaire et
inaccessible
Dans un premier temps, je vous
propose de méditer ce que j'appelle le nécessaire inaccessible, en m'appuyant
sur Blondel, qui parle de nécessaire
impraticable.
Nous sommes créés pour devenir ce
qu'est Dieu : c'est nécessaire. C'est tellement nécessaire qu'il
n'y a pas d'autre alternative que la damnation. Voilà que nous passons d'une
belle idée à une réalité qui commence à devenir existentielle ; car il est
question de moi. Ou je deviens ce qu'est Dieu, vivant de sa vie, ou je suis
damné. Et il n'y a pas de milieu ; il est absurde de penser à une sorte
d'éternel état intermédiaire où je ne serais ni sauvé ni damné, ce qu'on
appelle les limbes. Si vous êtes en pays de mission, acharnez-vous à faire
sauter cette histoire de limbes. Les limbes n'existent pas. Des gens qui
resteraient éternellement aux frontières de la béatitude, cela n'existe pas. La
théorie des limbes est, comme dit le P. Henri de Lubac, un expédient
théologique du Moyen Âge.
C'était une façon d'imaginer une réponse au problème des
enfants morts sans baptême ; quelle mauvaise réponse, vraiment, on peut
trouver mieux ! Le dernier théologien tenant des limbes est le cardinal
Billot ; il est mort il y a quelques dizaines d'années déjà.
Il est normal que le sublime de la condition humaine ait
un envers tragique, une alternative tragique, sinon le sublime ne serait plus
le sublime. C'est un sublime qui dépasse toute sublimité concevable :
devenir ce qu'est Dieu, veut dire : aimer comme Dieu aime. Mais il
faudra avoir compris que Dieu n'est qu'amour. Et là nous comprendrons ce qu'est
le péché. En effet, je suis très loin d'aimer comme Dieu aime ; il faudra
en prendre conscience, et ce ne sera pas très drôle. Pourquoi sommes-nous
chrétiens et non pas bouddhistes ou musulmans ? Parce que notre foi nous
révèle une sublimité dépassant toute sublimité possible.
Dans notre vie, il y a deux passages — ce mot est
très important, puisque pâques
signifie précisément passage. Le premier est notre naissance : « Nous passons du ventre
de notre maman aux rivages de la lumière », dit de façon magnifique le
poète Lucrèce. Le mot est très réaliste puisqu'on dit que, dans certains
accouchements, le passage est difficile. Nous passons du néant à une existence
humaine. J'y réfléchis, je vois ce petit bébé dans son berceau : il a
passé et il est là, il existe, il est virtuellement intelligent et libre.
Ce premier passage n'existe que pour un deuxième passage,
l'homme est créé pour autre chose. L'enfant vient au monde pour un deuxième
passage, le passage d'une vie simplement humaine à une vie proprement divine.
Le premier passage du néant à l'existence humaine se fait sans nous ; on
ne m'a pas demandé ma permission pour me mettre au monde et je suis
conditionné : je suis un homme et non pas une femme ou l'inverse, et je
n'y peux rien. Il faut que je m'arrange avec mon sexe, mon hérédité, le
climat... Mais ce premier passage est en fonction du deuxième, qui ne se fera
pas sans nous et qui va nous occuper durant toute notre vie : le
passage de l'existence humaine à l'existence divine. Cette existence divine
est ce qu'on appelle le surnaturel, la filiation divine, le salut... Tous ces
mots, usés jusqu'à la corde, essayons de les revaloriser en disant : divinisation.
Répétons-le : c'est nécessaire sous peine de damnation,
il n'y a pas de milieu. Mais un nécessaire inaccessible. Vous n'allez
pas prétendre devenir Dieu. Nous employons des mots énormes. Devenir Dieu est
rigoureusement inaccessible. On ne devient pas Dieu, cela n'a pas de sens. On
peut devenir Mozart, à condition d'avoir du talent et de travailler beaucoup.
On peut devenir un grand chef d'État. Mais devenir Dieu, non. Prenez-en
conscience. Ce n'est pas possible. Et pourtant c'est absolument nécessaire. Et
il n'existe pas d'autre alternative que la damnation. Cela signifie que cette
divinisation nous est donnée. Et ce don, il s'agit de l'accueillir. Toute la
vie spirituelle consiste en cela.
Connaître Dieu
Deuxième point. S'il en est ainsi, si Dieu nous donne de
pouvoir devenir ce qu'il est, il faut le connaître, ce Dieu. Si je ne sais pas
ce qu'il est, si Dieu est quelque chose d'abstrait, si ce n'est qu'un mot,
devenir ce qu'il est ne m'intéresse pas. Il faut l'écouter, c'est lui-même qui
nous dit qui il est. Ne nous occupons plus de nous maintenant, occupons-nous
uniquement de lui.
La Révélation peut être comparée à une chaîne de montagnes
d'où émergent trois sommets que je vous propose d'inventorier. Le
premier est le Sinaï, le buisson ardent (Ex 3,1-15), où Dieu se révèle comme
l'existant vivant : Yahvé. Le deuxième sommet est en plein centre
de l'Ancien Testament, la révélation, faite à Isaïe lors de la vision inaugurale de son ministère, de
la pureté, de la sainteté de Dieu (Is 6,1-10). Le troisième sommet est le
Christ Jésus ; c'est le sommet indépassable, la révélation de la Trinité.
Trois mots donc à souligner : Yahvé, Sanctus, Pater.
Dieu est avec nous
Yahvé signifie
exactement : Je suis celui qui est inaccessible en lui-même,
inconnaissable, innommable, mais je me ferai connaître à toi progressivement en
intervenant dans ton histoire. Yahvé, c'est le verbe être, ou plutôt être-avec, car en hébreu le verbe être
n'existe pas. Donc Dieu se révèle comme celui
qui sera avec, avec nous. Le verbe est au futur ou, plus exactement encore,
à l'imparfait-futur. Donc Yahvé : « Je serai avec vous », progressivement,
jusqu'à ce qu'on puisse dire Emmanuel, Dieu qui est avec nous et qui
l'est d'une manière telle qu'il ne pourra pas l'être davantage. Il ne pourra
pas l'être davantage qu'il ne l'est dans le Christ.
Donc, l'être même de Dieu est un être-avec. Pour méditer
cela, je réfléchis à tous les degrés de l'être-avec. Quand une simple
connaissance m'envoie une lettre de faire-part de mariage ou de décès,
j'écris : « Croyez, cher ami, que je suis bien avec vous dans votre
joie ou dans votre épreuve ». C'est un être-avec qui est très faible.
Quand il s'agit d'un être cher et que je dis : « Mon pauvre ami, mon
pauvre vieux, je suis bien avec toi dans ta souffrance », c'est autre
chose. Et quand il s'agit d'un mari ou d'une femme ou d'un enfant, l'être-avec
est plus fort. Eh bien ! Dieu « est
avec » au sens le plus fort du mot. Il ne peut pas ne
pas être avec.
Immensité de Dieu
Yahvé signifie
aussi : je suis le mystère, je suis qui je suis. C'est la meilleure
traduction du mot. Et, par conséquent, tout ce que nous pourrons dire et penser
de Dieu est inférieur à ce qu'il est.
Là je suis obligé de vous laisser. Mettez-vous la tête
dans les mains, recueillez-vous profondément. Je renonce à vous parler de Dieu.
Il est un infini de vie. Mais tous les mots que j'emploie
sont inadéquats. Un bouillonnement infini de vie. Infini. Sans limites. Un
océan sans rivages et sans fond... Essayez d'imaginer cela, vous n'y arriverez
pas. L'imagination pose des rivages et un fond. Dieu n'a pas de fond, Dieu n'a
pas de rivages. Et encore, ces images sont quantitatives, se placent dans
l'espace. Passez par elles, mais biffez-les ensuite. Ce n'est pas cela.
L'imagination se perd, mais il faut y passer. L'effervescence de la source. La
source qui n'est que source... Là, personne ne peut vous aider. Il faut prier.
Nous verrons ensuite ce que cela signifie en profondeur.
Il faut, au départ, que nous ayons un sens aigu de
l'immensité de Dieu. Dieu est tout. Il n'y a pas Dieu plus nous, Dieu plus le
monde. Cela n'a pas de sens. Nous ne sommes pas extérieurs à Dieu. Dieu n'est
pas Jupiter sur une colonne. Il faut briser toutes ces représentations. Cela se
fera peu à peu, nous ne faisons que commencer.
La pureté éblouissante
Et cet être infini sans limites est d'une pureté
éblouissante et aveuglante. C'est la révélation qu'a eue Isaïe dans le texte
que nous connaissons bien (chap. 6). Un ange est venu toucher ses lèvres avec
un charbon ardent, tellement il a eu le sentiment de son impureté devant Dieu.
Il a entendu les anges qui chantaient : « Saint, saint, saint, le
Seigneur ! » Comment voulez-vous que je vous aide ? Vous donner
des images ? Représentez-vous, pour commencer, un tapis de neige éblouissant
sous le soleil. C'est tellement éblouissant que les yeux risquent d'être
blessés.
Un Dieu qui est pure transparence. Pensez à un cristal
absolument éblouissant et qui est pure, pure transparence. Une lumière qui est
tellement lumière qu'elle n'est que ténèbres. Comme si on pouvait, dans une
même image, avoir la pleine lumière de midi et la pleine nuit.
Si vous bafouillez, ne vous inquiétez pas, cela vous
mettra dans l'humilité. Notre raison est déchue.
Mais attention, c'est cette vie-là qui sera ma vie pour
l'éternité. C'est pour vivre cette vie-là que je suis au monde. Et qu'il faut
que je passe d'une existence purement humaine à une existence divine. La
création est pour l'Alliance. La naissance est pour le baptême. La vie humaine
est pour la vie divine.
Vous pouvez prendre uniquement le premier point pour ce
matin, amorcer le second et vous réserver l'après-midi soit pour revenir sur le
premier point du matin, soit pour compléter. Soyez extrêmement libres.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)
1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3
août 1972.
2. Éditions de l’Épi, 1947, p. 144.