Sans tomber dans l'obsession d'un
progressisme, d'une justice qui l'emporterait sur la conviction d'une charité
brûlante pour tous, il faut que les chrétiens entendent la grande question qui
leur est posée en ce siècle, celle de la distribution des biens matériels et de
leur équitable répartition à travers le monde. Nous serons sans doute jugés par
l'histoire sur ce que nous aurons accompli ou non en ce domaine. Or nous connaissons notre
difficulté à partager même notre superflu avec ceux qui n'ont rien. Ce fut du
reste une grave question à travers toute l'histoire de l'Église, et quand il
s'agit de donner un peu de ce que l'on possède, la résistance est de tous les
temps.
On peut s'expliquer pour une part les
mobiles qui ont déterminé l'attitude chrétienne en face du droit de propriété
si l'on se rappelle que le christianisme s'est développé au sein d'une
civilisation romaine pour laquelle le droit de propriété était absolu puisqu'il
pouvait conduire jusqu'à la possibilité d'abuser de ses biens personnels sans
qu'il y ait aucun compte à rendre à la société.
C'est donc dans cette civilisation
que l'Église plonge ses racines. Lorsque les chrétiens sortirent de la période
des persécutions pour entrer dans une période de tranquillité, ceux qui étaient
des possédants cherchèrent bien souvent un compromis possible pour apaiser leur
propre conscience en face de ceux qui possédaient moins, les pauvres, les
petits.
C'est à ce moment-là que les
docteurs de l'Église, très conscients du drame qui se joue, s'élèvent avec
véhémence contre un tel état de choses et tentent, aussi bien par leurs écrits
que par leur prédication, de mettre l'accent sur la gravité des compromissions
dans lesquelles les chrétiens sont en train de s'installer. Les déclarations
des Pères de l'Église sont d'une telle force, et objectivent si bien la
position évangélique, qu'il est nécessaire de se les rappeler constamment.
Saint Cyprien, l'éminent juriste romain,
devenu évêque et martyr affirme : « Tout ce que Dieu a créé nous a
été donné pour l'usage commun... Personne ne peut donc être exclu des dons et
des bienfaits de Dieu, toute l'humanité doit en profiter dans une égale mesure ».
Ambroise de Milan écrit : « Le
Seigneur a voulu que cette terre fût la possession commune de tous les hommes
et que ses produits fussent pour tous ; mais l'avarice a réparti les
droits de propriété ». Et encore : « La nature a engendré le
droit commun, c'est l'usurpation qui a fait le droit privé ».
Chrysostome se fait plus insistant :
« Et vous, dites-moi, comment
êtes vous riche ?
— J'ai hérité de mes biens.
— Et de qui cet autre-là les avait-il reçus ?
— De mon aïeul.
— Et de qui celui-là ?
— De son père.
— Pourrez vous, en remontant à plusieurs générations, me montrer que vos richesses sont légitimes ? Non, vous ne le pourrez pas ; il faut que la racine et l'origine soient entachées d'injustice ».
— J'ai hérité de mes biens.
— Et de qui cet autre-là les avait-il reçus ?
— De mon aïeul.
— Et de qui celui-là ?
— De son père.
— Pourrez vous, en remontant à plusieurs générations, me montrer que vos richesses sont légitimes ? Non, vous ne le pourrez pas ; il faut que la racine et l'origine soient entachées d'injustice ».
Les siècles passent sur les déclarations
des grands docteurs de l'Église, mais la question de la propriété et de la répartition
des biens demeure. L'Église s'exprime à nouveau au cours du Moyen-âge. Toute
l'économie de l'époque tend à devenir de plus en plus une économie rurale, la
terre constituant toute la richesse à exploiter. Le seigneur, pas plus que le
serf, ne peut affirmer qu'il est le propriétaire de la terre au sens où
l'entend le droit romain ; car au Moyen-âge, ce qui importe ce n'est pas
la possession mais bien davantage l'exercice du droit d'usage de la terre, et
les rapports humains découlent en grande partie de ces conditions d'utilisation
de la terre.
La liberté individuelle était bien
souvent réduite à peu de chose, sous l'effet de ce système complexe d'attachement
à la terre. De là vint le désir de s'affranchir de ces liens trop limitatifs.
Certainement la charité chrétienne a joué alors dans la constitution des
sociétés nouvelles, les communes, les bourgs francs, qui s'édifiaient sur des
terrains libérés de tous droits. L'épiscopat a du reste bien souvent soutenu
cet effort des communes libres. Dans ces bourgs on voit bientôt surgir des
marchands enrichis qui se servent de leur propre richesse au détriment des
moins favorisés. Le riche voudra prêter aux autres le surplus de ses biens afin
de retirer un intérêt de l'argent ainsi confié.
Mais l'Église, pendant tout le Moyen-âge,
a été d'une sévérité sans égale pour le prêt à intérêt. Et comme le Moyen-âge
est une époque où chacun veut pratiquer sa foi, recevoir le Christ dans
l'Eucharistie, et au préalable doit se confesser, l'Église a pouvoir sur les usuriers.
En effet quand un homme avoue en confession avoir prêté à intérêt de l'argent,
il lui est demandé aussitôt de faire pénitence, et cette pénitence consistera
précisément à rendre l'argent usurpé. Les juifs, qui échappent à la juridiction
de l'Église, ont seuls la possibilité de prêter leur argent à intérêt. Les
chrétiens, eux, s'ils contreviennent à l'interdiction, commettent aux yeux de
l'Église un péché majeur ; et s'ils viennent à mourir sans avoir pu faire
pénitence, ils se voient refuser la sépulture.
L'Église a voulu mettre en pratique à
la fois l’Évangile qui demande de prêter sans rien espérer en retour, et
l'Ancien Testament qui interdit le prêt à intérêt.
Le pape Léon le Grand ira d'ailleurs
jusqu'à affirmer : « l'intérêt de l'argent, c'est la mort de l'âme ».
Il faudra en arriver à la grande
période de la Renaissance pour voir naître l'institution des banques. Après la
Réforme ce système économique prévaudra dans les temps modernes, et l'Église
catholique abandonnera des positions qu'elle avait soutenues durant des siècles
avec une fermeté sans égal.
Aujourd'hui, comme dès les premiers
âges de l'Église, il nous est demandé de nous engager en vue d'une meilleure répartition
des biens matériels sur la terre.
Mais savons-nous assez le visage que
nous offrons comme nations chrétiennes ? Dans l'ordre économique les pays
de l'hémisphère Nord, comprenant les États-Unis, le Canada et les pays de
l'Europe occidentale, captent à eux seuls la plus grande partie des matières
premières du monde. Des économistes réputés considèrent que soixante pour cent
des matières premières du monde occidental sont réparties sur la population des États-Unis, c'est-à-dire sur le seizième de la population du monde.
Dans notre monde occidental nous
sommes enfermés comme dans un cercle vicieux : plus nous créons chez nous
de besoins, plus nous déséquilibrons l'économie des autres.
Ce qui pour le chrétien s'inscrit
dans le plan de la Providence, c'est qu'au moment même où l'accroissement des
populations de la terre s'accélère, les découvertes de la technique et l'organisation
à une grande dimension de l'industrialisation pourraient venir au secours des
besoins humains. La question à résoudre est alors celle de la répartition
équitable. Sinon la capacité de puissance économique de certains peuples de la
terre et l'usage qu'ils en font exaspèrent le sentiment d'impuissance du Tiers-monde
et poussent des populations sous-développées à se faire entendre.
Il est étonnant de constater à quel
point, chez les peuples les plus retardés, la soif de connaissance s'accroît.
La jeunesse veut acquérir un niveau de culture qui la mette à égalité avec les
nations développées et lui donne le moyen d'accéder à nos privilèges. On peut
se réjouir de ces phénomènes puisque la connaissance, à un moment donné, rend
l'homme adulte et l'aide à rejeter les réactions passionnelles.
Bientôt la compétition mondiale se
jouera entre les diverses nations capables d'efficacité immédiate auprès des
nations déshéritées, c'est-à-dire de ces nations qui n'ont pas « hérité »
comme nous. Aujourd'hui, comme au temps des Pères de l'Église, il nous est
demandé de favoriser une équitable répartition des biens matériels sur la
terre. Des chrétiens ont déjà réfléchi aux possibilités immédiates. Elles
s'offrent en effet, dans les pays en voie de développement, par la simple
présence de chrétiens qui s'engagent comme techniciens pour aider à
l'amélioration des conditions matérielles. Leur désintéressement est alors
facteur d'efficacité.
Cette présence est le fait de
chrétiens encore trop peu nombreux. L'un d'eux, un syndicaliste catholique de
l'Amérique latine, Maspero, pouvait écrire : « Jusqu'à présent, pour
quelques-uns, une minorité, la liberté signifie pouvoir écrire, parler,
s'associer, faire du commerce, faire de la politique, voyager, investir des
capitaux sans aucune sorte d'empêchement. Pour les autres, la majorité, la
liberté c'est pouvoir manger, trouver du travail, avoir un toit et un peu de
sécurité, être respecté, pouvoir se défendre ». Dans leur ensemble les
chrétiens passent aux yeux des peuples du Tiers-monde pour avoir consenti
seulement la première forme de liberté, faisant ainsi une complète confusion
des valeurs.
L'Évangile qui toujours promeut les
forces libératrices, et apporte du même coup le respect de la personne, ne peut justifier des
positions égoïstes sur le plan matériel. Les chrétiens qui en principe
devraient promouvoir envers et contre tout un régime de libération humaine, de
respect de la personne, comprendront-ils trop tard qu'en accumulant des
richesses acquises ils en privent autrui, et que seule une économie et un usage
modéré des biens de la terre peuvent nous préserver de l'hypocrisie ? Selon
l'invitation du pape Jean XXIII, dans l'encyclique Mater et Magistra, consentiront-ils à hâter certains processus de
socialisation ? On peut se demander si les chrétiens, tardant tellement à entrer
dans le mouvement de l'histoire sur le plan de la coopération, ne se laisseront
pas dépasser par les enfants de ce siècle ! Ce serait accepter que le
monde se fasse sans nous.
Frère
Roger Schutz, in L’unité, espérance de vie (1964)