Conseils sur l'essentiel : notre relation à Dieu 1
Nous en sommes au début des Exercices. Il est très
important d'être tout entiers à ce que nous faisons dans le moment présent. Il
faut éviter absolument tout ce qui serait obsession d'un défaut à corriger,
d'une situation à liquider, d'une décision à prendre. Au point où nous en
sommes, nous n'avons absolument pas les éléments pour prendre quelque décision
que ce soit. Maintenant nous nous occupons de Dieu. Nous essayons comme
nous pouvons de connaître Dieu, de ne pas nous tromper sur lui. Nous n'avons
absolument pas à nous occuper d'autre chose. Nous demandons à être éclairés sur
les points auxquels nous nous attachons dans le présent. Cette règle ne vaut
pas seulement pour le temps de la retraite, mais pour toute la vie. Je n'irai
pas jusqu'à reprendre l'expression très ambiguë de « devoir
d'imprévoyance », car la raison est tout de même une faculté de prévoir.
Mais le danger est toujours de sacrifier le devoir du moment présent en
envisageant des choses qui n'arriveront peut-être jamais et des décisions que
nous n'aurons peut-être jamais à prendre.
Pour la même raison, il ne faut pas avoir peur. Si
une décision nous est demandée dans quelque temps, l'homme ou la femme qui aura
à prendre cette décision ne sera pas le même homme ou la même femme
qu'aujourd'hui. Le Seigneur nous transfigure minute après minute, jour après
jour. Que de sacrifices, à un certain moment de notre vie, nous paraissaient
vraiment impossibles à faire ; et quand le moment est venu de les faire,
on les a faits, et beaucoup plus facilement qu'on ne pouvait le penser deux ou
trois ans auparavant. Il faut entreprendre les Exercices « avec un cœur
large et une grande générosité envers son Créateur et Seigneur », pour
prendre l'expression de saint Ignace. Il ne faut pas avoir peur et être
disponible. Comme nous allons le méditer, il n'y a que de l'amour et il ne faut
pas avoir peur de l'amour. Demandons au Seigneur la grâce de ce cœur large, le
contraire de ce qui est mesquin, étriqué. C'est la disposition de vérité.
Dans le christianisme, tout, absolument tout : le
dogme, les vérités à croire (comme disait le vieux catéchisme), la morale, les
sacrements... tout n'existe qu'en fonction de notre relation réelle avec Dieu. La
seule chose qui importe en définitive c'est notre relation à Dieu. Et la
relation avec nos frères, bien entendu, qui est liée à notre relation avec
Dieu. La vérité du christianisme, c'est d'abord la vérité d'une relation et non
pas la vérité d'une théorie, d'une thèse, d'une philosophie. Réfléchissez bien
à ce qu'est une relation vraie. Il y a des hommes mariés qui ont une grande
intimité physique avec leur femme, et pourtant ce n'est pas une relation vraie.
Le je t'aime est plus ou moins
mensonger. Imaginez un enfant qui a désobéi à sa maman qui lui a défendu de
jouer avec des allumettes. L'enfant a brûlé le tapis, il camoufle le dégât et
saute sur les genoux de sa maman comme si de rien n'était. La relation de cet
enfant avec sa mère est fausse, comme l'explique Jean-Paul Sartre. Pour que la
relation de l'enfant avec sa maman soit vraie, il aurait fallu qu'il
dise : « Maman, j'ai désobéi, voilà le dégât ; j'espère que tu
me pardonneras et permets-moi de t'embrasser ».
Le christianisme est ce qui assure la vérité de notre
relation réelle avec Dieu. Et tout ce qui n'est pas cette relation vivante est
pour cette relation. Nous vivons une époque antidogmatique. On refuse les
dogmes qui apparaissent comme des vérités parachutées. Et on a raison de
protester parce que, pendant trop longtemps, a sévi un dogmatisme outrancier,
comme si le christianisme était un ensemble de vérités au pluriel à l'instar
d'un système philosophique. Cela explique que la réaction soit violente, mais
elle dépasse les bornes à l'heure actuelle. Toutefois, s'il y a des
vérités : le péché originel, la virginité de Marie, la résurrection de la
chair..., toutes ces vérités au pluriel existent pour garantir la vérité de
notre relation à Dieu, qui est l'essentiel de tout. Le grand malheur
serait que des chrétiens n'aient pas de relation réelle avec Dieu. Puisque tout
le christianisme n'existe que pour cela.
Disons les choses autrement : le mot vérité a deux contraires : l'erreur
et le mensonge. Deux et deux font cinq, est une erreur. Je t'aime peut être mensonger. Or le christianisme est vrai d'abord
au sens où il est le contraire du mensonge. Et le Christ est la Vérité
vivante de la relation de l'homme avec Dieu. Nous ne pouvons avoir de relation
vraie, c'est-à-dire non mensongère, avec Dieu que dans le Christ et par le
Christ. Revenez-y souvent.
Il est bien évident que cette relation vraie avec Dieu va
se traduire par des relations vraies avec nos frères et avec nos sœurs.
Avancer dans le mystère de Dieu
L'oraison de ce matin n'était qu'une propédeutique, une
préparation. Elle avait pour but, essentiellement, de nous persuader de
l'immensité de Dieu. Dieu n'est pas un grand homme, Dieu n'est pas un
super-Jupiter. Dieu c'est Dieu. Immensité de Dieu, au-delà de tout ce que nous
pouvons imaginer et concevoir. Immensité telle qu'elle est un mystère. Le P. de
Lubac a trouvé une comparaison extrêmement juste pour dire ce qu'est le
mystère :
L'homme qui
s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable au savant qui amasse des
connaissances. L'homme qui s'efforce de connaître Dieu n'est pas comparable non
plus à l'artiste qui perfectionne une ébauche. Mais l'esprit qui s'efforce de
connaître Dieu est comparable au nageur qui s'avance dans l'océan, porté par
les vagues, mais à condition de toujours écarter les vagues. Nous avançons dans
le mystère de Dieu comme le nageur s'avance dans l'océan, portés par des
images, des concepts, des idées ; mais pour que ces vagues nous portent,
il faut les écarter toujours, c'est-à-dire à tout instant dire non, ce n'est
pas Dieu, Dieu est au-delà.
Comme dit saint Augustin, si tu crois connaître Dieu,
c'est pour le coup que tu ne le connais pas. Prions beaucoup pour garder ce
sens du mystère.
Cette conscience de l'immensité de Dieu est
d'autant plus importante que je vais vous conduire peu à peu à la pauvreté et à
l'humilité de Dieu. Il ne faudrait pas que les réflexions que nous allons faire
sur la pauvreté et l'humilité de Dieu aboutissent à nous faire perdre de vue
son immensité. Il ne faudrait pas que Dieu nous apparaisse, parce qu'il est
très humble et très pauvre, plus petit qu'il n'est en réalité. Nous allons
aboutir à l'immensité sans bornes d'une pauvreté et d'une humilité. Il ne
faudra pas perdre de vue l'immensité, la transcendance. C'est pour cette raison
que nous avons inventorié ce matin les deux premiers sommets de la
révélation : le buisson ardent (Yahvé) et la révélation de la
pureté blessante, fascinante, qui engendre le tremblement de la créature, le tremendum,
comme disent certains philosophes. Il faut avoir un sens très aigu de cette
pureté. Et sur cette réalité on ne peut que bafouiller ; impossible de
faire autrement. Ce n'est pas avec des mots qu'on arrivera à avoir une idée de
cette pureté de Dieu.
Dieu n'est qu'amour
Nous en arrivons maintenant au troisième sommet,
indépassable. Si ce troisième sommet pouvait être dépassé, il nous faudrait
attendre la religion de l'avenir. Mais la solidité de notre foi vient de ce que
ce troisième sommet n'est pas et ne peut pas être dépassé. Et ce troisième
sommet est la révélation de l'amour. Dieu est amour. Au chapitre quatrième de
sa première épître, Jean répète par deux fois cette formule. Et il nous faut
comprendre : Dieu n 'est qu'amour. Nous savons tous, depuis
toujours, que Dieu est amour. Mais qu'il ne soit qu'amour, il n'est pas sûr que
nous en soyons convaincus. Ce sera notre premier point.
Et voici comment je méditerai cette vérité. Si Dieu n'est
qu'amour je ne dois pas dire que Dieu est tout-puissant. Puisqu'il n'est
qu'amour, il n'est pas autre chose. S'il n'en va pas ainsi, ne disons pas que
Dieu n'est qu'amour ; disons qu'il est tout-puissant et qu'il est aussi
amour et qu'il nous aime aussi. Je vous demande avec une instance aussi forte que
j'en suis capable d'être impitoyables pour ne jamais, jamais mettre en Dieu
autre chose que de l'amour. Donc, il n'est pas tout-puissant ; tant pis,
pour le moment, pour les conséquences. Dieu est-il grand ? Non, non et
non ! Il n'est qu'amour. Dieu est-il sage ? Non, non, c'est non. Il
n'est qu'amour. Je vous demande de passer impitoyablement par cette phase de
négation radicale.
Dieu n'est qu'amour. Il faut comprendre par le
dedans ce ne que. Car tout est dans ce ne que. Si nous biffons ce
ne que, nous ne sommes plus devant Dieu, nous sommes devant Jupiter. Et
ce n'est pas le moment d'adorer Jupiter. On ne l'a que trop fait, et nous le
payons très cher.
Dans la prière, en vous tenant devant Dieu, faites ce
petit exercice. Vous écrivez sur la gauche de votre page :
Dieu est
Puis vous placez sur la colonne de droite la liste des
attributs de Dieu, comme on dit, et vous obtenez ceci :
Dieu
est tout-puissant
infini
beau
amour
sage
etc.
infini
beau
amour
sage
etc.
Puis vous biffez l'amour de la liste des attributs et vous
le faites passer comme sujet. Vous avez :
L’amour
est tout-puissant
infini
beau
amour
sage
etc.
infini
beau
amour
sage
etc.
C'est tout. Cela paraît bien simple. Et c'est une
révolution si vous voulez bien le prendre au sérieux.
Nous pouvons donc dire, dans une formule qui peut paraître
un peu abstraite : L'amour n'est pas un attribut de Dieu, mais les
attributs de Dieu sont les attributs de l'Amour. Le P. Congar n'a pas hésité à
l'utiliser, en me citant d'ailleurs avec beaucoup de gentillesse.
Si je dis : « Dieu est tout-puissant », je
pose un infini de puissance. Le résultat est ce qu'on me disait quand j'étais
gamin : « Dieu est tellement puissant que, s'il le voulait, il
pourrait m'anéantir et anéantir le monde ». On aboutit à une
toute-puissance qui peut être une toute-puissance de destruction. Et on
ajoutait « Mais il nous aime ». Donc finalement, il est très gentil.
Cette conception est abominable. Il faut dire clairement : Il n'y a pas
d'autre puissance en Dieu que la puissance de l'amour, un amour tout-puissant. C'est
un amour dont nous n'avons pas l'expérience. Un amour tout-puissant, c'est
l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même.
Qu'est-ce qu'un amour qui va au bout de lui-même ?
Deux lignes s'imposent. D'abord la mort. Il n'est pas de plus grand
amour que de mourir pour ceux qu'on aime. C'est cela, la puissance de Dieu. Il
n'y en a pas d'autre. C'est la puissance de mourir pour ceux qu'il aime. La
deuxième ligne, c'est le pardon. Le pardon est la toute-puissance de
l'amour. Votre amour est-il assez puissant pour pardonner à ceux qui vont ont
offensé gravement ?
Priez, je vous en supplie, recueillez-vous profondément.
C'est la clé de tout. Dire : « Dieu est tout-puissant mais il nous
aime » (ce mais est abominable),
et dire : « Dieu n'est qu'amour et cet amour est tout-puissant »,
ce n'est pas la même chose. L'amour est tout-puissant, il est infini, il n'a
pas de limites. C'est l'amour de Dieu qui est un océan sans rivages, sans fond.
C'est l'amour qui est beau. Claudel dit quelque part : De ce qui n'est que beauté, il faut passer à
ce qui est amour. Finalement, la suprême beauté est la beauté de
l'amour, l'amour qui n'est qu'amour. Trente jours ne seront pas de trop
pour comprendre cela, pour le creuser un peu.
Dieu n'est qu'amour. En lui, il n'y a pas la plus petite
trace de repli sur soi. Dieu ne se regarde pas. Il est l'anti-Narcisse. Les
grands écrivains André Gide, Paul Valéry — ont écrit des Narcisse. Narcisse
est ce personnage de la mythologie qui contemple la beauté de son corps dans le
miroir du lac ; il se satisfait de soi, Dieu est l'anti-Narcisse, l'absence
absolue de miroir. C'est ce que l'Église nous dit en affirmant que Dieu est
Trinité. Si Dieu n'était pas Trinité, il serait inévitablement narcisse,
contemplateur de soi ; il se regarderait lui-même. Même un grand
philosophe comme Malebranche s'y est trompé. Et Fénelon, moins philosophe, sur
ce point-là avait raison. Malebranche n'évite pas un Dieu qui est recourbé sur
soi, qui se complaît dans sa perfection. Non, en Dieu, il n'y a pas trace
d'incurvation.
N'oubliez pas que nous sommes sur terre pour vivre de la
vie même de Dieu. Il ne s'agit pas de connaître Dieu pour le connaître ; nous
avons à vivre de sa vie éternellement. Il faudra donc que nous en arrivions
à cette pureté absolue de l'amour qui n'est qu'amour. C'est par rapport à cela
qu'il nous faudra examiner notre péché dans quelques jours. C'est par rapport à
cela qu'il y a un péché originel. Autrement, il n'y a plus rien à comprendre
dans le christianisme. Je ne pourrai entrer en Dieu que lorsque le plus petit
atome d'incurvation, de regard sur moi-même, sera brûlé. Le feu du purgatoire
est cela, ce qui brûle tout mouvement de regard sur soi, de narcissisme. Et le
bonheur de Dieu est d'être sans miroir. Dieu n'est qu'amour. Je redis ma
formule : L'amour n'est pas un attribut de Dieu parmi les autres, mais
tous les attributs de Dieu, ce sont les attributs de l'amour. Si on prenait
l'image de l'amour charnel,
l'infini de l'amour de Dieu est une étreinte qui ferait sauter toutes les cages
thoraciques. La puissance infinie de l'étreinte d'amour. Et c'est ce Dieu-là
qui est présent au fond de nous-mêmes. Tout autre Dieu est une idole, un
Jupiter.
C'est l'amour qui nous crée
Deuxième point. C'est ce Dieu-là qui
nous crée. C'est l'amour qui nous crée. L'homme est créé, et cette création est
pour l'Alliance.
Tirons-en les conséquences : si
c'est l'amour qui nous crée, il est évident que la création n'est pas une
fabrication. Il faut insister sur ce point parce que, à l'heure actuelle,
il est la pierre de touche de l'athéisme. C'est exactement sur ce point que le
christianisme est attaqué par les athées intelligents : ils ne peuvent pas
avaler la création, parce que, disent-ils, s'il y a un Dieu créateur, il n'est
pas possible que l'homme soit libre ; et, si l'homme n'est pas libre, il
n'est pas. Et pour qu'il soit libre, il faut qu'il ne soit pas prévenu par un
créateur. On tient ce raisonnement parce qu'on s'imagine la création comme une
fabrication. Jean-Paul Sartre, qui n'est pas le premier venu parmi les philosophes,
prend la comparaison de l'artisan qui fabrique un coupe-papier. Il dit qu'il ne
peut pas concevoir Dieu comme un artisan. Moi non plus. On fabrique uniquement
des objets, et non pas des libertés. L'amour ne fabrique rien. Nous ne sommes
pas des poupées entre les mains de Dieu. Il nous faut en tirer peu à peu les
conséquences, qui sont considérables.
L'amour crée des libertés. Donc nous évacuons impitoyablement
l'idée de fabrication. Les savants n'ont pas tort quand ils disent que le monde
n'a pas besoin d'un fabricant. Si Monod n'avait dit que cela, je serais
d'accord avec lui.
Restez bien dans la ligne
spirituelle. Ne faites pas de philosophie, ce n'est pas le moment. Mais, dans
la ligne spirituelle, essayez de comprendre que l'amour ne peut pas fabriquer
du tout fait. Dieu ne peut vouloir
qu'une chose, c'est que nous nous fassions nous-mêmes. Dieu crée des
créateurs. Dans un dialogue, un prêtre et un communiste se renvoyaient sans
fin la balle :
— C'est Dieu qui
crée le monde, disait le premier.
— C'est le monde qui se crée
lui-même, répliquait le second.
Je suis intervenu en disant qu'à mon
avis ils avaient tort ou, plutôt, raison tous les deux : c'est Dieu qui
crée et c'est le monde qui se crée ; les deux sont vrais. Dieu crée le
monde capable de se créer lui-même. Dieu crée des créateurs. Nous sommes
essentiellement des créatures créatrices. Créature bien sûr, car l'homme est
créé : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et
de la terre... » Mais il nous crée nous créant nous-mêmes.
La création est si peu une fabrication qu'elle
est un regard d'amour. Dans la méditation essayons d'imaginer un regard
d'amour, suscitateur d'existences. Imaginer, car il faut éviter à tout prix de
faire de la philosophie, nous sommes dans le spirituel, dans notre relation
avec Dieu. Vous pouvez penser au regard d'amour que nous pouvons poser, nous,
sur de pauvres enfants qui n'ont jamais été aimés. Et comment en regardant avec
amour un pauvre gamin mal aimé nous pouvons le recréer. Le blouson noir, le gangster,
la pauvre fille... Pensez à des vies qui sont en direction du néant ; une
existence sans valeur est un néant d'existence. Imaginez le gangster pur. Les
journaux en sont pleins. Ils brisent les glaces partout, ils crèvent les
pneus... Je les regarde avec amour, je m'intéresse à eux, je les recrée, je les
retourne vers l'existence. Le P. Oraison, Jean-Claude Barreau, des prêtres de
la paroisse et des laïcs avaient organisé, autrefois à Paris, à Saint-Séverin,
des repas pour les blousons noirs du quartier. Ce qui était prodigieux, c'était
la stupéfaction de ces gosses de voir qu'on les aimait. On les retournait vers
l'existence. La création est une suscitation d'existence, non pas à partir d'un
semi-néant comme celui des blousons noirs, mais à partir du néant. Là est le
mystère profond.
Dans ma vie, j'ai eu la chance
d'avoir un maître, c'est une grâce. Un maître qui était en même temps un père
et un ami, les trois ne faisant qu'un. Cet homme ne m'a jamais donné un ordre,
ni même un conseil, sinon en passant. Mais il existait avec moi. Et le fait
d'être avec lui suscitait en moi, jour après jour, le désir d'une existence
meilleure, plus haute, plus noble, d'une meilleure culture... Son existence
avec moi suscitait en moi une existence plus haute. Il était une contagion
d'existence vraie, une contagion de grandeur d'existence. C'est en ce
sens-là qu'il nous faut penser Dieu créateur. C'est tout le contraire d'une
fabrication. Quand je donne cet exemple à des parents, certains me disent
qu'ils le comprennent : « Il faudrait que je crée mes enfants
capables de se créer eux-mêmes ».
Il nous faudra respecter Dieu parce
que lui nous respecte totalement. Dieu ne donne pas de coup de pouce. Vous
pensez peut-être au problème du mal ; il y a des raz de marée...
Voudriez-vous d'un Dieu qui donne des coups de pouce, d'un Dieu
interventionniste ?
Vous ne voudriez pas d'un Dieu magicien qui dit au volcan
de la Réunion : « Hé, halte. Pas d'éruption ! ». En créant,
Dieu prend le risque du mal et de la souffrance. L'homme se crée
lui-même, le monde se crée lui-même. Puisqu'il faut que l'homme se crée
lui-même, il tâtonnera.
Il faut aller plus loin. Je dis : L'acte créateur est
l'acte par lequel Dieu s'efface pour laisser surgir des libertés qui ne sont
pas lui. La création c'est l'effacement de Dieu. Dieu est tout et il
s'efface pour n'être pas tout. Il est volonté de s'effacer. C'est son être
même. Cela est très difficile à penser, certes ; mais si l'amour n'est pas
cela, que serait l'amour ? Il ne peut pas être de la domination. Dieu ne
va pas créer pour s'exhiber. Nous parlons de la gloire de Dieu, de glorifier
Dieu : « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ». Mais
qu'est-ce à dire ? Il faudra le creuser peu à peu. Marcel Proust, qui
apprécie beaucoup la musique de Wagner, dit quelque part : Dans cette musique
il y a tout de même quelque chose qui ressemble à la volonté de s'exhiber. Dans
Mozart, jamais. Voilà qui figure ici-bas l'acte créateur comme effacement.
L'amour différencie et unifie
Nous avons parlé de l'immensité de Dieu, ce matin. C'est
l'immensité de l'amour qui s'efface pour que d'autres libertés surgissent. Pour
le dire autrement : l'amour différencie et unifie.
Pour aimer il faut qu'il y ait un autre, une
différenciation. L'amour dit d'abord : je veux que l'autre soit, je veux
que tu sois. Et des conséquences seront à tirer, en matière sociale par
exemple : je veux que l'ouvrier soit, que le paysan soit, que les pays
sous-développés soient, c'est-à-dire qu'ils aient une existence vraiment
humaine. Je veux que l'autre soit et soit autre que moi. « Je veux que
tu sois », est le premier mot de l'amour. L'amour différencie.
Mais il différencie pour unir. Je veux que tu sois, mais
je t'aime tellement que je ne veux plus que tu sois une autre. C'est paradoxal
et ne peut se comprendre que dans l'amour. L'homme dit à la femme :
« Je veux que tu sois et que tu sois autre — sinon nous serions dans
l'homosexualité. Mais en même temps que je te veux autre, je ne veux pas que tu
sois une autre. Tu es plus moi que moi-même. Je t'aime ». Dire : Je t'aime veut dire : Tu es plus moi que moi ; je te
transporte à l'intérieur de moi-même. Tu es mon centre. Je me centre sur toi.
Voilà ce qu'il faut expliquer aux fiancés ; ils peuvent comprendre ce
qu'est l'amour à ce moment de leur vie où ils en ont une expérience intense. Je
veux que tu sois une autre, mais une autre qui est devenue mon centre et je
suis tout entier centré sur toi. C'est le mystère de la Trinité. Le Père
est centré sur le Fils, le Fils est centré sur le Père. Le vrai centre du Père,
c'est le Fils ; le vrai centre du Fils, c'est le Père. Et l'Esprit est ce
mouvement par lequel ils se centrent l'un sur l'autre. Quand Dieu crée, comment
voulez-vous qu'il fasse autrement. Il nous veut autres, il nous crée, mais pour
l'Alliance. C'est-à-dire : il nous crée pour épouser l'humanité. Dieu
épouse l'humanité.
Le risque de la Croix
Dans ces conditions-là, la Croix est au cœur même de
l'acte créateur. Il n'y a pas d'abord une création, puis ensuite un
péché... Le P. Ganne, en s'inspirant du Canard Enchaîné, appelle cela le
coup du divin plombier. Dieu avait fabriqué une tuyauterie qui devait
marcher ; c'est le paradis terrestre. Adam a démoli la tuyauterie. Alors
le fabricant suprême a dit : On va envoyer le Fils, il va réparer ça. Et
suprême merveille — mirabilius reformasti, comme disait autrefois la
prière de l'offertoire —, c'est mieux qu'avant ! C'est effroyable, une
caricature du christianisme. Hélas à peine une caricature de ce qu'on me
faisait apprendre quand j'avais quinze ans.
Quand Dieu crée, il prend le risque de la Croix. Elle est
au cœur de l'acte créateur. L'amour qui est tout-puissant va jusqu'au bout de
lui-même. Et qu'est l'amour qui va jusqu'au bout de lui-même ? Il va
jusqu'à la mort. Vous allez me dire : Pour pouvoir mourir, Dieu s'incarne.
Oui et non. La mort du Christ, qui va jusqu'au bout de l'amour en tant
qu'homme, nous révèle que – et là on est obligé de bafouiller – la vie de Dieu
éternellement est de mourir d'amour. Dieu ne meurt pas, ce n'est pas une
cessation d'existence. Mais sa vie éternelle, c'est ce que nous ne pouvons
traduire autrement que par la mort. Je dirais qu'il y a une agonie éternelle de
Dieu, une agonie qui est son bonheur même, le bonheur d'aimer.
Le bonheur de Dieu n'est quand même pas celui d'un grand
bourgeois, agrandi aux dimensions de l'infini. Mais celui de l'amour qui n'est
qu'amour. Dieu est à la fois la pureté du petit enfant – l'éternelle enfance de
Dieu, comme dit Claudel quand il raconte sa conversion – et en même temps
l'agonie. Nous ne pouvons pas nous représenter ce mystère.
« Qui me voit, voit le Père », dit Jésus (Jn
14,9). Eh bien ! Seigneur Jésus, quand je te vois à genoux aux pieds des
apôtres, en train de leur laver les pieds, j'en conclus que, éternellement, en Dieu,
celui que les philosophes appellent l'Être, il y a un mystérieux lavement
des pieds. C'est-à-dire que l'amour qui est la vie de Dieu est de telle
nature qu'humainement il ne peut se traduire que par le lavement des pieds. Et,
lorsque je vois le Christ sur la Croix, je l'entends qui me dit :
« Qui me voit, voit le Père ». Donc, il y a éternellement en Dieu,
mystérieusement bien entendu, quelque chose qui ne peut humainement se traduire
que par la Croix. Une mort, un certain poids de l'amour, un poids dans les
relations des trois Personnes entre elles, qui est ce que nous appellerons plus
tard la pauvreté de Dieu et son humilité.
J'emprunte à l'abbé Zundel cette belle expression :
« Dieu est à une distance infinie de lui-même ». Réfléchissez bien à
cette phrasé. Moi, je ne suis pas à une distance infinie de moi-même, je suis
très près de moi, tellement que je colle à moi. On dit parfois de
quelqu'un : « Il est près de ses sous ». Nous sommes près de
notre avoir et aussi de notre être. On est près de soi. Dieu est à une distance
infinie de lui-même ; pas de danger qu'il se regarde lui-même.
L'amour n'est pas une petite affaire.
Conclusion
Il est bien évident que Dieu nous donne à nous-mêmes quand
il nous crée. Il veut que nous soyons libres. Il y a notre moi préfabriqué qui
est notre sexe, notre hérédité... Mais ce moi préfabriqué est le point de
départ. À partir de ce point de départ, je dois devenir, à mon tour, origine de
moi-même. Il faut que je me crée origine de moi-même à partir de ce moi
préfabriqué qui me donne mon départ.
S'il en est ainsi, je ne vois plus ce que peuvent
m'objecter les philosophes. Certes, on ne peut obliger personne à croire, la
foi est libre ; on peut toujours nier Dieu. Mais je dis que, tel qu'il se
révèle, Dieu n'est certainement pas aliénant et que je puis croire en un tel
Dieu en gardant toute ma dignité d'homme et en espérant vraiment être un homme
au sens le plus fort du mot.
Tout en méditant cela, priez beaucoup, rectifiez votre
relation personnelle avec Dieu. Ce n'est pas une petite affaire d'être en
relation de tous les instants avec un tel Dieu. Et c'est précisément parce
qu'ils ont eu de tout cela un sentiment puissant que les mystiques ont connu
ces extases..., ce que nous lisons dans une vie de sainte Thérèse ou de sainte
Catherine de Sienne.
Créature créatrice. À partir d'un moi préfabriqué, devenir
origine de moi-même. Agrandir la distance entre moi-même et moi-même,
c'est-à-dire ne pas me regarder le nombril, ne pas être près de mes sous ni de
mon avoir, quel qu'il soit, ni de ma réputation, ni de rien... Éternellement
ce sera ma vie d'être à une distance infinie de moi-même. C'est cela, la
vie éternelle, la béatitude. C'est cela que nous espérons.
Il faut savoir ce que l'on dit quand on affirme que l'on
espère le bonheur éternel. Ce n'est pas le bonheur d'un bourgeois possesseur de
beaucoup de biens ; s'il en était ainsi, ce serait effroyable et il y en
aurait des arguments contre la foi qui nous laisseraient sans réponse. Non, ce
que j'espère c'est d'aimer comme Dieu aime. Et, dès maintenant, la grâce
qui m'est donnée, que je reçois dans l'eucharistie et dans tous les sacrements,
est la grâce d'aimer comme Dieu aime. Elle se heurte à mon égoïsme, d'où le
combat. Une phrase de Fénelon va très loin : « Parmi tous les dons
que Dieu nous fait, le plus grand don est le don de l'amour que nous devons
avoir pour lui ». C'est lui qui nous donne d'aimer comme il aime et comme
nous devons aimer.
Ne vous étonnez pas si ces choses n'entrent pas du premier
coup. Il y en a pour des heures et des heures de méditation. Ce n'est pas en
trois quarts d'heure ou une heure que la révolution peut se faire au centre de
l'âme. Mais nous serions en porte-à-faux au départ si nous ne mettions pas les
points sur les i. Réfléchissez à tout cela très clairement, commencez
par le méditer. Nous poursuivrons dans cette ligne tout au long de la retraite.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)
1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3 août 1972.