L'image que se font les Allemands de la bataille de la Marne est très différente de celle qui règne dans le reste du monde. Ailleurs, on se demande si le mérite de la victoire revient en premier lieu à Gallieni, à Joffre ou à Foch. En Allemagne, cette discussion est absolument sans objet, car on n'admet aucunement qu'il s'agit d'une victoire alliée. L'image gravée dans la tête des Allemands est celle d'une victoire allemande, contrecarrée par une série de fâcheux malentendus alors que la bataille était pratiquement décidée en faveur de l'Allemagne. Sans ces malentendus, non seulement la bataille aurait été gagnée, mais la guerre tout entière. Et ces malentendus ont engendré cette guerre d'extermination et de position, que les Allemands, il est vrai, auraient gagnée aussi, si... et c'est là qu'interviennent d'autres légendes encore.
Cette image qu'ils ont eux-mêmes
élaborée est une vraie torture pour les Allemands. Une épine dans leur chair.
Ils ne se demandent pas particulièrement
qui porte la responsabilité de la guerre, alors que cette question joue un
grand rôle en d'autres pays. Tout au fond d'eux-mêmes, cela ne les ennuie pas
d'en être responsables, même s'il est évidemment de bon ton de le nier en bloc.
Ce qui les ennuie, ce qui les tourmente, ce n'est pas d'avoir provoqué la
guerre : c'est de l'avoir perdue. Mais même l'effondrement final — bien
qu'on s'efforce évidemment de l'éluder, tantôt grâce à la légende du "coup
de poignard dans le dos", tantôt grâce à cette autre qui prétend que
l'Allemagne, se fiant aux quatorze points de Wilson, aurait volontairement
déposé les armes pour être ensuite honteusement abusée —, même l'effondrement
est un supplice moins douloureux que la défaite de la Marne. Car à l'époque,
c'est ce qu'affirme l'histoire légendaire de l'Allemagne, la victoire finale,
rapide et glorieuse, la victoire que l'on tenait déjà, fut manquée d'un cheveu
à cause d'un malentendu, d'une confusion, d'un petit, tout petit défaut
d'organisation. Et cela, c'est intolérable. Presque tous les Allemands ont en
tête la carte où figure la position des armées les 5 et 6 septembre 1914, et
presque tous ont déjà désespérément bricolé les lignes noires : juste ce
changement de direction de la 2e armée — juste ce tout petit
mouvement des troupes de réserve — et on gagnait la guerre ! Pourquoi ne
l'a-t-on pas fait ? On se demande encore qui porte la responsabilité de
l'ordre de repli, cet ordre inutile et fatal. Moltke, le colonel Hentsch, le
général Bülow... Et, conséquence inévitable de l'ensemble, on pense à tout
effacer. Il faut reprendre la partie dans l'état où elle se trouvait, et cette
fois la jouer comme il faut. Même "la paix honteuse de Versailles"
exige moins impérieusement l'effacement et la revanche que cette bévue
technique, cette bataille déjà gagnée et perdue par inadvertance.
Notre lieutenant déroula devant nos
yeux tout le tableau brossé par la légende allemande. Il fit effectuer à la 1ère armée le célèbre changement de
direction qui laissait Paris sur sa droite, fit sortir Gallieni qui l'attaqua
sur son flanc droit, renvoya la 1ère armée vers le nord-ouest à marches forcées, arrêta la
menace sur son flanc tandis que s'ouvrait la funeste brèche entre la 1ère et la 2e armée et là – il aurait fallu que le corps de réserve de
la 2e armée... Mais, au lieu de cela, le
généralissime malade, lointain, mal informé, la crise de nerfs du colonel
Hentsch, etc., jusqu'à la fin, cette insupportable fin manquée, qui n'était pas
la bonne...
Il nous quitta ainsi, frustrés,
torturés par cette issue, et déjà les discussions militaires fusaient parmi
nous : "Si Bülow... si Hentsch... si Kluck... la 2e et la 3e armée auraient dû prendre Foch en étau..." Dix-neuf
ans plus tard, nous nous étions tous mis à corriger la bataille de la Marne. Il
en résulta presque inévitablement une discussion sur les perspectives d'une
prochaine guerre et sur la façon de s'y prendre mieux.
— À condition que nous ayons réarmé !
— Mais ils ne nous laisseront pas
aller jusqu'au bout, dit quelqu'un.
— Si, ils nous laisseront, rétorqua
un autre. Car ils savent bien que même si nous avons encore trop peu de soldats
nous avons assez d'avions pour voler à Paris avant qu'ils nous arrêtent, et
l'écrabouiller totalement !
Et nous avions encore l'impression de
ne pas avoir subi d'éducation idéologique et de ne pas être devenus nazis !
* * *
Et moi ? Je remarque que depuis
bien longtemps je n'ai pas eu à dire "je" dans ce récit. Je me suis
exprimé alternativement à la troisième et à la première personne du pluriel ;
pour la première personne du singulier, l'occasion ne s'est pas présentée. Ce
n'est pas un hasard. C'était un résultat – peut-être même le résultat –
du traitement que nous subissions au camp : la personne de chacun d'entre
nous n'y jouait aucun rôle ; elle était complètement évacuée, mise hors
jeu, elle ne comptait pas. La constellation de départ était toujours telle que
l'individu n'y avait plus aucune place. Ce qu'on était et pensait en privé, ce qu'on était et pensait vraiment était indifférent, évacué, mis
pour ainsi dire en réserve. Inversement, au cours des heures où l'on avait le
temps de réfléchir à soi – par exemple la nuit, quand on était réveillé par les
ronflements polyphoniques des camarades de chambrée —, on ressentait
l'irréalité et l'inanité des événements qui se déroulaient dans les faits et où
l'on prenait une part machinale. Il ne restait que ces heures pour faire une
espèce de bilan et se retirer, en quelque sorte, sur les positions de son moi.
Par exemple ainsi : Bon, ça va
durer quatre, six, huit semaines. Il faut que je tienne sans me faire
remarquer, puis je passerai l'examen, je partirai pour Paris, et tout cela sera
oublié, n'aura jamais eu lieu. Ç'aura été une aventure, une expérience. Il y a
des choses à ne pas faire, jamais : ne rien dire moi-même dont j'aurais
honte plus tard. Tirer sur une cible, d'accord. Mais pas sur des gens. Ne pas
me lier. Ne pas me vendre... Quoi encore ? Mais tout le reste était déjà
abandonné, perdu. Je portais un uniforme, un brassard avec une croix gammée. Je
me mettais au garde-à-vous et j'astiquais mon fusil. Mais rien de tout cela ne
comptait. On ne m'avait pas demandé mon avis. Ce n'était pas moi qui faisais
cela. C'était un jeu, et je jouais un rôle.
Mais peut-être, Dieu du ciel,
existait-il quelque part une instance qui n'admettait pas mes raisons, qui se
contentait d'inscrire les choses comme elles survenaient. Qui ne regardait pas
l'intérieur des cœurs, mais seulement la croix gammée. Devant cette instance,
je ne valais pas grand-chose. Mon Dieu ! Où était la faute ? Que
répondre au juge qui me demanderait : Tu portes une croix gammée. Tu ne le
veux pas ? Bien. Alors, pourquoi le fais-tu ?
Aurais-je dû refuser, dès le premier
jour, au moment où on nous avait distribué les brassards ? Déclarer
d'emblée : Non, je ne porterai pas ce truc, et le piétiner ? Mais
ç'aurait été une folie, et surtout ridicule. Tout ce que j'y aurais gagné,
c'eût été de me retrouver dans un camp de concentration au lieu d'aller à Paris ;
et j'aurais manqué à la promesse faite à mon père de passer mon examen. Et je
serais sans doute mort — pour rien ; pour une donquichottade pas même
publique. Ridicule. Tout le monde ici portait un brassard, et je savais
parfaitement que je n'étais pas le seul de mon opinion. Si j'avais fait un
esclandre, les autres auraient haussé les épaules. Mieux valait porter le
brassard pour rester libre et faire ensuite un bon usage de ma liberté. Mieux
valait apprendre à bien tirer, pour pouvoir un jour tirer si le besoin s'en
faisait sentir pour une cause utile...
Mais rien ne faisait taire la voix
dérangeante qui répétait : tout cela est bel et bon, n'empêche que tu as
porté le brassard.
Les camarades ronflaient, se retournaient,
émettaient d'autres bruits encore. J'étais seul éveillé, et seul. L'air était
irrespirable. Il faudrait ouvrir une fenêtre. À la fenêtre, la lune brillait.
Il faudrait se rendormir.
Mais se rendormir n'était pas si
facile. Se réveiller ici, c'était inconfortable. Je me tournai sur l'autre
flanc. L'haleine endormie de mon voisin sentait mauvais, je repris ma première
position.
Autres pensées, encore des pensées nocturnes.
Quand ils ont parlé d’écrabouiller Paris,
n'as-tu pas senti comme un coup de poignard dans le cœur ? Pourquoi
n'as-tu rien dit ?
Qu'aurais-je pu dire ? Quelque
chose comme : ce serait dommage pour Paris ? Peut-être même l'ai-je
dit. L'ai-je dit ? Je ne sais plus au juste. Quoi qu'il en fût, on aurait
répondu immanquablement : "Bien sûr, ce serait dommage". Et
après ? Dire une chose aussi anodine était plus lâche et plus hypocrite
que de se taire. Alors, qu'aurais-je dû dire vraiment ? "Effroyable,
inhumain, tu ne sais pas ce que tu dis..." ? Inutile, parfaitement
inutile. Ils n'auraient même pas été fâchés. Juste surpris. Ils auraient ri. Ou
haussé les épaules. Qu'aurait-on pu dire qui convienne vraiment ? Qui
aurait fait de l'effet, fracassé leur carapace d'insensibilité, sauvé mon âme ?
Je m'efforçai de trouver quelque
chose. Je ne trouvai rien. Il n'y avait rien. Le silence était préférable.
Ou l'autre jour, quand l'un d'entre
eux — en fait, plutôt un gentil camarade —, parlant du procès des incendiaires
supposés du Reichstag, avait dit (sur un ton paisible et même débonnaire) :
"Mon Dieu, je ne crois pas qu'ils soient coupables. Mais quelle importance ?
Il y a assez de témoins à charge. Alors qu'on leur coupe la tête. Après tout,
un de plus, un de moins, qu'est-ce que cela fait ?"
On ne peut rien répondre à cela. Il
n'y a rien à répondre. On peut juste prendre une hache, et fendre le crâne de
celui qui l'a dit. C'est la seule chose à faire. Mais moi, prendre une hache ?
Au demeurant, l'homme qui a dit cela est par ailleurs charmant. L'autre nuit,
quand j'ai été malade, il m'a accompagné aux latrines et m'a enveloppé d'un
peignoir. Je ne peux quand même pas lui fendre le crâne... Et qui sait ce qu'il
pense en privé et vraiment ? Ses paroles ont
peut-être dépassé sa pensée... Dire ce qu'il a dit et l'écouter sans protester,
comme moi, où est la différence ? C'est presque la même chose...
Je cherchai une nouvelle position, et
la perspective se déplaça. Et le faire ? Oui, c'est là que commence
la différence décisive... Est-ce que l'un quelconque d'entre nous, est-ce que, moi,
je trouverais une échappatoire si l'on exigeait soudain que nous passions à
l'acte ? Si la guerre éclatait pour de bon, et qu'on nous envoie au front,
tels que nous sommes, et qu'on nous demande de tirer — pour Hitler ? Eh
bien ? Tu jetterais ton fusil, tu déserterais ? Tu tirerais sur ton
voisin ? Qui t'a aidé hier à l'astiquer, ton fusil ? Eh bien ? Eh
bien ? ? ?
Je soupirai, me fis violence pour ne
plus penser. Je compris que mon moi tout entier était piégé. Jamais je n'aurais
dû me rendre dans ce camp. J'étais pris au piège de la camaraderie.
Pendant la journée, on n'avait jamais
le temps de penser, jamais l'occasion d'être un "moi". Pendant la
journée, la camaraderie était un bonheur. Aucun doute : une espèce de
bonheur s'épanouit dans ces camps, qui est le bonheur de la camaraderie.
Bonheur matinal de courir ensemble en plein air, bonheur de se retrouver
ensemble nus comme des vers sous la douche chaude, de partager ensemble les
paquets que tantôt l'un, tantôt l'autre recevait de sa famille, de partager
ensemble la responsabilité d'une bévue commise par l'un ou l'autre, de se
prêter mutuellement aide et assistance pour mille détails, de se faire une
confiance mutuelle absolue dans toutes les occasions de la vie quotidienne, de
se battre et de se colleter ensemble comme des gamins, de ne plus se distinguer
les uns des autres, de se laisser porter par un grand fleuve tranquille de
confiance et de rude familiarité... Qui niera que tout cela est un bonheur ?
Qui niera qu'il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que
la vie civile, normale et pacifique ne peut combler ?
Moi, en tout cas, je ne le nierai
pas, et j'affirme avec force que c'est précisément ce bonheur, précisément
cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la
déshumanisation — et qu'ils le sont devenus entre les mains des nazis. C'est là
le grand appeau, l'appât majeur dont ils se servent. Ils ont submergé les
Allemands de cet alcool de la camaraderie auquel aspirait un trait de leur
caractère, ils les y ont noyés jusqu'au delirium tremens. Partout, ils ont
transformé les Allemands en camarades, les accoutumant à cette drogue depuis
l'âge le plus malléable : dans les Jeunesses hitlériennes, la SA, la Reichswehr, dans des milliers de camps et
d'associations — et ils ont, ce faisant, éradiqué quelque chose d'irremplaçable
que le bonheur de la camaraderie est à jamais impuissant à compenser.
La camaraderie est partie intégrante
de la guerre. Comme l'alcool, elle soutient et réconforte les hommes soumis à
des conditions de vie inhumaines. Elle rend supportable l'insupportable. Elle aide
à surmonter la mort, la souffrance, la désolation. Elle anesthésie. Supposant
l'anéantissement de tous les biens qu'apporte la civilisation, elle console de
leur perte. Elle est sanctifiée par de terrifiantes nécessités et d'amers sacrifices.
Mais séparée de tout cela, recherchée et cultivée pour elle-même, pour le
plaisir et l'oubli, elle devient un vice. Et qu'elle rende heureux pour un
moment n'y change absolument rien. Elle corrompt l'homme, elle le déprave plus
que ne le font l'alcool et l'opium. Elle le rend inapte à une vie personnelle,
responsable et civilisée. Elle est proprement un instrument de décivilisation.
À force de camaraderie putassière, les nazis ont dévoyé les Allemands ;
elle les a avilis plus que nulle autre chose.
Il faut surtout bien voir que la camaraderie
agit comme un poison sur des centres terriblement vitaux. (Encore une fois :
certains poisons peuvent procurer le bonheur, le corps et l'âme peuvent désirer
le poison, et les poisons bien employés peuvent être bénéfiques et
indispensables. Ils n'en restent pas moins des poisons). Pour commencer par le
plus vital de ces centres, la camaraderie annihile le sentiment de la
responsabilité personnelle, qu'elle soit civique ou, plus grave encore,
religieuse. L'homme qui vit en camaraderie est soustrait aux soucis de
l'existence, aux durs combats pour la vie. Il loge à la caserne, il a ses
repas, son uniforme. Son emploi du temps quotidien lui est prescrit. Il n'a pas
le moindre souci à se faire. Il n'est plus soumis à la loi impitoyable du chacun pour soi mais à celle, douce et
généreuse, du tous pour un. Prétendre
que les lois de la camaraderie sont plus dures que celle de la vie civile et
individuelle est un mensonge des plus déplaisants. Elles sont d'un laxisme tout
à fait amollissant, et ne se justifient que pour les soldats pris dans une
guerre véritable, pour l'homme qui doit mourir : seule, la tragédie de la
mort autorise et légitime cette monstrueuse exemption de responsabilité. Et on
sait que même de courageux guerriers, quand ils ont reposé trop longtemps sur
le mol oreiller de la camaraderie, se montrent souvent incapables plus tard
d'affronter les durs combats de la vie civile.
Beaucoup plus grave encore, la camaraderie
dispense l'homme de toute responsabilité pour lui-même, devant Dieu et sa
conscience. Il fait ce que tous font. Il n'a pas le choix. Il n'a pas le temps
de réfléchir (à moins que, par malheur, il ne se réveille seul en pleine nuit).
Sa conscience, ce sont ses camarades : elle l'absout de tout, tant qu'il
fait ce que font tous les autres.
Puis les amis prirent le vase
Et tout en déplorant les tristes voies du monde
Et ses amères lois
Ils jetèrent l'enfant au pied de la falaise.
Pied contre pied, soudés, ils se tenaient ainsi
Sur le bord de l'abîme
Et en fermant les yeux ils le précipitèrent.
Plus que son voisin nul n'était coupable.
Ils jetèrent de la terre
Et des pierres
Dessus. 1
Et tout en déplorant les tristes voies du monde
Et ses amères lois
Ils jetèrent l'enfant au pied de la falaise.
Pied contre pied, soudés, ils se tenaient ainsi
Sur le bord de l'abîme
Et en fermant les yeux ils le précipitèrent.
Plus que son voisin nul n'était coupable.
Ils jetèrent de la terre
Et des pierres
Dessus. 1
Ces vers sont signés de l'écrivain
communiste Bertolt Brecht, et ils se veulent élogieux. Là comme sur bien des
points, communistes et nazis sont d'accord.
Nous étions quand même des magistrats
stagiaires, des universitaires intellectuellement formés, futurs juges, et
certainement pas une bande de couards dépourvus de caractère et de convictions.
Si quelques semaines de Jüterbog avaient fait de nous un magma décérébré dont
on pouvait mesurer le niveau mental à l'aune des déclarations que j'ai citées
sur Paris ou sur les incendiaires du Reichstag, lesquelles ne suscitaient
aucune contradiction, cela était l'ouvrage de la camaraderie. Car la
camaraderie implique inévitablement la stabilisation du niveau intellectuel sur
l'échelon inférieur, celui que le moins doué peut encore atteindre. La
camaraderie ne souffre pas la discussion : c'est une solution chimique
dans laquelle la discussion vire aussitôt à la chicane et au conflit, et
devient un péché mortel. C'est un terrain fatal à la pensée, favorable aux
seuls schémas collectifs de l'espèce la plus triviale et auxquels nul ne peut
échapper, car vouloir s'y soustraire reviendrait à se mettre au ban de la
camaraderie. Je les reconnaissais bien, ces schémas qui, au bout de quelques
semaines, dominaient sans partage et sans issue notre camaraderie ! Ce
n'était pas à proprement parler les conceptions officielles des nazis — et pourtant,
c'étaient des conceptions nazies. C'étaient les idées des enfants de la Grande
Guerre, celles du Rennbund Altpreussen et des clubs sportifs de l'époque
Stresemann. Quelques traits spécifiques de la doctrine nazie ne s'étaient pas
encore vraiment enracinés. C'est ainsi que nous
n'étions pas violemment antisémites. Mais nous
n'étions pas non plus disposés à en faire un cheval de bataille. On ne se
laissait pas émouvoir par les détails. Nous
étions un être collectif, et d'instinct, avec toute la lâcheté, toute l'hypocrisie
intellectuelles de l'être collectif, nous
ignorions ou refusions de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre
euphorie collective. Un Troisième Reich en réduction.
Il était frappant de voir la camaraderie
décomposer activement tous les éléments d'individualité et de civilisation. Le
premier domaine de la vie individuelle qui ne se laisse pas si facilement
réduire à la camaraderie, c'est l'amour. Or, la camaraderie dispose contre lui
d'une arme : l'obscénité. Chaque soir, au lit, après la dernière ronde, on
lâchait des obscénités, c'était une sorte de rituel. Cela figure inévitablement
au programme de toute communauté masculine. Et rien n'est plus aberrant que
l'opinion de certains auteurs qui y voient un exutoire pour la sexualité
frustrée, une compensation et je ne sais quoi encore. Loin de susciter désir et
plaisir, ces obscénités visaient à rendre l'amour aussi repoussant que
possible, à le rapprocher des fonctions digestives, à en faire un objet de
dérision. Ces hommes qui débitaient leurs blagues de rouliers, usant de termes
grossiers pour désigner certaines parties du corps féminin, niaient par là même
qu'ils eussent jamais été tendres, amoureux, fervents ; qu'ils se fussent
jamais montrés sous un jour aimable et flatteur ; que ces mêmes parties
leur eussent jamais inspiré des mots très doux... Ils étaient virilement très
au-dessus de ces fadaises de la civilisation.
Conformément à la tendance générale,
il allait de soi que la politesse et les bonnes manières étaient des proies
faciles pour la camaraderie. Il était bien loin, le temps où rougissant, maladroit,
on s'inclinait dans les salons pour montrer sa bonne éducation. Merde était ici l'expression normale de
la désapprobation, alors, bande de cons
une apostrophe amicale et le Schinkenkloppen 2 un passe-temps apprécié. L'obligation
d'être adulte était suspendue – remplacée il est vrai par l'obligation de se
conduire en gamins. C'est ainsi qu'on assaillait nuitamment la chambrée voisine
à coups de "bombe à eau", des gobelets remplis que l'on vidait dans
les lits des victimes... Une bagarre s'ensuivait, à grand renfort de oh !
et de ah !, de piaillements et d'éclats de rire. C'était un mauvais
camarade, qui refusait de participer au jeu ! Si la ronde approchait, tout
le monde disparaissait en un clin d'œil sous les couvertures en gémissant
d'excitation, puis simulait le sommeil avec des ronflements sonores. La
camaraderie naturelle commandait que les victimes de cette attaque traîtresse
se taisent devant les autorités ; elles préféraient prétendre avoir
elles-mêmes mouillé leurs lits. En retour, on pouvait s'attendre à une
expédition punitive la nuit suivante...
Cela nous amène à certaines coutumes
primitives obscures et sanglantes, forcément respectées elles aussi. Quiconque
péchait contre la camaraderie, surtout les snobs
ou les bêcheurs, quiconque se
montrait plus individualiste que ne l'autorisaient les lois du groupe, était
condamné à des représailles nocturnes. Pour des péchés véniels, on était traîné
sous la pompe. Mais lorsque l'un d'entre nous fut convaincu de s'être mieux
servi que les autres en distribuant les rations de beurre (qui d'ailleurs
étaient encore tout à fait suffisantes à l'époque), il tomba sous le coup d'une
justice redoutable. La procédure fut sombrement discutée en son absence ;
le soir, une fois la ronde passée, la lourde atmosphère qui régnait dans la
chambrée était celle qui précède une exécution capitale. Même les obscénités
rituelles ne furent pas saluées par les rires coutumiers. Soudain retentit la
voix terrible et courroucée du juge suprême autoproclamé
— Meyer ! Nous avons à te parler !
Mais avant même qu'on commence à
"parler", le malheureux était tiré hors de son lit et étendu sur une
table.
— Que chacun frappe Meyer une fois !
clama le juge d'une voix tonitruante. Aucune exception ne sera admise !
Du dehors, j'entendais le bruit des
coups. Parce que je faisais bel et bien exception. J'avais prétendu, sur le ton
de la plaisanterie, ne pas supporter la vue du sang, et on m'avait
généreusement autorisé à faire le guet. Le réprouvé se soumit à son destin. Les
lois obscures de la camaraderie, que nous sentions tous peser sur nous comme un
nuage menaçant indépendant de notre volonté, l'auraient vraiment mis en danger
de mort s'il avait porté plainte. Quoi qu'il en fût, les choses se tassèrent et,
quelques jours plus tard, le condamné, ayant purgé sa peine, reprit sa place
parmi nous sans être atteint dans son honneur ni dans sa dignité. Car les lois
de l'honneur et de la dignité ne résistaient pas non plus à l'action corrosive
de la camaraderie.
On le voit : cette belle
camaraderie virile, inoffensive, tant vantée, est un abîme diabolique des plus
périlleux. Les nazis savaient bien ce qu'ils faisaient en l'imposant à un
peuple entier comme forme normale d'existence. Et les Allemands, si peu doués
pour la vie individuelle et le bonheur individuel, étaient terriblement prêts à
l'accepter, à échanger les fruits haut perchés, délicats et parfumés de la
dangereuse liberté, contre cet autre fruit qui, juteux et luxuriant, pend à
portée de leur main : le fruit hallucinogène d'une camaraderie
généralisée, globale, avilissante.
On dit que les Allemands sont asservis.
Ce n'est qu'une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d'autre, quelque
chose de pire, pour quoi il n'existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C'est un
état terriblement dangereux. On y vit comme sous l'emprise d'un charme. Dans un
monde de rêve et d'ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n'y a plus
aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d'une laideur sans bornes.
Si fier, et d'une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets
alors qu'on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est
pratiquement sans remède.
Sebastian
Haffner, in Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933)
1.
Bertolt Brecht,
Der Jasager / der Neinsager ("Celui qui dit oui / celui qui dit
non"). Pièce didactique en deux actes composée en 1930.
2. Littéralement,
"tape-jambon". Variante de la main chaude ; jeu populaire au
cours duquel un joueur, les yeux bandés, doit deviner qui lui a donné une
grande claque sur les fesses.