Il faudra que l'on étudie un jour
cette France imaginaire et si puissante encore, ce glorieux fantôme planant
au-dessus de la France réelle, petite nation bourgeoise, lâche et égoïste, que
des sots somptueusement installés dans les meubles de Napoléon conduisent vers
des destins misérables, et qui n'a plus, pour lui donner un peu de lustre, que
quelques artistes dont elle comprend à peine le langage. Il faudra qu'un
professeur (ou un poète, de préférence) nous explique comment se substitue au
visage de vieillarde ridée et grimacière de la France un visage calme et
rayonnant de statue millénaire qui subjugue et contraint à l'amour, qui
entraîne aux sacrifices, qui enflamme d'un feu profond.
Car enfin je ne suis pas bête, et
s'il y a une proportion énorme d'imbéciles parmi les patriotes français, il s'y
trouve cependant, par-ci par-là, quelques personnes lucides ; eh bien, ces
gens-là et moi, nous nous sentons totalement engagés (ce mot ridicule de Barrès en
14 1, et de Sartre en 45), totalement conquis par ce masque
trompeur, réquisitionnés à son service, nous l'adorons. C'est notre Église. Peu
importe que ses prêtres d'aujourd'hui soient indignes. Avec une obstination
étrange nous ne regardons pas « le pays réel », qui n'est pas ce que
croyaient les maurrassiens ; nous disons « France, ma mère » ou « France,
ma fille », jamais « France, mon épouse » !
J'avoue que quand je m'interroge
là-dessus (et lorsque je m'interroge, c'est toujours sans pitié et sans
passion), je ne comprends pas comment je suis arrivé à ce fanatisme. Mon cœur,
mes pensées, mes goûts, mes aspirations, mes sympathies politiques, tout me
portait vers l'autre côté. Pendant plus d'un an, en 1945, j'ai été à deux
doigts de m'inscrire au parti communiste. À quatorze ans, j'avais découvert
Anatole France et Le Canard enchaîné, qui m'avaient inculqué l'horreur
de la guerre, du nationalisme, de l'ordre bourgeois, des curés, etc., bref qui
m'avaient fourni, complète, la panoplie morale de l'homme de gauche. À quinze
ou seize ans, j'avais très bien jugé les niaiseries du colonel de La Roque. En
1939, je vis déclarer la guerre avec indifférence et ironie, exaspéré par
l'état d'esprit « infirmière-major », « beau militaire » et
« vaillante petite Française » qui régnait dans le milieu bourgeois
dont je proviens. La politique et le destin des nations ne m'intéressaient
guère. Je me considérais comme un artiste. Une vocation qui, je suppose, devait
être forte – puisqu'elle a résisté à tous les découragements (et même aux plus
fâcheux encouragements) – m'empêchait absolument de voir autre chose que l'art,
qui ne connaît ni frontière ni contingences. L'éducation patriotique que
m'avait prodiguée mon père, mes émois d'enfant devant les souvenirs de la
guerre et de l'histoire, tout cela était bien effacé. Que m'importait, à moi,
que la France fût victorieuse ou vaincue ? Je n'en bâtirais pas moins mon œuvre.
Les armées prussiennes, en 1871, n’étaient point parvenues à couvrir la voix de
Flaubert dans son gueuloir. À peine s'était-il arrêté d'écrire un quart d'heure
pour les regarder passer.
Quand par hasard je jetais les yeux
sur mon époque, je voyais une France florissante et bête, un État apparemment
puissant qui nous inondait d'une propagande indécente. La France m'apparaissait
comme un gigantesque Narcisse, uniquement occupé à s'admirer soi-même. Dans les
cinémas, on projetait des documentaires accablants sur nos « réalisations »
et des films à notre gloire ; on parlait de notre marine, de notre
empire, de l'honneur de servir, du devoir, etc. ; la voix des
chanteuses réalistes se brisait en évoquant le fanion de la Légion. Le nationalisme
qui s'étalait dans presque tous les journaux me révoltait comme une faute de
goût ; lorsqu'on était à ce point puissant et heureux, la plus élémentaire
modestie commandait de ne pas clamer que la France était le premier pays du
monde. J'avais pris en grippe jusqu'à la culture française qui excluait toutes
les autres, et croyait naïvement être la seule qui eût quelque importance. Elle
me paraissait des plus étroites ; aveugle par surcroît. Je lisais les
romanciers russes avec passion. Pensées et sentiments d'un adolescent. Mais cet
adolescent-là, c'était moi. J'étais tout blanc, et je me retrouve aujourd'hui
tout noir. Que s'est-il passé ?
Ma foi, il s'est passé que nous avons
été vaincus ; il s'est passé que j'ai vieilli et que l'esprit de
contradiction m'habite. La France de 1938 vivait encore sur les idées et le
conformisme de 188o, dont j'étais intoxiqué, que je haïssais, et que
personnifiait pour moi l'horrible style décoratif fin-de-siècle. Tout était
ordonné, tout était à sa place. Les riches méprisaient et redoutaient les
pauvres ; les appartements bourgeois étaient pleins de tableaux sans art
et de tentures de velours ; les patrons luttaient contre les ouvriers ;
les pères interdisaient le cinéma à leurs fils ; à dix-huit ans, les
garçons de bonne famille s'inscrivaient à l'Action Française, et les jeunes
filles défendaient leur vertu avec les arguments de leurs grand-mères.
Rien de tout cela ne subsiste
aujourd'hui. Tout le monde est devenu anticonformiste. Situation tragi-comique !
Les bourgeois, les académiciens, les militaires, les bonnes d'enfants, les
demoiselles de bonne famille, les députés réactionnaires, les présidents du
Conseil m'ont volé mon rôle. Ils le jouent mal, ils le jouent affreusement,
mais ils le jouent. Et, comme les mauvais acteurs, ils crient très fort.
Comment être anticonformiste à une
époque et dans un pays où les généraux commencent par médire de l'armée et
finissent par perdre les batailles, où les académiciens font des fautes de
français, où les journaux de droite n'osent plus être nationalistes, où tous
les genres sont confondus au point que les magistrats publient des poèmes
obscènes et que les filles d'ambassadeurs chantent dans les boîtes de nuit ?
Il y avait du courage, avant la guerre, à être anticonformiste, car on
s'attaquait à un pouvoir puissant qui savait se défendre ; on s'attaquait
à un ordre.
Mais aujourd'hui ? À quel ordre
s'attaque-t-on ? Depuis seize ans nous avons vu, par le fait de nos
gouvernements successifs, tout ce que le désordre peut produire de plus
aberrant : des prisonniers de guerre considérés officiellement comme des
héros, des généraux vaincus portés en triomphe, des promotions d'officiers
affublées du nom d'une défaite de nos armes, et ainsi de suite. Quel mérite y
a-t-il à être antimilitariste, en France, en 1956 ? C'est trop facile :
nous sommes battus partout. Quelque désir que j'en aurais, je ne puis raisonner
comme il y a vingt ans. En 1935, la France, avec ses institutions, ses
ministres, ses soldats, ses tribunaux sévères, sa marine étincelante, ses
préfets pète-sec, son empire pacifique, ses colons cruels et son patriotisme
d'Etat, était un lion. Aller taquiner ce lion, le piquer à coups de canif,
c'était noble, c'était courageux. On risquait d'être égorgé. On l'a été,
quelquefois.
Mais la France de 1956 est un pays
faible et divisé. Les anticonformistes sont des ânes qui donnent des coups de
pied au lion mourant. Je ne puis me résoudre à faire l'âne, sciemment tout au
moins. Dégoûté du désordre, acculé au col dur ! Voilà une position bien
propre à me faire traiter de girouette par les gens qui ne souffrent pas que l'on
revienne de ses légèretés de jeunesse, ou plutôt qui exigent que l'on demeure
identique devant un monde qui change. Pourtant c'est le désordre qui
m'incommode ; cette expérience du désordre ne m'apporte rien, sinon un
extrême ennui, et le sentiment de perdre bien du temps à lutter contre lui et à
m'en préserver. Je ne parle pas de l'exaspération constante qu'entretiennent
chez l'homme raisonnable la confusion des valeurs et l'usage qu'en font les
imbéciles.
La France a pris un genre détestable :
le genre artiste, c'est-à-dire le genre rapin, avec tout ce que cela comporte
de ridicule et de stéréotypé, car les vrais artistes vivent comme des
sous-chefs de bureau ou des vicomtes d'Ancien Régime. Toute la France menant la
vie d'artiste ! Je serais curieux de savoir comment le bon Flaubert, qui
vitupérait le bourgeois dans son château de Croisset où il jouait au gentilhomme
campagnard, trouverait cela. La France est une gigantesque Madame Bovary, une énorme sotte saisie
par la bohème ; son Rodolphe, c'est Jean Cocteau, qui représente le
sublime dans le genre artiste. Mais, en lui ouvrant l'Académie, ne l'a-t-elle
pas épousé ? C'est le destin des rapins d'épouser les vieilles folles à
qui il reste des rentes, héritage d'un mari défunt, sérieux, qu'elles n'ont pas
entièrement gaspillées à acheter de mauvais tableaux.
L'esprit de contradiction, et l'expérience
que l'on acquiert en regardant s'écouler les années et les actions
humaines, ce n'est pas mal, mais cela ne suffit pas à engendrer l'amour, à plus
forte raison l'amour-passion, aveugle et fanatique. À la vérité, la France
m'est entrée dans la peau pour ainsi dire par osmose.
Dès qu'elle a été malheureuse, dès
que j'ai vu ce géant par terre, je lui ai reconnu d'un coup toutes les vertus
que je lui contestais jusqu'alors. Je me suis aperçu du prodigieux dommage que
cette chute causait à l'humanité, et par voie de conséquence à moi-même, miroir
et microcosme, petit bonhomme de ce temps. Ce qui commença à me ronger était de
la même sorte que les remords posthumes qui s'emparent des mauvais fils, à
l'instant qui suit le dernier soupir du père. Tout est fixé à jamais, tout est
irréparable. Les peines que l'on a infligées, brutalités, injures, déceptions,
insensibilités quittent le vieux cœur du mort ; elles se plantent dans le
jeune cœur du vivant et l'empoisonnent. La créature que l'on a fait souffrir,
de l'amour de qui l'on a tant abusé, que l'on a négligée et méprisée, dont on était
sûr, que l'on savait impossible à rebuter, cette créature n'est plus. On
voudrait sangloter devant elle, lui montrer un repentir éclatant, lui donner
autant d'amour, de patience et de présence qu'on lui a causé de chagrins ;
non pas tellement lui entendre dire qu'elle vous pardonne, car on sait qu'elle
a pardonné ; mais lui prouver qu'on n'est plus le même, qu'on lui apporte
une âme nouvelle, que l'on est enfin, mais trop tard, capable de dispenser le
bonheur dont elle a été privée jusqu'au bout. Hélas ! on n'a devant soi
qu'un objet qui n'entend rien, un cadavre qui vous laisse en plan avec votre
désespoir, qui vous lègue à vous-même.
C'est alors que commence une curieuse
recherche. On se plonge dans les papiers du mort, on les scrute, on écrit son
histoire, on s'attendrit sans fin sur d'anciennes photos, on cherche à pénétrer
les actes et les œuvres. On prend conscience que l'on est issu de cette souche ;
l'étranger d'hier
avait le même sang que vous. Quelle extraordinaire découverte ! Ce qui,
chez lui, vous impatientait, vous enorgueillit. Cette vie passée avait une
complexité et une richesse semblables à la vôtre. Une multitude de pensées et
de sentiments que vous croyiez vous appartenir en propre ont des racines en
elle. À mesure que les années s'accumulent, on ressemble davantage au mort.
Mêmes rides, même regard, même démarche. Quelquefois, c'est lui qui apparaît
quand on se regarde fortuitement dans une glace. La racine a fleuri. Le cycle
de l'amour est accompli.
C'est un peu cela qui m'est arrivé
avec la France. Je ne prétends nullement qu'il y ait de la raison là-dedans. Je
me borne à décrire un phénomène dont j'ai été le siège. Et me voici
aujourd'hui, méconnaissable à mes propres yeux, incarnant à l'extrême tout ce
qui me faisait horreur il y a dix-huit ans. Me voilà radicalement renversé.
Mais le monde est renversé comme moi. Nous avons, le monde et moi, accompli
chacun une révolution en sens inverse, et nous nous retrouvons dans le même
antagonisme que jadis. Il était noir et j'étais blanc. Il est blanc, je suis
noir.
Je me souviens qu'on joua sous
l'occupation une pièce de théâtre intitulée De Jeanne d'Arc à Philippe
Pétain. Ce titre prend aujourd'hui une signification qu'il n'avait point
alors. En deux noms il résume six siècles d'ascension. Mais avec Jeanne d'Arc, la France posait sa sandale sur le
premier barreau de l'échelle de Jacob. Avec Pétain, elle s'aperçut que
l'échelle ne tenait à rien, et elle retomba vertigineusement. J'avais vingt ans
au moment de cette chute mémorable. À dix-neuf ans j'étais encore un citoyen de
la République des Droits de l'Homme, de la guerrière, de la pacificatrice, de
la colonisatrice. À vingt et un ans, je me retrouvai sujet du roi de Bourges.
J'avais dégringolé de six cents ans. Cela compte dans une éducation
sentimentale. Dix ou quinze ans de réflexion par là-dessus (je n'ai jamais eu
l'esprit bien vif) et je m'aperçus que mon cœur avait changé du tout au tout.
C'était le cœur d'un sujet du roi de Bourges, précisément, saignant de cent
mille plaies, appelant de tous ses vœux un peu de gravité et de gloire,
haïssant de toutes ses forces l'anarchie frivole de son pays et de son temps.
De cette haine est sorti ce livre. Je l'ai appelé Les Taxis de la Marne, du
nom de l'action la plus glorieuse — et la moins miraculeuse — du XXe
siècle.
Jean Dutourd, in Les Taxis de la
Marne
1. « Je m'engage », s'écria Barrès avec un joli mouvement de menton (Henri Lavedan).