30 septembre.
Rester fidèle à tout ce que l'on a
entrepris dans un moment d'enthousiasme spontané, trop spontané peut-être.
Rester fidèle à toute pensée, à tout
sentiment qui a commencé à germer.
Rester fidèle, au sens le plus
universel du mot, fidèle à soi-même, fidèle à Dieu, fidèle à ce que l'on
considère comme ses meilleurs moments.
Et, là où l'on est, être présent à
cent pour cent. Mon faire consistera
à être. Or il est un point où ma
fidélité doit se fortifier, où j'ai failli plus qu'ailleurs à mes devoirs :
c'est celui de ce qu'il me faut bien appeler mon talent créateur, si mince
soit-il. Quoi qu'il en soit, il y a tant de choses qui attendent d'être dites
et écrites par moi. Il serait temps que je m'y mette. Mais je me dérobe sous les
prétextes les plus divers, je manque à ma mission. Il est vrai aussi, je le
sais bien, que je dois avoir la patience de laisser croître en moi ce que
j'aurai à dire. Mais je dois contribuer à cette croissance, aller au-devant
d'elle et non l'attendre passivement. C'est toujours pareil : on voudrait
écrire d'emblée des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses
banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, à l'époque où nous
sommes, j'ai un devoir véritable, c'est bien d'écrire, de noter, de fixer. Ce
faisant, j'encaisserai le choc des événements sans même y prendre garde. Je
déchiffre la vie et, certaine de pouvoir la lire à livre ouvert, je me
persuade, dans mon inconscience et mon indolence juvéniles, que je retiendrai
sans effort et pourrai un jour raconter tel quel tout ce que j'aurai déchiffré.
Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d'ancrage pour
mon récit. Je vis intensément, j'use la vie jusqu'à la corde, et je sens
croître en moi le sentiment de mes obligations vis-à-vis de ce qu'il faut bien
appeler mes talents. Mais par où commencer, mon Dieu ? Il y a tant de
choses. Ne commettons pas non plus l'erreur de vouloir jeter sur le papier,
sans transition, tout ce que nous vivons si intensément. Ce n'est pas non plus
le but recherché. Mais comment m'y prendre pour dominer toute la matière ?
Je l'ignore, cela fait trop. Tout ce que je sais, c'est que je vais devoir
m'atteler à la tâche. Et que j'aurai la force et la patience d'en venir à bout
seule. Mais il me faut rester fidèle à ma mission, cesser de m'éparpiller comme
sable au vent. Je me divise et m'offre en partage à la foule des sympathies,
des impressions, des êtres et des émotions qui fondent sur moi. Je dois leur
demeurer fidèle à tous. Mais j'y ajouterai une nouvelle fidélité, celle que je
dois à mon talent. Il ne suffit plus de vivre tout cela. Il faut y
ajouter quelque chose de mon cru.
Il me semble discerner avec une
netteté croissante les abîmes béants où s'évanouissent les forces créatrices
d'un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s'ouvrent dans notre
psychisme et qui engloutissent tout. À chaque jour suffit sa peine. Les pires
souffrances de l'homme, ce sont celles qu'il redoute. Et puis il y a la
matière, c'est toujours elle qui tire l'esprit à elle, et non l'inverse. « Tu
vis trop par l'esprit ». Et pourquoi pas ? Parce que mon corps n'a
pas cédé d'emblée à tes mains fébriles ? L'homme est décidément une
créature étrange. Que de choses j'aimerais écrire ! Quelque part au fond
de moi s'ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde. Un jour, à bout de
forces, j'ai écrit : « Pourquoi faut-il que ce soit justement dans ma
petite tête, sous mon crâne, que le monde attende d'être tiré au clair ? »
Il m'arrive encore de le penser, dans un accès de présomption quasi satanique.
Je sais comment libérer peu à peu mes forces créatrices des contingences
matérielles, de la représentation de la faim, du froid et des périls. Car le
grand obstacle, c'est toujours la représentation et non la réalité. La réalité,
on la prend en charge avec toute la souffrance, toutes les difficultés qui s'y
attachent — on la prend en charge, on la hisse sur ses épaules et c'est en la
portant que l'on accroît son endurance. Mais la représentation de la souffrance
— qui n'est pas la souffrance, car celle-ci est féconde et peut vous rendre la
vie précieuse — il faut la briser. Et en brisant ces représentations qui
emprisonnent la vie derrière leurs grilles, on libère en soi-même la vie réelle
avec toutes ses forces, et l'on devient capable de supporter la souffrance
réelle, dans sa propre vie et dans celle de l'humanité.
Etty Hillesum, in Une vie bouleversée
(Seuil)