[ndvi :
j’ai étudié ce livre en classe de... troisième, il y a donc... Oh !
Dieu !... bien des années en somme. La supériorité de la conscience face à
l’obéissance m’a dès-là marqué]
J'ouvris immédiatement les chantiers
des deux autres Crémas. Grâce à l'expérience acquise en construisant leurs
prédécesseurs, j'étais sûr de les finir bien avant la date fixée. Le besoin,
d'ailleurs, s'en faisait sentir, car aussitôt après la visite du Reichsführer,
le RSHA commença à m'envoyer des transports à un rythme si accéléré que c'est à
peine si les Crémas jumeaux suffisaient à la tâche. Comme seuls les inaptes
étaient gazés, le reste allait grossir l'effectif déjà trop élevé du camp, les
détenus s'entassaient dans des baraquements trop étroits, l'hygiène et la
nourriture devenaient chaque jour plus déplorables, et les épidémies —
notamment la scarlatine, la diphtérie et le typhus — se succédaient sans arrêt.
La situation était sans espoir, parce que les usines qui commençaient à pousser
comme des champignons dans la région — attirées par la main-d'œuvre abondante
et économique que leur fournissaient les détenus — n'absorbaient encore, à
cette date, que des effectifs infimes par rapport à l'énorme population des
camps.
Je demandai donc de nouveau, et à
plusieurs reprises, au RSHA qu'on m'envoyât moins de transports, mais toutes
mes représentations restèrent sans effet, et j'appris, par l'indiscrétion d'un
bureau, que, selon l'ordre formel du Reichsführer, tout chef SS qui
aurait, volontairement ou involontairement, ralenti, si peu que ce fût, le
programme d'extermination, serait passé par les armes. En fait, les convois de
juifs devaient être considérés partout comme prioritaires, et passer même avant
les transports d'armes et de troupes pour le Front russe.
Il n'y avait plus qu'à s'incliner. Ce
n'était pas, cependant, sans dégoût que je voyais les camps que j'avais, dans
les débuts, organisés de façon exemplaire, devenir, de semaine en semaine, un
indescriptible chaos. Les détenus mouraient comme des mouches, les épidémies
tuaient presque autant de monde que les chambres à gaz, et les corps
s'entassaient si vite devant les baraques que les équipes spéciales qui les
amenaient aux Crémas étaient débordées.
Le 16 août, un coup de téléphone de
Berlin m'apprit que le Standartenführer 1 Kellner
était autorisé à visiter, pour information, les installations du KL Birkenau, et le lendemain, en effet, tôt dans la matinée,
Kellner arrivait en auto, je lui fis les honneurs du lieu, il se montra très intéressé par l'Action spéciale et
l'organisation des Crémas, et à midi, je l'emmenai déjeuner chez moi.
On prit place dans le salon en
attendant que la bonne nous annonçât que nous étions servis. Au bout d'un
moment, Elsie apparut. Kellner se leva rapidement, claqua les talons, escamota
son monocle, se cassa en deux, et lui baisa les doigts. Après quoi, il se
rassit aussi vite qu'il s'était levé, tourna son visage vers la fenêtre, son
profil parfait apparut, et il dit :
— Et comment trouvez-vous Auschwitz, gnädige
Frau 1 ? Elsie
ouvrit la bouche. Il enchaîna aussitôt :
— Ja, ja, naturellement, il y
a cette odeur déplaisante... Il fit un petit geste :
—... et toutes ces choses. Mais nous
avons les mêmes petits désagréments à Culmhof, je vous assure...
Il remit son monocle et regarda
autour de lui d'un air vif et aimable.
— Mais vous êtes bien installée...
Vous êtes remarquablement bien installée, gnädige Frau...
Il jeta un coup d'œil dans la salle à
manger par la porte vitrée.
— Et je constate que vous avez un
buffet sculpté...
— Voulez-vous voir, Standartenführer ?
dit Elsie. On entra dans la salle à manger, Kellner se campa devant le
buffet et regarda longuement les sculptures.
— Sujet religieux... dit-il en
plissant les yeux, ... beaucoup d'angoisse... conception judéo-chrétienne de la
mort... Il eut un petit geste de la main :
— Et toutes ces vieilleries... Bien
entendu, la mort n'a d'importance que si on suppose, comme eux, un au-delà...
Mais quel fini, mein Lieber ! Quelle exécution !...
Je dis :
— C'est un juif polonais, Herr
Standartenführer, qui a fait ça.
— Ja, ici, dit Kellner, il
doit néanmoins avoir une petite dose de sang nordique dans les veines. Sans
cela, il n'aurait jamais pu exécuter cette merveille. Les juifs 100 pour 100
sont incapables de créer, nous savons cela depuis longtemps.
Il passa légèrement et amoureusement
ses mains soignées sur les sculptures.
— Ah ! reprit-il, travail
caractéristique de détenus... Ils ne savent pas s'ils survivront d'un jour à
leur œuvre... Et pour eux, naturellement, la mort a de l'importance... Ils ont
dans la vie cet ignoble espoir...
Il fit la moue, et je demandai avec
embarras :
— Estimez-vous, Herr
Standartenführer, que j'aurais dû interdire à ce juif de traiter un sujet
religieux ? Il se tourna vers moi et se mit à rire :
— Ha ! Ha ! Lang, dit-il
d'un air de malice, vous ne vous doutiez pas que votre buffet était si
contraire à la doctrine...
Il regarda encore le meuble en
plaçant sa tête de côté, et soupira :
— Vous avez de la chance, Lang, avec
votre camp. Dans le nombre, vous avez forcément de vrais artistes. On prit
place à table et Elsie dit
— Mais je pensais que vous commandiez
aussi un camp, Standartenführer ?
— C'est différent, dit Kellner en
dépliant sa serviette, je n'ai pas, comme votre mari, des détenus permanents.
Les miens sont tous...
Il eut un petit rire :
— de passage.
Elsie le regarda d'un air étonné, et
il enchaîna aussitôt :
— La mère patrie ne vous manque pas
trop, j'espère, gnädige Frau. La Pologne est un pays triste, nicht
wahr ? Mais nous n'en avons plus pour trop longtemps, je pense. À
l'allure où vont nos troupes, elles seront avant peu dans le Caucase, et la
guerre ne va pas traîner.
Je dis :
— Cette fois-ci, nous en aurons fini
avant l'hiver. C'est ce que tout le monde pense ici, Herr Standartenführer.
— Dans deux mois, dit Kellner d'une
voix nette.
— Encore un peu de viande, Standartenführer,
dit Elsie.
— Non, merci, gnädige Frau. À mon
âge... Il eut un petit rire :
— Il faut commencer à veiller à sa
ligne.
— Oh ! Mais vous êtes encore
jeune, Standartenführer, dit Elsie d'un air aimable. Il tourna son profil
parfait vers la fenêtre :
— Précisément, dit-il d'une voix
mélancolique, je suis encore jeune... Il y eut un silence et il
reprit :
— Et vous, Lang, que ferez-vous après
la guerre ? Il n'y aura pas toujours des camps, espérons-le.
— Je compte demander au Reich une
terre dans l'Ostraum, Herr Standartenführer.
— Mon mari, dit Elsie, a été fermier
du Colonel Baron von Jeseritz en Poméramie. Nous cultivions un peu de terre, et
nous élevions des chevaux.
— Ah, vraiment ! dit Kellner en
escamotant son monocle et en me regardant d'un air entendu,
l'Agriculture ! l'Élevage ! Vous avez plus d'une corde à votre arc,
Lang !
Il tourna son visage vers la fenêtre
et ses traits devinrent nobles et sévères :
— C'est très bien, dit-il d'une voix
grave, c'est très bien, Lang. Le Reich aura besoin de colons, quand les
Slaves... Il eut un petit rire :
—... auront disparu. Vous serez...
Quelle est donc la phrase du Reichsführer ?... L'exemplaire
pionnier allemand de l'Ostraum.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, je crois
bien que c'est de vous qu'il a dit ça.
— Vraiment ? dit Elsie, les yeux
brillants, il a dit cela de mon mari ?
— Mais oui, gnädige Frau, dit
Kellner d'une voix courtoise, je crois bien qu'il s'agissait de votre mari.
J'en suis même sûr, maintenant que j'y réfléchis. Le Reichsführer est un
bon juge.
— Oh ! dit Elsie, je suis
contente pour Rudolf ! Il travaille tant ! Il est tellement
consciencieux pour tout ! Je dis :
— Voyons, Elsie !
Kellner se mit à rire, nous regarda
l'un après l'autre d'un air attendri, et leva en l'air ses mains soignées :
— Comme cela fait plaisir de se
retrouver dans une vraie famille allemande, gnädige Frau !
— Je suis célibataire, reprit-il d'un
air mélancolique. Pas eu la vocation, en quelque sorte. Mais à Berlin, j'ai des
amis mariés tout à fait charmants...
Il laissa traîner la fin de sa
phrase. On se leva et on alla au salon prendre le café. Le café était du vrai
café qu'Hageman avait reçu de France, et dont il avait donné un paquet à Elsie.
— Extraordinaire ! dit Kellner,
vous vivez vraiment comme des coqs en pâte à Auschwitz ! La vie des camps
a du bon... Si seulement il n'y avait pas...
Il eut une moue dégoûtée :
— ... toute cette laideur.
Il tournait sa cuiller dans sa tasse
d'un air absorbé.
— Voilà le gros inconvénient des
camps : La laideur ! Je me faisais cette réflexion ce matin, Lang,
quand vous me montriez l'action spéciale. Tous ces juifs...
Je dis vivement :
— Excusez-moi, Herr Standartenführer.
Elsie, voudrais-tu aller chercher les liqueurs ?
Elsie me regarda d'un air étonné, se
leva et passa dans la salle à manger. Kellner ne leva pas la tête. Il tournait
toujours sa cuiller. Elsie laissa la porte vitrée à demi ouverte derrière elle.
— Comme ils sont laids !
continua Kellner, les yeux fixés sur sa tasse. Je les ai bien regardés quand
ils sont entrés dans la chambre à gaz. Quel spectacle ! Quelles
nudités ! Les femmes surtout...
Je le fixais désespérément. Il ne
levait pas les yeux.
— Et ces enfants... si maigres...
avec leurs petits visages de singes... gros comme mon poing... Quelles
anatomies ! Vraiment, ils étaient affreux... Et quand le gazage a
commencé...
Je regardai Kellner et je regardai la
porte, éperdu. La sueur coulait le long de mes flancs, je n'arrivais pas à
parler.
— Quelles postures ignobles !
reprit-il en tournant lentement et machinalement sa cuiller. Un tableau de
Breughel, vraiment ! Rien que pour être si laids, ils méritent la mort. Et
penser...
II eut un petit rire :
—... penser qu'ils sentent encore
plus mauvais après la mort que de leur vivant !
J'eus un geste d'une audace
inouïe : Je lui touchai le genou. Il sursauta, je me penchai vivement, je
lui montrai de la tête la porte entrouverte, et je dis très vite et dans un
souffle : « Elle ne sait rien ».
Il ouvrit la bouche, et resta un
moment en suspens, la cuiller au bout des doigts, stupéfait. Il y eut un
silence, et ce silence était pire que tout.
— Breughel, reprit-il d'une voix
fausse, connaissez-vous Breughel, Lang ? Pas Breughel le vieux... non, ni
l'autre... mais Breughel d'Enfer, comme on l'appelait... précisément parce
qu'il peignait l'Enfer...
Je regardais ma tasse. Il y eut un
bruit de pas, la porte vitrée claqua, et je fis un violent effort pour ne pas
lever les yeux.
— Il aimait peindre l'Enfer,
figurez-vous, continua Kellner d'une voix trop forte. Il avait une sorte de
talent pour le macabre...
Elsie posa le plateau de liqueurs sur
la petite table basse, et je dis avec une politesse exagérée :
— Merci, Elsie.
II y eut un silence et Kellner me
jeta un coup d'œil.
— Oh ! Oh ! dit-il avec un
enjouement forcé, encore de bonnes choses ! Et même des liqueurs
françaises, je vois. Je fis effort pour parler
— C'est l'Hauptsturmführer Hageman
qui les reçoit, Herr Standartenführer. Il a des amis en France. Ma voix
avait sonné faux, malgré tout. Je glissai un coup d'œil à Elsie. Elle avait les
yeux baissés et son visage ne reflétait rien. La conversation tomba de nouveau.
Kellner regarda Elsie et dit :
— Merveilleux pays, la France, gnädige
Frau.
— Cognac, Standartenführer ? dit
Elsie d'une voix tranquille.
— Un peu seulement, gnädige Frau, le
cognac doit se déguster... Il leva la main :
— à la française. Un peu à la fois,
et lentement. Nos lourdauds, là-bas, doivent en avaler des rasades...
Il eut un petit rire que je jugeai
forcé, puis il me jeta un coup d'œil et je compris qu'il avait envie de s'en
aller.
Elsie le servit, puis remplit à demi
mon verre. Je dis :
— Merci, Elsie.
Elle ne leva pas la tête. Il y eut de
nouveau un silence.
— Chez Maxim's, reprit
Kellner, ils le boivent dans de grands verres ronds et renflés à la base...
comme ceci...
Il dessina la forme du verre dans
l'air des deux mains. Il y eut encore un silence, et il reprit d'un air
gêné :
— Merveilleux, Paris, gnädige
Frau. Je dois avouer... Il eut un petit rire :
— ... que j'envie beaucoup Herr
Abetz, parfois.
Il parla encore un petit moment de Maxim's
et de Paris, puis se leva et prit congé. Je remarquai qu'il n'avait même
pas fini son verre. On laissa Elsie au salon, je descendis le perron avec
Kellner, et je le mis dans sa voiture.
Elle démarra, je regrettai de ne pas
avoir pris ma casquette sur la console : je serais parti aussitôt.
Je remontai lentement le perron, je
poussai la porte d'entrée, et traversai doucement le vestibule. Je vis avec
étonnement que ma casquette n'était plus sur la console.
J'ouvris la porte de mon bureau, et
je m'arrêtai, stupéfait. Elsie était là, droite et blanche, la main gauche
appuyée
sur une chaise. Je fermai
machinalement la porte derrière moi et je détournai la tête. Ma casquette était
sur ma table. Il se passa une pleine seconde, je saisis ma casquette et je
tournai les talons. Elsie dit :
— Rudolf.
Je me retournai. Son regard était
effrayant.
— Ainsi, dit-elle, c'est ce que tu
fais ! Je détournai la tête :
— Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Je voulus faire demi-tour, sortir,
couper court. Mais j'étais là, figé, paralysé. Je ne pouvais même pas la
regarder.
— Ainsi, dit-elle à voix basse, tu
les gazes !... Et cette horrible odeur, c'est eux ! J'ouvris la
bouche, je n'arrivai pas à parler.
— Les cheminées ! reprit-elle...
Je comprends tout maintenant. Je regardai à terre et je dis :
— Bien entendu, nous brûlons les
morts. On a toujours brûlé les corps en Allemagne, tu le sais bien. C'est une
question d'hygiène. Il n'y a rien à redire à cela. Surtout avec les épidémies.
Elle cria :
— Tu mens ! Tu les gazes !
Je relevai la tête, stupéfait.
— Je mens ? Elsie ! Comment
oses-tu ? Elle reprit sans m'entendre :
— Les hommes, les femmes, les
enfants... tous pêle-mêle... nus... et les enfants ressemblent à des petits
singes...
Je me raidis :
— Je ne sais pas ce que tu racontes.
Je fis un violent effort et je
réussis à bouger. Je me retournai et je fis un pas vers la porte. Aussitôt,
avec une vitesse stupéfiante, elle me dépassa, se jeta contre la porte et
s'adossa à elle :
— Toi ! dit-elle, toi !
Elle tremblait de tout son corps. Ses
yeux immenses, étincelants, étaient fixés sur moi. Je criai :
— Si tu crois que j'aime ça !
Et aussitôt un flot de honte me
submergea : J'avais trahi le Reichsführer. J'avais révélé à ma
femme un secret d'État.
— C'est donc vrai, cria Elsie, tu les
tues ! Elle répéta en hurlant :
— Tu les tues !
Avec la rapidité de l'éclair, je la
pris par les épaules, je posai la paume de ma main sur sa bouche, et je
dis :
— Plus bas, Elsie, je te prie, plus
bas !
Ses yeux cillèrent, elle se dégagea,
je retirai ma main, elle tendit l'oreille, et nous restâmes un moment à écouter
les bruits de la maison, immobiles, silencieux, complices.
Elle dit d'une voix basse et normale
— Frau Müller est sortie, je crois.
— La bonne ?
— Elle fait la lessive au sous-sol.
Et les enfants font la sieste.
On écouta encore un moment en
silence, puis elle tourna la tête, me regarda, et ce fut comme si elle se
souvenait tout d'un coup qui j'étais : l'horreur envahit de nouveau ses
traits et elle se rencogna contre la porte.
Je dis au prix d'un énorme
effort :
— Écoute, Elsie. Il faut que tu
comprennes. Ce sont seulement des inaptes. Et on n'a pas de nourriture pour
tout le monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux...
Ses yeux durs, implacables étaient
fixés sur moi. Je poursuivis :
— Les traiter ainsi... que les
laisser mourir de faim.
— Voilà donc, dit-elle à voix basse,
ce que tu as imaginé !
— Mais ce n'est pas moi ! Je n'y
suis pour rien ! C'est un ordre !... Elle dit avec mépris :
— Qui aurait pu donner un ordre
pareil ?
— Le Reichsführer.
L'angoisse me serra le cœur : une
fois de plus, je le trahissais.
— Le Reichsführer ! dit
Elsie.
Ses lèvres se mirent à trembler et
elle dit d'une voix éteinte :
— Un homme... vers qui les enfants
allaient avec tant de confiance ! Elle balbutia :
— Mais pourquoi ?
pourquoi ? Je levai les épaules :
— Tu ne peux pas comprendre. Ces
questions-là t'échappent complètement. Les juifs sont nos pires ennemis, tu le
sais bien. Ce sont eux qui ont déclenché la guerre. Si nous ne les liquidons
pas maintenant, ce sont eux, plus tard, qui extermineront le peuple allemand.
— Mais c'est stupide ! dit-elle
avec une vivacité inouïe. Comment pourront-ils nous exterminer, puisque nous
allons gagner la guerre ?
Je la regardai, béant. Je n'avais
jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournai la tête et
je dis au bout d'un moment :
— C'est un ordre.
— Mais tu pouvais demander une autre
mission. Je dis vivement :
— Je l'ai fait. J'étais volontaire
pour le front, tu te souviens. Le Reichsführer n'a pas voulu.
— Eh bien ! dit-elle à voix
basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d'obéir. Je criai
presque :
— Elsie !
Et pendant une seconde, je fus
incapable de trouver mes mots.
— Mais, dis-je, la gorge serrée, mais
Elsie !... Ce que tu dis là, c'est... c'est contraire à l'honneur !
— Et ce que tu fais ?
— Un soldat, refuser d'obéir !
Et d'ailleurs, ça n'aurait rien changé ! On m'aurait dégradé, torturé,
fusillé... Et toi, qu'est-ce que tu serais devenue ? Et les
enfants ?...
— Ah ! dit Elsie, tout !
Tout ! Tout !... Je l'interrompis :
— Mais cela n'aurait servi à rien. Si
j'avais refusé d'obéir, quelqu'un d'autre l'aurait fait à ma place ! Ses
yeux étincelèrent :
— Oui, mais toi, dit-elle, toi, tu ne
l'aurais pas fait ! Je la regardai, stupéfait, stupide. Mon esprit était
un vide total.
— Mais Elsie, dis-je...
Je n'arrivais plus à penser. Je me
raidis jusqu'à ce que tous les muscles me fissent mal, je fixai mes yeux droit
devant moi, et sans regarder Elsie, sans la voir, sans rien voir, j'articulai
avec force :
— C'est un ordre.
— Un ordre ! dit Elsie avec
dérision.
Et brusquement elle se cacha la tête
dans ses mains. Au bout d'un moment, je m'approchai et je la pris par les
épaules. Elle tressaillit violemment, me repoussa de toutes ses forces, et dit
d'une voix blanche :
— Ne me touche pas !
Mes jambes se mirent à trembler sous
moi et je criai :
— Tu n'as pas le droit de me traiter
ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais par ordre ! Je
n'en suis pas responsable !
— C'est toi qui le fais ! Je la
regardai, désespéré :
— Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne
suis qu'un rouage, rien de plus. Dans l'armée, quand un chef donne un ordre,
c'est lui qui est responsable, lui seul. Si l'ordre est mauvais, c'est le chef
qu'on punit, jamais l'exécutant.
— Ainsi, dit-elle avec une lenteur
écrasante, voilà la raison qui t'a fait obéir : tu savais que si les
choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
Je criai :
— Mais je n’ai jamais pensé à cela !
C’est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc !
Ça m’est physiquement impossible !
— Alors, dit-elle avec un calme
effrayant, si on te donnait l’ordre de fusiller le petit Franz, tu le ferais !
Je la fixai, stupéfait.
— Mais c’est de la folie !
Jamais on ne me donnera un ordre pareil !
— Et pourquoi pas ? dit-elle
avec un rire sauvage. On t’a bien donné l’ordre de tuer des petits enfants juifs !
Pourquoi pas les tiens ? Pourquoi pas Franz ?
— Mais voyons, jamais le Reichsführer
ne me donnerait un ordre pareil ! Jamais ! C’est...
J’allais dire : « C’est
impensable ! » et tout à coup, les mots se bloquèrent dans ma gorge.
Je me rappelai avec terreur que le Reichsführer avait donné l’ordre de
fusiller son propre neveu.
Je baissai les yeux. C’était trop
tard.
— Tu n’en es pas sûr ! dit Elsie
avec un mépris horrible, tu vois, tu n’en es pas sûr ! Et si le Reichsführer
te disait de tuer Franz, tu le ferais !
Elle découvrit à demi les dents, elle
parut se replier sur elle-même, et ses yeux se mirent à briller d’une lueur
farouche, animale. Elsie si douce, si calme... Je la regardais, paralysé, cloué
au sol par tant de haine.
— Tu le ferais ! dit-elle avec
violence, tu le ferais !
Je ne sais ce qui se passa alors. Je
jure que je voulais répondre : « Naturellement pas », je jure
que j’en avais l’intention la plus nette et la plus formelle, et au lieu de
cela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge, et je dis :
— Naturellement.
Je crus qu’elle allait se jeter sur
moi. Un temps interminable s’écoula. Elle me regardait. Je ne pouvais plus
parler. Je désirais désespérément me reprendre, m’expliquer... Ma langue était
collée contre mon palais.
Elle se retourna, ouvrit la porte,
sortit, et je l’entendis qui montait rapidement l’escalier.
Robert Merle, in La mort est mon
métier
1. Colonel de SS.