Les justes et les méchants
n'éprouvent pas la réalité du mal dont ils se savent capables de la même façon.
D'aucuns soutiennent parfois que les premiers ont la tâche plus facile car ils
semblent épargnés par la violence du « mauvais penchant », tandis que
les seconds seraient en proie à sa fièvre insensée et il conviendrait d'user de
compréhension et de pardon à leur égard. Pourtant « un jour viendra,
enseigne le Talmud 23,
où le Saint,
béni-soit-Il, fera venir le mauvais penchant (yetser hara) et lui tranchera la gorge en présence des justes
et des méchants. Pour les justes il aura l'aspect d'une haute montagne, alors
que pour les méchants ce ne sera qu'un cheveu. Cependant les uns et les autres
pleureront. Les justes pleureront et diront : "Comment avons-nous pu
venir à bout d'une si haute montagne ?" Les méchants pleureront et
diront : "Comment se fait-il que nous n'ayons pas pu détruire ce
simple cheveu ?" Et le Saint, béni-soit-Il, partagera leur étonnement :
"Si la chose paraît étonnante aux yeux du reste de ce peuple en ces
jours-là, elle sera de même étonnante à mes yeux" (Za 8, 6) ».
Que penser de cette image ? Le
regard rétrospectif que, selon cette narration (haggada), les justes et les méchants portent sur leurs vies est donc un regard
d'étonnement et de larmes. Ni les uns ni les autres ne savaient, avant cette
heure éternelle, de quelle façon l'adversité du mal les habitait. Ils
découvrent alors qu'aucun destin ne pesait sur eux rendant la tâche facile aux
premiers et difficile aux seconds. Cette haggada
entend donc faire mémoire de la liberté et de la responsabilité humaines
face au penchant au mal dont nul —
certainement pas les justes — ne serait exempt. Toutefois, au regard de cette
inquiétante présence dans le psychisme humain, aucun déterminisme — eût-il les
couleurs modernes de la psychanalyse, de la sociologie ou de la biologie — ne
pèserait de façon absolument fatale. Or, insiste le Talmud, cette découverte
que la liberté permet de surmonter la témérité du mal tapie au plus profond de
soi, sans même que l'on s'en rende compte (les justes) ou, au contraire, que le
déni de liberté favorise le sentiment que toute lutte contre le mal est vaine
et que mieux vaut lui céder (les méchants), ferait donc pleurer d'étonnement.
Les pleurs reçoivent ici un statut contradictoire : de joie pour les
justes, de dépit pour les méchants. Les uns s'étonnent d'avoir réussi à
pacifier en eux le tourment de la haine ou de la jalousie, de la convoitise ou
de la vanité, sans même se rendre compte à quel point ils risquaient, à chaque
instant, de devenir prisonniers de ses méandres et de ses perpétuelles
justifications. Les autres s'étonnent de n'avoir pas voulu voir qu'il ne tenait
qu'à eux de ne pas succomber aux attraits et aux alibis de ces mêmes
turpitudes. Les larmes témoignent donc ici de l'éveil des uns et des autres à
la conscience de l'irréductibilité de la liberté et de la responsabilité
humaines. En dépit de tous les contextes d'injustice et de malheur si souvent
invoqués pour expliquer et excuser les actes iniques, les larmes dévoileraient,
par leur excès irréductible au concept, cette vérité qui, selon le Talmud,
étonne Dieu lui-même : à moins de se faire chose parmi les choses, l'homme
ne peut se démettre de sa liberté et de sa responsabilité.
Par-delà l'éventuelle signification
eschatologique des larmes entrevue par ce texte talmudique, leur présence
irrépressible signifie donc surtout, pour le temps de ce monde-ci, que
l'exigence de vérité face au mal dont chacun s'avère capable — les justes aussi
intensément que les méchants — en est indissociable. Ou, de façon plus
générale, c'est soutenir que, malgré le déni de liberté et de responsabilité
très souvent invoqué pour justifier les actes et les comportements ténébreux,
et même si aucun concept ne parvient à prouver la réalité de la liberté,
l'émotion qui saisit parfois un homme face à ses actes, juste ou méchant, en
constitue l'indice le plus sûr.
Catherine Chalier, in Traité des
larmes (Albin Michel)