mardi 18 février 2014

En pleurant... Catherine Chalier, L'irréductible liberté

Les justes et les méchants n'éprouvent pas la réalité du mal dont ils se savent capables de la même façon. D'aucuns soutiennent parfois que les premiers ont la tâche plus facile car ils semblent épargnés par la violence du « mauvais penchant », tandis que les seconds seraient en proie à sa fièvre insensée et il conviendrait d'user de compréhension et de pardon à leur égard. Pourtant « un jour viendra, enseigne le Talmud 23, où le Saint, béni-soit-Il, fera venir le mauvais penchant (yetser hara) et lui tranchera la gorge en présence des justes et des méchants. Pour les justes il aura l'aspect d'une haute montagne, alors que pour les méchants ce ne sera qu'un cheveu. Cependant les uns et les autres pleureront. Les justes pleureront et diront : "Comment avons-nous pu venir à bout d'une si haute montagne ?" Les méchants pleureront et diront : "Comment se fait-il que nous n'ayons pas pu détruire ce simple cheveu ?" Et le Saint, béni-soit-Il, partagera leur étonnement : "Si la chose paraît étonnante aux yeux du reste de ce peuple en ces jours-là, elle sera de même étonnante à mes yeux" (Za 8, 6) ».
Que penser de cette image ? Le regard rétrospectif que, selon cette narration (haggada), les justes et les méchants portent sur leurs vies est donc un regard d'étonnement et de larmes. Ni les uns ni les autres ne savaient, avant cette heure éternelle, de quelle façon l'adversité du mal les habitait. Ils découvrent alors qu'aucun destin ne pesait sur eux rendant la tâche facile aux premiers et difficile aux seconds. Cette haggada entend donc faire mémoire de la liberté et de la responsabilité humaines face au penchant au mal dont nul — certainement pas les justes — ne serait exempt. Toutefois, au regard de cette inquiétante présence dans le psychisme humain, aucun déterminisme — eût-il les couleurs modernes de la psychanalyse, de la sociologie ou de la biologie — ne pèserait de façon absolument fatale. Or, insiste le Talmud, cette découverte que la liberté permet de surmonter la témérité du mal tapie au plus profond de soi, sans même que l'on s'en rende compte (les justes) ou, au contraire, que le déni de liberté favorise le sentiment que toute lutte contre le mal est vaine et que mieux vaut lui céder (les méchants), ferait donc pleurer d'étonnement. Les pleurs reçoivent ici un statut contradictoire : de joie pour les justes, de dépit pour les méchants. Les uns s'étonnent d'avoir réussi à pacifier en eux le tourment de la haine ou de la jalousie, de la convoitise ou de la vanité, sans même se rendre compte à quel point ils risquaient, à chaque instant, de devenir prisonniers de ses méandres et de ses perpétuelles justifications. Les autres s'étonnent de n'avoir pas voulu voir qu'il ne tenait qu'à eux de ne pas succomber aux attraits et aux alibis de ces mêmes turpitudes. Les larmes témoignent donc ici de l'éveil des uns et des autres à la conscience de l'irréductibilité de la liberté et de la responsabilité humaines. En dépit de tous les contextes d'injustice et de malheur si souvent invoqués pour expliquer et excuser les actes iniques, les larmes dévoileraient, par leur excès irréductible au concept, cette vérité qui, selon le Talmud, étonne Dieu lui-même : à moins de se faire chose parmi les choses, l'homme ne peut se démettre de sa liberté et de sa responsabilité.
Par-delà l'éventuelle signification eschatologique des larmes entrevue par ce texte talmudique, leur présence irrépressible signifie donc surtout, pour le temps de ce monde-ci, que l'exigence de vérité face au mal dont chacun s'avère capable — les justes aussi intensément que les méchants — en est indissociable. Ou, de façon plus générale, c'est soutenir que, malgré le déni de liberté et de responsabilité très souvent invoqué pour justifier les actes et les comportements ténébreux, et même si aucun concept ne parvient à prouver la réalité de la liberté, l'émotion qui saisit parfois un homme face à ses actes, juste ou méchant, en constitue l'indice le plus sûr.
Catherine Chalier, in Traité des larmes (Albin Michel)