DIALOGUES
SUR LE COMMANDEMENT
PRÉFACE POUR L'ÉDITION DE 1949
PRÉFACE POUR L'ÉDITION DE 1949
Ces Dialogues furent
écrits, il y a un quart de siècle, dans un mouvement d'humeur. Pierrefeu venait
de publier Plutarque a menti, livre
brillant, irritant, où il peignait les faiblesses des chefs militaires et niait
l'efficacité de leur action. J'avais fait la guerre ; j'avais mesuré la
différence entre des troupes bien commandées et des foules armées ;
j'entrepris de répondre. Mais comme je me trouvais, par ce dessein même,
conduit à faire l'éloge de l'autorité, il me parut nécessaire de montrer que je
ne la confondais pas avec la tyrannie et que je haïssais celle-ci. D'où la
forme du dialogue. Je voulus mettre en présence un avocat du commandement et un
défenseur des libertés. Mes plus proches amis étaient alors un jeune officier
doctrinaire et un philosophe homme de troupe. Ils devinrent les interlocuteurs
de conversations où s'opposaient, comme dit Renan, et se complétaient les deux
lobes de mon cerveau. C'était un dialogue entre moi et moi. Naturellement, ce
jeu ne fut pas compris. Les uns m'attribuèrent, pour m'en blâmer, les idées de
mon philosophe ; les autres m'identifièrent avec le lieutenant et
m'accablèrent avec lui de reproches. Ces fureurs contradictoires firent alors
le succès du livre.
Je viens
de le relire. La nature profonde d'un écrivain change peu et je m'y reconnais
encore. Toutefois, un homme de soixante ans a plus observé qu' un homme de
trente-cinq ans. Les chutes bruyantes des pays de dictature, au cours des
dernières années, et la double victoire des pays libres, ont apporté, au moulin
de mon philosophe, des torrents d'eau. C'est du côté de chez Alain que, dans ce
débat, je penche maintenant. Naturellement, je n'ai pas retouché mon texte. Il
est ce qu'il devait être en 1924 et j'aurais trouvé peu honnête de le remanier
pour paraître un prophète, après l'événement. Je n'ai donc rien changé ;
je n'ai supprimé aucun des noms cités, encore que certains d'entre eux ne
trouvent plus, auprès de quelques lecteurs, le même crédit que naguère ;
je n'ai loué aucune gloire nouvelle. Mais j'ai le droit, dans cette préface, de
faire le point et de dire, sous forme de monologue, ce que sont aujourd'hui mes
idées sur ces grandes questions.
CHEF CIVIL ET CHEF MILITAIRE
L'erreur
essentielle du lieutenant des Dialogues
est de souhaiter, pour le chef civil,
les traits du chef militaire. Les deux problèmes sont différents. Le
commandement militaire se propose des objectifs clairement définis :
l'occupation d'un territoire, l'anéantissement de l'armée ennemie. Les objectifs
peuvent être atteints dans un temps limité. Une guerre dure six mois, quatre
ans, dix ans. Avec elle expireront les pouvoirs du chef. L'homme de troupe
accepte de sacrifier ses libertés jusqu'au triomphe de son pays et de ses
idées.
Il ne
l'accepte pas avec bonheur. L'un des besoins les plus constants et les plus
forts de l'homme est celui de se sentir libre de contraintes. Toute tyrannie,
publique ou domestique, engendre un ressentiment et prépare une révolte. Si
admirable que soit le chef, le citoyen s'en lasse. Napoléon fut à peu près le
meilleur maître que l'on puisse imaginer. Clarté d'esprit, précision des
ordres, maîtrise de soi, intelligence, indulgence, modération, nul plus que lui
n'eut les vertus du chef. Ses colères étaient feintes et, hors un, funeste cas,
sa sévérité tempérée de bonté. Pourtant, dès 1812, les Français souhaitaient
être délivrés de son génie.
Toute
constitution doit tenir compte de cet aspect de la nature humaine. Point de
bonheur sans liberté. L'esclavage de l'esprit, l'interdiction de penser, celle
de parler, celle de juger ceux qui gouvernent ne sont pas supportables. Sous un
régime de censure, les meilleurs esprits se détournent de l'action et se
soulagent de leurs colères dans des écrits secrets. Bientôt le chef n'a plus
autour de lui que des fanatiques et des courtisans. Les flatteurs remplacent
les amis. Le pouvoir n'est plus informé. Par crainte de blesser le maître, on
le trompe. Ce ne sont pas là conditions favorables pour gouverner.
Des
régimes démocratiques, on peut dire beaucoup de mal. Instabilité, désordre,
corruption, leurs ennemis en ont dénoncé les faiblesses. Mais les régimes dits forts
valent-ils mieux ? Y eut-il jamais plus de corruption que sous les
dictateurs ? Y en eut-il jamais moins que dans la démocratique Angleterre ?
L'instabilité est-elle moins dangereuse si elle tient aux caprices d'un homme,
de ses favoris ou de ses maîtresses, que si elle est due aux votes d'une assemblée ou d'une nation ? Et
surtout la liberté de critique et le droit de renverser un gouvernement ne
sont-ils pas des forces compensatrices ?
L'événement a répondu. Qu'un chef cesse d'être contrôlé, il est sans
exemple qu'il ne perde pas la tête. L'admirable Bonaparte et l'astucieux
Mussolini ont buté sur cet obstacle, comme le médiocre Hitler. Les chefs civils
peuvent, dans la conduite d' une guerre, commettre des erreurs. Il leur arrive
de choisir des généraux qui ne sont pas les meilleurs. Mais, si l'incompétence
des ministres engendre la défaite, un sursaut de l'opinion publique les
rappelle au devoir, ou les chasse. Neville Chamberlain, très honnête homme, n'
était pas fait pour les grands conflits. Les libertés britanniques ont permis
de le remplacer en temps utile, cependant que les dictateurs menaient leur
bataille jusqu'au bout et leurs peuples à la ruine.
Le technicien militaire se plaint, en temps de guerre, de ses chefs
civils. Il se voit imposer, pour des fins politiques, des plans de campagne
qu'il condamne. Mais il ne faut pas oublier que la guerre est politique autant
que militaire. L'homme d'État, s'il sait convaincre les civils, en son pays et
en pays amis, de la justice d'une cause, devient l'organisateur de la victoire
autant que le plus habile des généraux. Au cours d'une guerre, la démocratie
s'instruit. Parce qu'elle est libre, elle s'ajuste aux circonstances
changeantes ; elle évolue ; elle improvise. Ce ne sont pas les
dictateurs, mais Roosevelt, qui a, le premier, compris la valeur de l'arme
atomique et a eu l'audace d'engager des milliards de dollars dans une entreprise
si hardie et, en apparence, si hasardeuse.
Les peuples esclaves, dont le budget n'est pas voté par une assemblée,
équipent en secret de grandes armées dès le temps de paix. En accumulant du
matériel, ils se condamnent à faire un type de guerre trop défini. Leur marge
de conversion devient étroite. Un pays qui, comme les États-Unis,
possède un immense potentiel industriel, mais se garde, par crainte du Congrès
et de l'opinion publique, d'en déterminer trop tôt l'emploi garde la
possibilité d'aiguiller sa production vers des chemins neufs.
Soumis à
des civils, le soldat professionnel se trouve par là sauvé de dangereuses
illusions. Dans un État libre, les hommes qui ont étudié l'adversaire éventuel
sont consultés. Ni en 1914, ni en 1939, les Allemands qui connaissaient les
États-Unis n'ont osé dire à Guillaume II, ou à Hitler, ce qui, aux yeux de tout
observateur informé, était évident : que les États-Unis ne laisseraient
jamais l'Allemagne dominer le monde et que, s'ils entraient dans la guerre, ils
la gagneraient. La confusion des pouvoirs est fatale parce qu'elle aveugle le
commandement. « Plus de guerres ont été perdues par des soldats devenus
politiciens, dit l'Anglais D.-W. Brogan, que par des politiciens devenus
soldats ».
LE CHEF EN TEMPS DE PAIX
Ce qui est
vrai en temps de guerre l'est a fortiori en temps de paix. Les sociétés humaines
ont, depuis des milliers d'années, essayé de toutes les formes de gouvernement.
Théocratie, autocratie, aristocratie, démocratie ont eu leur chance. Les
épreuves ont dicté les corrections. Les souffrances ont amené la recherche des
remèdes. Peu à peu se sont dévoilées les conditions de la vie collective. Aucun
régime n'atteint à la perfection, qui n'est pas un attribut des œuvres
humaines. Tous se sont peu à peu transformés, et il est naturel de penser que
celui qui nous paraîtrait aujourd'hui le meilleur sera lui-même sujet à révision.
Pourtant certains comportements ont donné, aux nations qui les ont adoptés,
plus de bonheur et de dignité.
Ces
méthodes éprouvées par le temps sont : le suffrage universel et
secret ; les assemblées représentatives ; l'acceptation par la
minorité du gouvernement de la majorité, pour un temps déterminé, après une
élection légale et honnête ; le respect, par la majorité au pouvoir, des
droits de tous les citoyens ; la définition de ces droits par une Charte
ou Déclaration, que fait respecter une Cour Suprême indépendante ; le jury
tiré au sort, sans discrimination préalable ; l'habeas
corpus ; des lois sévères sur la diffamation ;
l'interdiction absolue de faire des lois rétroactives ; la liberté de
pensée et d'expression et, plus récemment, le droit au travail. L'ensemble de
ces règles constitue le gouvernement démocratique, qui tantôt est une
république et tantôt prend, avec succès, la forme d'une monarchie
constitutionnelle.
Aux pays
anglo-saxons, ce régime a donné liberté et sécurité. Certains soutiennent qu'il
a moins bien réussi dans les pays latins. Ce n'est pas exact en ce qui concerne
la France. Aucune période de la vie française ne fut plus heureuse que la
troisième République. Elle assura aux Français la prospérité, la paix sociale,
la création d'une France d' Outre-mer, une remarquable diplomatie et, en 1918,
le salut du pays. Si le régime a décliné après 1919 et succombé en 1940, ce fut
pour des raisons extrinsèques. Un pays de quarante millions d'habitants, saigné
à blanc, s'est trouvé contraint de lutter, presque seul, contre une masse de
cent vingt millions d'hommes, cependant que les régimes totalitaires le
divisaient par leur propagande. Mais l'expérience des quatre dernières années
montre que la libre critique et le régime parlementaire (malgré ses fautes)
permettent à la France de se relever d'une chute effroyable avec une rapidité
qui étonne le monde.
La liberté
ne donne pas seulement plus de bonheur, mais plus de sécurité. Pourquoi ?
Parce que la masse des citoyens a plus de bon sens que l'homme le plus
intelligent. Une foule non disciplinée semble folle. Mais les électeurs, dans
leurs isoloirs, ne sont pas une foule ; ils sont une somme de personnes
humaines, ce qui est bien différent. L'homme moyen peut commettre de graves
erreurs ; il est souvent incompétent ; son intérêt personnel souvent
l'égare ; il lui arrive d'introniser un despote avec les marques de
l'admiration. Mais les erreurs des électeurs, en s'annulant les unes les
autres, finissent par faire une sagesse. « On peut, disait Lincoln,
tromper quelques hommes quelque temps, mais on ne peut pas tromper tous les
hommes tout le temps... » Donnez aux masses chance de se reprendre après
une folie, elles reviendront à la voie droite. Le tyran, jamais. Aussi le
philosophe des Dialogues
a-t-il raison de défendre la liberté, fût-ce contre le héros. Car le
héros au pouvoir ne peut rester un héros. « Tout pouvoir corrompt, dit
lord Acton, et le pouvoir absolu corrompt absolument ».
Ici, le
lieutenant parlerait de la médiocrité des politiciens dans une démocratie. Je
serais avec le philosophe pour lui répondre que c'est là un jugement
d'adversaire et nullement un fait. Il n'est pas du tout prouvé que
Waldeck-Rousseau ou Challemel-Lacour, Gambetta ou Clemenceau, aient été
inférieurs au cardinal Fleury ou à Chamillart. Caillaux était supérieur à
Necker. Maupeou et Terray furent meilleurs ministres que ne le veut la légende,
mais valaient-ils mieux que Herriot ou Blum ? Ce que les historiens
appellent homme d'État, c'est un politicien mort depuis longtemps. Ce que les
partisans appellent politicien, c'est un homme d'État du parti opposé.
Il y a
beaucoup de politiciens médiocres parce qu'il y a beaucoup d'hommes médiocres.
Mais je pense, plus que jamais, que « la pire des Chambres vaut mieux que
la meilleure des antichambres ». Je préfère les élus du suffrage
universel, avec leurs défauts, aux courtisans et aux conspirateurs. Dans une
démocratie, le candidat est freiné sur la pente de la démagogie par les
éléments contradictoires qu'il trouve parmi ces électeurs auxquels il lui faut
plaire ; dans une dictature, il suffit de plaire au dictateur et il n'y a
plus de limite à la bassesse.
Les Grands
(au sens de La Bruyère), dans un pays libre, sont retenus, en leurs crises de
mégalomanie, par la crainte du Parlement et de l'opinion. Ils doivent accepter
de discuter, d'être discutés, d'être renversés, de se démettre. D'où la
nécessité, en bien des affaires, d'accepter un compromis. Mais le maître absolu
ne peut transiger. Il a établi son pouvoir sur la légende de son
infaillibilité. « Mussolini a toujours raison ». S'il tenait compte
de l'opinion, il deviendrait un sage, mais cesserait d'être un maître.
« Il faut, disait Napoléon, faire le bien des peuples malgré eux, et au
besoin contre eux ». Et si l'on se trompe sur leur bien ? Le chef
pessimiste a peut-être raison de douter des hommes, mais il a tort de ne pas
douter de lui-même.
CORRUPTIO OPTIMI PESSIMA
« Qu'en
savez-vous ? dirait le lieutenant. N'avez-vous jamais rencontré des hommes
qui auraient eu tort de douter d'eux-mêmes parce que rien, dans leur nature, ne
justifiait le doute ? Vous avez connu et admiré Lyautey. Pourquoi me
refuseriez-vous le droit d'admirer à mon tour un héros ? » A quoi je
réponds que je comprends et respecte l'attitude du lieutenant. Il est naturel,
et même beau, que les êtres jeunes souhaitent adorer. Pourtant il faut avoir le
courage de dire qu'aucun homme ne mérite l'adoration. Je n'ai jamais
« adoré » Lyautey. Je savais ses faiblesses et que sa grandeur était
mieux assurée s'il se savait contrôlé. Il a fait un empire à la République,
parce que la République avait, en le contrôlant, fait de lui mieux qu'un empereur.
Qu'un gouvernement l'ait mis à la retraite fut pénible pour lui et pour ses
amis, mais sa gloire en est plus pure.
En vain je
cherche dans l'histoire un maître qui ait résisté, sans faiblir sur quelque
point, aux dangers du pouvoir absolu. Nous avons eu en France deux hommes au moins
qui ont été loués et chantés comme des dieux : Louis XIV et Napoléon. L'un
et l'autre étaient de l'étoffe des plus grands et, si jamais souverains absolus
parurent capables de résister aux dangers de la toute-puissance, tels furent ce
roi et cet empereur. Examinons pourtant si l'absence d'opposition ne les a pas,
l'un et l'autre, corrompus.
Sur Louis
XIV, nous avons de beaux témoignages, et d'hommes qui n'étaient pas des
courtisans. Du Portrait, de La Bruyère, voici quelques
traits : « Une parfaite égalité d'humeur, un grand éloignement pour
la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point ;
ne faire jamais menaces ni reproches ; ne point céder à la colère et être
toujours obéi... Un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait
que l'on connaît le meilleur parti et le plus juste ; un esprit de
droiture et d' équité... Un génie enfin, supérieur et puissant, qui se fait
aimer des siens et craindre des étrangers ».
Et
Saint-Simon, juge sincère et même sévère, puisqu'il écrit pour la seule
postérité : « Il était né sage, modéré, secret, maître de ses
mouvements et de sa langue ; le croira-t-on ? Il était né bon et
juste... Quelque prévenu qu'il fût, quelque mécontentement qu'il crût y avoir
lieu de sentir, il écoutait avec patience, avec bonté, avec envie de
s'éclaircir et de s'instruire... Jamais il ne lui échappa de dire rien de
désobligeant à personne... Jamais homme si naturellement poli, ou d'une
politesse si fort mesurée... » Voilà un heureux naturel et des manières
bien rares chez un maître.
Mais
étudiez, chez le même Saint-Simon, l'effritement d'un noble caractère et les
vices du système. On pouvait fout dire au roi, oui, à la condition de toujours
sous-entendre : « Vous êtes le maître ». Poli et même
bienveillant, à coup sûr, mais pour ceux qui savaient flatter et ramper.
« L'esprit, la noblesse des sentiments, se sentir, se respecter. avoir le
cœur haut, être instruit, tout cela lui devint suspect et bientôt haïssable...
Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisait à tel point que les plus
grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées... Sans
la crainte du diable, il se serait fait adorer et aurait trouvé des
adorateurs ».
Quels
résultats ? L'aveuglement des choix, l'orgueil de tout faire, une
déplorable façon de gouverner précipitèrent la France dans le plus évident
péril ; ce roi si bien né, si digne de régner, devint présomptueux,
superbe, et se trouva conduit jusqu'au dernier bord du précipice. C'est miracle
si, après tant de victoires, il laissa la France aussi grande qu'il l'a reçue
et sa folle dépense préparait, pour une année proche, la chute de la monarchie.
Tel avait été l'effet du pouvoir absolu sur une âme faite pour la grandeur.
Sur
Napoléon, ou plutôt sur Bonaparte, philosophe et lieutenant sont d'accord. Il
fut le génie même. « On trouverait difficilement dans l'histoire du monde,
avoue le philosophe, un chef plus digne de la confiance du peuple ». Que
font de lui pourtant l'ambition et le succès ? Vite il en vient à se
considérer « comme un être isolé dans le monde, fait pour gouverner et
pour diriger tous les esprits à son gré ». Consul, il avait souffert la
discussion, et il était alors possible de l'éclairer ; empereur, il croit
tout savoir et se moque avec aigreur de ceux qui émettent une opinion
différente de la sienne.
Bientôt,
comme Louis XIV, il éloigne les conseillers libres et francs. Il veut des
exécutants serviles : « Je ne saurais que faire d'eux s'ils n'avaient
une certaine médiocrité de caractère et d'esprit ». Mais un chef vaut ce
que vaut l'équipe. Qui s'entoure mal finit mal. Il ne lui suffit même pas que
le fonctionnaire s'incline ; il faut que l'homme abdique. « Il n'est
pas à moi comme je voudrais qu'il fût » est, dans sa bouche, une
condamnation. Ce qu'il craint le plus, c'est que, près de lui. on conserve la
faculté de juger. À l'évêque de Gand, qui s'excuse de ne pas prêter un second
serment, contraire à sa conscience : « Eh bien ! monsieur, votre
conscience n'est qu'une sotte ». Tant que l'empereur demeure au pouvoir,
ce cynisme fort émerveille. Que le maître tombe, et les valets de jadis diront
qu'il s'est perdu par son orgueil. Plus un homme a été grand dans la sagesse,
plus il devient dangereux dans la folie.
Corruptio optimi pessima.
DU GOUVERNEMENT CIVIL EN TEMPS DE CRISE
Le
lieutenant ne manquera pas d'observer que, s'il est légitime de suspendre
certaines libertés en temps de guerre — ce que lui accorde, non sans regret, le
philosophe, — il doit être permis de le faire aussi lorsque la paix prend
l'aspect de la guerre. Il y a des émeutes qui sont des batailles. La guerre
froide, effort pour affaiblir un pays par une conspiration secrète et
permanente, est encore une guerre. Certaines grandes crises économiques, comme celle
que traversèrent les Etats-Unis en 1929, créent un état de panique qui rend
nécessaires des mesures d'exception. D'autres catastrophes, famine, chute
brusque de la monnaie, exigent qu'un chef prenne le commandement. Parfois, des
mesures d'économie indispensables ne peuvent être prises par des assemblées
élues, parce que celles-ci ont la crainte de l'électeur. Quel remède alors,
sinon le pouvoir de l'homme fort qui est prêt à accepter les
responsabilités ?
Je
répondrai au lieutenant que je suis d'accord avec lui sur la nécessité de
pouvoirs d'exception en des circonstances exceptionnelles. Les pays libres
l'ont toujours admis. La dictature, chez les Romains, était un pouvoir
temporaire, librement délégué, consenti et accepté. Montesquieu et Rousseau, amis
tous deux des libertés, en ont admis le principe. Le dictateur romain exerçait
une magistrature quasi mystique. Il était élu la nuit, les auspices consultés
et ses actes tenus pour divins. Pro numine observata. Mais les réserves étaient rigoureuses. Le dictateur ne pouvait, sans
l'accord du Sénat, toucher aux deniers publics. Il n'était élu que pour six
mois. Ainsi la République demeurait sauvegardée. Sous cette forme restreinte,
l'institution fonctionna bien et Rome eut, en cinq cents ans, quatre-vingt-huit
dictateurs. Mais aucun d'eux n'eût osé prétendre à la dictature perpétuelle
qu'instaura la famille des Césars.
Le régime,
en France, des décrets-lois équivaut à une suppression temporaire des droits du
Parlement, mais celui-ci ne l'accorde jamais sans prendre ses précautions. Il
prévoit le contrôle ultérieur des actes de l'exécutif et le retour, après un
temps fixé, au régime normal. Le Congrès des États-Unis avait accordé au
président, en temps de guerre, des pouvoirs exceptionnels, mais qui devaient prendre
fin dès le temps de paix. Ainsi la rapidité et l'unité de décision sont
assurées dans les moments de crise, cependant que la nation garde la sûreté de
ne pas aliéner à jamais des libertés essentielles. En fait ce mécanisme
auxiliaire a suffi, dans les cas les plus graves, pour permettre aux
démocraties de sortir d'un mauvais pas. Roosevelt et Truman s'en sont contentés
pour gagner la guerre, et la certitude d'avoir un jour à rendre des comptes a
prévenu les abus.
Le succès
de tels expédients exige un peuple rompu aux exercices de la liberté. Car nul
ne peut faire que l'homme n'ait pas de passions et le chef investi du pouvoir
absolu sera tenté de le conserver. Mais cette tentation, dans des pays jaloux
de leurs droits et prompts à l'insurrection légale, sera toujours affaiblie, et
même annulée, par la crainte des conséquences. On n'imagine même pas un
président des États-Unis cherchant à se maintenir au pouvoir après avoir perdu
une élection. Non seulement le peuple le chasserait, mais il se ferait à lui-même
horreur. La conscience politique, dans un pays bien gouverné depuis un temps
assez long, est aussi exigeante que la conscience morale, dont elle est un des
aspects.
Le
problème des constitutions coloniales est analogue à celui du gouvernement en temps
de crise. Personne ne soutient plus que l'occupation par la force suffise pour
légitimer le pouvoir absolu de l'occupant. Mais des situations de fait ont été
créées qui exigent des solutions transitoires. Des peuples africains et
asiatiques, accoutumés à un despotisme religieux, ont été vaincus par des
nations européennes. Les principes défendus par celles-ci ne leur permettent
pas de perpétuer le gouvernement par les armes. Mais le bon sens montre que la
démocratie pure, en des pays qui n'en comprennent pas le jeu et où la majorité
des électeurs sont des illettrés, conduirait au désordre et au désastre.
Comment se
tirer de ce dilemme ? Le philosophe sera tenté de dire :
« Acceptons les risques de la liberté ». Mais, ici, le lieutenant,
qui a vécu dans ces pays, est plus compétent. Il rappellera le principe de
Lyautey : « Montrer la force pour éviter d'avoir à s'en
servir » ; il évoquera les massacres qui ne manqueraient pas d'être
amenés par une politique de faiblesse. Mais il sera favorable à une émancipation
progressive : « Les libertés, dira-t-il, ont été conquises par des
hommes qui avaient appris, lentement, à se gouverner eux-mêmes. L'école doit
être la condition du bulletin de vote. Les nations européennes ont passé par
l'étape du suffrage restreint avant d'en arriver au suffrage universel. Un
Français du XVIIe siècle était infiniment plus cultivé qu'un fellah
égyptien ; pourtant il a supporté patiemment la monarchie absolue.
J'entends bien que le monarque était français et appuyé sur la tradition
politique et religieuse du pays. Aussi je ne demande pas, pour les Européens en
Afrique, l'autorité de Louis XIV. L'idéal est d'arriver, entre France africaine
et France métropolitaine, à une parfaite égalité, mais il faut à l'Afrique
quelques décades pour parcourir le chemin que l'Europe a parcouru en quelques
siècles ».
Le
philosophe acceptera, je crois, ces idées : « Renouvier, dira-t-il,
considérait qu'il y a une morale de la guerre et une morale de la paix. Vous
venez de me montrer qu'il faut aussi une morale mixte, pour un état
intermédiaire qui n'est plus la guerre, mais qui ne peut devenir la paix qu'à
condition de maintenir une force visible. L'intention fait alors la moralité ou
l'immoralité de l'attitude. Ici, comme en toutes choses, la contrainte n'est
supportable que si elle permet d'atteindre, en un temps prévisible, un objectif
désirable ».
DU
DÉTERMINISME ET DE L'ACTION
Il faut
enfin rendre plus précise la métaphysique du lieutenant. Le savant admet que le
monde obéit à des lois, faute de quoi toute science serait impossible, toute
prévision inconcevable, toute expérience inutile. Si même ces lois ne sont que
statistiques, le problème n'en est pas changé. Le mécanisme universel est un
postulat nécessaire de toute recherche scientifique. Mais si nous croyons tous
les phénomènes calculables et déterminés, l'homme, qui fait partie de
l'univers, est lui-même déterminé. Que devient alors sa liberté d'action ?
Et comment un chef pourrait-il modifier des événements qui, étant des sommes de
transformations matérielles, doivent être aussi prévisibles que la marche des
planètes ou les éclipses des astres ?
Cette
difficulté n'est qu'un malentendu. Que signifie le déterminisme
scientifique ? Qu'à l'intérieur d'un système fermé un grand nombre
d'expériences a prouvé que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Mais
l'univers n'est pas un système fermé, et c'est un simple artifice du langage
que d'étendre le déterminisme au monde entier. Dès que les actions humaines
sont complexes, toute expérience les concernant devient impossible. Il n'y a
pas de science de l'histoire parce que la méthode expérimentale ne s'applique
pas à l'histoire. Comment recommencer cent fois une révolution, une guerre, une
crise pour en mesurer les effets ? On peut, à la rigueur,
imaginer une science de l'économie, mais elle demeure à l'étal de pieux désir.
Nous savons qu'à une certaine température, et dans des conditions déterminées,
un liquide va bouillir. Mais nous ne pouvons prédire avec certitude le
mouvement des prix.
En histoire
et en économie, on peut tout affirmer avec une apparente vraisemblance. On peut
dire que le libéralisme d'Adam Smith a été un échec, puisqu'il a fini par
engendrer une Angleterre collectiviste ; mais on peut dire aussi que le
marxisme était un tissu d'erreurs, puisque ses prédictions ont été démenties
par les faits. La dictature du prolétariat n'a pas créé une société sans
classes ; la concentration des capitaux n'est pas irréversible. En vérité,
l'homme d'action se trouve bien, comme le soutenait le lieutenant des Dialogues, « au bord d'un abîme obscur où s'agitent les
formes vagues et encore inconsistantes de l'avenir, formes qu'il lui
appartient, si vraiment il le veut, de sculpter ».
Il y a une
image, chère au philosophe, qui illustre admirablement ce beau problème du
déterminisme et de l'action : c'est celle du pilote de la barque à voiles
dans la tempête. Les forces qui menacent le pilote : vagues, vents,
courants, sont infiniment plus puissantes que lui. Pourtant c'est lui qui, le
plus souvent, triomphera. Pourquoi ? Parce que les forces sont aveugles
et, dans une certaine mesure, calculables. Ce n'est pas un dieu qui veut la
perte d'Ulysse. Si l'univers avait une volonté hostile, que pourrait faire
l'homme ? Mais cette immense existence autour, comme dit Alain, ne veut
rien. Il suffit, pour que le pilote agisse utilement, qu'il découvre les lois
de cette existence et qu'il sache les vaincre en leur obéissant, le vent
contraire lui-même acceptant le harnais. Tout chef est un pilote. De grands courants
historiques emportent le navire qu'il gouverne. Il sait commander s'il est
capable de se servir de ces courants, et des faiblesses même de l'équipage,
pour mener à bon port ses passagers.
Et je consens qu'il soit maître à son bord. Mais pour la durée de la
traversée.
André
Maurois, in Dialogues sur le commandement.