M. Paul Claudel le dit à qui veut l'entendre : depuis
quelques années il n'écrit plus, il lit. Il a abandonné la littérature active.
Il se livre à la lecture de la Bible. Cela n'est pas à prendre au pied de la
lettre, d'ailleurs. M. Claudel cède encore, de temps en temps, à des
récréations littéraires dont les lecteurs du Figaro reçoivent l'écho
savoureux. Et puis, la lecture de la Bible inspire au poète de L'Annonce
faite à Marie un commentaire vivace et foisonnant qui produit plus d'un
volume. Voici le plus récent, Il porte des pages magnifiques. S'adresse-t-il
seulement aux chrétiens, comme on pourrait le croire ? Encore que les
chrétiens soient naturellement, pour un tel livre, des lecteurs privilégiés. Ce
qui me paraît sûr, en tout cas, c'est que ce livre s'inscrit, parmi ceux du
beau crépuscule claudélien, comme un des ouvrages qui témoignent magistralement
du reste de l'œuvre, qui aident à lui donner tout son sens, et qui, pour tout
dire, la dénouent, au sens où dénouement est à la fois conclusion et
solution.
Le tête-à-tête de Claudel avec la Bible, s'il est devenu
plus constant et plus impérieux à la fin de sa vie, domine toute cette vie, et
l'œuvre qui en a découlé. Cela demande-t-il à être expliqué ? Religion et
poésie, chez Claudel, ne sauraient être séparées. La Bible ne peut pas ne pas
s'imposer à lui comme le poème sacré qui en fait le livre par excellence, le
livre où la parole inspirée de Dieu enveloppe d'un signe magique l'acte de
Dieu. Pour tout chrétien, elle est la loi. Pour le poète chrétien, elle est
quelque chose de plus : avec le commandement, elle apporte l'exemple, avec
la direction elle indique le modèle. Et cela n'est pas seulement un exemple de
surface, un exemple par la lettre et la formule, qui permet, si l'on veut, de
rattacher le verset claudélien au verset biblique. C'est un exemple essentiel,
dont la vertu opère par l'intérieur, comme la vie du Christ est l'exemple de la
vie du chrétien. Le poème sacré s'impose au poète chrétien, non pas tant comme
poème que comme sacré — ou plutôt comme poème qui a pour nécessité d'être
sacré. Claudel lui-même va nous aider à entrer dans cette vie poétique
essentielle, qui est inséparable de la vie tout court quand c'est la vie du
chrétien. Car la vie chrétienne a aussi pour nécessité d'être sacrée, d'être
dans l'ordre de Dieu.
La Bible, Ancien et Nouveau Testament réunis,
conjointement et continûment (tels que Claudel les lit, les parle, les fait
parler), est l'expression de l'ordre de Dieu. Ecoutez Claudel : « Ce
ne sont plus les archives de la Terre qui sont placées à notre disposition pour
les explorer tant bien que mal avec la pioche du mineur et les flacons du
chimiste, c'est l'histoire de tout l'Univers envisagé du point de vue de Dieu
même qui est livrée à nos regards... C'est Dieu même qui, d'une main, froisse,
pétrit, compose l'étoffe et le dépliement de Sa Création et, de l'autre, Se
donne la peine de nous l'expliquer, à Sa manière, qui est différente de la
nôtre ». Claudel ne cesse de revenir là-dessus, comme pour essayer de nous
transporter, avec son propre effort, du côté de ce point de vue, qui est de
l'autre côté de la terre. Il dit plus loin : « Nous ne sommes plus
avec les effets, nous sommes avec la cause. Nous ne sommes plus avec la terre
glaise, nous sommes avec ces deux mains partout du potier spirituel. Nous ne
sommes plus avec le temps, nous sommes avec la source du temps. Nous ne sommes
plus au monde, nous ne sommes plus dans le monde ou sous le monde, nous sommes
avec celui qui a surmonté le monde ». Nous allons du côté du secret du
monde. Il faudrait se souvenir ici du mot de Chateaubriand : « Le
secret est d'une nature si divine... »
Cependant l'ordre de Dieu apparaît comme ce qu'il y a de
plus insolite à l'ordinaire du monde. De part et d'autre, le même langage n'a pas
cours. Claudel en fait la remarque à propos du miracle, avec sa robuste
simplicité. Le miracle, observe-t-il, c'est pour le monde, le scandale par
excellence, tandis qu'en faisant des miracles, « Dieu, en somme, travaille
de son métier ». Le miracle n'est une anomalie que par rapport à l'ordre
de la nature, qui n'est pas l'ordre de Dieu. Dans l'ordre de Dieu, il s'intègre
à la norme suprême. Seulement la Terre refuse l'irruption du Ciel dans sa
propre vie. Quand le poète regarde la Croix, qui est le ciel fiché en terre,
ce qu'il voit d'abord, c'est que la Terre s'efforce de la vomir. Claudel évoque
avec une puissante vérité cet antagonisme qui se renouvelle par le même
dialogue, au fond, entre Dieu et l'homme, que l'homme s'exprime par la trahison
de Judas, le reniement de Pierre, la lâcheté de Pilate ou le crachat sur le
Crucifié. Et cependant, bon gré mal gré, Dieu fait violence à l'homme et force
sa résistance. Il y a la Croix, il y a la Passion, il y a l'Évangile, il y a la
Bible.
C'est ici que le poète qui lit la Bible se sent, je ne
dirai pas un élu — cela est d'un autre domaine — mais à tout le moins un
messager, et pourquoi ne pas le dire quand c'est Claudel, un ambassadeur mais
oui, un ambassadeur du surnaturel auprès du naturel splendide épilogue, on en
conviendra, à une course dans la Carrière. Le même langage n'a pas cours,
disions-nous, du côté du Ciel et du côté de la Terre. Quand le Ciel parle à la
Terre et révèle à la Terre la vérité qui lui est cachée par son propre aspect,
il faut donc qu'il emploie un truchement. C'est la poésie. Qu'est-ce, en effet,
que la poésie, sinon un langage qui porte en secret un sens essentiel ? Un
poème est un cryptogramme. Et la Bible est un immense cryptogramme où Dieu
s'est caché. La poésie est faite de symbole, elle nous frappe par le symbole,
afin de nous jeter au visage la figure d'une vérité à laquelle nous serions
trop étrangers si elle nous était offerte dans sa nudité. Et le langage de la
Bible est symbolique d'un bout à l'autre.
Arrêtons-nous un instant à cette forme de la vérité qu'est
le symbole. Ne le confondons pas, surtout, avec l'image, qui n'est qu'une
invention plus ou moins fallacieuse pour revêtir la vérité vivante. La Bible
n'est pas composée de récits imaginaires, mais de récits symboliques, ce qui ne
veut pas dire que ces histoires ne sont pas vraies, mais que leur vérité
apparente est la figure merveilleuse de leur vérité évidente. Et quand Claudel
explique les symboles, découvre le sens caché du nombre, de la parole, du cantique,
fait resplendir la signification symbolique de chaque acte et de chaque objet,
il travaille en pleine poésie. Il est même dans le droit fil de son œuvre, à
lui. Car qu'est-ce que L'Otage et qu'est-ce que L'Annonce et tout
ce que Claudel a écrit, sinon des poèmes symboliques dont la clef pourrait être
cette phrase d'Un poète regarde la Croix « Nous contemplerons de
tout ce qui a de sens en nous la Cause première ».
Le poète chrétien est ici l'accomplissement parfait du poète
tout court qui, lui aussi, va au delà des choses pour en pénétrer le secret
vital, et le mettre à la portée, si c'est possible, des hommes qui ne l'ont pas
atteint. C'est ce pouvoir de révélation de la vie profonde et authentique qui
donne au poète un aspect de créateur. C'est à cet accès dans une vie nouvelle,
en union avec les divins secrets par lesquels les créatures témoignent du
Créateur, que Claudel donne le nom de co-naissance. Par là la poésie et la
religion communiquent au tréfonds d'elles-mêmes. On pourrait aussi bien
appliquer à la poésie claudélienne les lignes que voici, écrites par Claudel
pour exprimer la foi et l'espérance religieuses : « ...Rien ne se
présentera plus à nous à l'égard de quoi nous ne nourrissions une inépuisable
ressource d'accord et de composition : de co-naissance. Nous porterons
partout avec nous le privilège de la création et le contact avec les effets
sera remplacé pour nous par une tractation rayonnante avec les causes ».
Cependant, à mesure qu'il avance plus loin vers les mystères essentiels, le
poète doit s'armer de symboles pour garder le contact entre les mystères et la
masse des hommes auxquels ils restent celés.
Cela n'est pas nouveau. La poésie symboliste est une
expression dont la religion ne peut se passer. La croissance du christianisme
dans le monde est allée de pair avec une efflorescence de symbolisme qui n'a
jamais été dépassée. Le poète d'aujourd'hui qui regarde la Croix rejoint, à cet
égard, les grands hommes du moyen âge qui ont étendu la Croix sur le sol pour y
bâtir les cathédrales, poèmes symboliques en pierre qui amoncellent sur la présence
de Dieu les signes des secrets de Dieu. Il rejoint, par-dessus le christianisme
rationnel des siècles qui se sont dits « de lumière », la poésie chrétienne
de Dante qui compose un chef-d'œuvre de symbolisme pour y faire tenir la
lumière de Dieu. On ne manquera pas de remarquer que ce poète d'aujourd'hui est
sorti d'une époque poétique qui, précisément, s'est appelée le symbolisme, mais
un symbolisme non religieux. Seulement, c'est le moment alors de se demander si
le symbolisme peut se passer de Dieu.
Si j'avais à écrire une histoire du symbolisme au
dix-neuvième siècle, je crois que je la ferais finir là où elle passe pour commencer, quand le symbolisme prend nom et
forme d'école. Car le vrai symbolisme moderne, avec ce qu'il a de mystique
latent, commence sans doute chez nous avec Gérard de Nerval. Il s'élève avec
Baudelaire, qui pose à son sujet la question critique, le jour où il écrit :
La Nature
est un temple...
L'homme y passe à travers des forêts de symboles.
L'homme y passe à travers des forêts de symboles.
Il s'agit de savoir si la réponse à la question ainsi
posée est de l'ordre de la poésie ou de
la religion. L'œuvre
de Rimbaud, suivie de son silence tragique, signifie de façon irrécusable que
cette réponse n'est pas de l'ordre de la poésie, de la seule poésie du moins.
On croit que le symbolisme commence alors. La vérité est qu'il n'a plus qu'à
faire une fin dans la littérature, avec tous les risques de s'exténuer à la
poursuite de lui-même, jusqu'aux jets d'eau qui pleurent dans des vasques leur
pureté vide. Seulement, dans la postérité immédiate de Rimbaud il y a un poète
qui va remplir le symbolisme moderne de sa vérité mystique : c'est
Claudel.
Son œuvre est tout symbolisme, nous l'avons dit, non
symbolisme vide, mais gonflé d'une plénitude de dogmes, à faire craquer les symboles. Elle est toute poésie, en s'armant
des symboles les plus parlants et les plus spectaculaires (ceux qui s'offrent
sur le théâtre) pour enclore la vérité la plus centrale. Et voici qu'elle
s'achève, non plus en créant des symboles, mais en défaisant des symboles pour
aborder cœur à cœur cette Vérité qui l'a toute inspirée. Je disais tout à
l'heure que Claudel, quand il explique les symboles de la Bible avec toute
l'ingénieuse chaleur qu'un esprit poétique peut déployer, continue de
travailler en pleine poésie. Mais c'est un travail renversé. L'élan vers la
Vérité continue bien, mais ce n'est plus dans de la poésie qui se fait, c'est
dans la poésie qui se défait. J'ai parlé de dénouement à cette œuvre :
Claudel dénoue la poésie dans la mystique, que la poésie avait pris pour tâche
de receler.
Il est comparable à un jongleur qui, après avoir fait un
tour dont il a le secret, explique le tour et révèle le secret. Au vrai, ce
n'est pas lui qui a fait le tour. C'est Dieu. Si l'on empruntait le ton de la
gaminerie claudélienne, on dirait que c'est le tour que Dieu nous joue tous les jours, tous les jours de la vie qu'il nous
accorde.
André Rousseaux, in Le Figaro (1938)