LES
ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du
chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les
circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou
les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se
formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer l'adoration,
la louange, l'action de grâces, le
repentir, la demande, l'offrande.
Louange
La louange est proche de l'adoration. Par elle le regard
de l'homme se porte sur Dieu pour admirer sa perfection, ainsi que la beauté de
ses œuvres. La prière de louange proclame cette excellence de l'être divin et
celle de son action dans le monde.
La louange se caractérise par son désintéressement. Dans
l'action de grâces le chrétien remercie Dieu pour ses bienfaits, et tout
naturellement il songe au bonheur qui en est résulté dans sa vie
personnelle ; mais dans la louange il fait entièrement abstraction de
lui-même, et il regarde uniquement Dieu, dans ce qu'il est et dans ce qu'il
fait. Ce regard n'est influencé par aucun intérêt personnel.
C'est dire que la louange est l'expression de l'amour,
d'un amour dans lequel on se perd de vue pour mieux admirer l'autre. Notre
contemplation n'épuisera jamais l'infini de Dieu, et son mystère offrira sans
cesse de nouveaux sujets d'admiration. Plus l'homme s'applique à saisir les secrets
divins tels qu'ils ont été révélés, plus il y découvre des merveilles. Aussi
peut-il s'adonner éperdument, sans fin, à la louange.
De cet émerveillement qui se traduit en prière, le Christ
donne l'exemple. Lorsqu'il discerne la transformation produite par l'action
secrète du Père dans des âmes simples et modestes, il ne peut retenir
l'exclamation de son cœur filial, et l'hymne de louange éclate sur ses
lèvres : « Je te loue, Père... »1. Ce qui a frappé
Jésus, c'est le contraste entre ceux que le monde considère comme des sages, et
qui demeurent fermés au message évangélique, et ceux que l'on range parmi les
petits, et qui accueillent ce message de toute leur âme. Dans ce contraste il
reconnaît aussitôt la manière d'agir du Père. Il y aperçoit ce qui est spécifiquement
divin, une orientation en sens inverse de certaines appréciations purement
humaines, et surtout ce qui est spécifiquement paternel, une sollicitude toute
particulière pour les petits, pour ceux que l'on est tenté de négliger ou de
mépriser. Jésus admire et loue un amour qui fait parvenir sa révélation de
préférence aux hommes les moins estimés dans la société.
La prière de louange requiert donc un regard surnaturel,
pour déceler dans l'univers et dans le milieu humain la merveilleuse action de
Dieu. Elle requiert en même temps un regard filial, qui sache découvrir les
inventions de l'amour du Père, les marques de sa vigilance paternelle, la
beauté des transformations qu'il opère dans les âmes les plus démunies, les
plus déshéritées.
La prière de l'Ancien Testament s'était souvent exprimée
en louange. Dans un grand nombre de psaumes, apparaît l'intention de célébrer
la grandeur de Dieu, de chanter sa puissance et sa bonté, de raconter les
merveilles de ses œuvres. Qu'on relise par exemple le début du psaume 34 :
« Je bénirai Yahwé en tout temps ; constamment sa louange sera dans
ma bouche. En Yahwé mon âme éclate en louange ; que les humbles entendent,
et qu'ils jubilent ! Magnifiez Yahwé avec moi ; ensemble exaltons son
nom »2.
Le psalmiste poursuit en décrivant l'action divine ; ce qu'il loue
essentiellement, c'est la bonté qui s'y révèle : « Goûtez et voyez
combien Yahwé est bon »3. Cette bonté comble de biens ceux qui
l'honorent ; elle s'exerce surtout à l'égard des pauvres et des
malheureux : « Voici un pauvre qui a crié ; Yahwé l'a exaucé et
de toutes ses angoisses il l'a délivré »... « Yahwé est proche de
ceux qui ont le cœur brisé ; il sauve ceux dont l'esprit est abattu »4.
C'est déjà la bonté de la Rédemption qui commence à se manifester :
« Yahwé rachète l'âme de ses serviteurs »5.
La louange prend ainsi la direction
qu'elle suivra dans le Nouveau Testament : exalter l'amour divin. Chez le
Christ, néanmoins, s'effectue un remarquable progrès : désormais la
louange s'attache premièrement à reconnaître la bonté du Père. C'est le Père
qu'elle admire et qu'elle veut vénérer.
Saint Paul, qui entre pleinement dans
la mentalité de Jésus, ne manque pas d'adopter cette perspective essentielle.
La formule qu'il emploie au début de la lettre aux Éphésiens est
caractéristique ; elle définit exactement le sens de la louange
chrétienne : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ
qui dans les cieux nous a bénis en nous octroyant toute sorte de bénédictions
spirituelles, dans le Christ, lorsque dès avant la création du monde il nous a
élus en lui pour que nous soyons en sa présence saints et immaculés, et que
dans son amour, il nous a prédestinés à être ses fils adoptifs par Jésus-Christ »6.
Vient ensuite tout l'exposé du plan divin de salut, esquissé dans ses lignes
les plus essentielles. L'objet de la louange, c'est donc le Père de Jésus, qui
dans son amour a voulu être notre Père en faisant de nous ses fils dans le
Christ.
La louange prend ainsi une
orientation filiale. Elle jaillit dans un nouveau climat, tout empreint de
familiarité avec le Père. Ce que nous avons dit de l'adoration doit se répéter
ici. L'amour paternel de Dieu donne une nouvelle mentalité à la prière. Si les
psaumes avaient déjà eu le mérite de chanter la bonté de Dieu, ils ne
l'invoquent pas sous le nom de Père ; ils ne manifestent pas encore
l'attitude filiale qui sera celle du chrétien. L'hymne qui ouvre l'Épître aux
Éphésiens nous offre le modèle d'un psaume du Nouveau Testament. Le ton de la
prière a changé. L'émerveillement devant la puissance « de celui qui mène
toutes choses selon le dessein de son vouloir » devient l'émerveillement
de celui qui se sait prédestiné par le Père dès avant la création du monde à
être son fils en Jésus-Christ.
On peut souhaiter que dans sa prière
de louange l'Église s'inspire de plus en plus de l'exemple donné par saint
Paul. Les psaumes contiennent d'admirables envolées et ils nous rappellent
l'importance de la louange, d'une prière qui s'évade des soucis terrestres et
qui aime à se perdre en Dieu. Ils favorisent l'élan de l'âme ; cependant
ils ne peuvent suffire à la louange chrétienne, car ils ne possèdent pas encore
la vérité essentielle de la Révélation : l'amour du Père qui donne son
Fils aux hommes pour en faire ses propres enfants et leur communiquer sa vie divine.
C'est à ce titre que le Père doit recevoir la louange des hommes. Les chrétiens
ne peuvent faire abstraction, dans leur prière, de cette vérité
essentielle ; s'en tenir simplement aux psaumes serait ignorer la
générosité de la rédemption, et l'introduction de l'humanité dans le mystère
d'amour de la Trinité.
Tel est l'esprit dans lequel nous devons suivre le conseil
donné par saint Paul dans cette même lettre aux Éphésiens où il avait lui-même
composé son hymne au Père céleste : « Remplissez-vous de l'Esprit,
vous entretenant entre vous en psaumes, en hymnes, en cantiques spirituels,
chantant et célébrant le Seigneur dans votre cœur, rendant grâces toujours et
pour tout à Dieu le Père, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ »7.
C'est donc dans le cœur que doit s'instaurer cette
disposition de louange ; continuellement doit s'élever vers le Père un
cantique intérieur. C'est ce que l'Esprit Saint inspire à l'âme qu'il remplit
de sa présence. En disant : « Remplissez-vous de l'Esprit »,
Paul veut opposer l'ivresse donnée par l'Esprit Saint à celle qui résulte de la
boisson : « Ne vous enivrez pas de vin »8, vient-il
de déclarer. Mieux que le vin, le Saint-Esprit provoque une ivresse, celle de
l'âme. Le fruit de cette ivresse spirituelle ou sa manifestation, ce sont les
psaumes, les hymnes, les cantiques.
Lorsque les hommes recherchent l'ivresse, ils y sont
fréquemment poussés par la volonté d'oublier les peines de l'existence, par le
désir de jeter un regard plus joyeux sur le monde. L'ivresse du Saint-Esprit
produit un effet analogue, non pas dans la fausse lueur d'une illusion, mais
dans la lumière de la vérité. Elle fait reconnaître l'authentique grandeur de
l'amour divin, l'immensité de la bonté divine. En suscitant l'éloge de cet
amour, elle fait échapper le regard humain à un emprisonnement de souci ou de
tristesse ; elle l'enlève au spectacle des imperfections et du mal pour
attirer son attention sur les merveilles, trop peu connues et trop peu
estimées, de l'activité divine. Par cette libération elle fait accéder l'âme à
une paix supérieure ; et elle la conduit à une appréciation plus optimiste
de l'univers. Le monde devient à ses yeux ce qu'il est réellement : le
domaine des magnifiques dons et interventions du Père, des splendeurs cachées
de son amour.
La libération est d'autant plus profonde que l'Esprit
Saint place notre louange dans celle du Sauveur : « au nom de notre Seigneur
Jésus-Christ ». C'est par la voix du grand libérateur de l'humanité que
désormais toute louange monte vers le ciel ; elle est donc l'expression de
la délivrance, de la certitude de la victoire divine sur les forces du mal.
Toute illuminée par le visage du Père qu'elle découvre et
admire, la louange se fait sereine et joyeuse : elle n'est plus imprégnée
de crainte ni d'insécurité. Nous pouvons nous abandonner sans réserve à la joie
de chanter la puissance divine ; cette puissance n'est pas à redouter,
puisqu'elle est celle d'un Père plein de sollicitude pour ses enfants, toujours
prêt à leur accorder toutes ses faveurs. À toutes nos difficultés et épreuves,
nous trouvons une compensation surabondante dans la protection de notre Père
des cieux ; en toute sécurité nous pouvons nous évader de nos soucis et de
nos inquiétudes pour contempler dans la paix l'ineffable perfection de Dieu.
Jamais le chrétien ne peut assez s'enivrer de l'Esprit
Saint dans le but de louer le Père. Il se sait incomparablement dépassé par cet
amour paternel, incapable de l'apprécier pleinement. Au moins doit-il
s'efforcer de le louer de toutes ses forces, en le chantant dans le secret de
son cœur et en témoignant son amour filial par l'expression publique de son
admiration.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)
1. Mt, XI, 25 ;
Lc, X, 21.
2. Ps, XXXIV, 2-4.
3. Ps, XXXIV, 9.
4. Ps, XXXIV, 7-19.
5. Ps, XXXIV, 23.
6. Ep, 1, 3-4.
7. Ep, V, 18-20 ; cfr Col, III,
16.
8. Ep, V, 18.