LES
ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du
chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les
circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou
les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se
formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer l'adoration,
la louange, l'action de grâces, le repentir, la demande, l'offrande.
Demande
Il arrive qu'on s'interroge sur la valeur de la prière de
demande. À certains elle semble trop intéressée, entachée d'un certain égoïsme,
ou encore prétentieuse. Ne serait-il pas plus parfait de renoncer à faire
valoir nos souhaits personnels, et de nous en remettre purement et simplement à
la volonté divine ? La sainteté ne réside-t-elle pas dans cet
abandon ? Toute autre attitude n'est-elle pas vaine ? Si nos désirs
coïncident avec le dessein de Dieu, à quoi bon les formuler ? S'ils le
contrarient, n'est-il pas inutile de les exprimer, puisque Dieu accomplira
infailliblement ses projets ? Du reste, le Père céleste ne connaît-il pas
tous les mouvements de notre cœur : pourquoi lui faire part de ce qu'il
sait déjà ? Il n'y a donc qu'à faire confiance à sa Providence.
Mais la prière de demande témoigne d'une confiance encore
plus grande. Plutôt que de garder nos aspirations pour nous, l'attitude filiale
nous poussera à les manifester au Père céleste. Il est vrai que le Père connaît
nos désirs, mais si la prière de demande ne lui révèle rien, elle constitue
néanmoins de notre part un acte de volonté de mettre en commun avec lui nos
souhaits. Même lorsque certains désirs ont peu de chance d'obtenir
satisfaction, leur communication est un témoignage d'amour qui établit une
intimité plus grande entre un enfant et son père. Lorsque nous adressons nos
demandes au Père, notre âme tend à lui appartenir plus complètement. Si
paradoxal que cela puisse paraître à première vue, il y a un plus sincère
abandon au Père par l'expression de nos désirs personnels : nous nous
remettons à lui en lui confiant davantage nos secrets. L'ouverture d'âme est
plus grande, le don de soi plus foncier.
Ainsi s'explique que dans la prière de Gethsémani, Jésus
n'hésite pas à demander l'éloignement du calice. Tout est possible au Père, y
compris cette modification radicale du plan rédempteur. Le Christ ose le
réclamer, bien qu'il sache peu vraisemblable le succès d'une telle demande. À
plusieurs reprises, il avait annoncé lui-même ses souffrances et sa mort en
introduisant cette prédiction par le mot « il faut »1. Il
connaît la ferme volonté du Père dans ce domaine. Néanmoins, il lui fait part
de son désir, afin de lui ouvrir l'entièreté de son cœur, de faire aboutir à
lui tous les mouvements de son âme.
Sa supplication est un partage d'amour. Il nous entraîne
dans cette voie et nous démontre que nous pouvons exprimer au Père, dans une
intention de partage, toute inclination que nous éprouvons. Nos moindres
souhaits, même apparemment contraires aux desseins divins, peuvent être
présentés au Père céleste ; toute demande confiante nous rapproche de lui,
nous attache davantage à sa bonté paternelle.
Ce partage est en même temps une collaboration humaine à
l'action de Dieu. Ici se dégage un second aspect de la valeur des prières de
demande.
Ces prières suscitent la coopération avec le Père dans le
développement de notre vie humaine, dans l'acquisition de ce qui nous est
nécessaire et utile, et dans toute l'œuvre du salut. Elles nous font en quelque
sorte participer au gouvernement du monde et de toutes choses, qui appartient à
Dieu. Elles nous font proposer au Père des objectifs à atteindre, et orientent
nos efforts dans cette direction. La demande a pour effet de diriger l'esprit
et la volonté de l'homme vers la chose désirable, de mobiliser par conséquent
dans cette recherche les facultés et les ressources humaines, mais dans un recours
à la puissance supérieure de Dieu. Elle offre ainsi au Père une coopération,
pleinement soumise à son bon plaisir, mais active dans la poursuite du
résultat.
Le Père aurait certes le pouvoir d'assurer ce résultat
sans notre concours. Il ne le veut pas. Justement parce qu'il est Père, il
désire promouvoir la personnalité de ses enfants, favoriser leurs initiatives
et leurs démarches personnelles. Il n'a jamais prétendu faire de notre volonté
une pure et simple réplique de la sienne ; il souhaite de notre part une
vraie spontanéité, une grande ingéniosité. II cherche à épanouir ceux qu'il
aime. Loin de vouloir étouffer nos projets par les siens, il cherche à nous
faire participer, le plus possible, par nos idées et nos aspirations, à
l'établissement de son royaume et au développement de notre destinée. Il exige
donc que nous fassions l'effort de demander ce que nous souhaitons, pour que
nous puissions avoir notre part dans l'accomplissement de ces souhaits.
Les exemples de prière dans l'Ancien Testament, comme ceux
d'Abraham, de Moïse ou d'Ézéchias 2, témoignent que Dieu est bien
plus disposé à renoncer à certains
projets par amour pour nous que de nous faire renoncer à certains désirs.
Lui-même a renversé l'idée d'un Dieu inaccessible et jaloux de son
pouvoir : il se montre prêt à faire une place très large à notre
collaboration, à faire céder sa toute-puissance devant nos demandes, à la
mettre au service de nos aspirations. On dirait que dans son amour paternel il
aspire à se conformer à la volonté de ses enfants.
Certes, c'est encore lui qui nous
inspire nos demandes, même les plus personnelles, car la grâce se trouve à la
source de toutes nos prières, et le Saint-Esprit fait naître en nous tous les bons
désirs. Mais cela n'empêche pas que nos demandes soient bien nôtres, car
l'Esprit Saint a l'art de nous diriger en respectant nos goûts et notre
personnalité, de telle sorte que les prières qu'il nous suggère sont vraiment
le fruit de notre propre élan, l'expression la mieux appropriée de nos
tendances profondes. Ses inspirations font que nous soyons plus authentiquement
nous-mêmes, dans la ligne du bien. Ainsi c'est nous, avec notre originalité
particulière, qui par nos demandes obtenons que la réalisation des plans divins
incline dans telle ou telle direction, et qui apportons notre contribution à la
grande œuvre de Dieu dans l'univers et en nous.
Enfin, pour les faveurs qui
concernent chacun d'entre nous, la prière de demande a la valeur d'une préparation
personnelle. Elle aide à accueillir la grâce divine. Il n'y a pas de meilleure
disposition pour recevoir le don divin que de le demander. Celui qui supplie le
Père de lui accorder un bienfait, y ouvre déjà son âme. Aussi Dieu fait-il
jaillir des désirs dans notre cœur, en vue de faire pénétrer ses dons en nous.
Il suscite la demande, afin de pouvoir donner davantage.
La conduite du Christ est
significative. Lorsque l'aveugle Bartimée se met à crier avec
obstination : « Fils de David, aie pitié de moi ! », Jésus
le fait appeler. Il aurait pu aller vers lui, mais il préfère que l'aveugle
fasse l'effort de venir : si impotent et si malheureux qu'il soit, il doit
faire lui-même la démarche. Saint Marc nous raconte avec quelle promptitude il
répond à l'appel : « Il jeta son manteau, bondit et vint à
Jésus ». Cet élan de tout l'être n'est-il pas la préparation la plus
souhaitable à la guérison, ainsi qu'à la grâce spirituelle qui va
l'accompagner ? Cependant le Maître veut encore davantage. Il dit à
l'aveugle : « Que veux-tu que je fasse ? » Or il sait
pertinemment, et tout le monde autour de lui sait pourquoi ce malheureux avait
imploré sa pitié. Mais il l'amène à exprimer son désir : « Maître,
fais que je voie ! »3
On ne s'étonnera pas qu'ayant été si
bien disposé à recevoir le don du Christ, Bartimée, une fois guéri, profite de
ce don au maximum. Aussitôt il rend gloire à Dieu, et entraîne tout le peuple
dans l'action de grâces 4. Et surtout, à la différence d'autres
miraculés, qui s'en retournaient chez eux après leur guérison, il se met à
suivre le Christ 5. Il devient un de ses fidèles disciples, car si
saint Marc nous a conservé son nom, c'est vraisemblablement parce qu'il était
connu comme chrétien dans l'Église primitive. Chez cet homme déjà ardent à le
supplier, Jésus a suscité un élan plus fervent et une demande plus expresse
afin de le mettre en mesure d'accueillir pleinement la grâce. Il y a réussi.
La prière de demande atteste ainsi sa
valeur, non seulement à titre de confiance témoignée au Seigneur et de
collaboration à son œuvre, mais encore à titre d'ouverture personnelle au don
divin.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)
1. Mt, XVI,
21 ; Mc, VIII, 31 ; Lc, IX, 22.
2. Gn, XVIII,
16-32 ; Ex, XXXII, 10-14 ; 2 R, XX, 1-6.
3. Mc, X, 46-51.
4. Lc, XVIII, 43.
5. Mc, X, 52.