samedi 9 novembre 2013

En priant... Jean Galot, L'adoration

LES ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer l'adoration, la louange, l'action de grâces, le repentir, la demande, l'offrande.
Adoration
Par l'adoration, l'homme reconnaît le souverain domaine de Dieu sur le monde et sur lui-même. C'est la disposition d'âme qui convient à la créature en présence du Créateur, à l'être fini et limité devant l'Être infini, à la personne faible et fragile en face du Tout-Puissant.
Créé par Dieu, l'homme fait œuvre de vérité dans sa prière lorsqu'il y exprime l'acceptation de sa totale dépendance : non seulement il doit son origine à Dieu, mais il lui doit chaque instant de sa vie, tout ce qui fait partie de son existence. C'est la dépendance la plus profonde qui soit : une dépendance dans l'être même. L'être humain vit de ce qu'il reçoit. Il ne peut agir qu'en recevant son pouvoir d'action, et lorsqu'il prie, la possibilité même de la prière et l'énergie qu'il y déploie lui sont données par le Créateur. Lorsqu'il se prosterne devant Dieu, il ne fait donc que manifester, bien modestement, sa situation réelle d'infériorité absolue ; il rejette toute prétention d'indépendance, qui serait mensonge et illusion.
Dans l'adoration, il témoigne aussi d'une admiration éperdue pour la grandeur divine. Il ne parvient pas à comprendre l'Être infini, car le monde où il vit, si grand qu'il soit, demeure toujours limité, et il se heurte sans cesse à ses limites personnelles. Il éprouve douloureusement ses manquements, ses incapacités, ses défauts. Il ne peut imaginer un être qu'avec des limites, avec un contour nécessairement borné. Lorsqu'il admet, par la foi, un être sans limites, il se sait en même temps dépassé par lui, infiniment dépassé. Le geste d'adoration se produit devant l'abîme d'une distance infinie.
Si petit devant l'immensité divine, l'homme se rend mieux compte de sa faiblesse. Déjà ses contacts avec d'autres hommes et avec l'univers lui démontrent cette faiblesse ; mais ils ne suffiraient pas à lui dévoiler son impuissance la plus foncière. Celle-ci se révèle plus vivement en présence de la toute-puissance de Dieu. Aussi la prière est-elle rencontre d'un être de faiblesse avec le Souverain Maître ; elle révèle à l'homme sa nudité intérieure. Par l'adoration l'homme témoigne sa soumission à une puissance qui le déborde de toute part, qui gouverne tout l'univers et qui dirige avec un art suprême le développement de chaque vie humaine. Il s'incline devant cette puissance, en s'avouant très peu de chose devant elle.
L'attitude d'adoration est indispensable à la prière. Si celle-ci est dialogue, elle ne peut être entretien d'égal à égal. Pour parler à Dieu, l'homme doit admettre sa situation véritable de créature, avec ses limites et ses faiblesses, s'adresser à un interlocuteur dont il reconnaît la souveraineté de Créateur et la puissance infinie.
Cependant, telle que nous l'avons décrite, l'adoration ne peut être l'attitude caractéristique, primordiale, du chrétien dans la prière. À la question : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus répond non pas « Tu adoreras Dieu », mais, après avoir affirmé, selon la loi juive, que Dieu est le seul Seigneur : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces »1. Le premier commandement, celui qui résume la loi, est le précepte de l'amour. Dès lors, pour le chrétien, il n'y a qu'une attitude pratique pour reconnaître en Dieu le Seigneur unique : c'est de l'aimer de tout son cœur. L'adoration ne suffirait pas ; elle doit être enveloppée et même commandée par l'amour.
Pourquoi l'adoration doit-elle prendre cette forme ? C'est que dans l'œuvre du salut, Dieu a modifié la nature de ses relations avec l'humanité. Il a révélé qu'il ne se contentait pas d'être Créateur, mais qu'il voulait surtout être Père. L'immensité de son être, il a décidé de la partager, autant que faire se peut, avec les hommes, en leur communiquant la vie divine. Au lieu de se réserver la toute-puissance comme un avantage personnel et exclusif, et de ne s'en servir que pour dominer, il n'a pas hésité à la mettre au service des plus faibles et des plus malheureux. L'amour divin a bouleversé les rapports entre Dieu et le monde.
Les sentiments qui s'expriment dans la prière doivent répondre à cette situation. Celui qui prie ne peut se comporter envers Dieu comme s'il ne s'était pas rapproché de l'humanité ; il ne peut pas oublier le témoignage si impressionnant de l'amour divin. Sa prière ne pourrait être à l'honneur de Dieu si elle ne le reconnaissait pas comme Père.
L'adoration doit donc s'inspirer et s'imprégner d'un authentique amour filial. En reconnaissant la distance  immense qui sépare la créature du Créateur, elle doit s'extasier sur la manière dont cette distance a été franchie ; en apercevant la différence radicale qui existe entre l'Être infini et les êtres finis, elle doit admirer comment l'infini divin s'unit aux hommes et se fait accueillir par eux ; en s'inclinant devant le Tout-puissant, elle doit discerner en lui la souveraineté d'un Père qui consacre toutes ses forces à assurer le bonheur de ses enfants.
Tout ce qui, dans la prière, ressemblerait à l'adoration d'un esclave, écrasé ou assujetti par le pouvoir arbitraire de son maître, doit donc être banni. Il serait inconvenant à l'homme de vouloir rétablir la distance et la séparation que Dieu a vaincues par l'immensité de son amour. Le Père ne désire pas être traité simplement en Dieu ; il désire être regardé et aimé à la manière d'un père, être adoré non seulement comme la créature adore son Créateur mais comme un enfant adore son père.
Saint Paul a formulé la manière chrétienne d'adorer : « Je fléchis le genou devant le Père, de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom »2. C'est le modèle des pères que l'on adore ; on ne peut donc fléchir le genou devant lui qu'avec les sentiments d'un fils.
Cette optique essentiellement filiale renverse certaines perspectives qui nous auraient paru peut-être plus naturelles ou plus conformes à la raison. Nous serions tentés de dire qu'il faut d'abord reconnaître Dieu comme tel, puis seulement découvrir le Père en lui. En fait, la prière doit plutôt aborder le Père en reconnaissant son amour paternel, et découvrir en lui l'immensité de Dieu. En regardant le Père, elle doit saisir et trouver l'infini. Elle y discernera le véritable infini, qui est celui de l'amour. Il s'agit donc moins de découvrir le Père en Dieu que de découvrir Dieu dans le Père. L'attitude chrétienne essentielle est d'aimer en adorant plutôt que d'adorer en aimant. En Dieu l'amour est premier et total ; dans la réponse humaine il doit aussi avoir le primat, commander tout le reste.
Ce qui est vrai de l'adoration du Père ne l'est pas moins de l'adoration du Christ. Devant Jésus aussi, tout genou doit fléchir, déclare saint Paul 3, car il est Seigneur et Dieu. Mais cet agenouillement ne peut avoir sa pleine valeur que s'il est l'expression de l'amour. Le Maître n'a pas voulu traiter ses disciples en esclaves ni en serviteurs ; il s'est constitué leur ami. C'est donc à titre d'ami qu'il désire être vénéré. L'adoration doit se porter vers lui à l'intérieur d'une amitié.
Pareille intimité n'enlève rien à la force de l'adoration, bien au contraire. Seule une adoration commandée par l'amour peut être adoration plénière, qui prenne le fond de la personne. L'esclave qui se courbe sous le joug du maître ne se soumet pas dans la profondeur de son âme, comme le fait un fils lorsque spontanément il s'incline devant son père et lui obéit. C'est en aimant le Père du ciel et en s'abandonnant à sa sollicitude qu'on se dispose à reconnaître plus efficacement sa puissance infinie ; en contemplant son visage paternel, on se plaît à discerner en lui la face du Créateur ; on se réjouit de professer une dépendance totale à son égard. Pour pouvoir se livrer entièrement à Dieu dans une prière d'adoration, il faut vouer au Père un amour filial et au Christ une vraie amitié.
L'adoration devient ainsi l'extase de l'amour. Elle est un amour qui s'émerveille de la grandeur de la personne aimée, qui s'extasie devant sa puissance et son immensité. L'âme qui adore est prête à s'estimer pur néant en présence de cette grandeur, non pas comme sous une impression d'écrasement mais par désir de se faire toute petite devant celui qu'elle aime et par joie de se découvrir peu de chose dans la dignité de l'intimité divine.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)

1. Mc, XII, 28-30.
2. Ep, III, 14-15.
3. Ph, II, 10.