LES ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du
chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les
circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou
les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se
formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer
l'adoration, la louange, l'action de grâces, le repentir, la demande, l'offrande.
Adoration
Par l'adoration, l'homme reconnaît le
souverain domaine de Dieu sur le monde et sur lui-même. C'est la disposition
d'âme qui convient à la créature en présence du Créateur, à l'être fini et
limité devant l'Être infini, à la personne faible et fragile en face du
Tout-Puissant.
Créé par Dieu, l'homme fait œuvre de
vérité dans sa prière lorsqu'il y exprime l'acceptation de sa totale
dépendance : non seulement il doit son origine à Dieu, mais il lui doit
chaque instant de sa vie, tout ce qui fait partie de son existence. C'est la
dépendance la plus profonde qui soit : une dépendance dans l'être même.
L'être humain vit de ce qu'il reçoit. Il ne peut agir qu'en recevant son
pouvoir d'action, et lorsqu'il prie, la possibilité même de la prière et
l'énergie qu'il y déploie lui sont données par le Créateur. Lorsqu'il se
prosterne devant Dieu, il ne fait donc que manifester, bien modestement, sa
situation réelle d'infériorité
absolue ; il rejette toute prétention d'indépendance, qui serait mensonge
et illusion.
Dans l'adoration, il témoigne aussi d'une admiration
éperdue pour la grandeur divine. Il ne parvient pas à comprendre l'Être infini,
car le monde où il vit, si grand qu'il soit, demeure toujours limité, et il se
heurte sans cesse à ses limites personnelles. Il éprouve douloureusement ses
manquements, ses incapacités, ses défauts. Il ne peut imaginer un être qu'avec
des limites, avec un contour nécessairement borné. Lorsqu'il admet, par la foi,
un être sans limites, il se sait en même temps dépassé par lui, infiniment
dépassé. Le geste d'adoration se produit devant l'abîme d'une distance infinie.
Si petit devant l'immensité divine, l'homme se rend mieux
compte de sa faiblesse. Déjà ses contacts avec d'autres hommes et avec
l'univers lui démontrent cette faiblesse ; mais ils ne suffiraient pas à
lui dévoiler son impuissance la plus foncière. Celle-ci se révèle plus vivement
en présence de la toute-puissance de Dieu. Aussi la prière est-elle rencontre
d'un être de faiblesse avec le Souverain Maître ; elle révèle à l'homme sa
nudité intérieure. Par l'adoration l'homme témoigne sa soumission à une
puissance qui le déborde de toute part, qui gouverne tout l'univers et qui
dirige avec un art suprême le développement de chaque vie humaine. Il s'incline
devant cette puissance, en s'avouant très peu de chose devant elle.
L'attitude d'adoration est indispensable à la prière. Si
celle-ci est dialogue, elle ne peut être entretien d'égal à égal. Pour parler à
Dieu, l'homme doit admettre sa situation véritable de créature, avec ses
limites et ses faiblesses, s'adresser à un interlocuteur dont il reconnaît la
souveraineté de Créateur et la puissance infinie.
Cependant, telle que nous l'avons décrite, l'adoration ne
peut être l'attitude caractéristique, primordiale, du chrétien dans la prière. À
la question : « Quel est le premier de tous les
commandements ? » Jésus répond non pas « Tu adoreras
Dieu », mais, après avoir affirmé, selon la loi juive, que Dieu est le
seul Seigneur : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,
de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces »1.
Le premier commandement, celui qui résume la loi, est le précepte de l'amour.
Dès lors, pour le chrétien, il n'y a qu'une attitude pratique pour reconnaître
en Dieu le Seigneur unique : c'est de l'aimer de tout son cœur.
L'adoration ne suffirait pas ; elle doit être enveloppée et même commandée
par l'amour.
Pourquoi l'adoration doit-elle prendre cette forme ?
C'est que dans l'œuvre du salut, Dieu a modifié la nature de ses relations avec
l'humanité. Il a révélé qu'il ne se contentait pas d'être Créateur, mais qu'il
voulait surtout être Père. L'immensité de son être, il a décidé de la partager,
autant que faire se peut, avec les hommes, en leur communiquant la vie divine.
Au lieu de se réserver la toute-puissance comme un avantage personnel et exclusif,
et de ne s'en servir que pour dominer, il n'a pas hésité à la mettre au service
des plus faibles et des plus malheureux. L'amour divin a bouleversé les
rapports entre Dieu et le monde.
Les sentiments qui s'expriment dans la prière doivent répondre
à cette situation. Celui qui prie ne peut se comporter envers Dieu comme s'il
ne s'était pas rapproché de l'humanité ; il ne peut pas oublier le
témoignage si impressionnant de l'amour divin. Sa prière ne pourrait être à
l'honneur de Dieu si elle ne le reconnaissait pas comme Père.
L'adoration doit donc s'inspirer et
s'imprégner d'un authentique amour filial. En reconnaissant la distance immense qui sépare la créature du Créateur,
elle doit s'extasier sur la manière dont cette distance a été franchie ;
en apercevant la différence radicale qui existe entre l'Être infini et les
êtres finis, elle doit admirer comment l'infini divin s'unit aux hommes et se
fait accueillir par eux ; en s'inclinant devant le Tout-puissant, elle
doit discerner en lui la souveraineté d'un Père qui consacre toutes ses forces
à assurer le bonheur de ses enfants.
Tout ce qui, dans la prière,
ressemblerait à l'adoration d'un esclave, écrasé ou assujetti par le pouvoir
arbitraire de son maître, doit donc être banni. Il serait inconvenant à l'homme
de vouloir rétablir la distance et la séparation que Dieu a vaincues par
l'immensité de son amour. Le Père ne désire pas être traité simplement en
Dieu ; il désire être regardé et aimé à la manière d'un père, être adoré
non seulement comme la créature adore son Créateur mais comme un enfant adore
son père.
Saint Paul a formulé la manière
chrétienne d'adorer : « Je fléchis le genou devant le Père, de qui
toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom »2.
C'est le modèle des pères que l'on adore ; on ne peut donc fléchir le
genou devant lui qu'avec les sentiments d'un fils.
Cette optique essentiellement filiale
renverse certaines perspectives qui nous auraient paru peut-être plus
naturelles ou plus conformes à la raison. Nous serions tentés de dire qu'il
faut d'abord reconnaître Dieu comme tel, puis seulement découvrir le Père en
lui. En fait, la prière doit plutôt aborder le Père en reconnaissant son amour
paternel, et découvrir en lui l'immensité de Dieu. En regardant le Père, elle doit
saisir et trouver l'infini. Elle y discernera le véritable infini, qui est
celui de l'amour. Il s'agit donc moins de découvrir le Père en Dieu que de
découvrir Dieu dans le Père. L'attitude chrétienne essentielle est d'aimer en
adorant plutôt que d'adorer en aimant. En Dieu l'amour est premier et
total ; dans la réponse humaine il doit aussi avoir le primat, commander
tout le reste.
Ce qui est vrai de l'adoration du
Père ne l'est pas moins de l'adoration du Christ. Devant Jésus aussi, tout
genou doit fléchir, déclare saint Paul 3, car il est Seigneur et
Dieu. Mais cet agenouillement ne peut avoir sa pleine valeur que s'il est
l'expression de l'amour. Le Maître n'a pas voulu traiter ses disciples en
esclaves ni en serviteurs ; il s'est constitué leur ami. C'est donc à
titre d'ami qu'il désire être vénéré. L'adoration doit se porter vers lui à
l'intérieur d'une amitié.
Pareille intimité n'enlève rien à la
force de l'adoration, bien au contraire. Seule une adoration commandée par
l'amour peut être adoration plénière, qui prenne le fond de la personne.
L'esclave qui se courbe sous le joug du maître ne se soumet pas dans la
profondeur de son âme, comme le fait un fils lorsque spontanément il s'incline
devant son père et lui obéit. C'est en aimant le Père du ciel et en
s'abandonnant à sa sollicitude qu'on se dispose à reconnaître plus efficacement
sa puissance infinie ; en contemplant son visage paternel, on se plaît à
discerner en lui la face du Créateur ; on se réjouit de professer une
dépendance totale à son égard. Pour pouvoir se livrer entièrement à Dieu dans
une prière d'adoration, il faut vouer au Père un amour filial et au Christ une
vraie amitié.
L'adoration devient ainsi l'extase de
l'amour. Elle est un amour qui s'émerveille de la grandeur de la personne aimée, qui s'extasie devant sa puissance et son immensité.
L'âme qui adore est prête à s'estimer pur néant en présence de cette grandeur,
non pas comme sous une impression d'écrasement mais par désir de se faire toute
petite devant celui qu'elle aime et par joie de se découvrir peu de chose dans
la dignité de l'intimité divine.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)
1. Mc, XII, 28-30.
2. Ep, III,
14-15.
3. Ph, II, 10.