LES
ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du
chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les
circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou
les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se
formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer l'adoration,
la louange, l'action de grâces, le repentir, la demande, l'offrande.
Offrande
Déjà l'adoration tend à susciter
l'offrande. Lorsqu'elle est inspirée par l'amour, elle reconnaît le souverain
domaine du Père en lui présentant le don filial d'une personne humaine. Celui
qui adore de toute la sincérité de son cœur, se livre à Dieu dans son
adoration.
La louange, elle aussi, implique une
offrande. Elle détourne le regard de l'homme de son moi pour le diriger vers
Dieu. Or dans ce détachement de soi, il y a un don authentique au Seigneur.
Celui qui loue veut s'attacher à la vue de la bonté divine au point de
s'oublier lui-même. Il s'offre donc en regardant exclusivement celui à qui il
offre sa pensée et son cœur.
Tout aussi volontiers l'offrande
jaillit de l'action de grâces. Rappelons-nous la dernière Cène : de son
action de grâces la plus décisive, Jésus a fait une offrande entière de
lui-même. En remerciant le Père, il s'est offert à lui en sacrifice, lui
présentant d'avance le sang qui allait être répandu le lendemain au Calvaire.
Le merci adressé au Père ne va jusqu'au bout que s'il engage le don de soi.
Celui qui proclame avoir tout reçu du Père, est porté à lui rendre tout.
L'offrande apparaît comme un retour à l'origine, une restitution.
Le repentir ne s'accompagne pas moins
d'une offrande. En regrettant sa faute, le pécheur veut se détourner du péché
pour se tourner vers Dieu. Il prend la résolution de ne plus commettre de faute
à l'avenir, et par conséquent de se conformer à la volonté divine. C'est ce bon
propos qui est présenté au Père dans la demande de pardon : il témoigne
d'une généreuse offrande de soi.
On retrouve donc l'offrande comme
disposition fondamentale dans les diverses attitudes de prière, et même jusque
dans la prière de demande. Là certes, l'intention primordiale est de demander,
non de donner. Néanmoins la supplication adressée au Père cache une offrande
filiale : celui qui implore une faveur fait profession de ne pas compter
sur soi-même et de mettre tout son espoir dans le Père céleste, ce qui est une
manière de l'aimer et de se donner à lui. La confiance qui se trouve à la
racine de toute prière de demande contient l'offrande secrète du Cœur.
Cependant, bien qu'elle forme un fond
commun aux multiples attitudes de prière, l'offrande doit pouvoir aussi
s'exprimer séparément, à l'état pur, comme simple offrande. Ainsi, même si elle
fait remonter vers le Père ce qu'on reçoit de lui, elle n'est pas qu'une
restitution. Elle est un élan de générosité où s'affirment la liberté et la
gratuité de l'amour. Lorsque le Père comble les hommes de ses bienfaits, il
leur accorde la faculté d'en disposer. Ce que les enfants reçoivent de la
libéralité paternelle leur appartient. Aussi ont-ils vraiment quelque chose à
offrir, à donner de leur plein gré.
C'est cette offrande libre et
spontanée que doit manifester la prière. Elle peut avoir une portée tout à fait
générale, être l'offrande de soi, sans plus. Elle peut aussi avoir un objet
plus particulier, être l'offrande d'une chose que l'on possède, d'un travail,
d'une peine, d'une joie, d'un sacrifice. Il est souhaitable que le chrétien
exprime souvent à Dieu sa disposition d'offrande, dans les circonstances
variées de sa vie ; qu'il formule en termes concrets ce qu'il désire
spécialement offrir au Père, en témoignage d'amour filial. Grâce à cette prière
fréquente, les événements d'une existence et les états d'une âme sont plus
profondément transformés en un don qui se renouvelle sans cesse.
Selon l'épître aux Hébreux, le Christ
a prononcé une prière d'offrande dès son entrée dans le monde ; le sens de
sa venue ici-bas est pleinement exprimé par les versets du psaume 40 :
« Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m'as façonné un corps.
Tu n'as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour le péché. Alors j'ai dit :
Voici, je viens... pour faire, ô Dieu, ta volonté »1. Il y a là
un acte d'obéissance, de soumission à la volonté du Père ; mais ce n'est
pas une obéissance passive, contrainte. C'est une offrande où la volonté
humaine manifeste sa spontanéité : « Voici, je viens ». Le mot
« voici » rend bien la nuance d'une disponibilité qui s'offre
d'elle-même.
À l'instant même de l'Incarnation, ce
« voici » a d'ailleurs été effectivement prononcé par celle qui
devait consentir au mystère et y coopérer, la Vierge Marie. « Voici la
servante du Seigneur »2, répond-elle au message de l'ange. Elle
s'offre à l'accomplissement des desseins de Dieu. La qualité de servante du
Seigneur signifie la soumission totale au vouloir divin. Le mot
« voici » suggère l'engagement de la personne ; à lui seul, ce
mot suffit à formuler toute une prière d'offrande.
Sa prière d'offrande totale, le
Christ l'énonce en réalité non pas au début de sa vie terrestre, mais à l'heure
de sa mort. À ce moment il peut récapituler tous les moments vécus ici-bas,
offrir son passé au Père ; il peut surtout offrir sa vie elle-même, le
sacrifice définitif d'un avenir terrestre : « Père, entre tes mains
je remets mon esprit »3.
Il déclare
« je remets », pour bien montrer qu'il s'agit d'un don librement
accompli, en vertu de sa décision personnelle : « On ne m'enlève pas
la vie, avait-il affirmé précédemment. Je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de
la donner et pouvoir de la reprendre... »4 L'offrande est l'exercice de ce pouvoir : le maître
de la vie humaine en dispose pour l'offrir au Père.
Désormais toute prière d'offrande
doit se fonder sur celle du Christ, se former en elle. Dans le Sauveur, le chrétien
puise la ferveur d'un amour filial avide de se donner ; comme lui il
cherche à vivre pour le Père, en état d'offrande, dans un « voici »
perpétuel.
Une voie lui est ouverte pour y
parvenir : le sacrifice de la messe. Le Christ a voulu que son offrande du
Calvaire se renouvelle indéfiniment sous une forme sacramentelle, de manière à
y associer l'Église et les chrétiens. La liturgie de la messe, qui s'efforce
d'exprimer le mieux possible le sacrifice du Christ et de son Corps Mystique,
forme donc la prière d'offrande par excellence. Le « voici » parfait
est rendu par les paroles de la Consécration : « Ceci est mon
corps », « ceci est le calice de mon sang ». Il tend à susciter
chez les fidèles un « voici » profond et généreux.
C'est donc en s'incorporant à
l'offrande du Christ à la messe que s'élèvera vers le Père la prière d'offrande
de la communauté et de chacun de ses membres. De la messe, cette prière
d'offrande s'étendra à toute la vie chrétienne. Par la force du Christ sacrifié
sur l'autel et reçu dans la communion, le chrétien réussira à se maintenir dans
une disposition de don filial. Il multipliera au cours de ses journées les
manifestations de son offrande personnelle.
À la messe se rattacheront des actes
décisifs d'offrande comme ceux de l'engagement sacerdotal ou de la profession
religieuse. La personne humaine qui veut offrir à Dieu tout son cœur et toute
sa vie, mettre à la disposition du royaume du Christ toute son énergie et
toutes ses possibilités d'action, ne pourrait mieux exprimer son offrande qu'en
l'unissant à celle du Rédempteur. Par la voix même de Jésus, elle peut redire
au Père : « Père, entre tes mains je remets mon esprit », non
pas en vue de la mort mais pour une vie entièrement consacrée à son service. La
participation à la messe lui permet d'incorporer son don à celui du Christ.
Célébré au cours d'une messe, le
mariage révèle par là son aspect, souvent moins bien compris, d'offrande à
Dieu. Le sacrifice de l'autel invite les époux à encadrer leur engagement
mutuel dans une prière d'offrande ; leur don réciproque ne pourra en effet
se réaliser, se maintenir et s'approfondir que dans ce don au Père, à un Père
d'où descendent toute paternité et toute maternité.
Outre les offrandes capitales de
l'existence humaine, les plus humbles offrandes de la vie quotidienne tirent de
la messe leur force et leur élan. Un esprit d'offrande doit animer tout le
comportement du chrétien ; vivre dans le Christ, c'est vivre en s'offrant
au Père. Dans la mesure où il exerce une emprise sur le monde, l'homme est
invité à l'offrir ; toutes les choses et tous les biens qu'il possède
feront partie de cette offrande. Il est surtout appelé à offrir son être et son
activité à chaque instant, tout ce qui lui arrive et tout ce qui marque sa vie
personnelle, rencontres, événements heureux ou malheureux. Même sa misère ou sa
détresse, il peut encore les offrir et leur conférer ainsi une véritable
valeur. Rien chez un chrétien ne doit demeurer en dehors de l'offrande, car
rien n'est étranger à sa qualité de fils de Dieu, et par conséquent rien ne
peut être soustrait à son don filial.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)
1. He, X,
5-7.
2. Lc, I, 38.
3. Lc, XXIII, 46.
4. Jn, X, 18.