Avent signifie venue. Qui est en
train de venir ? Et si l'Avent nous concerne et que nous-mêmes attendons :
qui attendons-nous ? Pour le chrétien — le seul qui attend Celui qui vient
— l'Avent est comme un immense portail qu'il franchit pour entrer dans un
sanctuaire. Mais le portail est flanqué de deux gardiens qui le surveillent et
nous demandent si nous sommes chrétiens, pourquoi, et dans quelle disposition
intérieure nous demandons à entrer.
Deux figures inégales qui sont
toujours représentées sur les vieilles images à la droite et à la gauche de Celui
qu'on attend et qui en fait est déjà venu. L'une des figures, grande, droite,
maigre, un ange vêtu d'un manteau de poils de chameau, ne veut être personne,
mais seulement une voix qui crie dans le désert du monde et du temps : « Préparez
les chemin du Seigneur ». L'autre figure, recouverte d'un grand voile,
est tournée vers elle-même, pensive, et seul son corps parle clairement de Celui
qu'elle attend ; elle laisse résonner sa douce parole : « Voici
la servante du Seigneur ».
Ces deux figures savent qui elles
attendent, ce sont les deux seules qui le savent avec tant de précision et tant
d'impatience : elles n'attendent rien moins que Dieu. Non pas un guide ou
quelque autre héros, non pas des temps meilleurs, vague utopie, ni Godot, mais
réellement Dieu, Emmanuel, Dieu avec nous. Et avec la certitude qu'Il est
devant la porte, qu'entre la préparation de Sa route par Jean, le Baptiste, et
par la Vierge Marie, et Sa venue effective, rien ne peut intervenir qui
différera cette venue, l'événement est déjà déclenché et personne ne n'arrêtera
l'avalanche.
Quelle différence entre ces deux
figures qui gardent l'entrée du sanctuaire de la nuit de la nativité ! Les
deux sont indispensables, les deux sont exemplaires. De l'une, l'évangile dit :
« Qu'êtes-vous allé voir au désert ? Un prophète ? Je vous le
dis : plus qu'un prophète ! » (Mt 11,7.9). Et l'autre dit
d'elle-même dans une jubilante humilité : « Il a jeté les yeux sur Son humble servante, et voici que toutes
les générations me diront bienheureuse » (Lc 1,48). Et Jésus confirme :
« Oui, bienheureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent »
(Lc 11,28). Des figures plus grandes que nature, mais les deux ne sont que
passages vers Celui qui vient.
Le premier, Jean, attend simplement
Dieu. Il n'y a plus de place pour un autre prophète entre lui et la venue de
Dieu. Dieu vient pour faire de l'ordre, pour juger, pour sauver. Pour amener
les hommes à une décision radicale, fondamentale : « Déjà la
cognée se trouve à la racine des arbres ». Déjà le feu est prêt pour
l'arbre qui ne porte pas de bon fruit. Déjà la pelle à vanner est dans la main
de Dieu, et « Il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans sa
grange, mais les baies, il les consumera au feu qui ne s'éteint pas » (Mt
3,10ss). Celui qui parle ainsi est quelqu'un de vraiment décidé ; il ne
craint pas de s'adresser aux grands du peuple les appelant « engeance de
vipères » et de dire en face aux princes toutes sortes d'infamies ;
il ne craint ni la prison, ni la décapitation, parce qu'il est seulement une
voix, qui doit résonner envers et contre tout, même pour les oreilles bouchées.
La seconde aussi attend Dieu. Elle
sait ce qu'a dit l'ange : « Le saint que tu portes sera appelé Fils
de Dieu, Fils du Très Haut... et son règne n'aura point de fin » (Lc
1,31ss). Elle sait aussi ce que l'Esprit Saint de Dieu, et personne d'autre,
lui a fait. Elle n'attend pas, comme le Baptiste, quelqu'un d'inimaginable qui
se présente avec le feu, la cognée et la pelle à vanner ; elle attend un
petit enfant ; mais un enfant humain qui est Dieu. N'est-il pas, pour la
mère angoissée, encore beaucoup plus inimaginable ?
Cet enfant ne viendra-t-il pas en
réalité pour « apporter le feu sur la terre », ne devra-t-il
pas être « baptisé d'un baptême » terrible et, par la suite,
une épée ne transpercera-t-elle pas le cœur de la mère ?
Les deux attendent Celui qui doit
venir avec un ardent désir qui remplit tout leur être, et en même temps avec un
profond trouble inexplicable, car ils ne savent pas comment ils pourraient être
à la hauteur de l'immense événement qui, par eux, intervient dans le monde :
« Après moi vient Celui qui est plus puissant que moi », dit
le Baptiste, « et je ne suis pas digne de me courber à Ses pieds pour
Lui dénouer les courroies de Ses sandales » (Mc 1,7). « Après
moi vient Celui qui était avant moi » (Jn 1,30). « Il faut
qu'Il grandisse, et que moi je diminue » (Jn 3,30). Il est un exemple
pour tous les chrétiens, tous les apôtres, prêtres, prédicateurs du Christ :
aucun ne doit se prêcher lui-même, parler de son expérience religieuse :
mais n'être que voix de Celui qui grandit, qui est toujours plus grand.
L'Avent est la fin de l'Ancienne
Alliance, qui a réellement attendu la venue de Dieu. Mais en réalité, qui donc
est venu ? Quelqu'un qui est « doux et humble de cœur », et
« qui ne fait pas de bruit sur les grands chemins, et n'éteint pas la
mèche qui fume encore » (Mt 11,29 ; 12,19s) ; si bien que
Jean emprisonné s'étonne et s'inquiète parce qu'il ne voit rien du feu, de la
cognée et de la pelle à vanner : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous
en attendre un autre ? » (Mt 11,3). Mais Jésus lui fait dire :
Observe, si les promesses ne s'accomplissent pas, si les puissants ne sont pas
jetés de leurs trônes et si les pauvres ne sont pas relevés de leur poussière,
si ceux qui voient ne deviennent pas aveugles et les aveugles voyants. Si par
mon action en présence de Dieu, l'ordre du monde n'est pas en train de changer !
Il s'agit là, du vivant de Jésus,
d'une réponse provisoire. La définitive, qu'Il connaît et qu'Il prévoit, sera Sa mort sur la croix, et c'est alors que le feu et la cognée et la pelle à vanner
feront leur effet dans le cœur de la mère. C'est alors qu'arrivera l'horrible
et l'incompréhensible que le Baptiste et la Mère avaient attendu et qui a fait
s'écrier le centurion païen : « Vraiment cet homme était le Fils
de Dieu » (Mc 15,39).
Paul et l'Église primitive
s'adonneront à une profonde réflexion sur le mystérieux destin de Jésus. Une
vie marquée à la fois par l'humilité et la grandeur, une mort qui Lui arrache
le cri de l'abandon par Dieu et, le troisième jour, Sa réapparition dans la
gloire. Ce destin indivisible, à la fois cruel et glorieux, est certainement
celui d'un homme en chair et en os, le fils de Marie, mais il est aussi
beaucoup plus : le destin de Dieu venu dans la chair, qui a scellé par son
sang la nouvelle et éternelle alliance avec les hommes. Telle est
l'interprétation de Paul et telle est aussi la foi de l'Église, consignée dans
les écrits du Nouveau Testament.
Ainsi sont donnés le point de départ
et l'arrivée, qui se correspondent. Au départ, il y a l'attente de Dieu, très
sérieuse. À l'arrivée, nous trouvons la confession de foi attestant que Celui
qui est venu est né de la vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, a été
crucifié, est mort, a été enseveli, est ressuscité des morts, est monté au ciel
et reviendra pour juger les vivants et les morts : Il ne pouvait être
moins que l'interprète de Dieu, et pour cela doit être Lui-même la Parole, par
laquelle Dieu se dit et s'interprète Lui-même. Entre Jean-Baptiste et Paul, le
cercle se referme et personne se voulant chrétien, ne peut le faire éclater. Et
aucun théologien qui veut expliquer ce que la foi et l'Église attestent dans
l'Écriture, ne pourra dissoudre l'unité de l'humanité et de la divinité de
Jésus Christ.
Ajoutons que l'histoire du monde,
après Jésus Christ, ne sera plus jamais comme avant. En l'an zéro a eu lieu le
tournant absolu. Une certaine naïveté est impossible plus longtemps. Jésus a
dit : « Qui n'amasse pas avec moi, disperse » (Lc 11,23). Si
importants que soient les problèmes que se pose le monde technique actuel, qui
peuvent être à mille lieues de l'Évangile, ce qui est décisif en fin de compte
c'est encore et toujours l'attitude qu'a eue Jésus dans Sa vie et dans Sa mort :
celle d'un amour totalement désintéressé, d'un service à la dernière place, d'une
fécondité qui Lui est due. C'est le sens le plus profond et le noyau de toutes
les questions que l'humanité peut se poser, des questions politiques, économiques,
et de toutes les autres. L'attitude qu'Il a adoptée est celle de Dieu même à
l'égard du monde : qui veut suivre Jésus emprunte les pas de Dieu même,
les pas de la vérité et de la fidélité absolues. Certains voudraient le faire
sans connaître Jésus, mais depuis que Jésus est venu, sa bonne odeur s'est
invisiblement répandue à travers l'histoire du monde, et plus d'un suit cette
odeur sans le savoir. « Des pierres que voici, Dieu peut faire surgir
des enfants à Abraham », dit le Baptiste (Lc 3,8).
Nous sommes au temps de l'Avent, où
l'on peut être effrayé parce que ce qui est définitif advient, aussi
inévitablement qu'une femme enceinte doit accoucher, aussi sûrement que la voix
qui crie dans le désert présuppose quelqu'un qui crie. Par conséquent voir et
entendre, être attentif, c'est se tourner vers cette voix. Se convertir
et faire pénitence, dit le Baptiste. Qu'est-ce à dire ? C'est rechercher
le pivot de notre moi le plus profond, là où l'on se tourne du moi vers le toi et vers Dieu, d'une stérile vie centrée sur soi vers la
fécondité d'une vie au service des autres à la suite de Dieu, de l'Emmanuel :
Dieu avec nous et pour nous. Alors nous aussi, avec la vierge enceinte, nous
pouvons mettre au monde un enfant en chair et en os, fécond pour le monde et
son histoire, et pas n'importe lequel, mais le même que Marie a mis au monde :
« Car qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est
mon frère, ma sœur, ma mère » (Mt 12,50). Ce sera cela le vrai mystère
de la nativité. Celle-ci ne consiste pas uniquement en ce que, un jour, il y a
deux mille ans, en Judée, soit né un enfant particulier, qui n'était pas comme
les autres. « Christ serait-il mille fois né à Bethléem, et non en toi, tu
restes perdu à tout jamais », dit le Pèlerin Chérubinique d'Angelùs
Silesius. Il répète : « Ah, si seulement ton cœur pouvait devenir
crèche ! Dieu, encore une fois, sur cette terre deviendrait enfant ».
Ces pensées nous paraissent exagérées et extravagantes. Mais Jésus a dit avec
insistance que celui qui n'est pas né d'en haut, de Dieu, ne peut entrer dans
le royaume de Dieu (Jn 3,3). Et aussi qu'il nous a donné le pouvoir de devenir
enfants de Dieu, nés de Dieu, en dehors de toute génération humaine et de toute
naissance selon le vouloir de la chair et le vouloir de l'homme (Jn 1,12s).
S'il est vrai que nous ne sommes pas seulement nés de parents mortels, mais
d'un sein immortel, alors est vrai aussi, comme le dit Jean, que « nous
portons en nous le germe de Dieu » (1 Jn 3,9) et que nous sommes
capables d'une génération et d'un accouchement surhumains, ce qui peut faire de
nous, selon la parole de Jésus, Sa mère. Nous pouvons implanter la vie de Dieu dans ce monde et La
faire croître ; nous pouvons faire en sorte que le règne de Dieu vienne,
que Sa volonté se fasse sur terre comme au ciel, que Son nom soit sanctifié en
ce monde sans Dieu et blasphémateur, malgré tout l'athéisme militant. Si nous
vivons animés par la foi en Dieu qui veut S'incarner sur terre, alors nous Le
portons déjà en nous et sommes capables de Le porter à terme pour une nouvelle
nativité ; et je voudrais dire que, tout comme pour la femme enceinte, le
moment d'accoucher arrive tout seul, nous n'avons aucun souci à nous faire pour
cette mise au monde : si nous vivons de la foi, notre fruit mûrira tout
seul. Il en est comme pour l'homme de la parabole : il a semé le grain, et
maintenant « qu'il dorme ou qu'il se lève, nuit après nuit, jour après
jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment » (Mc 4,27ss).
Notre vie entière est Avent : porter du fruit avec patience, sans vouloir
observer le résultat de notre vie de foi ; car l'enfant que nous
suscitons, comme chez la femme de l'Apocalypse en travail, est emporté auprès
de Dieu. L'Avent est sur terre et la Nativité au ciel, chez Dieu, qui accueille
le fruit de nos efforts, et le distribue et l'utilise sur terre, comme il veut,
au bénéfice de son règne à venir.
Les fêtes chrétiennes présentent un
caractère étrange : pour nous, chrétiens, elles sont toutes
contemporaines, elles s'arrêtent alors que l'année liturgique continue. C'est
toujours l'Avent, jusqu'à la fin de notre vie et du monde, c'est aussi toujours
Noël dans le secret du ciel, c'est toujours Vendredi Saint et toujours Pâques
et toujours Pentecôte, puisque l'Esprit Saint descend finalement sur l'Église,
comme il est descendu initialement sur la vierge de Nazareth. Tout est en tout.
Persévérons donc, patiemment et obscurément, dans la bienheureuse plénitude de
notre Avent.
Hans Urs von Balthasar, in Tu
couronnes l’année de tes bontés (Salvator)