La fièvre égalitaire est un
des maux les plus profonds et les plus graves de notre époque. Avouée ou
déguisée, elle perturbe, dans tous les domaines, l'équilibre de l'humanité.
Elle fait se heurter entre eux, dans une compétition sans issue, les individus,
les classes sociales et les nations. À la limite, chacun en arrive à trouver
insupportable de n'être pas l'égal de n'importe qui, en n'importe quoi. Un
aventurier aspire au pouvoir suprême, le « prolétariat » veut balayer les classes dominantes, les peuples
« pauvres et dynamiques »
se sentent tous les droits à l'égard de leurs voisins riches. Évidemment, on a
inventé, pour justifier cette maladie honteuse, des vocables pleins de
grandeur : le pauvre attaque le riche au nom du « droit à l'existence », le taré
physiologique qui veut se marier au mépris de tout devoir social excipe de son
« droit à l'amour », et les
nations conquérantes agitent la doctrine de l' « espace vital ». Mais tous ces grands mots ne servent qu'à
rendre plus répugnante l'égoïste réalité qu'ils recouvrent.
Comme toutes les
aberrations humaines, ces aspirations insensées ont pourtant un fondement dans
le réel. L'égalitarisme — je considère cette définition comme capitale —
représente la caricature et la corruption du sens de l'harmonie et de l'unité
sociales. Toute critique sérieuse de l'égalitarisme implique donc une étude
précise des conditions de cette harmonie et de cette unité. On ne peut définir
une maladie qu'en fonction de la santé.
Les
inégalités naturelles et les inégalités sociales
Si les hommes sont tous
égaux en tant qu'hommes, ils incarnent, si je puis dire, à des degrés très
divers l'essence humaine. Il n'est que de comparer entre eux, les individus,
les peuples et les races pour constater une multitude presque infinie
d'inégalités naturelles. Les hommes naissent inégaux en santé, en force
physique, en intelligence, en volonté, en amour, etc. Une telle inégalité
présente un caractère de nécessité absolue : nul moyen d'y échapper ni d'y
porter remède, et, si c'est un mal, ce mal est incurable. Aussi est-elle admise
par tous les esprits sains, non seulement en fait, mais en droit.
À côté de ces inégalités
naturelles entre les hommes, on observe l'inégalité dans les fonctions et les
privilèges inhérents à la hiérarchie sociale. Tous les hommes n'ont pas le même
rang dans la cité, ils sont inégalement puissants, inégalement riches, etc. Et
ici une remarque centrale s'impose : ces inégalités sociales ne sont pas
calquées sur les inégalités naturelles ; il est même rare que les êtres
les mieux doués par la nature soient aussi ceux qui exercent le pouvoir ou
détiennent la fortune. Cet écart entre les dons naturels et la mission sociale
est fort bien exprimé par l'Écriture : « J'ai encore vu sous le soleil que la course n'est point aux agiles, ni
la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents,
ni la faveur aux savants, car tout dépend pour eux du temps et des
circonstances ».
On conçoit qu'une telle
marge de contingence entre les capacités naturelles des hommes et leur rang
social ait inspiré des doutes sérieux sur la légitimité de certaines
inégalités. Que, de deux hommes, l'un soit fort et l'autre faible, l'un
intelligent et l'autre sot, personne ne peut rien contre cela. Mais que l'un
soit prince et l'autre roturier, l'un riche et l'autre misérable, on sent
instinctivement qu'une telle différence n'a rien de fatal et que, dans bien des
cas, le rapport pourrait être renversé sans dommage. Et ceci soulève une
nouvelle question.
Problème
de l'inégalité artificielle
Les esprits simplistes ont
tendance à considérer les inégalités sociales comme artificielles. Il s'agit de
s'entendre sur le sens de ce dernier mot. Si l'on veut dire par là que les
différences sociales ne s'imposent pas avec ce poids de nécessité primaire et
directe qui caractérise les différences naturelles et qu'elles sont en
partie l'œuvre de l'homme comme une maison, un poème, un champ cultivé,
etc., nous sommes d'accord. Mais si artificiel prétend signifier factice,
irréel, et, par conséquent, illégitime et digne d'être détruit, nous faisons
toutes nos réserves. Car la nature humaine implique la vie en société et la vie
en société la hiérarchie et ses différences. L'artificiel des inégalités
sociales est du naturel au second degré : c'est le produit spontané de la
nature d'un être fait pour créer et organiser.
J'entends bien, pourra
rétorquer l'égalitariste. Aussi n'est-ce pas le principe des inégalités
sociales que je dénonce comme artificiel, c'est le fait que ces
inégalités reposent si peu sur les différences naturelles. Ce qui est injuste,
ce qu'il faut détruire, c'est un état social où l'on observe un tel divorce
entre les capacités des hommes d'une part, leur mission et leurs privilèges de
l'autre.
L'argument n'est pas
suffisant. Une différence de rang social ou de fortune entre deux hommes ne
mérite pas d'être condamnée par le seul fait qu'elle ne s'appuie pas sur une
inégalité naturelle. Un citoyen bien doué peut toujours se dire avec justice,
en présence des fautes de tel monarque ou de tel grand financier :
Pourquoi pas moi ? J'userais mieux du pouvoir ou de la fortune que cet
homme. Mais la réponse est facile : Quel moyen avez-vous pour vous emparer
de ce pouvoir ou de cette fortune ? Possédez-vous une recette infaillible
pour amener automatiquement « les
plus dignes » au sommet de l'échelle sociale ? Si oui, vos revendications
sont légitimes... Rousseau signalant non sans raison, dans le Contrat
social, les carences de l'hérédité, ajoutait que la démocratie élective confierait
presque nécessairement le pouvoir à l'élite de la nation. Hélas ! il
suffit de regarder les nouveaux maîtres que nous a octroyés, depuis plus d'un
siècle, ce système électoral dont on attendait l'âge d'or pour savoir que le
fossé entre les inégalités humaines et les inégalités sociales ne tend pas à se
rétrécir. Les hasards du struggle for life se sont révélés plus
désastreux encore que ceux de l'hérédité...
Il serait, certes,
souhaitable que la hiérarchie sociale fût basée sur la hiérarchie naturelle.
Mais une telle harmonie représente un idéal vers lequel une société saine doit
tendre incessamment, sans espérer jamais le réaliser pleinement. S'il
suffisait, pour rejeter un système social, de constater qu'il n'amène pas
forcément les meilleurs aux premières places, toutes les formes de société
devraient être éliminées en bloc...
Il reste cependant que les
divers systèmes sociaux sont inégalement imparfaits, et, justice faite des
exagérations égalitaires, il reste aussi qu'il y a beaucoup d'artificiel, au
mauvais sens du mot, dans les inégalités sociales. Et le problème rebondit :
qu'est-ce qu'une inégalité artificielle ?
L'inégalité
organique et l'inégalité anarchique
Je
ne sais pas si le dernier souverain de Byzance, Constantin Dragasès, qui se fit
tuer sur les remparts de sa ville après une défense héroïque, était, parmi les
innombrables habitants de son empire, le plus digne du pouvoir suprême ;
je ne sais pas non plus si le plus riche propriétaire de mon village, qui travaille
lui-même et fait travailler de nombreux ouvriers,
« mérite »spécialement sa fortune. Mais je sais bien que ni l'un ni
l'autre ne jouissent de privilèges artificiels : je les sens à leur place,
ils servent à quelque chose, le premier faisait son métier de roi, le second
fait son métier de riche. Si je songe par contre à tel monarque moderne qui
abandonne son peuple après l'avoir exhorté à lutter jusqu'à la dernière goutte
de sang ou à tel « heureux » gagnant de la loterie nationale vautré
dans un luxe ou des plaisirs imbéciles, j'ai l'impression très nette que ces
deux hommes ont été l'objet d'une faveur absurde de la destinée : ils ne
sont pas à leur place, ils ne servent à rien, ils ne font pas leur métier...
On
le voit : l'inégalité des rangs et des privilèges devient factice et
injuste dans la mesure où elle ne correspond plus à l'inégalité des « missions », des charges et des
responsabilités. Un roi qui laisse tomber son peuple en songeant qu'il reste à
l'étranger des palaces et des casinos où la vie est douce est un mauvais
roi ; un riche qui ne rachète pas sa fortune, soit par ses entreprises et
ses bienfaits, soit par cette distinction et ce luxe des sentiments que
favorise parfois l'oisiveté matérielle, est un mauvais riche. Quand je ne sais
quel seigneur médiéval disait, pour expliquer la différence entre un noble et
un rustre que, placés l'un et l'autre entre la mort et la honte, le rustre
optait pour la vie et le noble pour la mort, il définissait sommairement le
principe d'une inégalité saine : le risque à côté du privilège, le risque,
contrepartie du privilège... C'est
malheureusement la pente naturelle de l'égoïsme humain que de rechercher les
privilèges sans les risques ni les charges. On veut s'élever, non pas,
comme il serait légitime, pour mieux se donner, s' engager , mais pour
mieux se dégager, pour tirer son épingle du jeu ! On combine
paradoxalement la soif de monter et le désir d'être à l'abri : on veut
être d'autant plus en sécurité qu'on est plus haut, ce qui est proprement
absurde. Et les inégalités créées par cet état d'esprit sont anarchiques par
essence ; comme le plaisir sexuel séparé de la fonction procréatrice,
elles n'ont aucune espèce de finalité collective ; elles ressemblent à des
corps étrangers dans l'organisme social.
Ce culte de la fausse
inégalité, de l'ascension sans mérite ni sacrifice, va de pair nécessairement
avec le culte de l'argent. Dans une société saine, le sort personnel des chefs
et des puissants est lié à celui des hommes qu'ils gouvernent ou des biens qu'ils
possèdent : le prince fait corps avec son peuple, le seigneur avec sa
terre, etc. ; le bonheur et la sécurité de ces hommes dépendent en grande
partie de l'accomplissement de leur devoir social. Le riche au contraire (en
tant que détenteur de monnaie anonyme) n'est rivé à aucune fonction précise
dans la cité : quelle que soit son abdication, sa démission à l'égard de
ses devoirs sociaux, il jouira partout des mêmes privilèges et de la même sécurité.
Qu'on songe aux rois en exil, aux financiers cosmopolites, voire aux petits
rentiers égoïstes...
L'inégalité artificielle
consiste donc avant tout dans l'inégalité financière, sans base ni correctif
fonctionnels. Une société s'avère malsaine dans la mesure où elle tend à
fonder sa hiérarchie sur la différence morte des fortunes 1, au
détriment de la différence vivante des fonctions. Cette tendance fut, comme on
sait, le stigmate indélébile de la société capitaliste...
Résumons-nous : pour
qu'une inégalité sociale soit légitime, il n'est pas nécessaire qu'elle soit
calquée sur une différence de valeur personnelle (l'idéal du right man in
the right place se présente comme une asymptote...), il suffit que chacun exerce
une fonction organique et serve de son mieux, dans son ordre, le bien
collectif.
Source
du faux égalitarisme
Qu'on nous permette
maintenant un bref excursus psychologique sur les racines de ce terrible
instinct d'égalité qui bouleverse les sociétés.
Le premier réflexe de
l'égalitarisme est ce cri : Pourquoi
pas moi ? De quel état d'âme jaillit-il ? Prenons un homme
quelconque qui envie le sort d'un grand personnage et qui se dit : je
voudrais bien être à sa place ! Qu'envie-t-il dans cette destinée
supérieure ? Est-ce les charges, les risques et même l'austère joie de
servir (la plupart du temps, il n'y songe pas seulement), ou bien le prestige,
la fortune et toutes les possibilités de plaisir et de repos, qui font corps
dans sa pensée avec la situation du personnage envié ? La réponse est trop
facile... L'instinct égalitaire a les mêmes sources que l'instinct hédoniste,
il est la marque de la même décadence.
L'hédonisme en effet naît
d'un processus de désagrégation affective par lequel la soif du bonheur,
naturelle à tous les hommes, se sépare de la soif d'agir, de se donner, de
lutter, de l'élan vers la vertu, au sens étymologique et très large du
mot. Chez l'homme sain, ces deux instincts sont étroitement liés l'un à
l'autre : le bonheur est le couronnement de l'effort et du don, il grandit
en fonction de la perfection acquise. Le décadent au contraire n'associe pas
l'idée de bonheur à celle de perfection et d'ascension ; il ne connaît pas
d'autre perfection que la jouissance et la sécurité : Dieu pour lui n'est
pas pureté, il est bonheur et repos. Aussi, pour peu que sa situation sociale
soit inférieure, est-il spontanément égalitariste : dans cet ordre du
bonheur matériel et du refus de servir, qui seul existe pour lui, en face des
privilèges sans la mission, des privilèges qui permettent la démission, le
dernier des hommes peut légitimement ambitionner les plus hautes places. En
face de l'argent surtout : tout le monde se sent digne d'être l'élu de
cette divinité anonyme, tout le monde se sent capable, à la limite, de jouir et
de ne rien faire ! Ce n'est pas
d'ailleurs l'effet du hasard si les époques où le primat social est dévolu à
l'argent sont aussi celles où sévit la pire fièvre égalitariste.
Mais ces ouvriers qui
jalousent la vie facile d'un morne client de palace, ce vieux paysan que la
nécessité force encore, pour son bonheur, à s'incliner sur la terre et que la
creuse oisiveté du petit retraité voisin soulève de convoitise, tous les cœurs
crispés par un « pourquoi pas
moi ? » corrosif, qu'envient-ils en réalité à leurs frères « privilégiés » ? Si étrange que
cela paraisse, ils leur envient leur propre néant ! Pointée vers le
privilège sans devoirs, vers le péché (car le refus de servir est la définition
même du péché), la volonté d'égalité devient une volonté de néant, un vertige d'auto-dégradation
et de mort. Et là résident le secret et la logique du « communisme ». Il n'est que deux
choses absolument communes à tous les hommes : leur néant originel et le
Dieu qui les a créés. S'ils sont trop faibles ou trop pécheurs pour s'unir dans
le culte de ce Dieu, ils tendent invinciblement à communier dans ce néant.
Mais ce n'est pas au néant
pur et simple qu'aboutit l'égalitarisme : l'homme et la société ont la vie
dure ! Péché capital contre l'harmonie — laquelle n'est pas autre chose
qu'un jeu d'inégalités fondées sur les fonctions et les devoirs —, l'égalitarisme
enfante le chaos, autrement dit, il substitue au jeu des inégalités organiques
un fouillis d'inégalités absurdes et dévorantes, fruits de l'intrigue et du
hasard — de tout ce qu'il y a de moins humain dans l'homme. Il est clair par
exemple, au dire des témoins les plus autorisés, que le « communisme » soviétique, fondé en
droit sur l'égalitarisme le plus rigide, a donné naissance en fait aux
inégalités les plus révoltantes que l'histoire ait jamais connues.
Inégalité
et harmonie
Écoutons une mélodie.
Chaque note y occupe une place différente dans l'échelle des sons, tous les
éléments musicaux (et les silences mêmes) sont inégaux entre eux, et, sans
cette inégalité, la mélodie n'existerait plus. Mais elle n'existerait pas
davantage si l'on supprimait, entre ses divers éléments, cette espèce d'égalité
profonde qui résulte de la communion, de la fusion dans l'unité du même
tout : nous n'aurions plus alors qu'un chaos de sons.
Cette double exigence
d'inégalité et d'égalité se retrouve à l'échelle de la société humaine. À la
notion plate d'égalité, il importe de substituer la notion profonde d'harmonie.
La seule égalité réelle et souhaitable entre les hommes ne peut résider ni dans
les natures ni dans les fonctions, elle ne peut être qu'une égalité de
convergence. Elle repose sur la communion, et la communion ne va pas sans
la différence : les grains de sable du désert sont tous identiques et
étrangers les uns aux autres...
Dans toute harmonie,
l'interdépendance corrige et couronne l'inégalité : les notes d'une
mélodie sont si bien liées les unes aux autres dans l'unité de l'ensemble que,
prises séparément, elles n'ont plus d'âme ni de fonction. Ainsi devrait-il en
être pour la vie sociale. À défaut de l'impossible et catastrophique communauté
de devoirs et de privilèges, il faut qu'il existe entre les hommes, et surtout
entre les dirigeants et les dirigés, une espèce de communauté de destin. Les
vrais chefs sont pour le peuple une tête, ils sont à la fois distincts
de lui et liés à lui : la tête et le corps vivent, souffrent et meurent
ensemble... Mais les mauvais maîtres — encore qu'ils soient presque tous
d'ardents égalitaristes et qu'ils prétendent, avec une fausse et flatteuse
humilité, s'identifier au peuple — sont étrangers à ceux qu'ils dirigent, ils
ne servent de tête à personne, et toute leur habileté consiste à jouer du
dehors et pour leur profit personnel avec les réflexes d'un corps décapité...
Et ceci nous amène à
formuler la loi suivante : une institution est saine dans la mesure où
elle favorise cette salutaire interdépendance entre les membres de la
hiérarchie sociale. Des organisations comme le système féodal et le système
corporatif sous l'ancien régime servaient un tel but : aussi n'est-ce pas
à un vice formel qu'elles ont succombé, mais à la carence des personnes. Il est
clair au contraire que les mythes sociaux qui ont dominé le XIXe
siècle (capitalisme, suffrage universel, fonctionnarisation des citoyens, etc.)
sont malsains dans leur principe, car ils atomisent les hommes. Ce n'est pas de
quelques retouches, c'est d'une refonte générale que les institutions modernes
ont besoin.
Mission
de la France chrétienne
On
frémit en
songeant aux abîmes de misère et de corruption qui engloutiraient les peuples
si, après la fièvre et l'hémorragie guerrières, nous nous retrouvions placés
dans un climat moral et politique semblable à celui qui a suivi la dernière
guerre.
Épuisées comme elles sont,
il n'est pas possible que les structures sociales actuelles résistent longtemps
à la crise qui les ébranle, et qui est leur œuvre ! Tout le monde est
d'accord pour prévoir et désirer, à brève échéance, l'éclosion d'un nouveau
monde. Si cette attente doit être comblée, nous sommes certains que le génie et
le cœur français y contribueront puissamment.
Le peuple français possède
en effet, à un degré unique, le double sens de l'égalité et de l'inégalité.
Aucun autre n'est aussi individualiste, aussi rebelle à l'esprit
grégaire : c'est en France qu'on observe, dans l'ordre des fonctions et
des préséances sociales, les inégalités les plus nombreuses et les plus
subtiles : nous sommes le peuple qui présente le maximum de
« distinction » (au double sens du mot) et, par conséquent, le
minimum d'égalité. Mais nous sommes aussi le peuple où la conscience de
l'égalité profonde entre les hommes s'est affirmée, saine, avec le plus de
justice et a causé, corrompue, les plus grands ravages. Après le « qui t'a fait roi ? » jeté par
un sujet à la face du premier capétien et cette « fange commune » que Bossuet rappelait aux grands, nous avons
eu, hélas ! la terrible mystique égalitaire de la révolution française...
Nous tenons les deux bouts
de la chaîne : c'est à nous qu'il appartient d'unir, dans une synthèse
harmonieuse, l'esprit d'inégalité et l'esprit d'égalité. Il serait vain de se
livrer maintenant à des anticipations fantaisistes et de vouloir tracer l'épure
exacte de la cité future. Mais on peut prévoir avec certitude que la société
n'échappera à la montée dévorante du matérialisme que si nous voyons renaître
des institutions apparentées au corporatisme dans l'ordre économique et à
l'esprit de la chevalerie et du sacerdoce dans l'ordre politique. Seules, de
telles institutions seront à même de freiner efficacement l'égalitarisme, en
substituant à l'inégalité matérielle et quantitative une inégalité pointée vers
la qualité et l'esprit, ou, du moins, en faisant de la première, non plus une
valeur absolue, mais simplement le support ou l'instrument de la seconde. Et,
du même coup, elles travailleront à rétablir l'égalité saine, car la matière
divise et l'esprit unit.
Notre
idéal repousse à la fois l'égalitarisme qui veut effacer les différences
sociales et cette fausse mentalité aristocratique qui tendrait à les durcir en
différences d'essence (il serait ridicule que le chef rendît l'amour qu'on lui
porte, disait déjà Aristote...) ; il consiste à purifier et à
organiser les inégalités en vue d'une égalité plus profonde, plus précisément,
à mettre l'inégalité au service de l'unité.
Mais cette unité,
qu'est-elle, sinon l'amour, et qu'est-ce que l'amour, sinon Dieu ? À
travers leurs inégalités naturelles et sociales, tous les hommes sentent
obscurément qu'ils procèdent de la même source et concourent à la même fin. Le
mauvais égalitarisme naît du raidissement égoïste de cette intuition qui n'est
vraie que dans la ligne de l'amour : comme toutes les grandes aberrations
de l'homme, il découle du refus de la condition de créature et de l'ambition
d'être comme Dieu. La vraie égalité est le fruit d'un amour commun ; elle présuppose
donc l'oubli et le don de soi. Mais si chacun ne pense qu'à soi, si l'inférieur
se fige dans son envie et le supérieur dans ses privilèges, de quel nom appeler
la fièvre d'égalité qui surgit dans un tel monde ? Elle n'est plus alors
qu'un prétexte ou un étendard dans cette lutte, aussi vieille que le péché,
entre des petits dieux affamés qui considèrent comme une injustice absolue, mais
réparable, toute limite à leur volonté de plaisir ou de puissance, et dont
chacun veut tout avoir, et pour lui seul. C'est en effet une loi fatale : les
hommes qui se détournent de l'amour commun sont voués à la haine réciproque. Et
l'esprit d'égalité procède nécessairement de l'une ou de l'autre de ces deux
sources. Aussi n'est-il pas de structure sociale solide sans climat religieux.
Un seul amour commun est capable de rapprocher efficacement les hommes :
c'est l'amour suprême. Et tous les mythes au nom desquels on a prétendu unir
les hommes en dehors de Dieu ont multiplié la séparation et l'anarchie. Qui n'amasse
pas avec moi disperse...
La France ne retrouvera sa
mission qu'en retrouvant son Dieu. Ignorante de ce Dieu, la révolution de 1789
fit dévier vers le néant la grande idée chrétienne d'égalité. Le monde attend maintenant
une révolution française chrétienne.
L'égalitarisme athée est
malsain parce qu'il n'a pas d'autre ressource que de rogner jusqu'au néant les
différences humaines. Mais l'égalitarisme chrétien est sain parce qu'il est
fondé sur le dépassement et non sur l'extinction de ces différences :
il les prolonge jusqu'à leur origine et leur fin communes, qui est l'amour
éternel. Et c'est ainsi que s'accomplit, dans l'unité de cet amour, la synthèse
de l'égalité et de l'inégalité.
Gustave Thibon, in Diagnostics, essai de physiologie sociale
1.
Ces remarques sont valables, non seulement pour la société
capitaliste, mais aussi pour la société étatique : un fonctionnaire
grassement payé et sans vraies responsabilités jouit de privilèges tout aussi
artificiels qu'un propriétaire de capitaux
anonymes. Ajoutons encore que les bénéficiaires d'une fausse inégalité ne sont
pas nécessairement ceux qui occupent les degrés élevés de la hiérarchie
sociale : il advient que les profiteurs de la désharmonie collective
soient les « prolétaires ».