New York, fin octobre 2008,
8 h 30 du matin. La ville est balayée par ce vent froid qui fait danser les
nuages de vapeur au coin des rues. Trottoirs sarclés de métal. Bronze des
bouches d'incendie serties dans le béton. Relent fugace de bretzels et
de café au coin de la 52e Rue. Un vendeur à la criée brandit le New
York Times : « C'est la
crise ! »
Un mois auparavant, Lehman
Brothers a fait faillite. Trop de testostérone. Et il y a quelques semaines à
peine, début octobre, même Danone et quelques-unes des plus grandes entreprises
françaises ont eu du mal à faire fonctionner leur système de financement de
marché. Il a fallu l'intervention du Conseil des ministres européens, à l'issue
d'un week-end homérique, pour rétablir la confiance des investisseurs, et la
capacité pour les banques et les entreprises de se financer.
Alors que l'économie
américaine a déjà perdu plus de cinq cent mille emplois en septembre, je
rencontre le patron d'une des plus grandes banques américaines. « La reprise est pour le second semestre de
l'année prochaine, et le marché financier va l'anticiper de six mois »,
m'assure-t-il en substance. Mais son optimisme affiché ne tient pas longtemps face
à quelques arguments de bon sens. Il finit par le reconnaître : ils ne savent pas où ils vont. Pour
conjurer l'inquiétude de notre conversation, il me lance : « Je vous parie un dîner à Paris sur la
reprise de l'économie ! » Deux ans plus tard, la crise aura
détruit neuf millions d'emplois aux États-Unis, et point de dîner pour mon
banquier : il y a aussi perdu son job !
Très brutale, profonde,
étendue, la crise financière, économique et sociale suscite évidemment beaucoup
d'angoisses et d'émotions. Certains, conscients des excès et des dysfonctionnements
qui l'ont précédée, ont osé l'hypothèse qu'elle pourrait être salutaire si elle
permettait de les corriger, voire de faire table rase d'un système dont les
limites semblent évidentes. Mais c'est être bien optimiste, et puis à quel
prix, en particulier pour les plus fragiles d'entre nous ? Cette crise est
un désastre humain à court terme, des vies bouleversées, des espoirs ruinés,
des familles sans logis, sans nourriture. Des dignités perdues. Des hommes à
terre : 25 % de taux de chômage officiel en Espagne. Des châteaux envolés.
En France, les bidonvilles réapparaissent, cachés dans les banlieues de la
région parisienne.
Et ce matin, au coin de la 42e
Rue à New York, des cartons, vestiges d'une nuit de plus dans la précarité de
la rue, piétinés par la foule anonyme et morose que crache par vagues la sortie
du métro.
Une femme va d'un passant à
l'autre, en silence, portant sur un pull à col roulé un tee-shirt qui arbore en
grandes lettres jaunes : Free hug. Les bras ouverts, elle propose
gratuitement un hug, une accolade fraternelle, juste le temps de
partager un peu de chaleur humaine, à celui ou celle qui en aura suffisamment
envie pour répondre à cette invitation insolite. Je me suis arrêté, et laisse
autour de moi le flux des passants s'écouler en me bousculant. Ils sont
nombreux à se laisser surprendre par cette femme souriante et silencieuse, et à
l'accueillir par une embrassade spontanée, dans des gestes aussi maladroits
qu'émouvants. Quelques instants suspendus dans le flux de la vie, arrachés à la
solitude et à l'anonymat pour se réchauffer le cœur et abandonner son corps à
la simplicité d'une relation, gratuitement reçue et échangée. Quelques instants
où deux êtres se disent au-delà des mots le bien qu'ils sont l'un pour l'autre,
dans une bene-diction que les paroles n'auraient pas le temps ou la
justesse de formuler. Éphémère relation tissée d'éternité. Anonyme donc
universelle.
Mais où faut-il être arrivé
pour que ce geste simple paraisse si incongru ? Et surtout, jusqu'à quelle
profondeur de solitude faut-il nous être laissés descendre pour que le besoin
puisse se manifester d'une chaleur fraternelle aussi ontologique, accueillie
dans la seule reconnaissance d'une condition humaine partagée ?
À
dire vrai, j'ai bien souvent cru accéder à la liberté en réduisant ma
dépendance à ton égard, mon ami et frère d'humanité.
Consciemment ou pas, je
cherche encore à éviter ta rencontre, dans ma vie de tous les jours, en
baissant les yeux dans l'ascenseur, cher voisin de palier ; en changeant
de trottoir, mendiant du matin ; en évitant de croiser trop longtemps ton
regard, cher collègue de bureau ; en préférant le libre-service à ton
baratin d'épicier de quartier, et en préférant la musique de quatre sous d'un
supermarché à ta question à laquelle je ne sais même pas répondre : « Et
comment ça va, ce soir ? »
Toi, l'autre dont me
protège mon contrat d'assurance « au tiers » ; toi que j'épie
derrière la caméra de surveillance de mon immeuble ; toi dont je me
protège grâce à mes codes d'accès ; toi dont je fuis l'image en
m'abreuvant des rêves publicitaires qui me parlent de moi-même et de ceux à qui
je me crois libre de vouloir ressembler ; toi qui pourrais bien mourir
derrière cette porte de palier, sans que je m'en aperçoive avant bien
longtemps.
L'absence
d'être : voilà ce dont meurt notre économie. En grec, oïkos
nomia : oikos, « maison »,
et nomia, « science,
art ». L'administration de la demeure, du lieu dont nous sommes
les habitants et les dépositaires, voilà ce qu'est l'économie : l'art de
vivre ensemble. Je regarde autour de moi. Je regarde en moi. Je ne vois pas
beaucoup d'art, pas beaucoup de vivre, pas beaucoup d'ensemble.
Nous sommes très fiers de
notre système monétaire, fiduciaire, scriptural et maintenant électronique, qui
permet en un instant de s'acquitter d'une dette en tapant un simple code :
un prix est affiché, qui permet de ne même pas débattre entre nous de la valeur
de l'avoir et de l'être. Je paie, et nous sommes « quittes ». C'est
dire si aussi vite nous nous retrouvons seuls. C'est à peine si j'ai levé les
yeux vers toi, c'est à peine si tu m'as vu. Quelle importance d'ailleurs ?
Nous sommes-nous même serré la main pour sceller cet échange ? Inutile,
puisqu'il n'y a même pas eu d'accord entre nous : celui-ci était tacite et
préalable, car l'étiquette d'un prix (ou mieux encore un code barre) témoignait
d'emblée de l'inutilité d'une discussion.
D'ailleurs, qui es-tu
vraiment, toi, l'autre de ma consommation quotidienne ? Existes-tu même
lorsque je me retrouve, dans le vacarme d'un haut-parleur, seul face aux étagères
débordantes d'un magasin déserté par l'humanité ? À la caisse, une barre
en métal séparant sur un tapis roulant mes achats de ceux du client précédent
nous sert de bâton de parole. Il m'annonce : « Client suivant ». Tu n'as pas à le dire, je n'ai pas à me
présenter, tout est écrit. C'est d'ailleurs l'écran de contrôle de la machine à
carte bancaire qui me salue d'un bonjour et d'un au revoir digitaux. Car toi,
assise depuis des heures derrière ce défilement anonyme de marques et de
chiffres, il y a longtemps que tu t'es réfugiée dans ta rêverie. Et moi, je
suis déjà dans mon ailleurs. Cet endroit est un non-lieu. Oui, je dois
reconnaître que mon économie d'abondance est bien solitaire.
Il est des sages pourtant,
par-delà les océans, par-delà les âges ; d'outre-crise sans doute, qui ont
cru trouver plus de richesse dans le dialogue que dans la transaction à
laquelle il aboutit ou pas, et qui dans leurs sociétés vernaculaires ont organisé
une économie de don et de contre-don, veillant soigneusement à ce que jamais le
compte ne soit bon, pour que se prolonge indéfiniment l'enrichissement mutuel
de l'échange. « N'en soyons jamais
quittes, mon ami, pour continuer à jouir de ce temps perdu ensemble ».
De
la vue de cette femme qui va de l'un à l'autre au coin de la 42e Rue avec son free
hug, de ces personnes sans logis, sous leur amas de couvertures que
personne ne voit plus au bord du trottoir, surgit brusquement la mémoire
vivante d'une expérience dont je vis encore la résonance.
25 novembre 2001. De
passage pour un conseil d'administration à Bombay, je prends un vol pour Delhi.
Un ami en poste à l'ambassade de France m'y attend. Je dépose chez lui mes
affaires de travail, me change, rassemble quelques vêtements dans un sac à dos
et saute dans un GNC. Direction le campement tibétain de Majnu Katila. Sans
lâcher le guidon de sa machine pétaradante, le chauffeur se retourne pour
s'assurer que je ne me suis pas trompé d'adresse.
Le campement est situé au
nord de la vieille ville, coincé entre la rivière Yamuna et la quatre-voies qui
longe le bidonville de Majnu Katila. Nous l'atteignons à la nuit tombante. Je
vais m'installer une semaine à la Potala House, une pension de famille à 2
euros la nuit, et passer mes journées à Nirmal Hriday, un « foyer pour les
mourants et les destitués », tenu par les sœurs de mère Teresa.
Premier matin, je traverse
l'avenue. À 6 h 30, les portes s'ouvrent. En cette fin de nuit fraîche, des
ombres sous des cartons. Messe en hindi, hétéroclite et dénudée. Y assistent
aussi quelques habitants du bidonville venus rendre la couverture qui leur a
été prêtée pour la nuit. Puis tout démarre très vite. Une petite sœur en sari
blanc me désigne mon « patron » pour ce matin : Ashok, un
adolescent, bandeau blanc dans les cheveux. Il est l'un des orphelins qui ont grandi
ici. C'est l'heure des soins et il fait office d'infirmier. Il me montrera.
Nous traversons une salle,
dont l'odeur me soulève le cœur. Puis nous débouchons sur une cour. Je m'arrête
sur le seuil : une centaine de personnes, assises, couchées pour la
plupart, accroupies pour certaines, un brouhaha de plaintes et de râles, des
odeurs indescriptibles de souillures et de blessures. Je suis réveillé de mon hébétement
par mon patron qui me pousse dans le dos sans ménagement. Il tire un petit
chariot sur lequel je distingue des pansements, de la gaze, de la Bétadine et
quelques ustensiles. Nous nous arrêtons au milieu de la cour. Des pansements,
des blessures se tendent vers nous. Je me retrouve avec des gants de plastique,
des ciseaux, et une instruction : soigner.
Une jambe couverte d'un
pansement de trente centimètres de long s'avance vers mes mains qui tremblent.
Mes doigts découpent tant bien que mal le tissu souillé. Je tire. Il se plaint.
La chair vient avec. Gémissement. Je soulève à peine : dessous, c'est
indescriptible. Je suis horrifié. Ashok s'aperçoit vite que je ne suis pas
l'infirmier que mon statut de volontaire français pouvait lui laisser entrevoir...
Il me désigne du regard un pansement de trois centimètres sur trois : Try this one ! Dans l'odeur
enivrante de l'éther, je reprends ma manœuvre. L'homme m'aide : du doigt,
me désigne sa blessure, puis la Bétadine. Ah oui, bien sûr. De la gaze propre,
qu'au bout d'une pince métallique je laisse tomber par terre. Pathétique. Un
second morceau parvient malgré ma maladresse à se poser sur la plaie. Le
pansement s'éloigne de ma vue. Avant qu'un autre n'arrive, je me relève. Je
chancelle. Me voici au-dessus de cette mêlée humaine dont les mains
s'accrochent à mes jambes.
Je me retourne vers
l'entrée de la cour. Au-dessus de la porte, il y a une horloge : 7 h 30.
Il n'y a qu'un quart d'heure que je suis ici ! Et il va falloir tenir une
semaine. C'est impossible !
Je lève les yeux vers le
ciel. Premiers rayons d'un soleil hivernal, qui transpercent les brumes de la
Yamuna. Je respire, profondément, pour retrouver le calme intérieur. Enfin, je
cède à l'appel de cette main qui s'est agrippée à mon tee-shirt. Je replonge...
Ashok comprend que malgré
ma bonne volonté, je ne lui serai pas d'une grande utilité ce matin. Il me
désigne quelqu'un qui m'entraîne dans la salle que nous avons traversée tout à
l'heure. De nouveau, cette odeur si forte de la nuit et de ses souillures. Et
puis là, à gauche, un vieil homme mourant, presque inconscient, est allongé sur
un lit, nu sous une chemise trempée d'urine. Il est intubé et transpire, les
yeux mi-clos. À trois, nous devons le soulever et le poser à terre, sur le
carrelage, puis le laver, à l'aide de tissus trempés dans un seau d'eau, qui
serviront pour les soins corporels, éponger l'alèse du lit et nettoyer le sol
de ses défécations. Je retiens ma respiration. Nous nous activons. Je tiens sa
tête qui roule entre mes mains lorsque nous le reposons sur le lit. Je me
relève lentement, et mon regard tombe sur cette inscription au-dessus de lui,
peinte sur le mur : The body of Christ. Je me souviens que mère
Teresa l'a fait inscrire dans tous ses foyers. Je l'ai vue en photo sur un livre.
Cette fois, j'y suis. Un choc qui me fait tituber.
Il est 8 heures. Les soins
et la toilette sont terminés. Petit déjeuner dans la cour, d'une timbale
d'acier emplie de tchai brûlant et de biscuits. C'est le premier matin.
Comment tiendrai-je une semaine ? Pour me secouer, je saisis un balai et
entreprends de nettoyer intégralement le carrelage du dortoir. J'y mets tout
mon sens de l'organisation et de l'efficacité. En trente minutes, j'ai terminé.
Petite satisfaction d'avoir pu faire quelque chose d'utile. Le lendemain, je m'aperçois
que j'ai fait le travail de Sudip, un homme-tronc qui, grâce à sa morphologie,
se glisse facilement sous les lits et s'en est donc fait une spécialité. Le
nettoyage du dortoir, c'est sa contribution à la communauté. Il y passe la
matinée. Ma volonté d'efficacité l'a privé de cette dignité. Je me sens
vraiment stupide : comme elle est complexe et délicate, la relation d'aide !
Lentement, au fil des
heures, mon regard se pose sur ces personnes et ce lieu où elles vivent. Je
commence à percevoir le fonctionnement collectif de cette communauté. Ses règles,
ses rites, ses querelles, ses clans. Ses caïds, ses pauvres et ses exclus. Il
me faut plusieurs jours pour apprendre à voir le corps, oser remonter vers le
visage, croiser enfin le regard de ceux qui portent les pansements que je
change le matin. Je prends mon temps. Quelques mots échangés, parfois un sourire,
souvent rien. Juste ce mouvement inimitable de la tête, ce hochement sur le
côté, qui veut dire tant de choses chez les Indiens : un oui, un merci, un
non merci. Qui dit : « Nous
sommes quittes ». Ils ont raison : ils ne me doivent rien, j'ai
choisi d'être ici, pas eux.
Les jours passent, et je
m'aperçois que j'en fais de moins en moins. Comme il est difficile de ne pas
encombrer l'autre des débordements de sa propre compassion ; difficile de
laisser aller, grandir, tomber, souffrir, de laisser vivre et mourir ceux que
je crois aimer, ici ou ailleurs, sans déverser mes propres peurs dans une aide
pesante, une amitié trop présente. Réaliser surtout que ce sont mes propres
blessures que je suis venu apaiser, bien sûr. Mais lesquelles ?
Ne rien faire. C'est
l'attitude la plus juste qu'il me semble finalement possible d'adopter.
J'attends que ceux ou celles qui le souhaitent viennent à moi. Assis contre un
mur de la cour, le monde apparaît différent : même ici, il y a ceux qui
sont debout, vont et viennent, affairés, sans doute au bien d'autrui, en tout
cas au leur, sans même en être conscients ; et puis il y a ceux qui sont
accroupis, assis, couchés, et qui y restent. Moments partagés avec ceux-là.
Caresses
de mains qui n'ont rien d'autre à donner ni à recevoir. Juste un moment de
tendresse, dans la tiédeur du soleil d'hiver, pour maintenant. Un free hug. Ça
tombe bien, je crois que j'en avais bien besoin !
Je
sors de ma rêverie. Back to New York. Accéder à ma propre apesanteur pour
vivre avec plus de légèreté. Dans les bourrasques de novembre, je lève les yeux
sur ces hommes et ces femmes, qui se croisent sans se voir, et marchent la tête
rentrée dans les épaules pour éviter la morsure du vent à la sortie du métro.
Me vient l'image de la vallée d'Ézéchiel dans la tradition juive :
soufflera-t-il, ce grand vent sur les ossements desséchés, redonnant vie à ce
qui était mort ? En eux, en moi ? Comme cette femme ce matin-là à New
York, aurai-je envie d'être passeur de ce free hug, de ce que j'ai reçu
à Delhi ?
Fin
d'une réunion à Manhattan. Rien d'autre que la peur ou l'avidité ne me semble
avoir habité nos discussions. « Pourquoi
existez-vous ? » m'a demandé ce gérant de hedge fund, en
parlant de notre entreprise. J'ai respiré un grand coup, et failli lui retourner
la question. Une fois encore, le seul sujet a été shareholder value. Une
pensée lobotomisée, déshumanisée.
J'en ai vraiment assez. Ascenseur. Je rentre à Paris
ce soir. Pour rejoindre l'aéroport, une limo
noire, arborant un panneau à mon nom
derrière le pare-brise, m'attend en bas du building. Je monte. L'habitacle est
empli d'un flot de musique. Par réflexe, je me penche en avant pour m'adresser au
chauffeur. J'ai des coups de fil à passer et j'ai besoin de silence. Mais
soudain les sons prennent sens : je reconnais la mélodie du Concerto
pour piano n° 1 de Chopin. Elle
revient de très loin, l’œuvre qui a habité mon adolescence et semblait
justifier à elle seule les heures que je passais devant mon clavier ou dans la
biographie de Rubinstein. Tout se tait en moi. Les « chevaux écumants du
passé » font halte à l'auberge du présent, comme l'a promis Christiane
Singer.
Brooklyn
défile lentement derrière la vitre, au rythme du stop and go des
embouteillages. Tableaux de la vie de cette banlieue modeste, rehaussés par le
romantisme de la mélodie, comme la bande-son d'un road movie. Scènes familières
de femmes volubiles à l'entrée d'immeubles en brique, d'adolescents bondissants
sur des terrains de basket mutilés. Des colliers de petites maisons aux
couleurs délavées enfilées comme des perles le long de la highway. Je
les vois comme jamais, d'un regard transfiguré par la vibration dans laquelle elles
apparaissent. La musique dilate l'espace et j'habite cet endroit, chacun de ces
instants anonymes volés est mien, ses couleurs, ses odeurs, la rumeur sourde de
sa vie. Je suis du Queens comme de Varsovie, d'ici comme d'ailleurs.
Éclat
somptueux des derniers accords. Le silence. Puis viennent les mots. Il
s'appelle Leonid, « mais ici on m'appelle
Leon ». Il est russe, émigré aux États-Unis depuis seulement trois
ans. À Moscou, il était pianiste titulaire à la radio. Dans un anglais
approximatif, nous parlons de musique et il me raconte les heures de travail
dans les écoles russes, les premiers concerts, les enregistrements, la gloire, la
déliquescence d'un système, sa fin, la faim, l'errance, le départ... la vie,
quoi.
Parfois les mots nous manquent pour exprimer Chopin ou ses interprètes. Alors
nos regards se croisent dans le rétroviseur et nous nous comprenons. Nous nous
reconnaissons, voyageurs du temps, habitants d'un monde invisible dont nous
avons l'émergence en partage. Je me remémore quinze ans auparavant, à Paris, ce
regard las du chauffeur de taxi à qui il avait été intimé d'éteindre la radio.
Et puis ces paroles sans appel : « Il doit comprendre que tu n'es pas du même monde ».
Et non, justement ! Il
n'y a pas deux mondes, mais un seul, peuplé d'une infinité d'univers, au sein
desquels seule notre peur nous empêche de circuler librement. Ce jour-là, Leon
m’a réouvert les portes de cet espace entre l’essence et l’existence, où se
déploient les harmoniques de la musique.
Alors, désormais, Bach et
Chopin m’accompagneront partout, eux que mes doigts avaient enveloppés dans le
linceul d’une amitié d’adolescence perdue.
Pianos
anonymes des halls d’hôtel de São Paolo, de Djakarta, de Hangzhou, de partout,
dans le petit matin, qui m’ont ouvert leur clavier à la descente de l’avion, avant
les réunions de la journée. Pianos joués à bras ouverts au Steinway Hall sur la
57e Rue à New York. Celui du local syndical au siège de Danone, à
Paris, au second sous-sol. Et bien d’autres encore.
Hôtel Royal à Évian, la « maison
de famille de Danone » (enfin, de ses dirigeants), un après-midi d’hiver,
juste après Noël. L’établissement est fermé pour travaux (nous logeons pour
deux nuits à l’hôtel Ermitage, juste au-dessus du parc). Avec l’amicale
complicité de la gouvernante, je pénètre dans la grande bâtisse endormie,
veillée par ses arbres centenaires.
De vastes voiles de
plastique transparent tapissent le hall bleu et or, dont le froissement salue
mon entrée. Du lac Léman, en contrebas, monte au travers des hautes vitres une
lumière diaphane, qui se répand dans le salon et sur ses velours bleus. Les
meubles familiers sont endormis sous leur protection de drap. Un froid feutré
glisse sous les portes et tourne dans l’air. Le grand piano m’attend là, à sa
place. Je l’ouvre lentement. De ses touches glaciales, les notes montent le
long des tentures, vers l’azur des plafonds, pour se perdre une à une dans le
silence, jusqu’à ce que la nuit vienne doucement éteindre la musique.
Été 2005. Je viens de m’installer
en Chine pour deux ans et je cherche pour mes nuits la compagnie d’un piano. Pour
quelques milliers de dollars, on me dit que je peux en trouver d’occasion, à l’académie
de musique. On annonce un typhon dans le week-end et il fait très lourd. Me
voici marchant à la suite d’une Chinoise dans un immeuble crasseux. Huitième
étage, un corridor sombre, puis la grande salle des pianos. La lumière laisse
tomber des rais d’air épais qui tachent les draps jetés sur les galbes
assoupis. Ils ont joué dans toutes les salles de Shanghai, et c’est l’heure où
ils somnolent dans la torpeur humide de la ville. Un ventilateur se met à
vrombir, m’invitant à m’asseoir, et bientôt, sous la caresse des doigts, ils s’éveillent
l’un après l’autre. Instant hors du temps. Bach to China.
Budapest, une convention de
managers Danone. J’ai passé une partie de la journée sur une estrade, face à
trois cents personnes (c’est moi le « chef »). Je suis las. Il est
bientôt 1 heure du matin. Les conversations traînent sans finir, car rien ne
presse : c’est l’entracte de la nuit. Tandis que les magiciens du son et
de la lumière s’affairent derrière des tentures à monter la scène pour le
lendemain, je déniche un piano droit dans un recoin d’escalier. Quelques notes
de Chopin, juste pour délier le temps avant le sommeil. Une voix derrière moi,
je me retourne. « Salut, je m’appelle
Didier. C’est moi qui t’ai filmé toute la journée. C’est sympa de faire ta
connaissance pour de vrai ». Nous parlons. Quand il n’est pas derrière
sa caméra, Didier est musicien, compositeur ; nous échangeons sur l’interprétation
des valses et des nocturnes. Il a travaillé Chopin à sa façon. Il me donnera un
de ses CD, que j’ai toujours.
Le lendemain, j’accepte en
plaisantant de jouer pour la fête de la Musique, le 21 juin suivant, dans les
bureaux de Danone à Paris. Trois mois plus tard, ils n’ont pas oublié. Je suis
requis. Ce sera la seule fois. Il y a si longtemps (vingt-cinq ans !) que
je n’ai joué pour quelqu’un ! Il y a beaucoup trop de monde à mon goût.
Avant de m’asseoir devant le clavier, je fais part de mon désarroi en quelques
mots à celles et ceux qui sont venus pour m’écouter, un peu surpris. Alors j’ajoute :
« Vous vous attendez sans doute à un
truc brillant, mais je vais jouer un morceau très court. Je ne sais pas si j’arriverai
à le terminer, mais j’ai besoin de chacune et chacun de vous pour le faire,
parce que c’est pour vous que je vais essayer ». Je m’assieds dans un
silence absolu. Doucement, la mélodie très simple du Nocturne n° 1 de
Chopin traverse ma peur et rejoint les uns et les autres. Dernière note, je m’arrête.
C’est fini. Encore un silence, le temps pour chacun de revenir lentement de ce
voyage que nous avons fait tous ensemble. Bien longtemps après, encore récemment,
on me reparlera de ce moment un peu particulier. Comme une naissance, une venue
au réel, une bulle qui enfle, et éclôt, une fleur qui se donne, en ce seul
instant où elle livre son parfum, j’ai deviné ce jour-là qu’en moi le piano
avait révélé le peu qu’il avait à dire. Son automne est, depuis, passé sur mes
doigts, et puis le temps est venu lentement, paisiblement, cette fois-ci, où il
s’est tu, de nouveau, dans l’hiver de ses jours.
Les taxis sont restés mes
amis, et souvent, je pense à Leon, dans sa limo noire, qui, au travers
des faubourgs du Queens, m’a conduit beaucoup plus loin que l’aéroport. Qu’ils
sont étranges, ces couloirs, qu’ils sont effrayants, ces gouffres intérieurs qu’ouvre
la porte de l’altérité lorsque nous consentons à la pousser. Vers quelle
beauté, vers quelle nouveauté nous mènent-ils ?
Emmanuel Faber, in Chemins de traverse,
Vivre l’économie autrement (Albin Michel)
Vivre l’économie autrement (Albin Michel)