jeudi 24 mai 2012

En traversant... Emmanuel Faber, Free hug


New York, fin octobre 2008, 8 h 30 du matin. La ville est balayée par ce vent froid qui fait danser les nuages de vapeur au coin des rues. Trottoirs sarclés de métal. Bronze des bouches d'incendie serties dans le béton. Relent fugace de bretzels et de café au coin de la 52e Rue. Un vendeur à la criée brandit le New York Times : « C'est la crise ! »
Un mois auparavant, Lehman Brothers a fait faillite. Trop de testostérone. Et il y a quelques semaines à peine, début octobre, même Danone et quelques-unes des plus grandes entreprises françaises ont eu du mal à faire fonctionner leur système de financement de marché. Il a fallu l'intervention du Conseil des ministres européens, à l'issue d'un week-end homérique, pour rétablir la confiance des investisseurs, et la capacité pour les banques et les entreprises de se financer.
Alors que l'économie américaine a déjà perdu plus de cinq cent mille emplois en septembre, je rencontre le patron d'une des plus grandes banques américaines. « La reprise est pour le second semestre de l'année prochaine, et le marché financier va l'anticiper de six mois », m'assure-t-il en substance. Mais son optimisme affiché ne tient pas longtemps face à quelques arguments de bon sens. Il finit par le reconnaître : ils ne savent pas où ils vont. Pour conjurer l'inquiétude de notre conversation, il me lance : « Je vous parie un dîner à Paris sur la reprise de l'économie ! » Deux ans plus tard, la crise aura détruit neuf millions d'emplois aux États-Unis, et point de dîner pour mon banquier : il y a aussi perdu son job !
Très brutale, profonde, étendue, la crise financière, économique et sociale suscite évidemment beaucoup d'angoisses et d'émotions. Certains, conscients des excès et des dysfonctionnements qui l'ont précédée, ont osé l'hypothèse qu'elle pourrait être salutaire si elle permettait de les corriger, voire de faire table rase d'un système dont les limites semblent évidentes. Mais c'est être bien optimiste, et puis à quel prix, en particulier pour les plus fragiles d'entre nous ? Cette crise est un désastre humain à court terme, des vies bouleversées, des espoirs ruinés, des familles sans logis, sans nourriture. Des dignités perdues. Des hommes à terre : 25 % de taux de chômage officiel en Espagne. Des châteaux envolés. En France, les bidonvilles réapparaissent, cachés dans les banlieues de la région parisienne.
Et ce matin, au coin de la 42e Rue à New York, des cartons, vestiges d'une nuit de plus dans la précarité de la rue, piétinés par la foule anonyme et morose que crache par vagues la sortie du métro.
Une femme va d'un passant à l'autre, en silence, portant sur un pull à col roulé un tee-shirt qui arbore en grandes lettres jaunes : Free hug. Les bras ouverts, elle propose gratuitement un hug, une accolade fraternelle, juste le temps de partager un peu de chaleur humaine, à celui ou celle qui en aura suffisamment envie pour répondre à cette invitation insolite. Je me suis arrêté, et laisse autour de moi le flux des passants s'écouler en me bousculant. Ils sont nombreux à se laisser surprendre par cette femme souriante et silencieuse, et à l'accueillir par une embrassade spontanée, dans des gestes aussi maladroits qu'émouvants. Quelques instants suspendus dans le flux de la vie, arrachés à la solitude et à l'anonymat pour se réchauffer le cœur et abandonner son corps à la simplicité d'une relation, gratuitement reçue et échangée. Quelques instants où deux êtres se disent au-delà des mots le bien qu'ils sont l'un pour l'autre, dans une bene-diction que les paroles n'auraient pas le temps ou la justesse de formuler. Éphémère relation tissée d'éternité. Anonyme donc universelle.
Mais où faut-il être arrivé pour que ce geste simple paraisse si incongru ? Et surtout, jusqu'à quelle profondeur de solitude faut-il nous être laissés descendre pour que le besoin puisse se manifester d'une chaleur fraternelle aussi ontologique, accueillie dans la seule reconnaissance d'une condition humaine partagée ?
À dire vrai, j'ai bien souvent cru accéder à la liberté en réduisant ma dépendance à ton égard, mon ami et frère d'humanité.
Consciemment ou pas, je cherche encore à éviter ta rencontre, dans ma vie de tous les jours, en baissant les yeux dans l'ascenseur, cher voisin de palier ; en changeant de trottoir, mendiant du matin ; en évitant de croiser trop longtemps ton regard, cher collègue de bureau ; en préférant le libre-service à ton baratin d'épicier de quartier, et en préférant la musique de quatre sous d'un supermarché à ta question à laquelle je ne sais même pas répondre : « Et comment ça va, ce soir ? »
Toi, l'autre dont me protège mon contrat d'assurance « au tiers » ; toi que j'épie derrière la caméra de surveillance de mon immeuble ; toi dont je me protège grâce à mes codes d'accès ; toi dont je fuis l'image en m'abreuvant des rêves publicitaires qui me parlent de moi-même et de ceux à qui je me crois libre de vouloir ressembler ; toi qui pourrais bien mourir derrière cette porte de palier, sans que je m'en aperçoive avant bien longtemps.
L'absence d'être : voilà ce dont meurt notre économie. En grec, oïkos nomia : oikos, « maison », et nomia, « science, art ». L'administration de la demeure, du lieu dont nous sommes les habitants et les dépositaires, voilà ce qu'est l'économie : l'art de vivre ensemble. Je regarde autour de moi. Je regarde en moi. Je ne vois pas beaucoup d'art, pas beaucoup de vivre, pas beaucoup d'ensemble.
Nous sommes très fiers de notre système monétaire, fiduciaire, scriptural et maintenant électronique, qui permet en un instant de s'acquitter d'une dette en tapant un simple code : un prix est affiché, qui permet de ne même pas débattre entre nous de la valeur de l'avoir et de l'être. Je paie, et nous sommes « quittes ». C'est dire si aussi vite nous nous retrouvons seuls. C'est à peine si j'ai levé les yeux vers toi, c'est à peine si tu m'as vu. Quelle importance d'ailleurs ? Nous sommes-nous même serré la main pour sceller cet échange ? Inutile, puisqu'il n'y a même pas eu d'accord entre nous : celui-ci était tacite et préalable, car l'étiquette d'un prix (ou mieux encore un code barre) témoignait d'emblée de l'inutilité d'une discussion.
D'ailleurs, qui es-tu vraiment, toi, l'autre de ma consommation quotidienne ? Existes-tu même lorsque je me retrouve, dans le vacarme d'un haut-parleur, seul face aux étagères débordantes d'un magasin déserté par l'humanité ? À la caisse, une barre en métal séparant sur un tapis roulant mes achats de ceux du client précédent nous sert de bâton de parole. Il m'annonce : « Client suivant ». Tu n'as pas à le dire, je n'ai pas à me présenter, tout est écrit. C'est d'ailleurs l'écran de contrôle de la machine à carte bancaire qui me salue d'un bonjour et d'un au revoir digitaux. Car toi, assise depuis des heures derrière ce défilement anonyme de marques et de chiffres, il y a longtemps que tu t'es réfugiée dans ta rêverie. Et moi, je suis déjà dans mon ailleurs. Cet endroit est un non-lieu. Oui, je dois reconnaître que mon économie d'abondance est bien solitaire.
Il est des sages pourtant, par-delà les océans, par-delà les âges ; d'outre-crise sans doute, qui ont cru trouver plus de richesse dans le dialogue que dans la transaction à laquelle il aboutit ou pas, et qui dans leurs sociétés vernaculaires ont organisé une économie de don et de contre-don, veillant soigneusement à ce que jamais le compte ne soit bon, pour que se prolonge indéfiniment l'enrichissement mutuel de l'échange. « N'en soyons jamais quittes, mon ami, pour continuer à jouir de ce temps perdu ensemble ».
De la vue de cette femme qui va de l'un à l'autre au coin de la 42e Rue avec son free hug, de ces personnes sans logis, sous leur amas de couvertures que personne ne voit plus au bord du trottoir, surgit brusquement la mémoire vivante d'une expérience dont je vis encore la résonance.
25 novembre 2001. De passage pour un conseil d'administration à Bombay, je prends un vol pour Delhi. Un ami en poste à l'ambassade de France m'y attend. Je dépose chez lui mes affaires de travail, me change, rassemble quelques vêtements dans un sac à dos et saute dans un GNC. Direction le campement tibétain de Majnu Katila. Sans lâcher le guidon de sa machine pétaradante, le chauffeur se retourne pour s'assurer que je ne me suis pas trompé d'adresse.
Le campement est situé au nord de la vieille ville, coincé entre la rivière Yamuna et la quatre-voies qui longe le bidonville de Majnu Katila. Nous l'atteignons à la nuit tombante. Je vais m'installer une semaine à la Potala House, une pension de famille à 2 euros la nuit, et passer mes journées à Nirmal Hriday, un « foyer pour les mourants et les destitués », tenu par les sœurs de mère Teresa.
Premier matin, je traverse l'avenue. À 6 h 30, les portes s'ouvrent. En cette fin de nuit fraîche, des ombres sous des cartons. Messe en hindi, hétéroclite et dénudée. Y assistent aussi quelques habitants du bidonville venus rendre la couverture qui leur a été prêtée pour la nuit. Puis tout démarre très vite. Une petite sœur en sari blanc me désigne mon « patron » pour ce matin : Ashok, un adolescent, bandeau blanc dans les cheveux. Il est l'un des orphelins qui ont grandi ici. C'est l'heure des soins et il fait office d'infirmier. Il me montrera.
Nous traversons une salle, dont l'odeur me soulève le cœur. Puis nous débouchons sur une cour. Je m'arrête sur le seuil : une centaine de personnes, assises, couchées pour la plupart, accroupies pour certaines, un brouhaha de plaintes et de râles, des odeurs indescriptibles de souillures et de blessures. Je suis réveillé de mon hébétement par mon patron qui me pousse dans le dos sans ménagement. Il tire un petit chariot sur lequel je distingue des pansements, de la gaze, de la Bétadine et quelques ustensiles. Nous nous arrêtons au milieu de la cour. Des pansements, des blessures se tendent vers nous. Je me retrouve avec des gants de plastique, des ciseaux, et une instruction : soigner.
Une jambe couverte d'un pansement de trente centimètres de long s'avance vers mes mains qui tremblent. Mes doigts découpent tant bien que mal le tissu souillé. Je tire. Il se plaint. La chair vient avec. Gémissement. Je soulève à peine : dessous, c'est indescriptible. Je suis horrifié. Ashok s'aperçoit vite que je ne suis pas l'infirmier que mon statut de volontaire français pouvait lui laisser entrevoir... Il me désigne du regard un pansement de trois centimètres sur trois : Try this one ! Dans l'odeur enivrante de l'éther, je reprends ma manœuvre. L'homme m'aide : du doigt, me désigne sa blessure, puis la Bétadine. Ah oui, bien sûr. De la gaze propre, qu'au bout d'une pince métallique je laisse tomber par terre. Pathétique. Un second morceau parvient malgré ma maladresse à se poser sur la plaie. Le pansement s'éloigne de ma vue. Avant qu'un autre n'arrive, je me relève. Je chancelle. Me voici au-dessus de cette mêlée humaine dont les mains s'accrochent à mes jambes.
Je me retourne vers l'entrée de la cour. Au-dessus de la porte, il y a une horloge : 7 h 30. Il n'y a qu'un quart d'heure que je suis ici ! Et il va falloir tenir une semaine. C'est impossible !
Je lève les yeux vers le ciel. Premiers rayons d'un soleil hivernal, qui transpercent les brumes de la Yamuna. Je respire, profondément, pour retrouver le calme intérieur. Enfin, je cède à l'appel de cette main qui s'est agrippée à mon tee-shirt. Je replonge...
Ashok comprend que malgré ma bonne volonté, je ne lui serai pas d'une grande utilité ce matin. Il me désigne quelqu'un qui m'entraîne dans la salle que nous avons traversée tout à l'heure. De nouveau, cette odeur si forte de la nuit et de ses souillures. Et puis là, à gauche, un vieil homme mourant, presque inconscient, est allongé sur un lit, nu sous une chemise trempée d'urine. Il est intubé et transpire, les yeux mi-clos. À trois, nous devons le soulever et le poser à terre, sur le carrelage, puis le laver, à l'aide de tissus trempés dans un seau d'eau, qui serviront pour les soins corporels, éponger l'alèse du lit et nettoyer le sol de ses défécations. Je retiens ma respiration. Nous nous activons. Je tiens sa tête qui roule entre mes mains lorsque nous le reposons sur le lit. Je me relève lentement, et mon regard tombe sur cette inscription au-dessus de lui, peinte sur le mur : The body of Christ. Je me souviens que mère Teresa l'a fait inscrire dans tous ses foyers. Je l'ai vue en photo sur un livre. Cette fois, j'y suis. Un choc qui me fait tituber.
Il est 8 heures. Les soins et la toilette sont terminés. Petit déjeuner dans la cour, d'une timbale d'acier emplie de tchai brûlant et de biscuits. C'est le premier matin. Comment tiendrai-je une semaine ? Pour me secouer, je saisis un balai et entreprends de nettoyer intégralement le carrelage du dortoir. J'y mets tout mon sens de l'organisation et de l'efficacité. En trente minutes, j'ai terminé. Petite satisfaction d'avoir pu faire quelque chose d'utile. Le lendemain, je m'aperçois que j'ai fait le travail de Sudip, un homme-tronc qui, grâce à sa morphologie, se glisse facilement sous les lits et s'en est donc fait une spécialité. Le nettoyage du dortoir, c'est sa contribution à la communauté. Il y passe la matinée. Ma volonté d'efficacité l'a privé de cette dignité. Je me sens vraiment stupide : comme elle est complexe et délicate, la relation d'aide !
Lentement, au fil des heures, mon regard se pose sur ces personnes et ce lieu où elles vivent. Je commence à percevoir le fonctionnement collectif de cette communauté. Ses règles, ses rites, ses querelles, ses clans. Ses caïds, ses pauvres et ses exclus. Il me faut plusieurs jours pour apprendre à voir le corps, oser remonter vers le visage, croiser enfin le regard de ceux qui portent les pansements que je change le matin. Je prends mon temps. Quelques mots échangés, parfois un sourire, souvent rien. Juste ce mouvement inimitable de la tête, ce hochement sur le côté, qui veut dire tant de choses chez les Indiens : un oui, un merci, un non merci. Qui dit : « Nous sommes quittes ». Ils ont raison : ils ne me doivent rien, j'ai choisi d'être ici, pas eux.
Les jours passent, et je m'aperçois que j'en fais de moins en moins. Comme il est difficile de ne pas encombrer l'autre des débordements de sa propre compassion ; difficile de laisser aller, grandir, tomber, souffrir, de laisser vivre et mourir ceux que je crois aimer, ici ou ailleurs, sans déverser mes propres peurs dans une aide pesante, une amitié trop présente. Réaliser surtout que ce sont mes propres blessures que je suis venu apaiser, bien sûr. Mais lesquelles ?
Ne rien faire. C'est l'attitude la plus juste qu'il me semble finalement possible d'adopter. J'attends que ceux ou celles qui le souhaitent viennent à moi. Assis contre un mur de la cour, le monde apparaît différent : même ici, il y a ceux qui sont debout, vont et viennent, affairés, sans doute au bien d'autrui, en tout cas au leur, sans même en être conscients ; et puis il y a ceux qui sont accroupis, assis, couchés, et qui y restent. Moments partagés avec ceux-là.
Caresses de mains qui n'ont rien d'autre à donner ni à recevoir. Juste un moment de tendresse, dans la tiédeur du soleil d'hiver, pour maintenant. Un free hug. Ça tombe bien, je crois que j'en avais bien besoin !
Je sors de ma rêverie. Back to New York. Accéder à ma propre apesanteur pour vivre avec plus de légèreté. Dans les bourrasques de novembre, je lève les yeux sur ces hommes et ces femmes, qui se croisent sans se voir, et marchent la tête rentrée dans les épaules pour éviter la morsure du vent à la sortie du métro. Me vient l'image de la vallée d'Ézéchiel dans la tradition juive : soufflera-t-il, ce grand vent sur les ossements desséchés, redonnant vie à ce qui était mort ? En eux, en moi ? Comme cette femme ce matin-là à New York, aurai-je envie d'être passeur de ce free hug, de ce que j'ai reçu à Delhi ?
Fin d'une réunion à Manhattan. Rien d'autre que la peur ou l'avidité ne me semble avoir habité nos discussions. « Pourquoi existez-vous ? » m'a demandé ce gérant de hedge fund, en parlant de notre entreprise. J'ai respiré un grand coup, et failli lui retourner la question. Une fois encore, le seul sujet a été shareholder value. Une pensée lobotomisée, déshumanisée.
J'en ai vraiment assez. Ascenseur. Je rentre à Paris ce soir. Pour rejoindre l'aéroport, une limo noire, arborant un panneau à mon nom derrière le pare-brise, m'attend en bas du building. Je monte. L'habitacle est empli d'un flot de musique. Par réflexe, je me penche en avant pour m'adresser au chauffeur. J'ai des coups de fil à passer et j'ai besoin de silence. Mais soudain les sons prennent sens : je reconnais la mélodie du Concerto pour piano n° 1 de Chopin. Elle revient de très loin, l’œuvre qui a habité mon adolescence et semblait justifier à elle seule les heures que je passais devant mon clavier ou dans la biographie de Rubinstein. Tout se tait en moi. Les « chevaux écumants du passé » font halte à l'auberge du présent, comme l'a promis Christiane Singer.
Brooklyn défile lentement derrière la vitre, au rythme du stop and go des embouteillages. Tableaux de la vie de cette banlieue modeste, rehaussés par le romantisme de la mélodie, comme la bande-son d'un road movie. Scènes familières de femmes volubiles à l'entrée d'immeubles en brique, d'adolescents bondissants sur des terrains de basket mutilés. Des colliers de petites maisons aux couleurs délavées enfilées comme des perles le long de la highway. Je les vois comme jamais, d'un regard transfiguré par la vibration dans laquelle elles apparaissent. La musique dilate l'espace et j'habite cet endroit, chacun de ces instants anonymes volés est mien, ses couleurs, ses odeurs, la rumeur sourde de sa vie. Je suis du Queens comme de Varsovie, d'ici comme d'ailleurs.
Éclat somptueux des derniers accords. Le silence. Puis viennent les mots. Il s'appelle Leonid, « mais ici on m'appelle Leon ». Il est russe, émigré aux États-Unis depuis seulement trois ans. À Moscou, il était pianiste titulaire à la radio. Dans un anglais approximatif, nous parlons de musique et il me raconte les heures de travail dans les écoles russes, les premiers concerts, les enregistrements, la gloire, la déliquescence d'un système, sa fin, la faim, l'errance, le départ... la vie, quoi.
Parfois les mots nous manquent pour exprimer Chopin ou ses interprètes. Alors nos regards se croisent dans le rétroviseur et nous nous comprenons. Nous nous reconnaissons, voyageurs du temps, habitants d'un monde invisible dont nous avons l'émergence en partage. Je me remémore quinze ans auparavant, à Paris, ce regard las du chauffeur de taxi à qui il avait été intimé d'éteindre la radio. Et puis ces paroles sans appel : « Il doit comprendre que tu n'es pas du même monde ».
Et non, justement ! Il n'y a pas deux mondes, mais un seul, peuplé d'une infinité d'univers, au sein desquels seule notre peur nous empêche de circuler librement. Ce jour-là, Leon m’a réouvert les portes de cet espace entre l’essence et l’existence, où se déploient les harmoniques de la musique.
Alors, désormais, Bach et Chopin m’accompagneront partout, eux que mes doigts avaient enveloppés dans le linceul d’une amitié d’adolescence perdue.
Pianos anonymes des halls d’hôtel de São Paolo, de Djakarta, de Hangzhou, de partout, dans le petit matin, qui m’ont ouvert leur clavier à la descente de l’avion, avant les réunions de la journée. Pianos joués à bras ouverts au Steinway Hall sur la 57e Rue à New York. Celui du local syndical au siège de Danone, à Paris, au second sous-sol. Et bien d’autres encore.
Hôtel Royal à Évian, la « maison de famille de Danone » (enfin, de ses dirigeants), un après-midi d’hiver, juste après Noël. L’établissement est fermé pour travaux (nous logeons pour deux nuits à l’hôtel Ermitage, juste au-dessus du parc). Avec l’amicale complicité de la gouvernante, je pénètre dans la grande bâtisse endormie, veillée par ses arbres centenaires.
De vastes voiles de plastique transparent tapissent le hall bleu et or, dont le froissement salue mon entrée. Du lac Léman, en contrebas, monte au travers des hautes vitres une lumière diaphane, qui se répand dans le salon et sur ses velours bleus. Les meubles familiers sont endormis sous leur protection de drap. Un froid feutré glisse sous les portes et tourne dans l’air. Le grand piano m’attend là, à sa place. Je l’ouvre lentement. De ses touches glaciales, les notes montent le long des tentures, vers l’azur des plafonds, pour se perdre une à une dans le silence, jusqu’à ce que la nuit vienne doucement éteindre la musique.
Été 2005. Je viens de m’installer en Chine pour deux ans et je cherche pour mes nuits la compagnie d’un piano. Pour quelques milliers de dollars, on me dit que je peux en trouver d’occasion, à l’académie de musique. On annonce un typhon dans le week-end et il fait très lourd. Me voici marchant à la suite d’une Chinoise dans un immeuble crasseux. Huitième étage, un corridor sombre, puis la grande salle des pianos. La lumière laisse tomber des rais d’air épais qui tachent les draps jetés sur les galbes assoupis. Ils ont joué dans toutes les salles de Shanghai, et c’est l’heure où ils somnolent dans la torpeur humide de la ville. Un ventilateur se met à vrombir, m’invitant à m’asseoir, et bientôt, sous la caresse des doigts, ils s’éveillent l’un après l’autre. Instant hors du temps. Bach to China.
Budapest, une convention de managers Danone. J’ai passé une partie de la journée sur une estrade, face à trois cents personnes (c’est moi le « chef »). Je suis las. Il est bientôt 1 heure du matin. Les conversations traînent sans finir, car rien ne presse : c’est l’entracte de la nuit. Tandis que les magiciens du son et de la lumière s’affairent derrière des tentures à monter la scène pour le lendemain, je déniche un piano droit dans un recoin d’escalier. Quelques notes de Chopin, juste pour délier le temps avant le sommeil. Une voix derrière moi, je me retourne. « Salut, je m’appelle Didier. C’est moi qui t’ai filmé toute la journée. C’est sympa de faire ta connaissance pour de vrai ». Nous parlons. Quand il n’est pas derrière sa caméra, Didier est musicien, compositeur ; nous échangeons sur l’interprétation des valses et des nocturnes. Il a travaillé Chopin à sa façon. Il me donnera un de ses CD, que j’ai toujours.
Le lendemain, j’accepte en plaisantant de jouer pour la fête de la Musique, le 21 juin suivant, dans les bureaux de Danone à Paris. Trois mois plus tard, ils n’ont pas oublié. Je suis requis. Ce sera la seule fois. Il y a si longtemps (vingt-cinq ans !) que je n’ai joué pour quelqu’un ! Il y a beaucoup trop de monde à mon goût. Avant de m’asseoir devant le clavier, je fais part de mon désarroi en quelques mots à celles et ceux qui sont venus pour m’écouter, un peu surpris. Alors j’ajoute : « Vous vous attendez sans doute à un truc brillant, mais je vais jouer un morceau très court. Je ne sais pas si j’arriverai à le terminer, mais j’ai besoin de chacune et chacun de vous pour le faire, parce que c’est pour vous que je vais essayer ». Je m’assieds dans un silence absolu. Doucement, la mélodie très simple du Nocturne n° 1 de Chopin traverse ma peur et rejoint les uns et les autres. Dernière note, je m’arrête. C’est fini. Encore un silence, le temps pour chacun de revenir lentement de ce voyage que nous avons fait tous ensemble. Bien longtemps après, encore récemment, on me reparlera de ce moment un peu particulier. Comme une naissance, une venue au réel, une bulle qui enfle, et éclôt, une fleur qui se donne, en ce seul instant où elle livre son parfum, j’ai deviné ce jour-là qu’en moi le piano avait révélé le peu qu’il avait à dire. Son automne est, depuis, passé sur mes doigts, et puis le temps est venu lentement, paisiblement, cette fois-ci, où il s’est tu, de nouveau, dans l’hiver de ses jours.
Les taxis sont restés mes amis, et souvent, je pense à Leon, dans sa limo noire, qui, au travers des faubourgs du Queens, m’a conduit beaucoup plus loin que l’aéroport. Qu’ils sont étranges, ces couloirs, qu’ils sont effrayants, ces gouffres intérieurs qu’ouvre la porte de l’altérité lorsque nous consentons à la pousser. Vers quelle beauté, vers quelle nouveauté nous mènent-ils ?
Emmanuel Faber, in Chemins de traverse,
Vivre l’économie autrement (Albin Michel)