Or, près de
la croix de Jésus se tenait sa mère, avec la sœur de sa mère, Marie femme de
Cléophas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d'elle le disciple
qu'il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il
dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à partir de cette
heure-là, le disciple la prit chez lui.
Jean 19,
25-27.
Arcabas - Polyptique "Passion Résurrection" (détail) |
Barabbas
et le centurion Longin.
BARABBAS.
– Parmi la foule j'étais là
En contrebas des trois
croix qui couchaient leur ombre oblique
Sur nos corps amassés.
Les
ténèbres du cachot, je ne venais de les quitter que pour pénétrer dans cette
ombre,
Car
il fallait que je le toise,
Mon vicaire, mon remplaçant,
Il fallait que j'aperçoive
sa mère là debout,
Écrasée sans fin et pour
cela debout,
Droite pour mieux tout
prendre de plein fouet,
Le gibet dans le ventre,
Les trois clous aux
mamelles,
Les épines perçant ses
propres tempes claires,
Tandis que moi j'étais
heureux,
J'étais heureux et je
riais, heureux,
Heureux qu'il meure à ma
place,
Heureux que sa mère souffre
au lieu de la mienne,
Et sur ma figure,
sautillant, ce sourire nerveux...
LONGIN.
– Bien extérieur à cette tragédie j'étais.
Assis sur mon cheval,
perché au haut d'un tertre,
Depuis belle lurette
j'étais accoutumé à voir la mort en train de jouir par ses trois poteaux
dressés.
J'attendais la fin de mon
service, voilà tout.
Qu'ils
mettent du temps à crever, ces pendards !
La
mort lente, soit ! mais on ne pense jamais à la fatigue du fonctionnaire
qui veut rentrer chez lui.
Mes
soldats jouaient aux dés pour se divertir, tiraient au sort qui aurait telle ou
telle dépouille du moribond.
J'aimais
à organiser ces tombolas du Calvaire.
À
qui les sandales dont vous pourrez à loisir lier et délier la courroie ?
À
qui la tunique sans couture tissée par cette mère déchirée là-bas ?
BARABBAS.
– J'insultais avec les autres,
Je gueulais plus fort que
les autres même, pour couvrir mon malaise,
Et sur Marie et le
disciple, et les autres suiveuses, je jetais des regards que j'aurais voulu
compatissants,
Mais
malgré moi il y pétillait l'allégresse, le plaisir bouffi du plus chanceux,
Parce que ces planches, c'était pour moi,
Parce que ces planches, c'était pour moi,
Et ce jour, ce devait être
mon jour, le dernier,
Assassin au milieu des
voleurs... Mais voici que je dormirai et me lèverai encore puisque à ma place
sur la couche verticale,
Il y avait cet homme qui
avait le même nom que moi :
Iéoshoua Barabbas, Jésus,
fils du Père,
Le même nom et ce n'était
pas le même,
Comme s'il s'agissait d'une
erreur administrative,
Et
dorénavant, quand on m'appellerait, je serais bien forcé de penser à lui,
Je
me retournerai pour à chaque fois l'avoir en face,
Avec sa tête sanglante.
LONGIN.
– Il fallait en finir avant le sabbat.
Après un bâillement, je
pris ma lance et partis au petit trot.
Aux deux autres coriaces,
on leur brisa les jambes, pour activer le travail.
Mais lui, le tout-faible,
il était déjà mort. Alors je regardai sa mère, histoire de lui faire comprendre
que je ne faisais que mon sale métier, puis
Je visai juste entre deux
côtes,
Par jeu, pour lui
transpercer... Était-ce son cœur ou le mien ?
Ce jour, ce jour plus
sombre que la nuit, puisqu'il n'éclairait que l'horreur, cessa soudain de faire
semblant.
La
terre trembla, le ciel s'obscurcit, les dalles des caveaux grincèrent, mon
cheval se cabra en hennissant la peur,
Mais
ce n'était rien auprès du bouleversement en moi,
Rien
auprès du mort qui se redressait vivant hors du sépulcre de moi-même,
Et
des mots me sortirent du corps,
Comme si j'avais attendu
toute ma vie pour les prononcer,
Comme si tout ce
remue-ménage de la terre et du ciel, c'était pour faire décor à ces mots qui me
sortaient de la bouche, malgré moi, mais du fond de moi,
Comme si je crachais mon
sang...
BARABBAS.
– Ce devait être moi sur la croix du milieu.
Aussi ce coup de lance, il
m'entra dans le flanc, et la haine y entra avec, dure et froide comme la lame
de fer :
Je me jurais à moi-même de
venger cette mère et que ce centurion ne passerait pas la nuit.
J'en avais tué d'autres,
des Goyim, j'avais voulu délivrer Israël de l'occupant romain, mais là, c'était
autre chose,
Une haine qui me fondit
dessus comme l'Esprit du Seigneur.
Ô soir unique de la Pâque,
soir de l'exode vers la terre promise et de la mort des premiers-nés des
Égyptiens et du bétail,
Soir de la délivrance et du
dernier fléau,
Soir ce soir-là renouvelé :
Les azymes sortis du four
avaient étrangement levé,
Les bougies du sabbat
étaient soufflées par d'improbables courants d'air,
Les herbes amères étaient
trop douces à la langue, et la chair de l'agneau, inexplicablement dure,
fatiguait les mâchoires,
Son sang dont on avait
badigeonné les montants des portes pour barrer le passage à l'ange destructeur,
ne voulait pas tenir et coulait sur le sol,
Les Lévites en tremblant
faisaient raccommoder le rideau du sanctuaire.
On racontait que des morts
se promenaient en ville, en sorte que certaines veuves avaient verrouillé leur
maison et n'arrivaient pas à dormir,
Des
soldats jouant au tric-trac virent trop de fois le dé s'immobiliser sur son
arête, tandis que d'autres, dans les bordels, s'étonnaient de l'étreinte des
filles, plus sauvage que d'habitude, parce que la vue des pendus les avait éméchées,
mais qui, soudain, pleuraient de honte dans leurs bras.
Jérusalem partait à la
dérive sous les trois mâts sans voiles du Calvaire.
À la faveur de ce tumulte,
je me glissai dans le campement du centurion, déjouai sa garde, entrai dedans
sa tente. Ce qu'alors j'aperçus...
Il répétait des mots comme
un qui apprend une langue étrangère : « Celui-ci... le fils de
Dieu... vraiment... » Et il pleurait, il pleurait sur la lance qui
saignait encore,
L'arme qui ne blessait plus
mais qui était blessée.
Quand il releva la tête, je
vis dans son regard quelque chose... Il me dit.
LONGIN.
– Je t'attendais.
BARABBAS.
- Je viens pour te tuer, salaud.
LONGIN.
- Approche donc. Les mêmes images nous hantent, le sais-tu ?
Moi-même, de me tuer, j'ai
essayé tout à l'heure.
Essayé
de me trancher la gorge, d'enlever ces mots de prophète juif qui la remplissent
malgré moi, comme un vomissement d'ange.
Mais je n'y arrive pas. La
lame se dérobe. La lame est devenue elle-même blessure, tandis que la blessure,
celle que j'ai faite à ce Jésus,
La blessure m'a transpercé.
Regarde si toi-même ton
poignard n'a pas fondu comme un morceau de glace dans ta poche.
BARABBAS. – D'où vient que
nous, deux ennemis natifs, nous nous parlons dans ce silence et cette intimité
profonde ?
Est-ce la même blessure à
nos deux âmes, et ces blessures devisent entre elles malgré nous comme deux
vieilles connaissances ?
LONGIN. – Il y a surtout cette
femme, cette mère au pied de la potence...
BARABBAS.
– Dis-moi : as-tu vu comme j'ai pu voir ? Je me frottais
les paupières d'incrédulité.
Moi qui me réjouissais que
son Fils fût mort au lieu de moi,
Se peut-il qu'elle m'ait
regardé comme son propre fils ?
LONGIN.
– Moi qui suis Romain et qui ai traversé de fer
Le torse de son enfant,
Ses yeux m'ont transformé
moi-même et me voilà parlant comme un enfant de Sion.
Femme
plus redoutable que la Gorgone dont le regard changeait les hommes en statue :
son regard à l'inverse change nos cœurs de pierre en chair,
Vulnérables à toutes les
flèches de l'amour.
BARABBAS.
– Son regard nous couvait, nous enfantait ensemble
À une fraternité
impossible.
Comme il m'eût été plus
facile de te ficher ce poignard dans la trachée !
LONGIN. – Et moi de te
livrer à ma garde qui s'ennuie et comme un chat languit après une souris pour
amuser ses griffes.
Qu'allons-nous faire à
présent ?
Il va falloir cacher cette
amitié mieux qu'on ne cache un crime.
Qui croira que ce qui nous
arrive est possible ?
BARABBAS.
- Qui sait ? D'autres choses impossibles sont en train
d'arriver.
Jérusalem, sous les trois
mâts du Golgotha,
Le vaisseau de ton Temple a
largué les amarres.
Fabrice Hadjadj, in Passion Résurrection (Cerf)