jeudi 5 avril 2012

En communiant... Marie-Dominique Molinié, La douleur de Dieu


La douleur de Dieu reste hors de nos prises, elle déroute même les âmes du Purgatoire : il faut attendre le Ciel pour la comprendre. Sur terre il y a deux façons de l'évoquer : soit en avouant qu'il n'y a pas de douleur en Dieu, mais un attribut mystérieux dépassant la distinction, créée donc grossière, entre la joie et la souffrance — attribut où « le plaisir et la douleur disparaissent à l'horizon », dit Lewis, pour se trouver engloutis dans quelque chose qui ne ressemble à rien de ce que nous pouvons concevoir, plus délicieux que toute béatitude et plus douloureux que toute souffrance, mais qui en vérité n'est ni douloureux ni délicieux, car rien de ce que nous entendons n'est le mystère de Dieu, proclame saint Augustin !
Une autre manière d'évoquer la douleur divine, c'est de la définir comme une perfection pure — aussi pure que celles attribuées tranquillement à Dieu par les théologiens : amour, connaissance, éternité, etc. Ce que j'ai fait ces dernières années, et je crois que cela tient la route. Connaître est toujours une perfection : connaître le mal qui s'oppose à l'Amour est donc une perfection de l'Amour... et une souffrance, car ce serait une imperfection de rester impassible en face d'une telle horreur.
Cette considération est aussi vraie que la première, et aussi fausse : pour parler de la douleur de Dieu, il faut donc associer ces deux présentations en les opposant l'une à l'autre, pour plonger dans le trou noir de la contemplation. On peut alors soupçonner que si Dieu veut nous introduire plus profondément que les Anges dans le mystère de sa folie face aux ténèbres du péché, voire de l'enfer, Il nous offrira un progrès d'un autre type que celui de l'intensité de l'amour ou de sa gloire.
J'affirme donc qu'à côté des attributs traditionnels il y en a un particulièrement mystérieux, répondant aux manifestations émotives que signale la Bible de la part de Dieu en face des pécheurs et du péché. La plupart y voient un anthropomorphisme, à partir duquel on s'installe confortablement dans un fauteuil dogmatique pour imaginer n'importe quoi sur le Dieu de la Bible — n'importe quoi sauf une émotion réelle, et surtout pas une souffrance.
À quoi j'oppose l'attribut mystérieux, insoupçonnable au cœur et à l'intelligence de l'homme, répondant particulièrement au défi de saint Augustin : si tu crois comprendre, c'est que ce n'est pas Dieu. Cet attribut serait à la fois douleur et non-douleur, au-dessus de la différence entre plaisir et souffrance, joie et agonie, mais retenant tout ce que ces mots désignent de positif. J'aboutis alors aux deux interprétations signalées :
— une perfection pure qu'on peut transposer en Dieu à travers la voie d'éminence, où tous les attributs deviennent faux à 90 % par excès de perfection : ainsi en serait-il de la douleur, connaissance par l'Amour infini du refus qu'on lui oppose ;
— un attribut qui ne mériterait plus vraiment le nom de douleur, mais correspondrait à un aspect de la vie divine rigoureusement inaccessible à notre intelligence terrestre, non révélable aux Anges avant la Vision, mais qu'il a plu à Dieu de révéler au peuple juif, mieux encore aux chrétiens : cherchant alors un mot pour évoquer cet attribut mystérieux, Dieu n'a trouvé que la douleur pour en offrir quelque soupçon.
Cela revient à dire qu'il faut infliger à ce concept des traitements insensés avant d'avoir le droit d'en parler au sujet de Dieu. En fait c'est vrai de tous les attributs divins, mais on ne s'en aperçoit pas trop sur la terre, on ne le comprendra qu'au Ciel. Pour la douleur on est tenté de la récuser, mais il faudrait récuser la Bible et la Révélation ; le pré-carré des esprits honnêtes se dit qu'il n'en a pas le droit, se triture les méninges pour capter le message divin de façon aussi peu grossière que possible, balbutie comme tous les Pères, proclame que c'est de la paille comme saint Thomas... et finit par bafouiller comme moi !
Au terme de tout cela, je propose deux formules pour désigner cet attribut, ou plutôt une seule balbutiée de deux façons :
La douleur infinie d'une douceur infinie.
La douceur infinie d'une douleur infinie.
Eucharistie et douleur de Dieu
Saint Paul présente la folie de la Croix comme l'expression suprême de l'Amour divin. Il faut donc lier l'eau vive à cette môria (ou délire), dont Jésus nous a offert la saveur (omne delectamentum) dans l'Eucharistie : c'est sa chair crucifiée, puis ressuscitée, qu'il donne à manger, son Sang répandu qu'il donne à boire — ce n'est pas sa chair — « tout court ».
Nul ne saurait avoir faim de l'Eucharistie sans avoir faim et soif de l'étreinte physique unissant notre corps (et pas seulement notre âme) au Corps crucifié et ressuscité de Jésus. Cette fusion définit la res et sacramentum (signe et réalité) de l'Eucharistie : je l'appelle stigmatisation, mystère foncièrement eschatologique. Les stigmatisés le manifestent imparfaitement à travers des charismes visibles qui ne sont pas l'essentiel de l'étreinte entre Jésus et nous — essentiel distillé, je le répète, par chaque communion.
Le fruit précis de l'Eucharistie n'est donc pas l'augmentation de la charité, mais cette étreinte corporelle désirée par la charité. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang » aura quelque chose que les Juifs n'ont jamais eu : à sa façon il ne mourra pas, car chez lui, et chez lui seulement, vita mutatur non tollitur (la vie est transfigurée sans être ôtée)... comme pour les Anges, mais avec un corps semblable à celui de Jésus, soumis à la folie de la Croix et de la Résurrection.
Y a-t-il un lien entre cette étreinte corporelle et l'initiation à la douleur de Dieu ? Nous arrivons là au point le plus mystérieux et le plus difficile. Quand Jésus parle de l'eau vive à la Samaritaine, on peut imaginer qu'il s'agit de l'amour infini, de la « douceur nucléaire » dont parle Frossard, offerte aux Anges (ce qui suffit à provoquer leur épreuve), refusée aux hommes avant la venue du Sauveur (du moins je l'ai cru, aujourd'hui je ne sais plus trop) : bref, la Gloire dans laquelle on débouche dès qu'on accepte la mort de l'amour naturel. Mais je ne suis pas sûr que cela suffise à définir l'eau vive proposée par Jésus à la Samaritaine depuis que mon attention se trouve attirée vers la saveur de ce que saint Paul appelle la folie de la Croix.
Cette saveur que je soupçonne être celle de la douceur ressuscitée, l'onction dont parle saint Léon et que les païens ne voient pas quand ils contemplent la Croix, cette saveur est effectivement liée à la Passion. Le feu que Jésus est venu « jeter sur la terre » est lié à la Croix et à la Résurrection :
« Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi ». Cela donne une portée redoutable à la parole « Nul ne vient à moi si mon Père ne l'attire » : il est impossible de se laisser vraiment séduire par le Christ, si ce n'est « crucifié ».
Dire cela est nouveau pour moi je l'avoue, car les Apôtres étaient séduits, et cependant ils refusaient la Croix. Il y a donc en apparence deux séductions du Christ : celle de la Gloire ou du Ciel (« Tu as les paroles de la vie éternelle ») constitue comme un piège pour attirer les Apôtres vers celle de la Croix.
« Quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même »... et Pierre s'est fait piéger : il a tout quitté pour suivre Jésus, il était prêt à donner sa vie pour le faire Roi... mais le Christ lui dit « Arrière de moi, Satan, tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! »
La deuxième séduction, Jésus commence à l'offrir presque timidement quand Il demande « Pierre, m'aimes-tu ? » C'est elle qui renversa Paul sur le chemin de Damas : le Christ ressuscité ne fait qu'un avec le Christ crucifié, et on ne peut pas être séduit par Lui sans être emporté vers la folie de la Croix.
Cela signifie au fond qu'il n'y a qu'une seule saveur, révélée progressivement aux Apôtres et à tous les disciples, plus brutalement à Paul le persécuteur : la folie de la Croix... plus précisément, je crois, la douceur ressuscitée de Jésus sur la Croix, que je voudrais mieux expliquer.
L'irruption de la Gloire nous inflige à tous, Anges ou hommes, une mort dont le pressentiment ne peut pas éviter d'engendrer une épreuve redoutable : la peur de l'Infini. Pour les Anges c'est facile à comprendre, si j'ose dire — étant bien entendu que je n'y comprends rien. Mais c'est le seul fil conducteur pour entrevoir que certains aient pu pécher : l'Infini a quelque chose de terrifiant par sa douceur même, je l'ai dit et redit à la suite de Frossard (il faudrait placer ici tous les développements passés, présents et à venir, que je voudrais offrir à ce sujet).
C'est donc un mystère de savoir pourquoi l'Infini est la source inéluctable d'une grave tentation lorsqu'il nous propose de disparaître dans sa folie. Mais c'est un autre mystère, plus subtil et fascinant, que Dieu puisse nous séduire tous, Anges ou hommes, par son Amour : si la métamorphose à subir pour entrer dans la Gloire est une telle mort, comment fait-Il pour séduire les Anges (même les démons, qui diraient Oui s'ils écoutaient cette séduction), les hommes, les pécheurs... alors qu'ils ne sont pas dans la Vision et mesurent avec effroi le gouffre dans lequel Dieu les invite à se jeter ?
Jésus lui-même à l'Agonie, je l'ai assez dit, malgré la Vision qui le rendait impeccable en plongeant sa charité dans la béatitude, a expérimenté à son paroxysme le vertige que l'Infini inflige à la nature, même surélevée. Pourtant l'Infini comme tel ne pouvait plus L'écraser, car Il en avait la Vision : s'il n'y avait eu que cela, son amour naturel n'aurait pas résisté (même par mode de supplication) à la séduction que sa charité savourait pleinement. Il a bien vu qu'il fallait mourir, mais la suavité de l'Amour aurait dû L'entraîner sans combat vers la mort de l'amour naturel.
Seulement la folie de cette douceur comportait une dimension intolérable à Jésus lui-même, et que les Anges n'ont pas eu à connaître : elle se livre sans défense au refus des démons et aux horreurs de l'enfer. Là, malgré la Vision, la liberté de Jésus ne pouvait pas suivre sans livrer un combat contre l'écrasement de sa nature devant la folie de la Croix, retentissement dans sa chair de la douleur de Dieu. C'est cela que je voudrais scruter davantage...
Les Anges ont eu peur de l'Infini : tous les Anges, je tiens à l'expliquer le mieux possible, toujours en balbutiant bien entendu. Leur charité n'a jamais eu peur de l'Amour infini, mais leur amour naturel, si ! Cela oblige à distinguer deux instants dans l'histoire de cet amour : un premier non glorifié, un deuxième ressuscité. Entre ces deux instants, la « mort des Anges » de saint Bernard (je répète que la charité n'a pas à mourir : elle fond immédiatement à la chaleur de l'Infini, même dans l'obscurité de la foi).
Donc ce qui fait peur à l'amour naturel, c'est l'infinité de l'Amour dont il doit subir le contact par l'intermédiaire de la charité et des dons du Saint-Esprit. Contact suffisamment réaliste et redoutable pour que le langage humain le compare à un feu dévorant, détruisant cet amour pour le ressusciter en cendres — cendres de gloire où, toujours distinct de la charité, il revivra selon une intensité mille fois supérieure. Brûlé par l'infini, non infini lui-même : la charité au contraire n'est pas brûlée par l'Infini, car elle se fond avec Lui dans l'égalité d'amour.
C'est une fois pour toutes la définition de la Gloire. Les corps glorieux ne sont pas infinis, mais ils sont brûlés par le feu de la charité comme de la Vision, et cela suffit pour les rendre divins autant qu'ils en sont capables. Ce statut de l'être créé, glorifié par l'infini sans être infini, n'a guère été étudié par les penseurs, y compris par moi. Cela n'avait pas beaucoup d'importance tant qu'il ne s'agissait que du corps : mais je ne soupçonnais pas que dans l'âme aussi il y a des puissances, ou au moins des opérations, inférieures à la charité, donc brûlées au Ciel par la charité, glorifiées par le feu de l'Infini autant que le corps, sans se dissoudre en Lui comme la charité.
Presque toute la psychologie humaine semble disparaître au Ciel, qui apparaît facilement inhumain aux yeux du pauvre peuple, plus encore aux yeux des docteurs qui s'en font une idée trop élevée — il n'est plus question d'y jouer à la balle ! Seulement, à force de ne pas jouer à la balle, on en arrive à ne pas jouer de l'orgue, ni de la voix humaine : plus de chants, de danses, de rires, de pleurs et de jeux... alors il n'y a plus de Liturgie au Ciel — ce qui est rigoureusement contraire à la Révélation.
Si donc on veut respecter les descriptions de l'Apocalypse, il faut se fatiguer pour intégrer la psychologie humaine non divine, non infinie, dans la gloire du Ciel. Elle y reçoit la vitalité originale du fini brûlé par l'infini. Ce n'est pas la vitalité que nous connaissons sur la terre, ni celle des Anges au premier instant : pour passer de cette vitalité non glorifiée à la vitalité céleste, il faut subir le baptême évoqué par Jésus, mourir pour ressusciter, être salé par le feu et en ressortir comme le Phénix ressort de ses cendres.
En disant cela, on peut soupçonner ce qu'a pu être l'épreuve des Anges, et un peu l'Agonie du Christ. On admet (en tout cas j'admets) que la douceur immaculée de l'amour naturel, dans le cœur terrestre de Jésus, peut mourir pour ressusciter en douceur glorifiée à la suite de la sueur de Sang, et que possédé par cette douceur glorifiée le Christ a désormais, si j'ose dire, tranquillement subi la Passion... d'une tranquillité qui n'est pas de ce monde : la douceur d'un amour humain brûlé par la charité, sans être la charité.
Ici donc je dois me plaindre que nul n'ait cherché à mieux scruter ce que pouvait être la psychologie non-glorifiée du Christ. Que personne (à commencer par moi) n'ait su voir à quel point le Cœur du Christ était vulnérable pendant les jours de sa vie mortelle. Ce Cœur qui pleure sur Jérusalem, se déchaîne contre les marchands du Temple, se trouble à la veille de la Passion, résiste à Pierre en lui disant « Tu es pour moi une tentation de ne pas subir la Croix », se réjouit de voir le démon tomber comme un éclair, n'apprécie pas le bavardage de ceux qu'il voudrait guérir discrètement pour ne pas hâter l'heure de la Passion, discute avec sa Mère et n'est pas toujours d'accord avec elle, pleure sur Lazare, etc. toutes activités qu'il ne saurait plus avoir au Ciel, mais qui demeurent sous une autre forme, car leur distinction d'avec la charité demeure éternellement.
Alors au Ciel elles sont en cendres et en feu : qu'est-ce que cela veut dire ? Je n'en sais rien, mais cela veut dire quelque chose : autonomes, non divines, non infinies — et brûlées par l'infini. Si on admet cela, on mesure ce qu'a d'invraisemblable le miracle de la vie non-glorifiée du Christ : comment des activités aussi humaines ont-elles pu se dérouler « semblables à nous en toutes choses excepté le péché », alors que l'âme de Jésus voyait Dieu face à face ? Les modernes déclarent tranquillement que c'est impossible. Et la tradition chrétienne authentique ressemble à la Belle au bois dormant qui ne mesure pas la gravité du problème... à commencer par moi pendant longtemps.
Je ne sais pas comment c'est possible, mais comme dirait Pascal, qu'est-ce que cela peut faire puisque Dieu est tout-puissant ? Si énorme que soit ce miracle, il ne l'est pas plus que le miracle eucharistique sur lequel je me prépare à revenir. Seulement il faut bien voir à quel point c'est un miracle : l'amour naturel fonctionne comme si Jésus ne voyait pas Dieu, car la Vision ne brûle pas cet amour... si ce n'est au goutte à goutte, comme nous le verrons précisément pour l'Eucharistie.
Jésus dit à Catherine Emmerich combien Il a souffert dès son enfance au spectacle de sa propre Passion, combien aussi Il était dans la joie devant ce même spectacle. Encore une psychologie incompréhensible pour nous, mais qu'il faut regarder en face. Le mystère de l'Agonie a commencé aussi vite que la Vision, mais au goutte à goutte, et Gethsémani ne fut qu'un paroxysme — le paroxysme de la tentation permanente inscrite dans la douceur humaine de Jésus, la tentation de dire « Père si c'était possible, écarte de moi cette coupe, mais que Ta volonté soit faite, et non la mienne ».
À cause de cette situation, il faut donc dire que l'Infini de l'Amour a toujours menacé de glorifier l'amour naturel, que Jésus en avait à la fois le désir et la peur : « Je suis venu jeter un feu sur la terre... Mon âme est troublée, mais c'est pour cela que je suis arrivé à cette heure » (Jn 12, 27). Ainsi, par rapport au feu de l'Infini, a-t-il pu connaître quelque chose de la tentation des Anges. Pour son amour naturel, la douceur infinie de la douleur infinie c'était trop : un feu dévorant et redoutable, source d'une mise à mort dont le désir ne dispensait pas de la peur.
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'une telle tentation ait pu survenir dans l'âme de Jésus malgré la Vision face à face qui le rendait impeccable. C'est pourquoi j'ai dit et répété qu'il fut tenté de dire Non par mode de supplication, non par mode de refus comme les démons muets, encore moins de révolte comme Lucifer. Mais comment le feu de l'Amour infini uni à la charité peut-il ne pas brûler immédiatement toute la psychologie du Christ ? Par un miracle évidemment, mais un miracle difficilement intelligible. La charité savoure les délices de l'Infini avec une telle perfection qu'on ne voit pas comment ce feu pourrait être une épreuve pour les puissances inférieures et l'amour naturel lui-même, à supposer en effet qu'il ne les glorifie pas immédiatement ?
Cependant, ce que je voudrais mieux comprendre, ce n'est pas ce mystère, c'est la peur de la Gloire dans les puissances inférieures, alors que la charité jouit de la Vision : tel est le point précis sur lequel je bute. Les Anges peuvent avoir peur de l'Infini que leur charité savoure, ils sentent que leur Oui signera une certaine mort pour leur vitalité naturelle : mais ce Oui a été donné par Jésus dès le départ. La glorification est retardée par miracle, mais le Oui à cette glorification surgit en même temps que la Vision. Comment une tentation, dès lors, est-elle concevable ?
Saint Thomas et les auteurs s'en tirent en parlant d'une résistance de la chair et des puissances sensibles, non de la volonté qu'ils appellent voluntas ut ratio (volonté spirituelle). Mais la liberté me paraît justement s'enraciner ici dans la volonté spirituelle, non dans la volonté naturelle — qui récapitule seulement les appétits sensibles, lesquels ne sont pas libres. Si donc la volonté spirituelle dit Oui, la moindre tentation n'est plus possible : il faut qu'elle-même en arrive à hésiter, fût-ce par mode de supplication je le répète. Mais comment peut-elle hésiter, voyant Dieu face à face et l'aimant en conséquence ?
Reponse — La liberté s'enracine dans la volonté spirituelle, mais ne coïncide pas avec elle : la liberté, c'est tout de même la volonté naturelle en tant qu'elle peut accueillir ou non la folie de la charité. À cause de la Vision, l'amour naturel est déjà ressuscité en Jésus comme spirituel.., non en tant qu'il récapitule les appétits sensibles. J'accorde donc à saint Thomas que seule l'infirmité de la chair puisse faire hésiter la liberté de la nature devant la mort qu'elle va infliger à la chair en disant Oui à la charité.
Je n'avais pas mesuré que j'étais d'accord avec saint Thomas là-dessus, et que mon malaise porte sur un autre point. Dans la tradition universelle de l'Église, la volonté du Père et celle de la charité ne faisant qu'un, les souffrances du Christ s'expliquaient par les exigences de la Rédemption : je ne le nie pas du tout, simplement cela ne me suffit pas.
Et là je retrouve l'inspiration profonde de saint Thomas, en essayant d'aller un peu plus loin. Les exigences de la Rédemption étaient souvent présentées de façon grossière au nom des droits de la Justice et de la Gloire de Dieu : saint Thomas a su éviter cette grossièreté en présentant la folie de la Croix comme une Miséricorde, un don de l'amour gratuit offert aux pécheurs pour leur permettre de pénétrer dans l'intimité divine à travers les douleurs de la contrition.
Je voudrais aller plus loin dans le sens de cette inspiration, car la Justice aurait pu être satisfaite à moindre frais : pourquoi faudrait-il tel nombre de coups de fouet, pas un de moins ? Je souhaite bien du plaisir à qui voudrait répondre à de telles questions : si on commence à dire que la Passion pourrait être un peu moins douloureuse, où s'arrêtera-t-on ?
Aussi n'est-ce pas de ce côté que je cherche une explication au paroxysme des horreurs de la Croix : il est certain qu'elles pourraient être moindres sans nuire aux exigences de la Rédemption. Je cherche plutôt du côté de l'Amour, et de « la douceur infinie d'une douleur infinie ». Les Anges contemplent cette Douleur (ou cet attribut mystérieux) dans la Vision face à face : ils en conçoivent un désir de souffrir tellement grand que rien ne les arrêterait si Dieu pouvait le leur offrir. Mais cette communion suppose le malheur d'être « coupable de tout pour tous » : c'est pourquoi Il a pu l'offrir à Jésus-Christ malgré la Vision.
Tel est le point névralgique sur lequel je veux insister : grâce au péché originel, le Christ a pu communier à la Douceur divine devant le péché, le mal et l'enfer... et là est l'âme du mystère de la Rédemption. Seulement, cette communion débouchait dans les horreurs de la Passion — et son amour naturel ne pouvait que prendre peur devant un tel excès. Il ne s'agit plus en effet de Justice, mais de folie : la folie de la Rédemption dépasse les exigences de la Rédemption.
Pour nous sauver, ces horreurs auraient pu être moindres et tendre vers zéro : mais être « coupable de tout pour tous » n'a pas de limites. À la « douleur divine » dont parle Chardon, je préfère la douceur infinie devant le Mal, inspirant à Jésus d'être coupable de tout pour tous... à la suite de quoi le pire devient possible et fait reculer sa chair, dont sa douceur limitée de créature se fait l'avocat : « Éloigne de Moi cette coupe, c'est trop... » puis capitule devant la Douceur divine : Son cœur en est mort, pour ressusciter comme celui des Anges...
Ainsi, malgré la Vision, sa chair non glorifiée a permis à son âme d'être vraiment libre face à l'invitation du Père : « Veux-tu goûter avec moi la coupe de ma Douceur infinie ? De cette façon tu sauveras tous les hommes, mais surtout nous communierons dans ma Douceur devant le Mal. Veux-tu ? »
Ce que le Père dit ainsi à Jésus, Jésus le dit à l'Église depuis deux mille ans, offrant aux chrétiens de boire eux aussi à la coupe de la douceur de Dieu, à travers le mystère de la communion eucharistique. C'est là que s'accomplit la transfusion de la douceur de Dieu à notre âme en passant par la chair du Christ que nous mangeons, Son Sang que nous buvons. C'est le fruit précis du sacrement : non l'augmentation de la charité, ni la glorification plus ou moins lente de notre corps, mais la communion à la douceur de Dieu devant le Mal à travers l'étreinte du Corps et du Sang du Christ crucifié, dévorant le nôtre par amour.
Cette douleur d'une douceur infinie peut à nos yeux ne durer qu'un instant : les courts instants de la Passion, l'instant encore plus court mais combien névralgique de l'Agonie, où la liberté de Jésus a tremblé sur ses bases et supplié que cette coupe s'éloigne, pour se reprendre aussitôt. Mais c'est une sottise de notre part d'imaginer, comme on dit, qu'au Ciel tout cela sera fini : le drame sera fini quant aux imperfections de sa réalisation temporelle (que le Christ Lui-même a connues), mais la douceur devant le Mal demeurera éternellement, à la manière dont elle demeure en Dieu, dans sa Douleur et sa Joie infinies, que les Anges ne connaîtront pas de cette façon, à laquelle ils ne communieront pas éternellement comme nous, et qu'ils nous envieront sans jalousie — car au Ciel tout est commun !
Ainsi ce n'est pas pour rien que l'Agneau de l'Apocalypse demeure éternellement immolé. Ce n'est pas le souvenir de nos souffrances qui demeurera au Ciel — ce sont nos souffrances mêmes, sans l'imperfection avec laquelle nous les subissons sur la terre : c'est la joie du moment où nous disons « oui, que ta volonté soit faite ! » La grâce et la gloire de souffrir demeure éternellement, seules les imperfections de la souffrance ne durent qu'un moment.
Remarque finale
Par l'intermédiaire de la connaissance sensible, l'affectivité naturelle de l'âme peut être brûlée au feu de la douceur divine devant le Mal, sans autre consolation que son infinité, qui coïncide avec une douleur infinie. Toute autre consolation, même offerte par Dieu, empêcherait la désolation d'être infinie, donc divine et infiniment douce. Les théologiens qui ont pressenti ces choses ont fait parfois des descriptions épouvantables de l'Agonie du Christ et des souffrances de la Croix ; ces descriptions ont l'inconvénient d'évoquer l'infini à partir d'une horreur finie augmentée quantitativement, ce qui est dérisoire.
La consolation des mystiques, c'est la saveur même de la Douleur divine comme feu, brûlant tout ce qui pourrait être une autre consolation que sa Douceur infinie : rien de créé ne peut remplacer cette consolation. La douleur sensible ne devient pas infinie comme sensible, elle ne devient même pas infinie du tout — elle subit seulement le feu de la douceur infinie devant le Mal. Pour connaître cette douceur infinie, il faut renoncer à toutes les autres...
Marie-Dominique Molinié, in Coupable de tout pour tous (la nef)