La douleur de Dieu reste
hors de nos prises, elle déroute même les âmes du Purgatoire : il faut
attendre le Ciel pour la comprendre. Sur terre il y a deux façons de l'évoquer :
soit en avouant qu'il n'y a pas de douleur en Dieu, mais un attribut mystérieux
dépassant la distinction, créée donc grossière, entre la joie et la souffrance
— attribut où « le plaisir et la douleur disparaissent à l'horizon »,
dit Lewis, pour se trouver engloutis dans quelque chose qui ne ressemble à rien
de ce que nous pouvons concevoir, plus délicieux que toute béatitude et plus
douloureux que toute souffrance, mais qui en vérité n'est ni douloureux ni
délicieux, car rien de ce que nous entendons n'est le mystère de Dieu, proclame
saint Augustin !
Une autre manière d'évoquer
la douleur divine, c'est de la définir comme une perfection pure — aussi pure
que celles attribuées tranquillement à Dieu par les théologiens : amour,
connaissance, éternité, etc. Ce que j'ai fait ces dernières années, et je crois
que cela tient la route. Connaître est toujours une perfection : connaître
le mal qui s'oppose à l'Amour est donc une perfection de l'Amour... et une
souffrance, car ce serait une imperfection de rester impassible en face d'une
telle horreur.
Cette considération est
aussi vraie que la première, et aussi fausse : pour parler de la douleur
de Dieu, il faut donc associer ces deux présentations en les opposant l'une à
l'autre, pour plonger dans le trou noir de la contemplation. On peut alors soupçonner
que si Dieu veut nous introduire plus profondément que les Anges dans le
mystère de sa folie face aux ténèbres du péché, voire de l'enfer, Il nous offrira
un progrès d'un autre type que celui de l'intensité de l'amour ou de sa gloire.
J'affirme donc qu'à côté
des attributs traditionnels il y en a un particulièrement mystérieux, répondant
aux manifestations émotives que signale la Bible de la part de Dieu en face des
pécheurs et du péché. La plupart y voient un anthropomorphisme, à partir duquel
on s'installe confortablement dans un fauteuil dogmatique pour imaginer
n'importe quoi sur le Dieu de la Bible — n'importe quoi sauf une émotion
réelle, et surtout pas une souffrance.
À quoi j'oppose l'attribut
mystérieux, insoupçonnable au cœur et à l'intelligence de l'homme, répondant
particulièrement au défi de saint Augustin : si tu crois comprendre, c'est
que ce n'est pas Dieu. Cet attribut serait à la fois douleur et non-douleur,
au-dessus de la différence entre plaisir et souffrance, joie et agonie, mais
retenant tout ce que ces mots désignent de positif. J'aboutis alors aux deux
interprétations signalées :
— une perfection pure qu'on
peut transposer en Dieu à travers la voie d'éminence, où tous les attributs
deviennent faux à 90 % par excès de perfection : ainsi en serait-il
de la douleur, connaissance par l'Amour infini du refus qu'on lui oppose ;
— un attribut qui ne
mériterait plus vraiment le nom de douleur, mais correspondrait à un aspect de la
vie divine rigoureusement inaccessible à notre intelligence terrestre, non
révélable aux Anges avant la Vision, mais qu'il a plu à Dieu de révéler au
peuple juif, mieux encore aux chrétiens : cherchant alors un mot pour
évoquer cet attribut mystérieux, Dieu n'a trouvé que la douleur pour en offrir
quelque soupçon.
Cela revient à dire qu'il
faut infliger à ce concept des traitements insensés avant d'avoir le droit d'en
parler au sujet de Dieu. En fait c'est vrai de tous les attributs divins, mais
on ne s'en aperçoit pas trop sur la terre, on ne le comprendra qu'au Ciel. Pour
la douleur on est tenté de la récuser, mais il faudrait récuser la Bible et la
Révélation ; le pré-carré des esprits honnêtes se dit qu'il n'en a pas le
droit, se triture les méninges pour capter le message divin de façon aussi peu
grossière que possible, balbutie comme tous les Pères, proclame que c'est de la
paille comme saint Thomas... et finit par bafouiller comme moi !
Au terme de tout cela, je
propose deux formules pour désigner cet attribut, ou plutôt une seule balbutiée
de deux façons :
— La
douleur infinie d'une douceur infinie.
— La
douceur infinie d'une douleur infinie.
Eucharistie
et douleur de Dieu
Saint Paul présente la
folie de la Croix comme l'expression suprême de l'Amour divin. Il faut donc lier
l'eau vive à cette môria (ou délire), dont Jésus nous a offert la
saveur (omne delectamentum) dans l'Eucharistie : c'est sa chair
crucifiée, puis ressuscitée, qu'il donne à manger, son Sang répandu qu'il donne
à boire — ce n'est pas sa chair — « tout court ».
Nul ne saurait avoir faim
de l'Eucharistie sans avoir faim et soif de l'étreinte physique unissant
notre corps (et pas seulement notre âme) au Corps crucifié et ressuscité de
Jésus. Cette fusion définit la res et sacramentum (signe et réalité) de
l'Eucharistie : je l'appelle stigmatisation, mystère foncièrement
eschatologique. Les stigmatisés le manifestent imparfaitement à travers des
charismes visibles qui ne sont pas l'essentiel de l'étreinte entre Jésus et
nous — essentiel distillé, je le répète, par chaque communion.
Le fruit précis de
l'Eucharistie n'est donc pas l'augmentation de la charité, mais cette étreinte corporelle
désirée par la charité. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang »
aura quelque chose que les Juifs n'ont jamais eu : à sa façon il ne mourra
pas, car chez lui, et chez lui seulement, vita mutatur non tollitur (la
vie est transfigurée sans être ôtée)... comme pour les Anges, mais avec un
corps semblable à celui de Jésus, soumis à la folie de la Croix et de la
Résurrection.
Y a-t-il un lien entre
cette étreinte corporelle et l'initiation à la douleur de Dieu ? Nous
arrivons là au point le plus mystérieux et le plus difficile. Quand Jésus parle
de l'eau vive à la Samaritaine, on peut imaginer qu'il s'agit de l'amour
infini, de la « douceur nucléaire » dont parle Frossard, offerte aux
Anges (ce qui suffit à provoquer leur épreuve), refusée aux hommes avant la
venue du Sauveur (du moins je l'ai cru, aujourd'hui je ne sais plus trop) :
bref, la Gloire dans laquelle on débouche dès qu'on accepte la mort de l'amour
naturel. Mais je ne suis pas sûr que cela suffise à définir l'eau vive proposée
par Jésus à la Samaritaine depuis que mon attention se trouve attirée vers la
saveur de ce que saint Paul appelle la folie de la Croix.
Cette saveur que je
soupçonne être celle de la douceur ressuscitée, l'onction dont parle saint Léon
et que les païens ne voient pas quand ils contemplent la Croix, cette saveur
est effectivement liée à la Passion. Le feu que Jésus est
venu « jeter sur la terre » est lié à la Croix et à la Résurrection :
« Quand
je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi ». Cela donne une portée
redoutable à la parole « Nul ne vient à moi si mon Père ne l'attire » : il est impossible
de se laisser vraiment séduire par le Christ, si ce n'est « crucifié ».
Dire cela est nouveau pour
moi je l'avoue, car les Apôtres étaient séduits, et cependant ils refusaient la
Croix. Il y a donc en apparence deux séductions du Christ : celle de la
Gloire ou du Ciel (« Tu as les paroles de la vie éternelle »)
constitue comme un piège pour attirer les Apôtres vers celle de la Croix.
« Quand tu étais
jeune, tu mettais ta ceinture toi-même »... et Pierre s'est fait piéger :
il a tout quitté pour suivre Jésus, il était prêt à donner sa vie pour le faire
Roi... mais le Christ lui dit « Arrière de moi, Satan, tes pensées ne sont
pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! »
La deuxième séduction,
Jésus commence à l'offrir presque timidement quand Il demande « Pierre, m'aimes-tu ? »
C'est elle qui renversa Paul sur le chemin de Damas : le Christ ressuscité
ne fait qu'un avec le Christ crucifié, et on ne peut pas être séduit par Lui
sans être emporté vers la folie de la Croix.
Cela signifie au fond qu'il
n'y a qu'une seule saveur, révélée progressivement aux Apôtres et à tous les
disciples, plus brutalement à Paul le persécuteur : la folie de la
Croix... plus précisément, je crois, la douceur ressuscitée de Jésus sur la
Croix, que je voudrais mieux expliquer.
L'irruption de la Gloire
nous inflige à tous, Anges ou hommes, une mort dont le pressentiment ne peut
pas éviter d'engendrer une épreuve redoutable : la peur de l'Infini. Pour
les Anges c'est facile à comprendre, si j'ose dire — étant bien entendu que je
n'y comprends rien. Mais c'est le seul fil conducteur pour entrevoir que
certains aient pu pécher : l'Infini a quelque chose de terrifiant par sa douceur
même, je l'ai dit et redit à la suite de Frossard (il faudrait placer ici
tous les développements passés, présents et à venir, que je voudrais offrir à
ce sujet).
C'est donc un mystère de
savoir pourquoi l'Infini est la source inéluctable d'une grave tentation
lorsqu'il nous propose de disparaître dans sa folie. Mais c'est un autre
mystère, plus subtil et fascinant, que Dieu puisse nous séduire tous, Anges ou
hommes, par son Amour : si la métamorphose à subir pour entrer dans la
Gloire est une telle mort, comment fait-Il pour séduire les Anges (même les démons,
qui diraient Oui s'ils écoutaient cette séduction), les hommes, les pécheurs...
alors qu'ils ne sont pas dans la Vision et mesurent avec effroi le gouffre dans
lequel Dieu les invite à se jeter ?
Jésus lui-même à l'Agonie,
je l'ai assez dit, malgré la Vision qui le rendait impeccable en plongeant sa
charité dans la béatitude, a expérimenté à son paroxysme le vertige que
l'Infini inflige à la nature, même surélevée. Pourtant l'Infini comme tel ne
pouvait plus L'écraser, car Il en avait la Vision : s'il n'y avait eu que
cela, son amour naturel n'aurait pas résisté (même par mode de supplication) à
la séduction que sa charité savourait pleinement. Il a bien vu qu'il fallait
mourir, mais la suavité de l'Amour aurait dû L'entraîner sans combat vers la
mort de l'amour naturel.
Seulement la folie de cette
douceur comportait une dimension intolérable à Jésus lui-même, et que les Anges
n'ont pas eu à connaître : elle se livre sans défense au refus des démons
et aux horreurs de l'enfer. Là, malgré la Vision, la liberté de Jésus ne pouvait
pas suivre sans livrer un combat contre l'écrasement de sa nature devant la
folie de la Croix, retentissement dans sa chair de la douleur de Dieu. C'est cela
que je voudrais scruter davantage...
Les
Anges ont eu peur de l'Infini : tous les Anges, je tiens à l'expliquer le
mieux possible, toujours en balbutiant bien entendu. Leur charité n'a jamais eu
peur de l'Amour infini, mais leur amour naturel, si ! Cela oblige à
distinguer deux instants dans l'histoire de cet amour : un premier non
glorifié, un deuxième ressuscité. Entre ces deux instants, la « mort des
Anges » de saint Bernard (je répète que la charité n'a pas à mourir :
elle fond immédiatement à la chaleur de l'Infini, même dans l'obscurité de la
foi).
Donc ce qui fait peur à
l'amour naturel, c'est l'infinité de l'Amour dont il doit subir le contact par
l'intermédiaire de la charité et des dons du Saint-Esprit. Contact suffisamment
réaliste et redoutable pour que le langage humain le compare à un feu dévorant,
détruisant cet amour pour le ressusciter en cendres — cendres de gloire où,
toujours distinct de la charité, il revivra selon une intensité mille fois supérieure.
Brûlé par l'infini, non infini lui-même : la charité au contraire n'est
pas brûlée par l'Infini, car elle se fond avec Lui dans l'égalité d'amour.
C'est une fois pour toutes
la définition de la Gloire. Les corps glorieux ne sont pas infinis, mais ils
sont brûlés par le feu de la charité comme de la Vision, et cela suffit pour
les rendre divins autant qu'ils en sont capables. Ce statut de l'être créé, glorifié
par l'infini sans être infini, n'a guère été étudié par les penseurs, y compris
par moi. Cela n'avait pas beaucoup d'importance tant qu'il ne s'agissait que du
corps : mais je ne soupçonnais pas que dans l'âme aussi il y a des
puissances, ou au moins des opérations, inférieures à la charité, donc brûlées
au Ciel par la charité, glorifiées par le feu de l'Infini autant que le corps,
sans se dissoudre en Lui comme la charité.
Presque toute la
psychologie humaine semble disparaître au Ciel, qui apparaît facilement inhumain
aux yeux du pauvre peuple, plus encore aux yeux des docteurs qui s'en font une
idée trop élevée — il n'est plus question d'y jouer à la balle ! Seulement,
à force de ne pas jouer à la balle, on en arrive à ne pas jouer de l'orgue, ni
de la voix humaine : plus de chants, de danses, de rires, de pleurs et de
jeux... alors il n'y a plus de Liturgie au Ciel — ce qui est rigoureusement
contraire à la Révélation.
Si donc on veut respecter
les descriptions de l'Apocalypse, il faut se fatiguer pour intégrer la psychologie
humaine non divine, non infinie, dans la gloire du Ciel. Elle y reçoit la
vitalité originale du fini brûlé par l'infini. Ce n'est pas la vitalité
que nous connaissons sur la terre, ni celle des Anges au premier instant :
pour passer de cette vitalité non glorifiée à la vitalité céleste, il faut
subir le baptême évoqué par Jésus, mourir pour ressusciter, être salé par le
feu et en ressortir comme le Phénix ressort de ses cendres.
En disant cela, on peut soupçonner
ce qu'a pu être l'épreuve des Anges, et un peu l'Agonie du Christ. On admet (en
tout cas j'admets) que la douceur immaculée de l'amour naturel, dans le cœur
terrestre de Jésus, peut mourir pour ressusciter en douceur glorifiée à la
suite de la sueur de Sang, et que possédé par cette douceur glorifiée le Christ
a désormais, si j'ose dire, tranquillement subi la Passion... d'une
tranquillité qui n'est pas de ce monde : la douceur d'un amour humain
brûlé par la charité, sans être la charité.
Ici donc je dois me
plaindre que nul n'ait cherché à mieux scruter ce que pouvait être la psychologie
non-glorifiée du Christ. Que personne (à commencer par moi) n'ait su voir à
quel point le Cœur du Christ était vulnérable pendant les jours de sa vie
mortelle. Ce Cœur qui pleure sur Jérusalem, se déchaîne contre les marchands du
Temple, se trouble à la veille de la Passion, résiste à Pierre en lui disant « Tu
es pour moi une tentation de ne pas subir la Croix », se réjouit de voir
le démon tomber comme un éclair, n'apprécie pas le bavardage de ceux qu'il
voudrait guérir discrètement pour ne pas hâter l'heure de la Passion, discute
avec sa Mère et n'est pas toujours d'accord avec elle, pleure sur Lazare, etc.
toutes activités qu'il ne saurait plus avoir au Ciel, mais qui demeurent sous
une autre forme, car leur distinction d'avec la charité demeure éternellement.
Alors au Ciel elles sont en
cendres et en feu : qu'est-ce que cela veut dire ? Je n'en sais rien,
mais cela veut dire quelque chose : autonomes, non divines, non infinies —
et brûlées par l'infini. Si on admet cela, on mesure ce qu'a d'invraisemblable
le miracle de la vie non-glorifiée du Christ : comment des activités aussi
humaines ont-elles pu se dérouler « semblables à nous en toutes choses
excepté le péché », alors que l'âme de Jésus voyait Dieu face à face ?
Les modernes déclarent tranquillement que c'est impossible. Et la tradition
chrétienne authentique ressemble à la Belle au bois dormant qui ne mesure pas
la gravité du problème... à commencer par moi pendant longtemps.
Je ne sais pas comment
c'est possible, mais comme dirait Pascal, qu'est-ce que cela peut faire puisque
Dieu est tout-puissant ? Si énorme que soit ce miracle, il ne l'est pas
plus que le miracle eucharistique sur lequel je me prépare à revenir. Seulement
il faut bien voir à quel point c'est un miracle : l'amour naturel
fonctionne comme si Jésus ne voyait pas Dieu, car la Vision ne brûle pas cet
amour... si ce n'est au goutte à goutte, comme nous le verrons précisément pour
l'Eucharistie.
Jésus dit à Catherine
Emmerich combien Il a souffert dès son enfance au spectacle de sa propre Passion,
combien aussi Il était dans la joie devant ce même spectacle. Encore une
psychologie incompréhensible pour nous, mais qu'il faut regarder en face. Le
mystère de l'Agonie a commencé aussi vite que la Vision, mais au goutte à
goutte, et Gethsémani ne fut qu'un paroxysme — le paroxysme de la tentation
permanente inscrite dans la douceur humaine de Jésus, la tentation de dire « Père
si c'était possible, écarte de moi cette coupe, mais que Ta volonté soit faite,
et non la mienne ».
À cause de cette situation,
il faut donc dire que l'Infini de l'Amour a toujours menacé de glorifier l'amour
naturel, que Jésus en avait à la fois le désir et la peur : « Je suis
venu jeter un feu sur la terre... Mon âme est troublée, mais c'est pour cela
que je suis arrivé à cette heure » (Jn 12, 27). Ainsi, par rapport au feu
de l'Infini, a-t-il pu connaître quelque chose de la tentation des Anges. Pour
son amour naturel, la douceur infinie de la douleur infinie c'était trop :
un feu dévorant et redoutable, source d'une mise à mort dont le désir ne dispensait
pas de la peur.
Ce qui est extraordinaire,
c'est qu'une telle tentation ait pu survenir dans l'âme de Jésus malgré la Vision
face à face qui le rendait impeccable. C'est pourquoi j'ai dit et répété qu'il
fut tenté de dire Non par mode de supplication, non par mode de refus comme les
démons muets, encore moins de révolte comme Lucifer. Mais comment le feu de l'Amour
infini uni à la charité peut-il ne pas brûler immédiatement toute la
psychologie du Christ ? Par un miracle évidemment, mais un miracle difficilement
intelligible. La charité savoure les délices de l'Infini avec une telle
perfection qu'on ne voit pas comment ce feu pourrait être une épreuve pour les
puissances inférieures et l'amour naturel lui-même, à supposer en effet qu'il
ne les glorifie pas immédiatement ?
Cependant, ce que je
voudrais mieux comprendre, ce n'est pas ce mystère, c'est la peur de la
Gloire dans les puissances inférieures, alors que la charité jouit de la Vision :
tel est le point précis sur lequel je bute. Les Anges peuvent avoir peur de
l'Infini que leur charité savoure, ils sentent que leur Oui signera une
certaine mort pour leur vitalité naturelle : mais ce Oui a été donné par
Jésus dès le départ. La glorification est retardée par miracle, mais le Oui à
cette glorification surgit en même temps que la Vision. Comment une tentation,
dès lors, est-elle concevable ?
Saint Thomas et les auteurs
s'en tirent en parlant d'une résistance de la chair et des puissances sensibles,
non de la volonté qu'ils appellent voluntas ut ratio (volonté
spirituelle). Mais la liberté me paraît justement s'enraciner ici dans la
volonté spirituelle, non dans la volonté naturelle — qui récapitule seulement
les appétits sensibles, lesquels ne sont pas libres. Si donc la volonté
spirituelle dit Oui, la moindre tentation n'est plus possible : il faut qu'elle-même
en arrive à hésiter, fût-ce par mode de supplication je le répète. Mais comment
peut-elle hésiter, voyant Dieu face à face et l'aimant en conséquence ?
Reponse — La liberté s'enracine dans
la volonté spirituelle, mais ne coïncide pas avec elle : la liberté, c'est
tout de même la volonté naturelle en tant qu'elle peut accueillir ou non la
folie de la charité. À cause de la Vision, l'amour naturel est déjà ressuscité
en Jésus comme spirituel.., non en tant qu'il récapitule les appétits sensibles.
J'accorde donc à saint Thomas que seule l'infirmité de la chair puisse
faire hésiter la liberté de la nature devant la mort qu'elle va infliger à la
chair en disant Oui à la charité.
Je n'avais pas mesuré que
j'étais d'accord avec saint Thomas là-dessus, et que mon malaise porte sur un
autre point. Dans la tradition universelle de l'Église, la volonté du Père et
celle de la charité ne faisant qu'un, les souffrances du Christ s'expliquaient
par les exigences de la Rédemption : je ne le nie pas du tout, simplement
cela ne me suffit pas.
Et là je retrouve
l'inspiration profonde de saint Thomas, en essayant d'aller un peu plus loin.
Les exigences de la Rédemption étaient souvent présentées de façon grossière au
nom des droits de la Justice et de la Gloire de Dieu : saint Thomas a su
éviter cette grossièreté en présentant la folie de la Croix comme une
Miséricorde, un don de l'amour gratuit offert aux pécheurs pour leur permettre
de pénétrer dans l'intimité divine à travers les douleurs de la contrition.
Je voudrais aller plus loin
dans le sens de cette inspiration, car la Justice aurait pu être satisfaite à moindre
frais : pourquoi faudrait-il tel nombre de coups de fouet, pas un de moins ?
Je souhaite bien du plaisir à qui voudrait répondre à de telles questions :
si on commence à dire que la Passion pourrait être un peu moins
douloureuse, où s'arrêtera-t-on ?
Aussi n'est-ce pas de ce
côté que je cherche une explication au paroxysme des horreurs de la Croix :
il est certain qu'elles pourraient être moindres sans nuire aux exigences de la
Rédemption. Je cherche plutôt du côté de l'Amour, et de « la douceur infinie
d'une douleur infinie ». Les Anges contemplent cette Douleur (ou cet
attribut mystérieux) dans la Vision face à face : ils en conçoivent un
désir de souffrir tellement grand que rien ne les arrêterait si Dieu pouvait le
leur offrir. Mais cette communion suppose le malheur d'être « coupable de
tout pour tous » : c'est pourquoi Il a pu l'offrir à Jésus-Christ malgré
la Vision.
Tel est le point
névralgique sur lequel je veux insister : grâce au péché originel, le
Christ a pu communier à la Douceur divine devant le péché, le mal et l'enfer...
et là est l'âme du mystère de la Rédemption. Seulement, cette communion débouchait
dans les horreurs de la Passion — et son amour naturel ne pouvait que prendre
peur devant un tel excès. Il ne s'agit plus en effet de Justice, mais de folie :
la folie de la Rédemption dépasse les exigences de la Rédemption.
Pour nous sauver, ces
horreurs auraient pu être moindres et tendre vers zéro : mais être « coupable
de tout pour tous » n'a pas de limites. À la « douleur divine »
dont parle Chardon, je préfère la douceur infinie devant le Mal, inspirant à
Jésus d'être coupable de tout pour tous... à la suite de quoi le pire devient possible
et fait reculer sa chair, dont sa douceur limitée de créature se fait l'avocat :
« Éloigne de Moi cette coupe, c'est trop... » puis capitule devant la
Douceur divine : Son cœur en est mort, pour ressusciter comme celui des
Anges...
Ainsi, malgré la Vision, sa
chair non glorifiée a permis à son âme d'être vraiment libre face à
l'invitation du Père : « Veux-tu goûter avec moi la coupe de ma
Douceur infinie ? De cette façon tu sauveras tous les hommes, mais surtout
nous communierons dans ma Douceur devant le Mal. Veux-tu ? »
Ce que le Père dit ainsi à
Jésus, Jésus le dit à l'Église depuis deux mille ans, offrant aux chrétiens de
boire eux aussi à la coupe de la douceur de Dieu, à travers le mystère de la
communion eucharistique. C'est là que s'accomplit la transfusion de la douceur
de Dieu à notre âme en passant par la chair du Christ que nous mangeons, Son
Sang que nous buvons. C'est le fruit précis du sacrement : non l'augmentation
de la charité, ni la glorification plus ou moins lente de notre corps, mais la
communion à la douceur de Dieu devant le Mal à travers l'étreinte du Corps
et du Sang du Christ crucifié, dévorant le nôtre par amour.
Cette douleur d'une douceur
infinie peut à nos yeux ne durer qu'un instant : les courts instants de la
Passion, l'instant encore plus court mais combien névralgique de l'Agonie, où
la liberté de Jésus a tremblé sur ses bases et supplié que cette coupe s'éloigne,
pour se reprendre aussitôt. Mais c'est une sottise de notre part d'imaginer,
comme on dit, qu'au Ciel tout cela sera fini : le drame sera fini quant
aux imperfections de sa réalisation temporelle (que le Christ Lui-même a
connues), mais la douceur devant le Mal demeurera éternellement, à la manière
dont elle demeure en Dieu, dans sa Douleur et sa Joie infinies, que les Anges
ne connaîtront pas de cette façon, à laquelle ils ne communieront pas
éternellement comme nous, et qu'ils nous envieront sans jalousie — car au Ciel tout
est commun !
Ainsi ce n'est pas pour
rien que l'Agneau de l'Apocalypse demeure éternellement immolé. Ce n'est pas le
souvenir de nos souffrances qui demeurera au Ciel — ce sont nos
souffrances mêmes, sans l'imperfection avec laquelle nous les subissons sur la
terre : c'est la joie du moment où nous disons « oui, que ta volonté
soit faite ! » La grâce et la gloire de souffrir demeure
éternellement, seules les imperfections de la souffrance ne durent qu'un
moment.
Remarque
finale
Par l'intermédiaire de la
connaissance sensible, l'affectivité naturelle de l'âme peut être brûlée au feu
de la douceur divine devant le Mal, sans autre consolation que son infinité,
qui coïncide avec une douleur infinie. Toute autre consolation, même offerte
par Dieu, empêcherait la désolation d'être infinie, donc divine et infiniment
douce. Les théologiens qui ont pressenti ces choses ont fait parfois des
descriptions épouvantables de l'Agonie du Christ et des souffrances de la Croix ;
ces descriptions ont l'inconvénient d'évoquer l'infini à partir d'une horreur finie
augmentée quantitativement, ce qui est dérisoire.
La
consolation des mystiques, c'est la saveur même de la Douleur divine comme feu,
brûlant tout ce qui pourrait être une autre consolation que sa Douceur infinie :
rien de créé ne peut remplacer cette consolation. La douleur sensible ne
devient pas infinie comme sensible, elle ne devient même pas infinie du tout —
elle subit seulement le feu de la douceur infinie devant le Mal. Pour connaître
cette douceur infinie, il faut renoncer à toutes les autres...
Marie-Dominique Molinié, in Coupable de tout pour tous (la nef)