Une pensée de Pascal éclaire tout ce débat :
« ON A BEAU DIRE. IL FAUT AVOUER QUE LA RELIGION CHRÉTIENNE A QUELQUE
CHOSE D'ÉTONNANT. 'C'EST PARCE QUE
VOUS Y ÊTES NÉ', DIRAIT-ON. TANT S'EN
FAUT ; JE ME ROIDIS CONTRE, POUR CETTE RAISON-LA MÊME, DE PEUR QUE CETTE PRÉVENTION NE ME SUBORNE ;
MAIS, QUOIQUE J'Y SOIS NÉ, JE NE LAISSE PAS DE LE TROUVER AINSI ».
C'est parce que vous y êtes né... »
Voilà mon drame. J'y suis né ; je ne l'ai pas choisie ;
cette religion m'a été imposée dès ma naissance. Bien d'autres y sont nés aussi
qui ont eu vite fait de s'en évader. Mais c'est que cette foi qui leur fut
inoculée n'a pas pris sur
eux. Pour moi, j'appartiens à la race de ceux qui, nés dans le catholicisme,
ont compris, à peine l'âge d'homme atteint, qu'ils ne pourraient jamais plus s'en évader, qu'il ne leur
appartenait pas d'en sortir, d'y rentrer. Ils étaient dedans, ils y sont, ils y
demeureront à jamais. Ils sont inondés de lumière ; ils savent que c'est vrai.
Cette certitude que je ne m'évaderais
pas, je l'ai d'autant plus vite acquise, qu'adolescent (et ce fut mon premier
péché qu'il a fallu payer cher) je me livrais à tous les excès d'un esprit
critique sans frein. Oui, toutes les difficultés, toutes les apparentes impossibilités,
tous les travers superficiels, que j'observais dans mon univers religieux m'ont
d'abord sauté à la gorge. Les pratiques pieuses des miens, les gestes de mes
maîtres et des ecclésiastiques
amis de ma famille, c'est peu de dire que dès seize ans, je me roidissais
contre. Tel de mes camarades, prêtre aujourd'hui, pourrait dire avec quelle mauvaise
frénésie je les tournais en dérision. C'est le seul moment de ma vie où j'aie
fait mes délices d'Anatole France, et dans son œuvre je
cherchais précisément les caricatures cléricales.
Mais plus je secouais ce que je
croyais être des barreaux et plus je les sentais inébranlables. Il ne
m'appartenait pas de perdre la foi (de la perdre pour la retrouver, comme c'était
mon vœu secret). Je savais déjà que je ne
sortirais jamais du catholicisme ; il était
au dedans de moi. Où que je fusse, il y serait aussi. Au lieu d'accepter cette
grâce, comme une grâce, de quel œil
d'envie, je me souviens d'avoir contemplé, un matin, à la chapelle des
Bénédictines, Ernest Psichari ! Maritain,
Psichari, élus pour qui le catholicisme avait été un choix, qui
l'avaient contemplé du dehors, qui en avaient fait le tour et mesuré les
proportions exactes, et repéré la place par rapport aux autres religions. Pour moi
qui n'en étais jamais sorti, qui n'en pourrais jamais sortir, sans cesse je
passais d'un extrême à l'autre ; tantôt
m'imaginant que le Christianisme était l'unique préoccupation du monde et
tantôt persuadé que je vivais prisonnier d'une petite secte méditerranéenne.
Mais il y fallait vivre bon gré mal gré ;
impossible de ne pas y vivre ; je
devais m'en arranger coûte que coûte ; aussi
avec quelle raison je m'efforçais, à seize ans, de me prouver à moi-même la
vérité de cette religion à laquelle je me savais attaché pour l'éternité !
L'édition des Pensées de Brunschvicg,
déchirée, annotée, qui est toujours sur ma
table, rend témoignage de ce parti pris passionné.
En ces premières années du siècle,
l'Église de France traversait une crise terrible. Les lois dites laïques, alors
dans toute leur virulence, m'atteignaient moins que le drame du modernisme.
Rejetée par le monde moderne, l'Église me semblait, par une sorte d'entêtement
(dont j'avais le ridicule de me faire juge), se retrancher de la pensée
moderne. Je n'étais qu'un enfant prétentieux et ignorant tout de ces choses ; mais
j'en vivais le drame avec une fièvre qui aujourd'hui m'attendrit quand j'y
songe. Le vieux vaisseau éternel se détachait de la terre des hommes,
s'enfonçait dans une ténèbre confuse ; —
mais j'étais à bord, j'étais embarqué, j'en étais.
Je l'aimais ardemment,
orgueilleusement, ne perdant jamais une occasion de confesser ma foi. C'est
ainsi qu'à la suite d'un échec, et comme je faisais une seconde année de philosophie
au lycée, un jour que notre professeur, le cher
M. Drouin (beau-frère d'André Gide) avait demandé qu'on lui fît passer un
manuel pour la leçon du lendemain, je proposai avec ostentation l'absurde
manuel du Père
Lahr, en usage chez les Marianites, et m'attirai les brocards de la classe.
Ce n'est pas le lieu ici de chercher
les raisons humaines qui firent de moi un terrain si favorable à la culture
catholique. Il faudrait entrer dans trop de considérations où je ne serais plus
seul en jeu. Il faudrait parler de ma famille ; il
faudrait surtout parler d'une volonté particulière de Dieu sur moi. Mais le
fait est que j'étais possédé de Dieu au point qu'à l'âge de l'éveil du sang, toutes
mes inquiétudes, mes angoisses prenaient l'aspect du scrupule ; tout
cristallisa autour des notions de pureté, de péché, d'état de grâce ; et de
même, excité par la lecture de Huysmans, je m'abandonnais à la délectation de
la liturgie, de la musique, — oserais-je dire des Sacrements ?
Je demande pardon aux Marianites qui m'élevèrent,
mais je certifie que chez eux, aux environs de 1905, l'instruction religieuse
était à peu près nulle : à
peine deux heures par semaine à quoi personne — guère plus les maîtres que les
élèves — ne semblait attacher beaucoup d'importance. Je mets en fait que pas un
élève de ma classe n'aurait su dire, même en
gros, à quelles sortes d'objections un catholique devait répondre, en ces premières
années du siècle. En revanche, nos maîtres excellaient à nous envelopper d'une atmosphère
céleste qui baignait chaque instant de la journée : ils ne formaient pas
des intelligences catholiques, mais des sensibilités catholiques.
J'ai encore dans l'esprit l'emploi du
temps pour le dimanche :
—
7
heures, messe de Communion
— 9 heures, Grand'Messe
—
10 h. 1 /2,
Catéchisme, Congrégation de la Sainte Vierge
—
1 h. 1 /2, Vêpres, Salut du Saint Sacrement.
Sans
doute beaucoup d'entre nous devaient répéter, plus tard, qu'ils pouvaient se
dispenser d'aller à l'église, l'ayant fréquentée au collège pour le reste de
leur vie. Mais j'étais dans de bien autres dispositions : tout
m'enchantait de la liturgie, et même des plus naïfs cantiques. Exquis ou
commun, ce vin m'enivrait toujours. Toujours aussi, et au plus épais de cette
ivresse, je gardais le sentiment de n'avoir pas choisi.
Il me souvient de l'importance que
j'attachais aux conversions successives de Pascal : on
pouvait donc, me disais-je, se convertir à l'intérieur du Christianisme ! Je
disais, pour plaisanter, à un camarade qui partageait mes manies : « C'était
entre ma deuxième et ma troisième conversion... » Mais
surtout j'aimais que Pascal me persuadât d'une recherche toujours possible,
d'un voyage de découvertes au dedans de la vérité révélée. On voit par où je
rejoignais l'inquiétude moderniste (il ne s'agissait d'ailleurs que d'une
attitude d'esprit, mon ignorance en matière de philosophie demeurait profonde).
Cependant je m'accoutumais à cette
idée d'être catholique pour l'éternité : je ne secouais
plus les barreaux. Les faciles délices d'une sensibilité religieuse me
dictèrent les Mains jointes. J'entrai
dans la littérature, chérubin de sacristie, en jouant de mon petit orgue. Si
Barrès s'émut de ce fade cantique, c'est qu'étonnant sourcier, il y discernait « une
note folle de volupté », comme
il l'écrivit dans son article de l'Écho de
Paris.
Je cultivais mon jardin, mon jardin
de couvent. Je feignais de le cultiver ; je
jouais avec les vases de l'autel, reniflais l'encens. Mais déjà, dans le
secret, je n'éprouvais que dégoût pour cette dévotion jouisseuse, pour cette
délectation sensible à l'usage des garçons qui n'aiment pas le risque. Dans les
bas-fonds de la littérature dite spiritualiste
1 où je m'étais perdu, la terrible exigence chrétienne
demeurait claire pour moi. Que le Dieu des chrétiens exige tout, je le savais.
Qu'il ne fasse pas sa part à la chair, que la nature et la grâce soient deux
mondes ennemis, Pascal me l'enseignait avec une excessive et injuste rigueur et
cela m'apparaissait d'une terrible évidence.
Dans le même temps, à l'abri de mes
grimaces de pieux lauréat, une eau puissante en moi commençait de sourdre. Ce
ne fut d'abord qu'un suintement ; puis
je la vis s'épandre à travers les pratiques, les attitudes, les gestes, les
mots. L'eau sombre maintenant montait, ruisselait. Je me découvrais comme un
être aussi passionné qu'aucun garçon de mon âge ; vingt
pieuses années n'avaient à la lettre rien pu que retarder un
peu cette marée. Comme si ma famille, mes maîtres eussent accumulé des pierres
sur une source : la source avait fini par se frayer
sa route. La nature l'emportait lentement sur la grâce ; je
désespérais de rétablir entre elles un équilibre, et voyais se dresser l'une contre
l'autre ces deux puissances ennemies. Ce que ma passion exigeait, mon Dieu ne
voulait pas que j'y arrêtasse, même une seconde, ma pensée. Mais qui donc (me
soufflait l'esprit impur), qui donc pratiquait autour de moi cette doctrine
impitoyable ? Presque personne ; et
parmi ceux qui avaient embrassé la folie de la croix j'en retrouvais quelques-uns,
mourant de soif auprès de cette eau dont il est écrit qu'elle étanchera toute
soif ; d'autres qui en paraissaient
contents, je me persuadais qu'ils n'avaient jamais connu de soif. Aujourd'hui,
ayant atteint l'âge d'où l'on peut mesurer du regard la longue route parcourue,
je me rends compte que si j'ai connu beaucoup d'âmes
déçues, c'est qu'une conscience troublée, comme était la mienne, et qui se
complaît dans son trouble, attire et recherche toujours ses semblables ; un instinct
secret me détournait de celles qui m'eussent donné la vision de la Sainte Joie.
Un instinct secret... ou plutôt ma volonté pervertie ; car
l'esprit impur ne redoute rien autant que la rencontre d'un saint, pour les âmes
qu'il a marquées.
Pourtant je ne me demandais même pas
si le moment était venu pour moi de renoncer au Christianisme : cela
ne faisait pas question. Un seul débat me déchirait : il
faudrait le résoudre en me livrant à Dieu, ou
à la puissance d'en bas. Aucun espoir d'échapper à cette tenaille ; aucune
possibilité de quitter le plan chrétien. Certes, cela eût tout arrangé ; d'autres,
autour de moi, s'en allaient sur la pointe des pieds ou en claquant la porte,
et ils se recréaient selon une autre morale. Pour moi, je demeurais attaché à
l'Église aussi étroitement qu'un homme à la planète ; la
fuir, c’eût été aussi fou que de prétendre changer de
planète.
Rien aussi qui me fût plus étranger
que l'attitude de tel ou tel persuadé qu'il s'accommode du Christianisme ; du
vrai il accommode le Christianisme à ses passions ; il sollicite
les textes, les tire à soi. En vain proteste-t-il :
certaines de ses œuvres
demeurent la plus séduisante et la plus dangereuse altération de l'Évangile
qu'un chrétien ait jamais eu l'audace de tenter. Mais moi, dès vingt ans, je savais, sans
qu'il y eût de ma part aucun mérite ; Dieu
ne permettait pas que ma conscience fût faussée ; les
plus lourdes passions n'ont pu venir à bout de ces balances infiniment exactes
et l'aiguille a toujours marqué implacablement le nom, la gravité de ma faute.
Pourquoi ratiociner ? L'exigence
de Dieu m'était connue, qui veut être aimé (ce ne serait rien), mais qui veut
être seul aimé ; ou, du moins, qui prétend que nous
n'aimions personne que pour Lui et qu'en Lui. (Non pas destruction, mais
sublimation de l'amour humain).
Il ne me restait que de me jeter à
corps perdu dans le travail littéraire :
exprimer, rendre sensible ce monstre que je ne pouvais vaincre. Mon œuvre
future prit forme à mes yeux. Mais alors une difficulté d'une autre forme
m'assaillit. L'étiquette catholique faisait passer chez les braves gens mes
premiers essais ; ils y suscitaient
déjà quelques grognements. Aussi anodins qu'ils fussent, ils choquaient les
âmes non point timorées, comme je le croyais, mais délicates et sensibles à mon
secret poison. Très vite éclata, pour moi, le conflit entre le désintéressement
de l'artiste et ce que j'appelais le sens de
l'utilité des apôtres :
antagonisme que j'imaginais invincible et que j'espère aujourd'hui surmonter.
Il est vrai que le défenseur d'une cause sacrée, le soldat de Dieu, exige que
chacun serve ; et il entend souvent par servir : ne
rien écrire qui ne soit d'une utilité immédiate. « À quoi
cela sert-il ? » dira-t-il
d'un roman. Ce que j'entendais alors par le désintéressement
de l'artiste lui est, à la lettre, inconcevable. À qui,
par de gros exemples, lui veut montrer que cette inutilité n'est qu'apparente
et qu'en fin de compte, une humanité diminuée de Shakespeare, de Racine, de
Dostoïewski, eût été infiniment appauvrie, il opposera : « Vous
n'êtes ni Shakespeare ni Racine ! » Et
pourtant le plus humble d'entre nous se persuade qu'il n'a droit au nom
d'artiste que s'il entreprend son œuvre dans un esprit de pureté, de détachement,
d'indifférence à tout ce qui n'est pas elle. Innocence profonde, candeur de
l'écrivain même le plus corrompu (s'il est un véritable écrivain) dès qu'il
s'agit de son travail, — c'est de cela que le chrétien d'action ne saurait
avoir le souci. Inutile d'insister sur un point que nous devons aborder de
front, au chapitre V de ce petit livre. Mais l'étrange est qu'au cours d'un tel
débat, je n'aie jamais songé à l'évasion pour avoir, enfin, mes coudées
franches. Que de fois même ai-je pris contre moi le parti de mes frères ennemis ! Car si
je puis absoudre l'œuvre
d'art de son apparente inutilité, je ne saurais être aussi indulgent à sa
virulence : il a toujours suffi qu'on me parle
d'une âme en péril, pour me réduire.
Ainsi continuai-je d'œuvrer à
l'intérieur du catholicisme, objet de défiance, sinon de mépris
et de réprobation, pour mes frères. Ils ne me reconnaissaient, croyais-je, pour
un des leurs qu'afin de ne pas perdre le droit de me juger et de me condamner.
Et voici le pire :
j'observais certains de mes juges avec une malveillance atroce. Je finis par me
persuader qu'il existait une certaine bêtise qui leur appartient en propre, une
certaine façon de mentir ; une
bassesse qui leur est particulière. Oui, je confesserai les sentiments que j'ai
nourris à leur égard. Entendons-nous : même
au comble de l'exaspération et dans le pire de ma révolte, je n'ai jamais cessé
de croire ou plutôt de voir ce qui crève les yeux : que le
catholicisme obtient de l'être humain ce qu'aucune autre doctrine n'a jamais obtenu.
Toujours ce fut ma stupéfaction que la foule passât indifférente devant la
pauvre voiture noire et le vieux cheval des Petites Sœurs des Pauvres, arrêtés
au bord du trottoir. Dieu merci, je n'ai jamais cessé de vénérer les héros et
les saints qui continuent de rendre témoignage à l'Église ; mais
ce n'est pas à eux qu'un misérable
écrivain se heurte. Reconnaissons que ses pieux adversaires de la
bonne presse distillent quelquefois un venin dont
je croyais avoir découvert la formule : ces
gens-là, me disais-je, se permettent tout ce dont ils ne croient pas être
obligés de se confesser. Et je m'écriais : « Oh ! que
cela les mène loin ! » Au
vrai, ce n'était de ma part qu'une ingénieuse perfidie, car
le Christ hait l'injustice, Lui, la Justice ; et
tout ce que le monde condamne avec raison est déjà de toute éternité condamné
par Dieu. La critique catholique fut-elle profondément
injuste envers mes ouvrages ? Ce qu'elle
y subodorait de pourriture, oserais-je prétendre que je ne le sens pas rôder
sur mon œuvre comme sur ces cimetières que tout
de même la croix domine ?
Hostile à mes frères, du moins
n'ai-je jamais blasphémé l'Église éternelle ; mais cette
mère de l'humanité, si elle aime l'humanité, me disais-je, les humains
éphémères ne sont pas à l'échelle de son cœur. Les
individus ne sont que poussière à ses yeux et c'est pourquoi cette mère peut
nous paraître quelquefois sans entrailles. Il n'empêche que je suis entre ses
mains ; je n'appellerais pas de sa sentence,
si un jour elle me frappait. Je ne peux
pas sortir de l'Église ; les
mailles du filet ne céderont pas. Si je prétendais en sortir,
je la retrouverais ailleurs. Dans ce sens-là aussi, je puis
dire que le royaume de Dieu est au dedans de moi et que « Rome
est toute où je suis ».
Et sans doute m'objectera-t-on qu'il
n'y a pas là de quoi m'émerveiller et qu'il y faut voir un aspect de ce
phénomène que M. Estaunié a appelé l'Empreinte. La puissance de la religion en
moi s'est fortifiée, disent-ils, de ma propre faiblesse ; mon
histoire est celle de tous les esprits débiles ; j'ai
offert un bon terrain à la propagation de la Foi... Hé bien, non, ce n'est pas
si simple. Faites attention qu'aucun des prestiges que je subissais naguère,
n'échappe à mon analyse. Contre tout le sensible du catholicisme, aujourd'hui, je
me mets en garde. L'appel à l'émotion religieuse, aussi sublime soit-il, excite
d'abord ma défiance. Les « consolations
de la religion », je les appelle de toute mon âme,
mais je sais de quel prix il les faut acheter. Je connais cette paix dans la
souffrance et de quelle amertume les souillures passées pénètrent la grâce
présente.
Comme le flux de l'Océan émeut les
grands fleuves bien en deçà de leur embouchure, la mort se mêle à toute vie
chrétienne longtemps avant qu'elle en approche. Or l'instinct profond de
l'homme est d'échapper à la vision de son futur cadavre. Qu'est-ce donc qui est
plus fort en moi que cet instinct ? Encore
n'ai-je rien dit de tout un ordre de difficultés qu'il y aurait quelque
ridicule à évoquer lorsque l'on est aussi peu que je le suis savant et
philosophe. Mais ce qu'à propos de Renan, M. Pierre Lasserre a appelé le drame
de la métaphysique chrétienne, s'est tout de même déroulé pour moi sous une forme
plus grossière : il suffit que je l'indique ici.
Toutes les amarres semblaient donc
relâchées : pourtant le vaisseau bougeait à peine,
le flot ne l'emportait pas. Au centre du terrible jardin dont les barrières
paraissent rompues, l'âme excédée demeurait, un peu à l'écart des autres, mais
elle demeurait pourtant.
On me répète : C'est
l'antique terreur, c'est cette peur des dieux qui a créé les dieux, — cette
hideuse peur qui survit à la foi même. Suis-je cet animal dressé dès l'enfance à
certaines adorations, dressé par la crainte ? Souviens-toi : Ce
Dieu de ton enfance qui régnait dans la maison de famille contrôlait non
seulement tes moindres gestes, tes plus furtives pensées, mais encore il
entrait dans d'infimes détails de nourriture : il
fallait faire attention au jour du Vendredi Saint que la croûte du petit pain
de quatre heures ne fût pas « jaunie », car
l'usage des œufs était interdit, même aux enfants.
Une gorgée d'eau avalée en se lavant les dents, et ta Communion, croyais-tu,
devenait sacrilège. Tu connaissais beaucoup mieux ton âme que ton corps. Es-tu
bien sûr que le Dieu de ton enfance, qui s'amusait au détail, ne continue pas
de t'épier dans l'ombre ? Ce
Dieu, je ne le renie pas :
quelques exagérations ? Je l'accorde,
mais elles demeurent dans la tradition de tous les éducateurs chrétiens. Cet
excès de prudence, quel confesseur le réprouverait ?
L'éducation de la pureté ne souffre guère les demi-mesures : « Je veux
être ignorant, enfant pour certaines choses... » écrivait
l'abbé Perreyve, à la veille de son ordination. Ce remplacement, dont tu te glorifiais
naguère, d'un « Dieu tatillon » par un
Dieu qui n'y regarde pas de si près, aie le
courage de t'avouer qu'il n'y faut pas voir un progrès
dans la vie spirituelle, mais bien
une diminution. Tu devenais moins scrupuleux à mesure que tu devenais moins
pur. Ne rien concéder à la chair, c'est la vraie loi chrétienne qui te fut
enseignée dès que tu commenças de comprendre. « En
cette matière, tout est grave », nous
répétaient nos éducateurs. Tout est grave ; tout
engage l'éternité. Et l'expérience te prouve à quel point ils avaient raison.
C'est l'esprit qui atteint Dieu, et la chair assouvie qui nous sépare de lui
infiniment. Ces inimaginables prudences demeurent conformes à l'essentiel du
Christianisme. Au vrai, dès que le chrétien se réveille en toi, c'est toujours
cet adolescent que tu fus, à la conscience follement craintive des moindres poussières ; mais
alors il se heurte à l'homme que tu es devenu, et ton angoisse naît peut-être
d'un tel contraste, et de ce que tu n'imagines pas que tu puisses jamais
remonter à ta source, retrouver la candeur de tes commencements.
Rien, d'ailleurs, qui rappelle moins
l'angoisse du doute. Le doute ne fut jamais qu'une petite agitation à la
surface de ton âme ; au plus profond, règne une calme certitude. Les
passions n'ont pu corroder ces fondements qu'elles salissaient de leur boue. Mais
ils demeurent.
Cet élément incorruptible de ta foi,
comment le définir ? C'est
une évidence ; —
cette évidence : la
Croix. Il suffit d'ouvrir les yeux pour la voir à côté de nous : notre croix qui
nous attend. Qui aurait imaginé que deux morceaux de bois mis l'un sur l'autre
puissent affecter autant de formes qu'il existe de destinées particulières ? Et
pourtant cela est ; la
tienne est faite à ta mesure ; de gré
ou de force, dans la haine et dans la révolte ou dans la soumission et dans
l'amour, il faudra sur elle t'étendre. Quel mystère que l'humanité ait si
longtemps vécu sans avoir découvert, au-dessus de ses charniers, le signe, l'arbre
sans feuilles, l'arbre nu où, un jour de l'histoire humaine, Dieu même est venu
s'abattre. « ô Dieu qui aimez tant les corps qui
souffrent, que vous avez choisi pour vous le corps le plus accablé de
souffrances qui ait jamais été au monde... »
Et même si notre foi diminuée,
appauvrie, ne peut qu'entrevoir de loin le surnaturel, il lui reste ce bois
qu'elle touche, contre quoi notre chair est clouée. Tels des éléments qui
composent ta croix sont le patrimoine commun : je ne
connaissais pas ce cri terrible de Michelet que nous rapporte Daniel Halévy : « À
l'entrée de ce grand supplice qu'on appelle la vieillesse... » La
vieillesse... Bien avant qu'elle nous atteigne, nous respirons l'haleine de la
mort ; et n'y aurait-il que ce supplice... Mais
sur ce fond de la commune insère, joue la douleur individuelle, accordée à
notre cœur, à la mesure de notre corps, et qui
ne ressemble à aucune autre. C'est le privilège des artistes d'exprimer la leur
dans ses particularités, dans ses différences, et c'est elle qui crée leur
style, qui lui donne un unique accent, une résonance singulière, inimitable.
La croix, il ne m'appartient pas de
m'en détacher. « Si tu
es le fils de Dieu, disaient les insulteurs de Jésus crucifié, descends donc de
ta croix... » Il l'aurait pu s'il l'avait voulu. Mais
nous, ses créatures, rien ne nous arrachera de ce gibet sur lequel nous sommes
nés, qui a grandi en même temps que notre corps, et s'est étiré avec nos
membres. À peine le sentions-nous dans la
jeunesse ; mais le corps se développe, devient
pesant, la chair s'alourdit et tire sur les clous. Qu'il nous faut de temps
pour nous apercevoir que nous sommes nés crucifiés !
L'âme que je décris se trouve, non
certes au niveau des pires, mais bien au-dessous d'eux, puisqu'elle sait et
qu'ils ne savent pas ; pourtant
c'est vrai qu'elle garde, au milieu de leurs sabbats, une clairvoyance aiguë : autant
que la sienne propre, la croix de chacun lui apparaît ; elle
lui apparaît délaissée, méconnue, ou plutôt inconnue. Tous ces destins,
répandus et comme dénoués au hasard, ignorent eux-mêmes leur centre, ce qui les
ordonnerait. Fuir sa douleur, éviter sa croix, ne pas la connaître, voilà toute
l'occupation du monde ; mais
c'est en même temps se fuir soi-même, se perdre. Car c'est notre douleur qui
nous donne notre visage particulier ; c'est
notre croix qui fixe, qui arrête nos contours.
Je ne suis plus obsédé, comme je le
fus naguère, par la petite place du Christianisme dans le monde. En dehors de
la cité mystique de ceux qui connaissent leur croix, et donc se connaissent,
qui portent leur croix et donc se supportent eux-mêmes, grouille la foule des êtres
résolus à s'ignorer, à se disperser, à se perdre, à s'anéantir.
Dans le regard insoutenable pour moi d'un Arabe, d'un
Hindou, d'un Céleste, je découvre d'abord l'absence de la croix, l'ignorance
cherchée, poursuivie, voulue de la souffrance individuelle. Cette armature que
le Christ nous impose, ils la rompent à mesure qu'elle se reforme, ils s'en
délivrent ; ce gibet au-dessus du néant, ils
s'en arrachent et sombrent avec délices. Ce qui donne son tragique à la manie
des stupéfiants, c'est qu'ils ouvrent dans le rêve une issue pour fuir la
croix. L'opium : la frontière que franchissent les
déserteurs de la Croix et au delà de laquelle ils ne trouvent qu'une
contrefaçon dérisoire de l'unique Paix : « Pax Dei quaa exsuperat omnem sensum... » (Saint
Paul aux Philippiens).
Que signifie perdre la foi ? Je
vois ce que je vous dis ; je ne
peux pas ne pas le voir. Et ceux qui, nés chrétiens, se détachent du Christianisme
et qui vivent en paix après leur défection, c'est que le fait de la croix ne leur
était jamais apparu.
On naît prisonnier de sa croix. Rien
ne nous arrachera de ce gibet ; mais
ce qui est particulier aux chrétiens de ma race, c'est de se persuader qu'ils
en peuvent descendre ; et en
effet ils en descendent ; c'est
en cela qu'ils demeurent libres ; ils
peuvent la refuser ; ils
s'en éloignent, perdent conscience des fils mystérieux qui les y relient, et
qui indéfiniment s'étirent au point que s'ils se retournent, le signe terrible
ne leur apparaît plus sur le ciel. Ils vont, ils vont jusqu'à ce qu'arrêtés par
un obstacle, atteints d'une blessure au cœur, ils
butent et s'affaissent. Alors, aussi loin qu'ils se soient perdus, de nouveau
les liens les ramènent en arrière avec une force surprenante ; et de
nouveau les voici miséricordieusement précipités contre le bois. D'instinct,
ils étendent les bras, ils offrent leurs mains
et leurs pieds déjà percés depuis l'enfance.
François
Mauriac, in Dieu et Mammon
1. J'entends par là une
sorte d'esthétique pieusarde et salonnière. Mais je m'y rencontrais avec des
âmes admirables et des poètes comme mon cher André Lafon, comme le fervent
Robert Vallery-Radot, Eusèbe de Bremond d'Ars, etc.