mardi 17 avril 2012

En lisant... François Mauriac, On naît prisonnier de sa croix


Une pensée de Pascal éclaire tout ce débat : « ON A BEAU DIRE. IL FAUT AVOUER QUE LA RELIGION CHRÉTIENNE A QUELQUE CHOSE D'ÉTONNANT. 'C'EST PARCE QUE VOUS Y ÊTES NÉ', DIRAIT-ON. TANT S'EN FAUT ; JE ME ROIDIS CONTRE, POUR CETTE RAISON-LA MÊME, DE PEUR QUE CETTE PRÉVENTION NE ME SUBORNE ; MAIS, QUOIQUE J'Y SOIS NÉ, JE NE LAISSE PAS DE LE TROUVER AINSI ».
C'est parce que vous y êtes né... » Voilà mon drame. J'y suis né ; je ne l'ai pas choisie ; cette religion m'a été imposée dès ma naissance. Bien d'autres y sont nés aussi qui ont eu vite fait de s'en évader. Mais c'est que cette foi qui leur fut inoculée n'a pas pris sur eux. Pour moi, j'appartiens à la race de ceux qui, nés dans le catholicisme, ont compris, à peine l'âge d'homme atteint, qu'ils ne pourraient jamais plus s'en évader, qu'il ne leur appartenait pas d'en sortir, d'y rentrer. Ils étaient dedans, ils y sont, ils y demeureront à jamais. Ils sont inondés de lumière ; ils savent que c'est vrai.
Cette certitude que je ne m'évaderais pas, je l'ai d'autant plus vite acquise, qu'adolescent (et ce fut mon premier péché qu'il a fallu payer cher) je me livrais à tous les excès d'un esprit critique sans frein. Oui, toutes les difficultés, toutes les apparentes impossibilités, tous les travers superficiels, que j'observais dans mon univers religieux m'ont d'abord sauté à la gorge. Les pratiques pieuses des miens, les gestes de mes maîtres et des ecclésiastiques amis de ma famille, c'est peu de dire que dès seize ans, je me roidissais contre. Tel de mes camarades, prêtre aujourd'hui, pourrait dire avec quelle mauvaise frénésie je les tournais en dérision. C'est le seul moment de ma vie où j'aie fait mes délices d'Anatole France, et dans son œuvre je cherchais précisément les caricatures cléricales.
Mais plus je secouais ce que je croyais être des barreaux et plus je les sentais inébranlables. Il ne m'appartenait pas de perdre la foi (de la perdre pour la retrouver, comme c'était mon vœu secret). Je savais déjà que je ne sortirais jamais du catholicisme ; il était au dedans de moi. Où que je fusse, il y serait aussi. Au lieu d'accepter cette grâce, comme une grâce, de quel œil d'envie, je me souviens d'avoir contemplé, un matin, à la chapelle des Bénédictines, Ernest Psichari ! Maritain, Psichari, élus pour qui le catholicisme avait été un choix, qui l'avaient contemplé du dehors, qui en avaient fait le tour et mesuré les proportions exactes, et repéré la place par rapport aux autres religions. Pour moi qui n'en étais jamais sorti, qui n'en pourrais jamais sortir, sans cesse je passais d'un extrême à l'autre ; tantôt m'imaginant que le Christianisme était l'unique préoccupation du monde et tantôt persuadé que je vivais prisonnier d'une petite secte méditerranéenne. Mais il y fallait vivre bon gré mal gré ; impossible de ne pas y vivre ; je devais m'en arranger coûte que coûte ; aussi avec quelle raison je m'efforçais, à seize ans, de me prouver à moi-même la vérité de cette religion à laquelle je me savais attaché pour l'éternité ! L'édition des Pensées de Brunschvicg, déchirée, annotée, qui est toujours sur ma table, rend témoignage de ce parti pris passionné.
En ces premières années du siècle, l'Église de France traversait une crise terrible. Les lois dites laïques, alors dans toute leur virulence, m'atteignaient moins que le drame du modernisme. Rejetée par le monde moderne, l'Église me semblait, par une sorte d'entêtement (dont j'avais le ridicule de me faire juge), se retrancher de la pensée moderne. Je n'étais qu'un enfant prétentieux et ignorant tout de ces choses ; mais j'en vivais le drame avec une fièvre qui aujourd'hui m'attendrit quand j'y songe. Le vieux vaisseau éternel se détachait de la terre des hommes, s'enfonçait dans une ténèbre confuse ; mais j'étais à bord, j'étais embarqué, j'en étais.
Je l'aimais ardemment, orgueilleusement, ne perdant jamais une occasion de confesser ma foi. C'est ainsi qu'à la suite d'un échec, et comme je faisais une seconde année de philosophie au lycée, un jour que notre professeur, le cher M. Drouin (beau-frère d'André Gide) avait demandé qu'on lui fît passer un manuel pour la leçon du lendemain, je proposai avec ostentation l'absurde manuel du Père Lahr, en usage chez les Marianites, et m'attirai les brocards de la classe.
Ce n'est pas le lieu ici de chercher les raisons humaines qui firent de moi un terrain si favorable à la culture catholique. Il faudrait entrer dans trop de considérations où je ne serais plus seul en jeu. Il faudrait parler de ma famille ; il faudrait surtout parler d'une volonté particulière de Dieu sur moi. Mais le fait est que j'étais possédé de Dieu au point qu'à l'âge de l'éveil du sang, toutes mes inquiétudes, mes angoisses prenaient l'aspect du scrupule ; tout cristallisa autour des notions de pureté, de péché, d'état de grâce ; et de même, excité par la lecture de Huysmans, je m'abandonnais à la délectation de la liturgie, de la musique, — oserais-je dire des Sacrements ?
Je demande pardon aux Marianites qui m'élevèrent, mais je certifie que chez eux, aux environs de 1905, l'instruction religieuse était à peu près nulle : à peine deux heures par semaine à quoi personne — guère plus les maîtres que les élèves — ne semblait attacher beaucoup d'importance. Je mets en fait que pas un élève de ma classe n'aurait su dire, même en gros, à quelles sortes d'objections un catholique devait répondre, en ces premières années du siècle. En revanche, nos maîtres excellaient à nous envelopper d'une atmosphère céleste qui baignait chaque instant de la journée : ils ne formaient pas des intelligences catholiques, mais des sensibilités catholiques.
J'ai encore dans l'esprit l'emploi du temps pour le dimanche :
7 heures, messe de Communion
— 9 heures, Grand'Messe
10 h. 1 /2, Catéchisme, Congrégation de la Sainte Vierge
— 1 h. 1 /2, Vêpres, Salut du Saint Sacrement.
Sans doute beaucoup d'entre nous devaient répéter, plus tard, qu'ils pouvaient se dispenser d'aller à l'église, l'ayant fréquentée au collège pour le reste de leur vie. Mais j'étais dans de bien autres dispositions : tout m'enchantait de la liturgie, et même des plus naïfs cantiques. Exquis ou commun, ce vin m'enivrait toujours. Toujours aussi, et au plus épais de cette ivresse, je gardais le sentiment de n'avoir pas choisi.
Il me souvient de l'importance que j'attachais aux conversions successives de Pascal : on pouvait donc, me disais-je, se convertir à l'intérieur du Christianisme ! Je disais, pour plaisanter, à un camarade qui partageait mes manies : « C'était entre ma deuxième et ma troisième conversion... » Mais surtout j'aimais que Pascal me persuadât d'une recherche toujours possible, d'un voyage de découvertes au dedans de la vérité révélée. On voit par où je rejoignais l'inquiétude moderniste (il ne s'agissait d'ailleurs que d'une attitude d'esprit, mon ignorance en matière de philosophie demeurait profonde).
Cependant je m'accoutumais à cette idée d'être catholique pour l'éternité : je ne secouais plus les barreaux. Les faciles délices d'une sensibilité religieuse me dictèrent les Mains jointes. J'entrai dans la littérature, chérubin de sacristie, en jouant de mon petit orgue. Si Barrès s'émut de ce fade cantique, c'est qu'étonnant sourcier, il y discernait « une note folle de volupté », comme il l'écrivit dans son article de l'Écho de Paris.
Je cultivais mon jardin, mon jardin de couvent. Je feignais de le cultiver ; je jouais avec les vases de l'autel, reniflais l'encens. Mais déjà, dans le secret, je n'éprouvais que dégoût pour cette dévotion jouisseuse, pour cette délectation sensible à l'usage des garçons qui n'aiment pas le risque. Dans les bas-fonds de la littérature dite spiritualiste 1 où je m'étais perdu, la terrible exigence chrétienne demeurait claire pour moi. Que le Dieu des chrétiens exige tout, je le savais. Qu'il ne fasse pas sa part à la chair, que la nature et la grâce soient deux mondes ennemis, Pascal me l'enseignait avec une excessive et injuste rigueur et cela m'apparaissait d'une terrible évidence.
Dans le même temps, à l'abri de mes grimaces de pieux lauréat, une eau puissante en moi commençait de sourdre. Ce ne fut d'abord qu'un suintement ; puis je la vis s'épandre à travers les pratiques, les attitudes, les gestes, les mots. L'eau sombre maintenant montait, ruisselait. Je me découvrais comme un être aussi passionné qu'aucun garçon de mon âge ; vingt pieuses années n'avaient à la lettre rien pu que retarder un peu cette marée. Comme si ma famille, mes maîtres eussent accumulé des pierres sur une source : la source avait fini par se frayer sa route. La nature l'emportait lentement sur la grâce ; je désespérais de rétablir entre elles un équilibre, et voyais se dresser l'une contre l'autre ces deux puissances ennemies. Ce que ma passion exigeait, mon Dieu ne voulait pas que j'y arrêtasse, même une seconde, ma pensée. Mais qui donc (me soufflait l'esprit impur), qui donc pratiquait autour de moi cette doctrine impitoyable ? Presque personne ; et parmi ceux qui avaient embrassé la folie de la croix j'en retrouvais quelques-uns, mourant de soif auprès de cette eau dont il est écrit qu'elle étanchera toute soif ; d'autres qui en paraissaient contents, je me persuadais qu'ils n'avaient jamais connu de soif. Aujourd'hui, ayant atteint l'âge d'où l'on peut mesurer du regard la longue route parcourue, je me rends compte que si j'ai connu beaucoup d'âmes déçues, c'est qu'une conscience troublée, comme était la mienne, et qui se complaît dans son trouble, attire et recherche toujours ses semblables ; un instinct secret me détournait de celles qui m'eussent donné la vision de la Sainte Joie. Un instinct secret... ou plutôt ma volonté pervertie ; car l'esprit impur ne redoute rien autant que la rencontre d'un saint, pour les âmes qu'il a marquées.
Pourtant je ne me demandais même pas si le moment était venu pour moi de renoncer au Christianisme : cela ne faisait pas question. Un seul débat me déchirait : il faudrait le résoudre en me livrant à Dieu, ou à la puissance d'en bas. Aucun espoir d'échapper à cette tenaille ; aucune possibilité de quitter le plan chrétien. Certes, cela eût tout arrangé ; d'autres, autour de moi, s'en allaient sur la pointe des pieds ou en claquant la porte, et ils se recréaient selon une autre morale. Pour moi, je demeurais attaché à l'Église aussi étroitement qu'un homme à la planète ; la fuir, c’eût été aussi fou que de prétendre changer de planète.
Rien aussi qui me fût plus étranger que l'attitude de tel ou tel persuadé qu'il s'accommode du Christianisme ; du vrai il accommode le Christianisme à ses passions ; il sollicite les textes, les tire à soi. En vain proteste-t-il : certaines de ses œuvres demeurent la plus séduisante et la plus dangereuse altération de l'Évangile qu'un chrétien ait jamais eu l'audace de tenter. Mais moi, dès vingt ans, je savais, sans qu'il y eût de ma part aucun mérite ; Dieu ne permettait pas que ma conscience fût faussée ; les plus lourdes passions n'ont pu venir à bout de ces balances infiniment exactes et l'aiguille a toujours marqué implacablement le nom, la gravité de ma faute. Pourquoi ratiociner ? L'exigence de Dieu m'était connue, qui veut être aimé (ce ne serait rien), mais qui veut être seul aimé ; ou, du moins, qui prétend que nous n'aimions personne que pour Lui et qu'en Lui. (Non pas destruction, mais sublimation de l'amour humain).
Il ne me restait que de me jeter à corps perdu dans le travail littéraire : exprimer, rendre sensible ce monstre que je ne pouvais vaincre. Mon œuvre future prit forme à mes yeux. Mais alors une difficulté d'une autre forme m'assaillit. L'étiquette catholique faisait passer chez les braves gens mes premiers essais ; ils y suscitaient déjà quelques grognements. Aussi anodins qu'ils fussent, ils choquaient les âmes non point timorées, comme je le croyais, mais délicates et sensibles à mon secret poison. Très vite éclata, pour moi, le conflit entre le désintéressement de l'artiste et ce que j'appelais le sens de l'utilité des apôtres : antagonisme que j'imaginais invincible et que j'espère aujourd'hui surmonter. Il est vrai que le défenseur d'une cause sacrée, le soldat de Dieu, exige que chacun serve ; et il entend souvent par servir : ne rien écrire qui ne soit d'une utilité immédiate. « À quoi cela sert-il ? » dira-t-il d'un roman. Ce que j'entendais alors par le désintéressement de l'artiste lui est, à la lettre, inconcevable. À qui, par de gros exemples, lui veut montrer que cette inutilité n'est qu'apparente et qu'en fin de compte, une humanité diminuée de Shakespeare, de Racine, de Dostoïewski, eût été infiniment appauvrie, il opposera : « Vous n'êtes ni Shakespeare ni Racine ! » Et pourtant le plus humble d'entre nous se persuade qu'il n'a droit au nom d'artiste que s'il entreprend son œuvre dans un esprit de pureté, de détachement, d'indifférence à tout ce qui n'est pas elle. Innocence profonde, candeur de l'écrivain même le plus corrompu (s'il est un véritable écrivain) dès qu'il s'agit de son travail, — c'est de cela que le chrétien d'action ne saurait avoir le souci. Inutile d'insister sur un point que nous devons aborder de front, au chapitre V de ce petit livre. Mais l'étrange est qu'au cours d'un tel débat, je n'aie jamais songé à l'évasion pour avoir, enfin, mes coudées franches. Que de fois même ai-je pris contre moi le parti de mes frères ennemis ! Car si je puis absoudre l'œuvre d'art de son apparente inutilité, je ne saurais être aussi indulgent à sa virulence : il a toujours suffi qu'on me parle d'une âme en péril, pour me réduire.
Ainsi continuai-je d'œuvrer à l'intérieur du catholicisme, objet de défiance, sinon de mépris et de réprobation, pour mes frères. Ils ne me reconnaissaient, croyais-je, pour un des leurs qu'afin de ne pas perdre le droit de me juger et de me condamner. Et voici le pire : j'observais certains de mes juges avec une malveillance atroce. Je finis par me persuader qu'il existait une certaine bêtise qui leur appartient en propre, une certaine façon de mentir ; une bassesse qui leur est particulière. Oui, je confesserai les sentiments que j'ai nourris à leur égard. Entendons-nous : même au comble de l'exaspération et dans le pire de ma révolte, je n'ai jamais cessé de croire ou plutôt de voir ce qui crève les yeux : que le catholicisme obtient de l'être humain ce qu'aucune autre doctrine n'a jamais obtenu. Toujours ce fut ma stupéfaction que la foule passât indifférente devant la pauvre voiture noire et le vieux cheval des Petites Sœurs des Pauvres, arrêtés au bord du trottoir. Dieu merci, je n'ai jamais cessé de vénérer les héros et les saints qui continuent de rendre témoignage à l'Église ; mais ce n'est pas à eux qu'un misérable écrivain se heurte. Reconnaissons que ses pieux adversaires de la bonne presse distillent quelquefois un venin dont je croyais avoir découvert la formule : ces gens-là, me disais-je, se permettent tout ce dont ils ne croient pas être obligés de se confesser. Et je m'écriais : « Oh ! que cela les mène loin ! » Au vrai, ce n'était de ma part qu'une ingénieuse perfidie, car le Christ hait l'injustice, Lui, la Justice ; et tout ce que le monde condamne avec raison est déjà de toute éternité condamné par Dieu. La critique catholique fut-elle profondément injuste envers mes ouvrages ? Ce qu'elle y subodorait de pourriture, oserais-je prétendre que je ne le sens pas rôder sur mon œuvre comme sur ces cimetières que tout de même la croix domine ?
Hostile à mes frères, du moins n'ai-je jamais blasphémé l'Église éternelle ; mais cette mère de l'humanité, si elle aime l'humanité, me disais-je, les humains éphémères ne sont pas à l'échelle de son cœur. Les individus ne sont que poussière à ses yeux et c'est pourquoi cette mère peut nous paraître quelquefois sans entrailles. Il n'empêche que je suis entre ses mains ; je n'appellerais pas de sa sentence, si un jour elle me frappait. Je ne peux pas sortir de l'Église ; les mailles du filet ne céderont pas. Si je prétendais en sortir, je la retrouverais ailleurs. Dans ce sens-là aussi, je puis dire que le royaume de Dieu est au dedans de moi et que « Rome est toute où je suis ».
Et sans doute m'objectera-t-on qu'il n'y a pas là de quoi m'émerveiller et qu'il y faut voir un aspect de ce phénomène que M. Estaunié a appelé l'Empreinte. La puissance de la religion en moi s'est fortifiée, disent-ils, de ma propre faiblesse ; mon histoire est celle de tous les esprits débiles ; j'ai offert un bon terrain à la propagation de la Foi... Hé bien, non, ce n'est pas si simple. Faites attention qu'aucun des prestiges que je subissais naguère, n'échappe à mon analyse. Contre tout le sensible du catholicisme, aujourd'hui, je me mets en garde. L'appel à l'émotion religieuse, aussi sublime soit-il, excite d'abord ma défiance. Les « consolations de la religion », je les appelle de toute mon âme, mais je sais de quel prix il les faut acheter. Je connais cette paix dans la souffrance et de quelle amertume les souillures passées pénètrent la grâce présente.
Comme le flux de l'Océan émeut les grands fleuves bien en deçà de leur embouchure, la mort se mêle à toute vie chrétienne longtemps avant qu'elle en approche. Or l'instinct profond de l'homme est d'échapper à la vision de son futur cadavre. Qu'est-ce donc qui est plus fort en moi que cet instinct ? Encore n'ai-je rien dit de tout un ordre de difficultés qu'il y aurait quelque ridicule à évoquer lorsque l'on est aussi peu que je le suis savant et philosophe. Mais ce qu'à propos de Renan, M. Pierre Lasserre a appelé le drame de la métaphysique chrétienne, s'est tout de même déroulé pour moi sous une forme plus grossière : il suffit que je l'indique ici.
Toutes les amarres semblaient donc relâchées : pourtant le vaisseau bougeait à peine, le flot ne l'emportait pas. Au centre du terrible jardin dont les barrières paraissent rompues, l'âme excédée demeurait, un peu à l'écart des autres, mais elle demeurait pourtant.
On me répète : C'est l'antique terreur, c'est cette peur des dieux qui a créé les dieux, — cette hideuse peur qui survit à la foi même. Suis-je cet animal dressé dès l'enfance à certaines adorations, dressé par la crainte ? Souviens-toi : Ce Dieu de ton enfance qui régnait dans la maison de famille contrôlait non seulement tes moindres gestes, tes plus furtives pensées, mais encore il entrait dans d'infimes détails de nourriture : il fallait faire attention au jour du Vendredi Saint que la croûte du petit pain de quatre heures ne fût pas « jaunie », car l'usage des œufs était interdit, même aux enfants. Une gorgée d'eau avalée en se lavant les dents, et ta Communion, croyais-tu, devenait sacrilège. Tu connaissais beaucoup mieux ton âme que ton corps. Es-tu bien sûr que le Dieu de ton enfance, qui s'amusait au détail, ne continue pas de t'épier dans l'ombre ? Ce Dieu, je ne le renie pas : quelques exagérations ? Je l'accorde, mais elles demeurent dans la tradition de tous les éducateurs chrétiens. Cet excès de prudence, quel confesseur le réprouverait ? L'éducation de la pureté ne souffre guère les demi-mesures : « Je veux être ignorant, enfant pour certaines choses... » écrivait l'abbé Perreyve, à la veille de son ordination. Ce remplacement, dont tu te glorifiais naguère, d'un « Dieu tatillon » par un Dieu qui n'y regarde pas de si près, aie le courage de t'avouer qu'il n'y faut pas voir un progrès dans la vie spirituelle, mais bien une diminution. Tu devenais moins scrupuleux à mesure que tu devenais moins pur. Ne rien concéder à la chair, c'est la vraie loi chrétienne qui te fut enseignée dès que tu commenças de comprendre. « En cette matière, tout est grave », nous répétaient nos éducateurs. Tout est grave ; tout engage l'éternité. Et l'expérience te prouve à quel point ils avaient raison. C'est l'esprit qui atteint Dieu, et la chair assouvie qui nous sépare de lui infiniment. Ces inimaginables prudences demeurent conformes à l'essentiel du Christianisme. Au vrai, dès que le chrétien se réveille en toi, c'est toujours cet adolescent que tu fus, à la conscience follement craintive des moindres poussières ; mais alors il se heurte à l'homme que tu es devenu, et ton angoisse naît peut-être d'un tel contraste, et de ce que tu n'imagines pas que tu puisses jamais remonter à ta source, retrouver la candeur de tes commencements.
Rien, d'ailleurs, qui rappelle moins l'angoisse du doute. Le doute ne fut jamais qu'une petite agitation à la surface de ton âme ; au plus profond, règne une calme certitude. Les passions n'ont pu corroder ces fondements qu'elles salissaient de leur boue. Mais ils demeurent.
Cet élément incorruptible de ta foi, comment le définir ? C'est une évidence ; cette évidence : la Croix. Il suffit d'ouvrir les yeux pour la voir à côté de nous : notre croix qui nous attend. Qui aurait imaginé que deux morceaux de bois mis l'un sur l'autre puissent affecter autant de formes qu'il existe de destinées particulières ? Et pourtant cela est ; la tienne est faite à ta mesure ; de gré ou de force, dans la haine et dans la révolte ou dans la soumission et dans l'amour, il faudra sur elle t'étendre. Quel mystère que l'humanité ait si longtemps vécu sans avoir découvert, au-dessus de ses charniers, le signe, l'arbre sans feuilles, l'arbre nu où, un jour de l'histoire humaine, Dieu même est venu s'abattre. « ô Dieu qui aimez tant les corps qui souffrent, que vous avez choisi pour vous le corps le plus accablé de souffrances qui ait jamais été au monde... »
Et même si notre foi diminuée, appauvrie, ne peut qu'entrevoir de loin le surnaturel, il lui reste ce bois qu'elle touche, contre quoi notre chair est clouée. Tels des éléments qui composent ta croix sont le patrimoine commun : je ne connaissais pas ce cri terrible de Michelet que nous rapporte Daniel Halévy : « À l'entrée de ce grand supplice qu'on appelle la vieillesse... » La vieillesse... Bien avant qu'elle nous atteigne, nous respirons l'haleine de la mort ; et n'y aurait-il que ce supplice... Mais sur ce fond de la commune insère, joue la douleur individuelle, accordée à notre cœur, à la mesure de notre corps, et qui ne ressemble à aucune autre. C'est le privilège des artistes d'exprimer la leur dans ses particularités, dans ses différences, et c'est elle qui crée leur style, qui lui donne un unique accent, une résonance singulière, inimitable.
La croix, il ne m'appartient pas de m'en détacher. « Si tu es le fils de Dieu, disaient les insulteurs de Jésus crucifié, descends donc de ta croix... » Il l'aurait pu s'il l'avait voulu. Mais nous, ses créatures, rien ne nous arrachera de ce gibet sur lequel nous sommes nés, qui a grandi en même temps que notre corps, et s'est étiré avec nos membres. À peine le sentions-nous dans la jeunesse ; mais le corps se développe, devient pesant, la chair s'alourdit et tire sur les clous. Qu'il nous faut de temps pour nous apercevoir que nous sommes nés crucifiés !
L'âme que je décris se trouve, non certes au niveau des pires, mais bien au-dessous d'eux, puisqu'elle sait et qu'ils ne savent pas ; pourtant c'est vrai qu'elle garde, au milieu de leurs sabbats, une clairvoyance aiguë : autant que la sienne propre, la croix de chacun lui apparaît ; elle lui apparaît délaissée, méconnue, ou plutôt inconnue. Tous ces destins, répandus et comme dénoués au hasard, ignorent eux-mêmes leur centre, ce qui les ordonnerait. Fuir sa douleur, éviter sa croix, ne pas la connaître, voilà toute l'occupation du monde ; mais c'est en même temps se fuir soi-même, se perdre. Car c'est notre douleur qui nous donne notre visage particulier ; c'est notre croix qui fixe, qui arrête nos contours.
Je ne suis plus obsédé, comme je le fus naguère, par la petite place du Christianisme dans le monde. En dehors de la cité mystique de ceux qui connaissent leur croix, et donc se connaissent, qui portent leur croix et donc se supportent eux-mêmes, grouille la foule des êtres résolus à s'ignorer, à se disperser, à se perdre, à s'anéantir. Dans le regard insoutenable pour moi d'un Arabe, d'un Hindou, d'un Céleste, je découvre d'abord l'absence de la croix, l'ignorance cherchée, poursuivie, voulue de la souffrance individuelle. Cette armature que le Christ nous impose, ils la rompent à mesure qu'elle se reforme, ils s'en délivrent ; ce gibet au-dessus du néant, ils s'en arrachent et sombrent avec délices. Ce qui donne son tragique à la manie des stupéfiants, c'est qu'ils ouvrent dans le rêve une issue pour fuir la croix. L'opium : la frontière que franchissent les déserteurs de la Croix et au delà de laquelle ils ne trouvent qu'une contrefaçon dérisoire de l'unique Paix : « Pax Dei quaa exsuperat omnem sensum... » (Saint Paul aux Philippiens).
Que signifie perdre la foi ? Je vois ce que je vous dis ; je ne peux pas ne pas le voir. Et ceux qui, nés chrétiens, se détachent du Christianisme et qui vivent en paix après leur défection, c'est que le fait de la croix ne leur était jamais apparu.
On naît prisonnier de sa croix. Rien ne nous arrachera de ce gibet ; mais ce qui est particulier aux chrétiens de ma race, c'est de se persuader qu'ils en peuvent descendre ; et en effet ils en descendent ; c'est en cela qu'ils demeurent libres ; ils peuvent la refuser ; ils s'en éloignent, perdent conscience des fils mystérieux qui les y relient, et qui indéfiniment s'étirent au point que s'ils se retournent, le signe terrible ne leur apparaît plus sur le ciel. Ils vont, ils vont jusqu'à ce qu'arrêtés par un obstacle, atteints d'une blessure au cœur, ils butent et s'affaissent. Alors, aussi loin qu'ils se soient perdus, de nouveau les liens les ramènent en arrière avec une force surprenante ; et de nouveau les voici miséricordieusement précipités contre le bois. D'instinct, ils étendent les bras, ils offrent leurs mains et leurs pieds déjà percés depuis l'enfance.
François Mauriac, in Dieu et Mammon

1. J'entends par là une sorte d'esthétique pieusarde et salonnière. Mais je m'y rencontrais avec des âmes admirables et des poètes comme mon cher André Lafon, comme le fervent Robert Vallery-Radot, Eusèbe de Bremond d'Ars, etc.