L'homme ne vient au monde
que pour acquiescer à ce passage — par la mort — de la vie pécheresse à la Vie
éternelle ou divine ; cet acquiescement, qui l'introduit dans le sein de
Dieu où Jésus est entré avec son corps et son âme humaine le jour de
l'Ascension, est en lui l’œuvre de l'Esprit-Saint donné au monde à la Pentecôte et
vivant dans l'Église dont il est l'âme.
Ainsi la vie terrestre du
Christ s'achève, et celle de l'Église commence, par le don de l'Esprit-Saint. Le mystère
pascal est signifié, à la fois selon son étalement temporel et selon son unité
profonde, par les mots de Jésus : « Il est bon pour vous que je m'en
aille, car si je ne m'en vais pas, le Saint-Esprit ne viendra pas à vous ;
mais si je m'en vais, je vous l'enverrai » (Jn 16, 7).
Suprême promesse (au double
sens du mot : la plus haute et la dernière) faite le Jeudi-Saint et
accomplie à la Pentecôte. Entre la Promesse et l'Accomplissement, le suprême
Combat — Agonie, Passion, Mort — et la suprême Victoire — Résurrection.
JEUDI-SAINT
Jésus, qui avait dit à
plusieurs reprises que « son heure n'était pas encore venue »,
affirme qu'elle est maintenant venue. C'est aussi l'heure du Prince des
ténèbres (Jn 17, 1 ; Lc
22, 53). C'est l'heure historique de leur affrontement ; c'est en même
temps l'heure de la tentation décisive dont celle du désert n'était que la figure,
et du banquet eucharistique que symbolisait prophétiquement la fête des azymes,
la manne et l'eau du rocher.
Quand Judas a quitté le
Cénacle, Jésus dit : « Le Fils de l'homme vient d'être glorifié » ;
mais il ajoute : « Dieu le glorifiera » (Jn 13, 31-32). Sa gloire est donc à la fois
actuelle et future. Future, car l'événement imminent est dépourvu d'éclat :
meurtre vulgaire dont les auteurs sont des hommes manœuvrés par le Prince des
ténèbres. Actuelle, car Jésus, laissant partir Judas, se livre volontairement à
la mort, et cette oblation est l'acte parfait d'amour obéissant par lequel
l'Humanité accomplit son devoir essentiel, le sacrifice, ou remise totale de
soi entre les mains de Dieu. Or, quand l'homme se donne à Dieu, il est déjà par
grâce ressuscité et introduit en Lui. La Passion est donc à cet instant
commencée ; la Résurrection et l'Ascension y sont virtuellement contenues.
Jésus institue alors le
rite par lequel sera renouvelée au long des siècles l'oblation qu'il fait aujourd'hui
de son
immolation qui sera consommée demain.
« Le but et l'effet du
rite eucharistique institué au commencement de la Passion est de saisir et pour
ainsi dire d'immobiliser, de perpétuer mystérieusement l'instant même où le
Rédempteur est immolé dans le sacrifice sanglant, et de permettre ainsi de
renouveler, non pas la mise à mort, impossible d'ailleurs, d'un Christ consommé
dans la gloire, mais l'oblation même de la Victime du Vendredi-Saint qui du reste
garde en son cœur cette charité qui l'a vouée à la mort » (G. Salet).
Pour que la mort du Christ
sur le Calvaire fût un véritable sacrifice, il n'était pas, croyons-nous,
nécessaire qu'elle fût offerte en quelque sorte liturgiquement à la Cène. Car
le sacrifice du Calvaire est à la fois personnel et cultuel, acte du Christ
comme personne, et acte du Christ comme nouvel Adam qui résume en lui
l'humanité. Tous les actes de Jésus sont des actes de fonction publique, ayant
donc un aspect de culte. Non qu'ils se présentent — et sa mort pas plus que sa vie
— comme des signes figuratifs de réalités mystérieuses, comme c'est le cas pour
toute liturgie symbolique. Les actes du Christ ont ceci d'absolument unique
qu'ils sont la Réalité même, le Mystère même. Ils ont donc tous une valeur
publique, sacerdotale, liturgique. Aussi bien est-il vain de chercher dans la
Cène un geste ou une parole qui conférerait à la mort prochaine de Jésus son
caractère sacrificiel. Même s'il n'avait pas célébré la Cène et institué
l'Eucharistie, sa Passion et sa mort eussent été un vrai sacrifice et le
sacrifice de toute l'Humanité. C’est en effet par l'Incarnation et selon son
être humano-divin que le Christ est Médiateur et nouvel Adam, et non point en
suite d'une consécration symbolique.
Mais si la Cène n'avait pas
été célébrée, le sacrifice du Christ n'eût pu être liturgiquement reproduit
dans la suite des temps. La Croix fût demeurée sans mémorial, et l'Alliance
nouvelle eût été dépourvue de signe. L'Acte essentiel du Christ, qui résume
l'Histoire et lui donne son sens divin, ne fût point apparu présent à tous les hommes et coextensif
à toutes les vies,
car il n'eût point été représenté, et son efficacité n'eût point
été signifiée dans le temps.
La Croix est sacrifice ;
l'Eucharistie est à la fois sacrifice et sacrement, sacrement du sacrifice.
VENDREDI-SAINT
La mort du Christ est l'expression
suprême de l’acte intérieur unique — intemporel ou supratemporel — de son être
sacerdotal. Toute sa vie, dit l'Imitation, fut « croix et martyre »,
c'est-à-dire un mouvement vers la mort, une expression temporelle et multiple
de l'amour par lequel il se nie pour se rapporter à Dieu. Si l'amour est négation
de soi et mouvement vers l'autre, la mort, négation totale, est plénitude
d'amour et entrée définitive en l'Autre.
Entre l'Égypte, terre
d'esclavage, et Chanaan, terre de liberté, s'étend le désert de l'Exode. Le
désert symbolise la mort : il est sécheresse, nudité, dépouillement, abandon
de richesses possédées. Mais les richesses d'Égypte n'étaient pas vraies
richesses pour Israël, car il était esclave, et la richesse est vaine hors de
la liberté. Le désert n'était donc une mort qu'en apparence. C'est l'Égypte, au
vrai, fastueuse et opulente, qui était réellement la mort, et Israël qui marche
sur un sol calciné, bien loin de progresser vers la mort, s'en éloigne au contraire
et s'avance vers la vraie Vie.
Le Vendredi-Saint, Jésus
revit l'Exode du peuple dont l'existence et l'histoire n'avaient eu de sens que
par rapport à lui. Comme les Hébreux, avaient marché dans le désert pour passer
de la terre de servitude à la Terre de la Promesse, il entre dans le désert
de la souffrance et de la mort pour opérer son passage de la forme
d'esclave à la forme de gloire et devenir ainsi « notre Pâque ».
Le terme de l'exode est l'extase. Exode dit sortie
de soi progressive et douloureuse, car « soi » semble toujours une
richesse, et s'en dépouiller une diminution. Mais l'extase est le bonheur de
s'apercevoir, en habitant le cœur de Dieu, qu'on n'a rien perdu en se quittant
soi-même, sinon cet égoïsme qui est mort et mouvement vers la mort.
L'extrême douleur, la mort,
est la suprême création. La mort du Christ achève l’œuvre créatrice, étant à la
fois re-création et seconde création (cf. Hébr. 4, 9-11). Le « bon larron »,
pécheur pardonné, est l'annonciateur dans la Gloire imminente de la multitude
humaine contenue dans le nouvel Adam.
« Le propre de
l'expérience chrétienne est de lier indissolublement amour et sacrifice... En
des pages inoubliables de l'Action, Maurice Blondel établissait que la
mortification — si bien nommée — est la véritable expérimentation métaphysique.
Se donner et, à la limite, donner sa vie, c'est pour la conscience se choisir
aimante. Dans cette perspective du don, la mort est le seul témoignage
irrécusable de l'amour fidèle. Ce qui est bien différent de l'attitude héroïque :
dans sa mort le héros s'affirme lui-même tandis que l'homme du sacrifice
affirme quelqu'un d'autre. Jamais, dans les religions helléniques, le
dieu qui meurt ne meurt par amour. Dans le christianisme seul Dieu meurt par
amour pour l'homme, réalisant la dialectique interne de l'amour qui mène au
sacrifice de soi. Tout en gardant son apparence de rupture, la mort acquiert
ainsi un véritable être d'union avec Dieu et avec autrui » (J. Lacroix).
Par la mort du Christ, la
mort a changé de sens. Elle était fruit du péché et instrument du règne de
Satan. La victoire du Christ la transforme en sacrement d'amour. C'est pourquoi
le baptême plonge les fils du premier Adam dans la mort du second pour
les sauver de la mort, et l'Eucharistie les nourrit, pour accroître leur
vie, du Mémorial de sa croix.
La plus noble souffrance
ici-bas est de ne
pouvoir aimer sans s'aimer soi-même. Il est beau de pleurer parce qu'on éprouve
qu'en disant « Je t'aime » on n'est jamais absolument sincère ;
trop souvent, toujours un peu, l'autre est moyen privilégié de complaisance en soi.
Larmes stériles cependant, souffrance vaine, si une autre souffrance ne vient
purifier notre amour en nous arrachant ce par quoi il nous comblait nous-mêmes.
C'est à la croix du Christ que s'origine une telle purification. À travers la
purification de notre amour pour les autres, le Christ opère la purification de
notre amour pour Dieu. Rien n'est plus désirable que d'aimer purement. Aussi
bien, sans aimer la souffrance pour elle-même, le chrétien accueille toutes les
« croix » : il « comprend » la douleur et est « compris »
en elle, en ce double sens que, l'enveloppant, elle l'illumine.
SAMEDI-SAINT
Si la Rédemption et à la
fois acte du Christ accompli à un moment précis de l'histoire et activité
divine continue, coextensive à cette histoire, le Christ sauve, par sa mort,
non seulement ses contemporains et ceux qui viendront après lui, mais aussi
ceux qui avaient vécu avant lui. Il remplit tous les temps, de l'origine à la Parousie.
Aucun homme, à quelque génération qu'il appartienne, n'est juste, sinon par
lui. L'Ancien Testament n'était pas privé de la grâce, mais cette grâce lui était
donnée par et dans le Christ : Abel, Noé, Abraham, et toute la suite des
générations jusqu'à Siméon, Joseph, et Marie même — dont nous savons que, rachetée
d'une manière unique, elle est du nombre de ceux qui, venant en ce monde, ne
sont sauvés qu'en vertu de la rédemption « qui est dans le Christ Jésus »
— étaient sous l'influence salvatrice du Verbe incarné.
« La mort, en dépit de la
séparation du corps et de l'âme, ne retire pas l'homme du monde, ne le rend pas
a-cosmique, mais le situe dans un nouveau rapport au monde, plus vaste,
soustrait à la ponctualité spatio-temporelle de son existence terrestre »
(ce qui ne veut pas dire, comme le pensait Luther, qu'elle devienne alors
omniprésente) (K. Rahner, Écrits théologiques, t. I).
On ne saurait douter que
Jésus, dès l'instant qu'il expira, ne fut inondé, en son âme entière, de la
béatitude inhérente à la vision de Dieu. Nous disons en son âme entière, car
durant sa Passion, le combat qui se livrait dans le corps du Christ n'avait pu
éteindre à la cime de son âme la vision béatifique dans laquelle il prenait conscience
de sa divinité et des relations ineffables qui l'unissaient toujours au Père
dans le Saint-Esprit. Mais le déchirement de sa Passion refluait sur son âme et
repoussait jusqu'en des profondeurs ultimes cette béatitude. (Cf. Bouyer, Le
Mystère pascal, p. 360).
François Varillon, in Éléments de doctrine chrétienne