mercredi 4 avril 2012

En Triduumant... François Varillon, Le mystère pascal

Bien que multiples et étalés sur une période de près de deux mois, les événements qui se déroulent du Jeudi-Saint à la Pentecôte accomplissent un unique mystère qui est en un sens tout le mystère chrétien. C'est le mystère de Pâques, ou, selon l'étymologie probable du mot (pâsach), du Passage. L'instant décisif qui le réalise est celui où le Christ Rédempteur consomme, en mourant sur la croix, le sacrifice de l'Humanité qu'il porte en lui. Par le seuil de la mort, il passe de la vie en forme d'esclavage à la Vie en forme de gloire. L'humanité rachetée, mourant avec lui, ressuscite avec lui en espérance.
L'homme ne vient au monde que pour acquiescer à ce passage — par la mort — de la vie pécheresse à la Vie éternelle ou divine ; cet acquiescement, qui l'introduit dans le sein de Dieu où Jésus est entré avec son corps et son âme humaine le jour de l'Ascension, est en lui l’œuvre de l'Esprit-Saint donné au monde à la Pentecôte et vivant dans l'Église dont il est l'âme.
Ainsi la vie terrestre du Christ s'achève, et celle de l'Église commence, par le don de l'Esprit-Saint. Le mystère pascal est signifié, à la fois selon son étalement temporel et selon son unité profonde, par les mots de Jésus : « Il est bon pour vous que je m'en aille, car si je ne m'en vais pas, le Saint-Esprit ne viendra pas à vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai » (Jn 16, 7).
Suprême promesse (au double sens du mot : la plus haute et la dernière) faite le Jeudi-Saint et accomplie à la Pentecôte. Entre la Promesse et l'Accomplissement, le suprême Combat — Agonie, Passion, Mort — et la suprême Victoire — Résurrection.

JEUDI-SAINT
Jésus, qui avait dit à plusieurs reprises que « son heure n'était pas encore venue », affirme qu'elle est maintenant venue. C'est aussi l'heure du Prince des ténèbres (Jn 17, 1 ; Lc 22, 53). C'est l'heure historique de leur affrontement ; c'est en même temps l'heure de la tentation décisive dont celle du désert n'était que la figure, et du banquet eucharistique que symbolisait prophétiquement la fête des azymes, la manne et l'eau du rocher.
Quand Judas a quitté le Cénacle, Jésus dit : « Le Fils de l'homme vient d'être glorifié » ; mais il ajoute : « Dieu le glorifiera » (Jn 13, 31-32). Sa gloire est donc à la fois actuelle et future. Future, car l'événement imminent est dépourvu d'éclat : meurtre vulgaire dont les auteurs sont des hommes manœuvrés par le Prince des ténèbres. Actuelle, car Jésus, laissant partir Judas, se livre volontairement à la mort, et cette oblation est l'acte parfait d'amour obéissant par lequel l'Humanité accomplit son devoir essentiel, le sacrifice, ou remise totale de soi entre les mains de Dieu. Or, quand l'homme se donne à Dieu, il est déjà par grâce ressuscité et introduit en Lui. La Passion est donc à cet instant commencée ; la Résurrection et l'Ascension y sont virtuellement contenues.
Jésus institue alors le rite par lequel sera renouvelée au long des siècles l'oblation qu'il fait aujourd'hui de son immolation qui sera consommée demain.
« Le but et l'effet du rite eucharistique institué au commencement de la Passion est de saisir et pour ainsi dire d'immobiliser, de perpétuer mystérieusement l'instant même où le Rédempteur est immolé dans le sacrifice sanglant, et de permettre ainsi de renouveler, non pas la mise à mort, impossible d'ailleurs, d'un Christ consommé dans la gloire, mais l'oblation même de la Victime du Vendredi-Saint qui du reste garde en son cœur cette charité qui l'a vouée à la mort » (G. Salet).
Pour que la mort du Christ sur le Calvaire fût un véritable sacrifice, il n'était pas, croyons-nous, nécessaire qu'elle fût offerte en quelque sorte liturgiquement à la Cène. Car le sacrifice du Calvaire est à la fois personnel et cultuel, acte du Christ comme personne, et acte du Christ comme nouvel Adam qui résume en lui l'humanité. Tous les actes de Jésus sont des actes de fonction publique, ayant donc un aspect de culte. Non qu'ils se présentent — et sa mort pas plus que sa vie — comme des signes figuratifs de réalités mystérieuses, comme c'est le cas pour toute liturgie symbolique. Les actes du Christ ont ceci d'absolument unique qu'ils sont la Réalité même, le Mystère même. Ils ont donc tous une valeur publique, sacerdotale, liturgique. Aussi bien est-il vain de chercher dans la Cène un geste ou une parole qui conférerait à la mort prochaine de Jésus son caractère sacrificiel. Même s'il n'avait pas célébré la Cène et institué l'Eucharistie, sa Passion et sa mort eussent été un vrai sacrifice et le sacrifice de toute l'Humanité. C’est en effet par l'Incarnation et selon son être humano-divin que le Christ est Médiateur et nouvel Adam, et non point en suite d'une consécration symbolique.
Mais si la Cène n'avait pas été célébrée, le sacrifice du Christ n'eût pu être liturgiquement reproduit dans la suite des temps. La Croix fût demeurée sans mémorial, et l'Alliance nouvelle eût été dépourvue de signe. L'Acte essentiel du Christ, qui résume l'Histoire et lui donne son sens divin, ne fût point apparu présent à tous les hommes et coextensif à toutes les vies, car il n'eût point été représenté, et son efficacité n'eût point été signifiée dans le temps.
La Croix est sacrifice ; l'Eucharistie est à la fois sacrifice et sacrement, sacrement du sacrifice.

VENDREDI-SAINT
La mort du Christ est l'expression suprême de l’acte intérieur unique — intemporel ou supratemporel — de son être sacerdotal. Toute sa vie, dit l'Imitation, fut « croix et martyre », c'est-à-dire un mouvement vers la mort, une expression temporelle et multiple de l'amour par lequel il se nie pour se rapporter à Dieu. Si l'amour est négation de soi et mouvement vers l'autre, la mort, négation totale, est plénitude d'amour et entrée définitive en l'Autre.
Entre l'Égypte, terre d'esclavage, et Chanaan, terre de liberté, s'étend le désert de l'Exode. Le désert symbolise la mort : il est sécheresse, nudité, dépouillement, abandon de richesses possédées. Mais les richesses d'Égypte n'étaient pas vraies richesses pour Israël, car il était esclave, et la richesse est vaine hors de la liberté. Le désert n'était donc une mort qu'en apparence. C'est l'Égypte, au vrai, fastueuse et opulente, qui était réellement la mort, et Israël qui marche sur un sol calciné, bien loin de progresser vers la mort, s'en éloigne au contraire et s'avance vers la vraie Vie.
Le Vendredi-Saint, Jésus revit l'Exode du peuple dont l'existence et l'histoire n'avaient eu de sens que par rapport à lui. Comme les Hébreux, avaient marché dans le désert pour passer de la terre de servitude à la Terre de la Promesse, il entre dans le désert de la souffrance et de la mort pour opérer son passage de la forme d'esclave à la forme de gloire et devenir ainsi « notre Pâque ».
Le terme de l'exode est l'extase. Exode dit sortie de soi progressive et douloureuse, car « soi » semble toujours une richesse, et s'en dépouiller une diminution. Mais l'extase est le bonheur de s'apercevoir, en habitant le cœur de Dieu, qu'on n'a rien perdu en se quittant soi-même, sinon cet égoïsme qui est mort et mouvement vers la mort.
L'extrême douleur, la mort, est la suprême création. La mort du Christ achève l’œuvre créatrice, étant à la fois re-création et seconde création (cf. Hébr. 4, 9-11). Le « bon larron », pécheur pardonné, est l'annonciateur dans la Gloire imminente de la multitude humaine contenue dans le nouvel Adam.
« Le propre de l'expérience chrétienne est de lier indissolublement amour et sacrifice... En des pages inoubliables de l'Action, Maurice Blondel établissait que la mortification — si bien nommée — est la véritable expérimentation métaphysique. Se donner et, à la limite, donner sa vie, c'est pour la conscience se choisir aimante. Dans cette perspective du don, la mort est le seul témoignage irrécusable de l'amour fidèle. Ce qui est bien différent de l'attitude héroïque : dans sa mort le héros s'affirme lui-même tandis que l'homme du sacrifice affirme quelqu'un d'autre. Jamais, dans les religions helléniques, le dieu qui meurt ne meurt par amour. Dans le christianisme seul Dieu meurt par amour pour l'homme, réalisant la dialectique interne de l'amour qui mène au sacrifice de soi. Tout en gardant son apparence de rupture, la mort acquiert ainsi un véritable être d'union avec Dieu et avec autrui » (J. Lacroix).
Par la mort du Christ, la mort a changé de sens. Elle était fruit du péché et instrument du règne de Satan. La victoire du Christ la transforme en sacrement d'amour. C'est pourquoi le baptême plonge les fils du premier Adam dans la mort du second pour les sauver de la mort, et l'Eucharistie les nourrit, pour accroître leur vie, du Mémorial de sa croix.
La plus noble souffrance ici-bas est de ne pouvoir aimer sans s'aimer soi-même. Il est beau de pleurer parce qu'on éprouve qu'en disant « Je t'aime » on n'est jamais absolument sincère ; trop souvent, toujours un peu, l'autre est moyen privilégié de complaisance en soi. Larmes stériles cependant, souffrance vaine, si une autre souffrance ne vient purifier notre amour en nous arrachant ce par quoi il nous comblait nous-mêmes. C'est à la croix du Christ que s'origine une telle purification. À travers la purification de notre amour pour les autres, le Christ opère la purification de notre amour pour Dieu. Rien n'est plus désirable que d'aimer purement. Aussi bien, sans aimer la souffrance pour elle-même, le chrétien accueille toutes les « croix » : il « comprend » la douleur et est « compris » en elle, en ce double sens que, l'enveloppant, elle l'illumine.

SAMEDI-SAINT
Si la Rédemption et à la fois acte du Christ accompli à un moment précis de l'histoire et activité divine continue, coextensive à cette histoire, le Christ sauve, par sa mort, non seulement ses contemporains et ceux qui viendront après lui, mais aussi ceux qui avaient vécu avant lui. Il remplit tous les temps, de l'origine à la Parousie. Aucun homme, à quelque génération qu'il appartienne, n'est juste, sinon par lui. L'Ancien Testament n'était pas privé de la grâce, mais cette grâce lui était donnée par et dans le Christ : Abel, Noé, Abraham, et toute la suite des générations jusqu'à Siméon, Joseph, et Marie même — dont nous savons que, rachetée d'une manière unique, elle est du nombre de ceux qui, venant en ce monde, ne sont sauvés qu'en vertu de la rédemption « qui est dans le Christ Jésus » — étaient sous l'influence salvatrice du Verbe incarné.
« La mort, en dépit de la séparation du corps et de l'âme, ne retire pas l'homme du monde, ne le rend pas a-cosmique, mais le situe dans un nouveau rapport au monde, plus vaste, soustrait à la ponctualité spatio-temporelle de son existence terrestre » (ce qui ne veut pas dire, comme le pensait Luther, qu'elle devienne alors omniprésente) (K. Rahner, Écrits théologiques, t. I).
On ne saurait douter que Jésus, dès l'instant qu'il expira, ne fut inondé, en son âme entière, de la béatitude inhérente à la vision de Dieu. Nous disons en son âme entière, car durant sa Passion, le combat qui se livrait dans le corps du Christ n'avait pu éteindre à la cime de son âme la vision béatifique dans laquelle il prenait conscience de sa divinité et des relations ineffables qui l'unissaient toujours au Père dans le Saint-Esprit. Mais le déchirement de sa Passion refluait sur son âme et repoussait jusqu'en des profondeurs ultimes cette béatitude. (Cf. Bouyer, Le Mystère pascal, p. 360).

François Varillon, in Éléments de doctrine chrétienne