mercredi 24 novembre 2021

En préfaçant... Maxence Caron, Véronique Lévy et le Salut des femmes

 


PRÉFACE

Imprévisible et magistrale, ardente et imperturbable, saisissante et ceinte par Celui, le Seul, qui souffle où Il veut, Véronique Lévy est un auteur puissant. Ce cœur en permanente éruption et que ne comble rien de ce qui n'est pas tout, cette intelligence profondément religieuse et qui n'a même que faire de ce qui n'est pas infiniment plus que le monde, cette force nativement aimantée par l'Amant dont l'âme est l'image et l'hôte — cette femme ignifère et qui définit aussi bien son essence que son existence comme un chœur de chair, connaît que la Vie éternelle est déjà commencée. Tel est le haut registre d'intensité à partir duquel, de tout son cœur, de toute sa force et de tout son esprit, nous voyons ici le choral de cette âme aimer Dieu.

« Qui cherche la vérité cherche Dieu, qu'il en soit conscient ou non », écrit sainte Édith Stein. Convertie à la Vérité donc à l'universalité de la Religion vraie, Véronique Lévy, que le retentissant récit de sa vie et de son pèlerinage intérieur a distinguée il y a cinq ans aux yeux des lecteurs, est habitée par l'urgence sacrée de dire l'Essentiel. Il lui est donc désormais exclu de perdre le moindre instant d'une existence qui, déjà si brève à ceux qui gâchent la leur, s'accourcit infiniment plus, et en des proportions bouleversées, pour quiconque accepte de tourner les yeux vers la précédence incréée de la lumière divine, sans l'infinité de laquelle nous ne saurions être regard.

L'indépendante et absolue perfection de l'immensité divine appelle au cœur de l'homme ce qui est en l'homme dès avant l'homme lui-même. Et ce mystère paraît ainsi, qui est incontestable : l'immensité divine appelle l'infinie petitesse de l'homme à prendre part à l'infinie grandeur de l'Éternité. Ce mystère de disproportion, qui est aussi bien la mathématique non chiffrable, sainte et sacrée en qui est fondée la possibilité même de l'humanité, la possibilité même qu'il y ait un homme, transforme le temps et le transfigure. La reprise de celui-ci sous l'exposant de la Présence de Dieu recrée le temps à l'image du Septième Jour — à l'image du Jour que constitue Dieu lui-même en vertu de son seul repos en soi —, elle résorbe le temps. Le temps n'est plus désormais qu'un seul jour consacré à dire, dans l'amour de cet amour dont nous sommes, la présence constamment préalable et la plénitude abondamment impréhensible de Dieu. Voici l'arrière-plan selon lequel le texte inouï de Chœur de chair est composé. Voici l'horizon sur le fond duquel survient le livre de Véronique Lévy : voici l'immensité en qui, à l'heure de la banalité généralissime, se disposent les pages d'une œuvre d'avant-garde, majestueuse, catholique et inconnue. Voici l'espace universel à partir duquel nul, sinon naïvement, ne saurait mettre au seul crédit de la littérature ou de l'esthétique cette œuvre d'art littéraire : voici l'espace au sein duquel est profondément et chaque fois vécu chaque mot comme le résultat d'une prière, donc d'une lutte avec ce qui, en l'homme, est trop petit pour que quoi que ce soit spontanément en sorte d'assez anagogique et beau.

Ouvré d'une écriture magnifique et qui est recherchée au-dessus de la tête d'homme, le livre de Véronique constitue l'examen uniment douloureux et glorieux des tissures de sa propre identité, autrement dit du chœur que, dans la communion avec les membres du Corps mystique de l'Église, forme sa chair baptisée. L'histoire individuelle et l'histoire universelle sont métamorphosées par l'irruption baptismale. Et l'auteur écrit dans cette vérité : le temps entier de son existence individuelle est repris et mêlé à l'avivement de lumière imminente tout comme à la résurrection que promeut en l'âme baptismale la proximité de la Communion des Saints. Le temps donc ici se dissout, tandis que progresse la méditation aussi bien rationnelle que personnelle sur les figures ecclésiales et bibliques qui peuplent avec éminence la Communion des Saints.

Et la langue — qui a tout à voir avec la musique, donc avec le temps désormais dissout — la langue change de dimension : abolissant le stérilisant artifice des cloisons académiques, retrouvant l'inspiration des origines et le sens même du langage, s'enracinant dans un rythme et une tonalité analogues à ceux des Écritures Saintes, le style de Véronique Lévy est celui d'un auteur qui écrit comme l'on écrit lors donc que l'on a consenti à renaître après la fin du temps. Contrairement à tous les écrivassiers de son époque, l'auteur n'écrit que l'âme plongée dans la mesure du Septième Jour, donc selon ce qui vient de Dieu et non selon ce qui vient des hommes : il n'y a rien d'éphémère en son encrier. Véronique écrit selon la mesure du Septième Jour et ce qu'ainsi Dieu a promis, autrement dit Lui-Même en plénitude, dans la très-vive paix de son Être, ce que Dieu a promis est déjà là car il n'y a pas de temps en Dieu, pas de distinction entre le présent et l'avenir, mais uniquement cette éternité qui fait de la promesse, dès lors, une promesse déjà réalisée pour qui reçoit l'infrangibilité de la Parole de Dieu. Véronique Lévy est de ceux qui reçoivent le Verbe dont l'Hypostase est auprès de Dieu et qui est Dieu : elle écrit ainsi en une langue sans cesse renaissante car sous-tendue par la théologalité de l'espérance qui abolit le hasard comme elle abolit la temporalité. Comme pour l'Épouse du Cantique des Cantiques, attendre et avoir lui sont une même dimension car une même appartenance : que l'on attende ou que l'on possède, on se tient en présence de Dieu — que l'on attende ou que l'on possède, on reçoit sa Présence. C'est Lui qui est là, c'est Lui qui décide. Si mes yeux ne sont pas encore habitués à sa lumière et si je dois encore me contenter de voir toutes choses seulement in aenigmate, comme dit saint Paul, il n'en reste pas moins vrai que Dieu, lui, me regarde bien face-à-face. Il est déjà présent, et c'est lorsque nous serons rendus capables de le voir, explique saint Jean dans sa Première Épître, que nous vivrons de la même vie que lui.

Toute l'existence plonge dans une sainte démesure lorsque la précédence de Dieu manifeste son illimitation et montre le Visage de l'Amour en qui l'existence d'homme est prononcée. C'est sous ce signe, c'est dans cet état (de l)’ esprit que Chœur de chair est écrit par son auteur.

Ainsi ferme, les reins ceints de la vérité, revêtue de la cuirasse de justice, les sandales aux pieds, prête à annoncer l'Évangile de la paix, ayant en main le bouclier de la Foi par lequel elle parvient à éteindre les traits enflammés du mauvais, munie du casque du Salut et du glaive de l'Esprit Saint qui est la parole de Dieu, c'est vers un genre plus prochain et une différence plus spécifique (dirait l'aristotélisme) qu'elle peut conduire l'intelligence de son lecteur, et rendre pur à sa place première l'entendement désespéré des contemporains ses frères. Dans cette belle épopée méditative sur soi-même et sur les femmes du Premier Testament et de l'Évangile — que celles-ci soient des figures fugitives ou des personnages unanimement célèbres c'est du Salut même des femmes qu'il est question.

Or, en cette ère perdue de l'histoire autant que perdue pour l'histoire, de nombreuses femmes se sentent insultées, diminuées, réduites, niées et porcinées dès que l'on sous-entend à leur égard la réalité d'une vocation ; et en un raisonnement dont la logique alogique n'est guère à leur honneur, au sens que porte en soi la notion de vocation elles opposent celui de la liberté. Étrange dualisme que préjuge et fabrique la charade d'une navrante crispation.

Ce dont une minute de Descartes, trente secondes de Kant ou dix d'Arendt suffiraient à réfuter la noise, Véronique Lévy a l'élégance non pas de le réfuter uniquement dans l'ordre de l'esprit, mais également de lui donner issue dans l'ordre de la charité, c'est-à-dire dans l'ordre du Salut. Parler de vocation pour la femme n'est pas plus injurieux que d'en parler pour l'homme en général à qui, loin de s'opposer à la liberté, l'Église assigne précisément une vocation universelle, et cette vocation est la liberté elle-même ! Les commandements des deux Testaments bibliques ne sont-ils pas résumés par cette extraordinaire phrase du commentaire de saint Augustin Sur la Première Épître de saint Jean, qui, donnant à l'humanité pour centre la Charité, soit le Nom même de Dieu, y ouvre exactement et simultanément la possibilité de la liberté absolue : dilige et fac quod vis, écrit le grand homme, « aime comme Dieu aime, et fais ce que tu veux ». Lorsqu'à l'homme est assignée par Dieu et lorsque dans l'homme est inscrite, par le Verbe, une si forte et si structurelle vocation à Dieu même, autrement dit à la liberté de l'Absolu dont l'humanité est l'image, pourquoi devrait-on préjuger, en vertu d'un féminisme décidément misogyne, qu'il faut exclure la femme de l'universellement divine vocation à la liberté absolue ? Ce serait une régression incalculable. Aussi serait-ce raisonner drôlement que de ne pas vouloir, de la sorte, raisonner du tout. Le refus féministe de la vocation est en effet, sur ce terrain qui est le plus fondamental et le plus ontologique, l'obscurantiste et rétrograde réactivation d'une grave différence sexuelle, une si grave différence sexuelle qu'elle exclut structurellement la femme de l'humanité... Toutes choses assez païennes et qu'on ne voit — monothéistes ou polythéistes — que chez les gentils. Le féminisme arrive ainsi à de telles conclusions en demeurant dans le conceptualisme abstrait : il se paie de quelque idéologie bavarde que l'on met dans la bouche de quelque doctrine ou représentation fantôme, puis il s'enrichit des faux-semblants arrachés à l'émotion et l'immédiateté. L'ouvrage de Véronique Lévy se construit dans l'aiguë conscience de cette catastrophe ; et à cette éloquence avariée il semble dire d'emblée les mots de Verlaine : « ce bijou d'un sou sonne creux et faux ; si l'on n'y veille, il ira jusqu'où ? »

Aussi la perspicace conscience de ce désastre, qui n'est perceptible que d'un plus haut point de vue, est-elle toujours déjà reprise par Véronique Lévy non pas dans des questions et problématiques indéfiniment posées, comme feraient et font les philosophes impuissants, mais dans la gloire de réponses inaltérables ; et celles-ci sont l'effet du Oui qu'elle adresse à la Vérité dont elle contemple le Visage. La question des femmes et de leur place est pour Véronique une réponse qui se décline au nominatif, au vocatif, au génitif..., autrement dit dans toutes les figures de femmes en qui sont prononcés le Oui et l'Amen à cette liberté universelle, à cette liberté catholique dont le face-à-face avec Dieu ouvre l'occurrence.

« Aucune femme n'est uniquement femme », écrit sainte Édith Stein, et c'est l'indestructible leçon de l'équilibre catholique : si en effet la femme était uniquement femme, il y aurait déchéance d'universalité.

La vocation de l'homme au Salut ne s'adresse pas au mâle, mais à l'homme : Jésus-Christ n'est pas uniquement sauveur des vires, mais il est sauveur des homines. En refusant la notion de vocation comme étant par nature étrangère à la femelle, et en la laissant finalement aux mâles, sauf si le mâle ne se fait femelle de sorte à se fabriquer un droit à la non-vocation, l'argumentation involutive de la post-suffragette électronique normée réintroduit, tout en affirmant le contraire, une différence sexuelle à la racine ontologique même de l'humanité. Étrange affaire, et destructrice, que de produire au sein même de l'argument dont on se pique, le facteur qui réduit immédiatement cet argument à néant... Les choses sont pourtant claires : les femmes ont une vocation, une vocation à la liberté, elle est la même que celle des hommes, et elle est obligatoire. Oui : le genre humain est créé à l'image de Dieu, et l'image de Dieu c'est la liberté absolue de l'âme. Refuser sa propre liberté pour faire la même chose que les hommes, devenir le singe des hommes dans un monde dont on dit en outre, chez les féministes, qu'il est un monde façonné par le masculin pour le masculin, voilà une très-contradictoire histoire et beaucoup moins sage que de refuser radicalement cette mécanisation du comportement afin justement d'exercer sa liberté sans illusoires constructions mentales. Si être une femme a un sens, être une femme ne suffit-il pas ? La liberté d'agir sans mimer le préfabriqué social et culturel dont on se plaint d'avoir été exclues et dont les bases ne sont pas vôtres, cette liberté que les femmes ont oubliée, cette liberté qu'il faut libérer, cette liberté qu'elles négligent de libérer car elles sont occupées à se faire une meilleure place d'esclave parmi les maîtres, cette liberté que ne pollue aucun simulacre ne vaut-elle pas infiniment mieux, et que l'on combatte pour elle ? C'est dans l'exploration somptueuse des chemins de cette seule liberté, de la seule liberté, de la liberté qui ne fait aucune concession, que Véronique Lévy s'engage.

Sur ce chemin ce ne sont guère les destinées des Simone de Beauvoir qui fussent susceptibles de l'intéresser, dont l'incohérence est accablante, et qui après avoir couché son Deuxième sexe sur le papier rampait soumise aux pieds de tel amant à qui elle promettait d'être soubrette pour jamais (que l'on relise donc l'emblématique correspondance du Castor afin d'y constater les édifiantes aspirations de ce tutélaire prototype de femme libérée). Sur les chemins de la liberté, il n'y a pas ni place ni temps pour la servitude polymorphe et volontaire de ces larbins impulsifs et mimétiques qui se sont fait passer pour des femmes libérées. Mais ce qui intéresse et retient toute l'attention de Véronique Lévy, ce sont, à l'inverse, les femmes de l'Église, et de l'Église d'avant l'Église, les femmes bibliques : c'est elles qui font l'objet de sa méditation et de son exégèse. Ce sont ces femmes qui, parce qu'elles ont accepté l'image de Dieu qui est en chacune d'entre d'elles, parce qu'elles ont donc accepté d'habiter la dimension de la liberté, de demeurer dans la différence que la liberté creuse en l'humanité, ne sont jamais païennes ni ne seront jamais une source d'inspiration pour le néo-paganisme dont le monde est l'énergumène.

L'auteur creuse ainsi le tempérament et la vocation de chacune des figures qu'elle choisit : on y trouve non seulement l'héroïsme, mais également le miracle ordinaire de femmes que leur force à aimer l'Essentiel, plutôt qu'à suivre la bétaillère mondaine et sociale, place dans une égalité naturelle avec les hommes. Si bien que dans l'exercice ecclésial de la liberté, dans l'exercice de la liberté en son Principe, la question de l'égalité ne se pose pas, car l'égalité y est un fait de nature ; ou mieux : un fait de surnature naturelle. Le Christianisme est seul à rendre possible une égalité naturelle par la surnature qu'est la liberté dans la créature humaine. Si l'on en sort, on tombe, sans moyen terme, dans la contradiction païenne qui fait étalage de ces femmes à la fois incapables d'exercer la liberté autrement qu'en automatisant leurs comportements, et insatisfaites de ne jamais trouver cette liberté qu'elles emploient à fuir la liberté : survient alors ce monde « féministe » de revendications sans fin... Toutes choses dont Véronique Lévy sait l'infertile désordre et dont, en des descriptions et portraits splendides, elle montre le contraire chez les femmes dont Dieu est la nourriture, la renaissance, l'origine et la raison.

C'est là que le monde se renverse, c'est là que le monde cesse d'être ce terrain de mâles barbaries : dans l'Église, dit Véronique, le cœur est une femme, la Sainte Vierge Marie. « Mère voici ton fils, fils voici ta mère », prononce le Christ sur la Croix, et à celle qui devient l'Église Mère il confie le disciple en qui tous les disciples symbolisent. De son Église, Dieu fait son Épouse, et ce sont donc ici, dans l'union du Corps du Christ et de la Mère de Dieu, les noces continuées du Saint Esprit et de la Vierge Sainte lors de la Nativité. C'est ce que figurait le Cantique des Cantiques dont les paroles énonçaient avec tant de beauté le destin de gloire que Dieu, l'Époux, déploie devant la femme qu'il fait son Épouse. « Destin » dis-je ? On entend déjà pester la suffragine : « Destin ? Mais moi, Monsieur, mon corps m'appartient ! » répètent celles qui appartiennent à leur corps, et qui ne demandent pas la liberté mais le droit de n'en vivre pas ou de n'en pas user. Il n'y a aucun rapport entre féminisme et liberté : c'est ce qu'avec un inégalable brio montre par l'exemple, et comme on prouve le mouvement en marchant, le livre de Véronique Lévy.

Destin donc — vraiment ? Que se rassure l'âme de bonne volonté, celle qui, précisément parce qu'elle n'aimera jamais assez la liberté pour toute une vie, se voit offrir de l'aimer pour l'Éternité ! Que se rassure la pasionaria féministe qui s'est trop emportée, et sur la foi du préjugé (une foi mauvaise) ; qu'elle se rassure si c'est bien de liberté qu'elle a faim et soif. Car le destin que déploie l'Époux de l'âme n'est pas une captivité, et pour s'en convaincre il suffit d'écouter les mots : destin provient du latin destinare qui signifie l'appel, et appeler se dit aussi en latin vocare, qui a donné vocation, cette vocation même dont Véronique Lévy nous montre, avec tant de hauteur et de style, qu'elle est, en soi et dans son contenu même, indissociablement, liberté. Vocation et liberté sont une même réalité pour cela même qui fait une seule chair, l'homme et la femme, dans une même Église dont la Sainte Vierge Marie est le cœur depuis que son Fils en est la tête. « Marie précède ainsi toute l'Église dans l'ordre de la foi, de la charité et de la parfaite union au Christ », dit Lumen gentium.

C'est le privilège de ce Chœur de chair qu'ouvre Dieu dans le monde par la femme, et qui, manifesté dans la chair, n'est cependant point du monde, c'est la grâce de la liberté dans l'humain, c'est la faveur de Dieu dans les femmes qui ne renient pas cette faveur, c'est le génie de la liberté en elles que décrivent les pages considérables de Véronique Lévy. Dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem, saint Jean-Paul II prie afin que toutes les femmes « se retrouvent elles-mêmes dans le mystère biblique de la femme, pour qu'elles retrouvent leur vocation suprême ». Éblouissant, universel et inclassable, le livre de Véronique Lévy est profondément uni à cette prière du Pape admirable.

En la fête de sainte Catherine de Sienne, le 29 avril 2021

Maxence Caron