Dès les premières Demeures,
sainte Thérèse nous a parlé de la nécessité de la connaissance de soi pour
avancer dans la vie spirituelle. Nous avons recueilli son enseignement dans un
des premiers chapitres de cette étude 2. Mais cette connaissance —
même précise — de ce que nous sommes devant Dieu et de nos tendances mauvaises
ne suffit pas. Elle doit passer dans notre vie et dans notre âme, y créer une
disposition et même une attitude, un comportement de l'âme en toute sa vie
spirituelle. Ce n'est qu'en se transformant en humilité que la connaissance de
soi acquiert toute son efficacité.
Sainte Thérèse ne se lasse
pas de proclamer la nécessité de la vertu d'humilité. La découvre-t-elle dans
une âme, elle est rassurée quelles que soient les formes d'oraison qui
l'accompagnent. Ne la trouve-t-elle pas, elle est inquiète, y aurait-il les
dons surnaturels et naturels les plus brillants, car, dit-elle « il n'y a
pas de toxique au monde qui empoisonne aussi promptement le corps, que
l'orgueil ne tue la perfection »3.
Mais en cette étape de la
vie spirituelle l'humilité est particulièrement nécessaire. C'est parce que les
âmes des IIIes Demeures en manquent qu'elles ne vont pas plus
loin :
« Si
l'on veut avancer — écrit-elle en ces IIIes Demeures
— il faut avoir une humilité profonde, comme vous l'avez bien compris ;
c'est là le point défectueux pour les âmes qui ne pénètrent pas plus avant dans
ces Demeures »4.
Au
seuil des IVes Demeures elle écrit encore :
« Lorsque
vous vous serez conformées à ce que j'ai marqué pour ceux qui
habitent les Demeures précédentes, pratiquez l'humilité et encore l'humilité :
c'est par elle que le Seigneur se laisse vaincre et nous accorde tout ce que
nous Lui demandons »5.
Cette insistance de la
Sainte nous montre que nous ne pouvons aller plus loin sans approfondir son
enseignement sur l'humilité. Après nous être convaincus de sa nécessité, nous
verrons ses degrés ainsi que les formes d'orgueil auxquelles elle s'oppose et
nous dirons un mot des moyens pour l'acquérir.
A.
— NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ
L'âme en ces régions doit
se disposer aux emprises de la Sagesse d'amour. Si le don de soi provoque cette
Sagesse, l'humilité l'attire irrésistiblement. C'est ce que la conduite de
Notre-Seigneur dans l'Évangile nous découvre d'une façon lumineuse.
À suivre Jésus dans sa vie
publique on ne peut point ne pas remarquer la sage discrétion qu'Il observe
dans la manifestation de la qualité de sa mission et de sa doctrine. Il use
habituellement en effet de paraboles dont le symbolisme plus clair, certes,
pour des Orientaux que pour nous, laissait cependant place à de telles obscurités
que les apôtres en demandaient ordinairement en particulier l'explication
détaillée.
Un jour qu'Il cheminait
avec ses apôtres à Césarée de Philippe, Jésus leur pose la question :
« Qui dit-on que je suis ? ». Ils lui répondirent :
« Les uns disent Jean-Baptiste ; d'autres, Élie ; d'autres, un
prophète. — Mais vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je
suis ? ». Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, le
Fils du Dieu vivant ». Jésus lui répondit : « Heureux es-tu,
Simon bar-Jona, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais
c'est mon Père céleste... » Et alors il enjoignit aux disciples de ne dire
à personne qu'Il était le Christ 6. Cette scène nous montre que
Jésus n'avait pas révélé lui-même à ses apôtres sa messianité, et que, même en
cette deuxième année de sa prédication, il ne voulait pas qu'on la dévoile
publiquement.
La foule d'ailleurs cherche
à pénétrer le mystère qui entoure les origines de Jésus et sa mission. Saint
Jean nous fait entendre un écho des discussions passionnées qui s'élèvent à ce
sujet lors de la fête des Tabernacles, la dernière année de la vie publique
du Sauveur. Entre autres : « il y en eut dans la foule qui dirent en
entendant ces paroles « C'est vraiment le Prophète ! », et
d'autres dirent « C'est le Christ ! » À quoi d'autres
objectaient : « Mais est-ce que le Christ vient de Galilée ? L'Écriture
ne dit-elle pas que c'est de la race de David et de Bethléem, la cité de David,
que le Christ doit venir ? Ainsi la foule était-elle divisée à son sujet »
7. Jésus ne dissipe pas l'équivoque.
Au cours du dernier
entretien intime après la Cène, les Apôtres constatent enfin avec joie :
« Voici que maintenant vous parlez clairement et sans parabole aucune.
Maintenant nous savons que vous savez tout, sans avoir besoin qu'on vous
interroge. C'est pourquoi nous croyons que vous êtes sorti de Dieu » 8.
Tandis que Jésus laisse
dans l'obscurité ou du moins dans la pénombre, — même pour les siens — les
vérités les plus importantes sur sa personne, voici que dès la première année
de sa prédication il dévoile ses secrets à certaines âmes qui semblent les lui
arracher. Il s'agit de Nicodème et de la Samaritaine. Analysons ces deux
épisodes narrés par saint Jean dans les premiers chapitres de son évangile 9.
Nicodème est un docteur de
la loi, membre du Sanhédrin ; il fait partie de l'aristocratie religieuse
et sociale de Jérusalem. Comme maints de ses collègues il a écouté et accueilli
avec faveur Jésus à son premier voyage à Jérusalem. Il doit être cependant
spécialement troublé et ému, car il prend la décision — lui, docteur de la loi
— d'aller trouver et interroger Jésus, un homme qui n'a pas de lettres. Il ira
pendant la nuit. La démarche est timide, mais non point sans mérite si on
considère la qualité de Nicodème.
Le dialogue s'engage :
« Rabbi, nous savons que vous êtes un maître, venu de la part de Dieu, car
nul ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n'est avec lui ».
Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité je te le dis, à moins de
renaître de nouveau, nul ne peut avoir le royaume de Dieu ! » Jésus
semble prévenir les questions de Nicodème. Celui-ci ne comprend pas.
« Comment l'homme peut-il renaître une fois vieux ? Peut-il entrer une
seconde fois dans le sein de sa mère pour renaître ? » Jésus lui
répondit : « En vérité, en vérité je te le dis, à moins de renaître
de l'eau et de l'esprit, nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui naît
de la chair est chair, ce qui naît de l'esprit est esprit. Ne t'étonne pas si
je te dis : il faut renaître de nouveau. Le vent souffle où il veut :
vous entendez son souffle, mais sans savoir d'où il vient ni où il va. Ainsi en
est-il de celui qui renaît de l'esprit ».
Le
langage est élevé, digne d'un tel interlocuteur. Nicodème comprend de moins en
moins.
« Comment
cela peut-il se faire ? » Jésus répartit : « Tu es le docteur
d'Israël, et tu ne sais pas cela ! »
Le coup est direct, presque
dur, donné par un homme sans lettres à un docteur de loi. Nicodème l'accepte
sans protester. Il écoute maintenant et il comprend. L'humiliation a ouvert son
intelligence et par cette blessure bienfaisante Jésus versa à flots la
lumière :
« ...Nul n'est monté
au ciel, si ce n'est celui qui en est descendu, le Fils de l'homme. Et de même
que Moïse a élevé le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme
soit élevé, afin que tous ceux qui croiront en lui aient la vie éternelle. Car
Dieu a tellement aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique, afin que tous
ceux qui croiront en lui ne périssent pas... »
Mystère de l'Incarnation et
mystère de la Rédemption sont révélés à Nicodème en ces premiers mois de la
prédication de Jésus, alors que tous les autres ignorent. Nicodème a compris.
Il se souviendra et, au jour où se réalisera le drame du Calvaire, tandis que
les apôtres auront fui devant le mystère de la croix, lui-même vaillamment
sortira de l'ombre et apportant « une centaine de livres d'un mélange de
myrrhe et d'aloès » se joindra à Joseph d'Arimathie pour rendre les
suprêmes devoirs au divin crucifié.
Quelques jours après, Jésus
quitte Jérusalem. Pour revenir en Galilée, il emprunte le chemin direct de la
Samarie. Après de longues heures de marche, le voici vers midi auprès du puits
de Jacob, près de Sichar. Tandis que les disciples sont partis à la ville
voisine pour chercher des provisions, une femme de Samarie s'approche pour
puiser de l'eau. Jésus lui demande à boire. La Samaritaine s'étonne. Elle a
deviné en cet étranger un juif. Comment ose-t-il donc, lui juif, demander un
tel service à une samaritaine ; lui homme, aborder ainsi une femme ?
Ne sait-il donc pas la haine implacable qui divise Juifs et Samaritains ?
Ne doit-il pas s'estimer heureux qu'on le laisse en paix ? Hautaine et
presque haineuse, elle répond : « Comment, Juif, me demandez-vous à
boire à moi, Samaritaine ? » Jésus ne se laisse pas émouvoir par ce
ton et cette attitude : « Si tu savais le don de Dieu et qui est
celui qui te demande à boire, c'est toi qui lui aurais demandé et il t'aurait
donné de l'eau vive ». La femme ironise maintenant, un peu embarrassée
peut-être : « D'où tireriez-vous l'eau vive ? Seriez-vous plus
grand que Jacob qui nous a donné ce puits ? » Jésus insiste et
précise : « Celui qui boit de cette eau aura encore soif, mais celui
qui boira l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif ». Cette
description a fait naître un désir qui s'exprime respectueusement :
« Seigneur, donnez-moi de cette eau, pour que je n'aie plus
soif ! »
La Samaritaine n'a pas
encore compris. Elle n'est pas prête d'ailleurs pour recevoir le don
merveilleux que lui propose le Maître. La conversation se poursuit :
« Va appeler ton mari et reviens. — Je ne suis pas mariée » répondit-elle.
Jésus lui dit : « Tu as raison de dire que tu n'es pas mariée car tu
as eu cinq maris, et celui que tu as présentement n'est pas non plus ton
mari : tu as bien raison ».
Sous le choc de cette
révélation humiliante, la femme change d'attitude. Elle était hautaine et
presque insultante ; la voici respectueuse, humble et soumise. Par la
blessure de l'humiliation acceptée, la lumière est déjà entrée dans son
âme : « Seigneur, dit-elle, je vois que vous êtes prophète ».
Cette blessure béante
s'ouvre pour recevoir la lumière. Et Jésus va la donner abondamment. C'est des
Juifs, et non de Samarie, que vient le salut, dit-il. Mais que cette femme se
console : « L'heure vient, et nous y sommes, où les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en vérité ». C'est l'annonce de l'Église.
La Samaritaine, vraiment insatiable, reprend : « Je sais que le
Messie doit venir, celui qu'on appelle le Christ. À sa venue, il nous instruira
de tout ». Jésus lui dit « C'est moi-même, moi qui te parle ».
En sa joie qui lui fait
oublier la cruche près du puits, cette femme s'empresse auprès de ses
compatriotes pour leur annoncer la borine nouvelle et « il y eut en cette
ville bon nombre de samaritains qui crurent en lui sur l'attestation de cette
femme ». Les flots d'eau vive, qui étaient descendus en son âme par la
blessure profonde de l'humiliation, y étaient devenus aussitôt selon la parole
du Maître, « une source d'eau jaillissant jusqu'à la vie éternelle ».
De ces épisodes
évangéliques rapprochons la conversion de l'apôtre saint Paul racontée au
chapitre neuvième des Actes des Apôtres. « Saul, ne respirant que meurtre
et tuerie contre les disciples du Seigneur, alla demander au grand-prêtre des
lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s'il y découvrait quelques adeptes
de cette doctrine, hommes ou femmes il put les amener à Jérusalem chargés de
chaînes » 10. Il les obtient. Le jeune pharisien, heureux et
fier de la mission qui lui est confiée, part pour Damas à la tête d'une
escorte. Que rêve-t-il ? Haine et ambition, sans nul doute.
Mais le voici terrassé sur
la route : « Saul, Saul, pourquoi me Persécutes-tu ? — Qui
êtes-vous, Seigneur ? répondit-il. — Je suis Jésus,
que tu persécutes. Mais lève-toi, entre dans la ville, il te sera dit ce que tu
dois faire ». Saul se relève aveugle, les vêtements maculés de poussière.
C'est ainsi au bras d'un de ses compagnons qu'il entre dans la ville. Pendant
trois jours il reste privé de lumière, sans boire ni manger. Impuissance,
solitude, humiliation : c'est ce que Saul trouve à Damas où il était venu,
dans le brillant éclat d'une mission, apporter la terreur avec les armes d'une
puissance et d'une haine dont il était fier.
Au bout de trois jours,
Ananie vint le trouver dans la maison de Judas où il s'était réfugié et lui
imposa les mains : « Aussitôt il lui tomba des yeux comme des
écailles, il recouvra la vue et reçut le baptême. Et quand il eut mangé, les forces
lui revinrent » 11.
C'est ainsi, par la porte
basse de l'humiliation que Paul, le grand apôtre, entra dans le christianisme
et dans la lumière du grand mystère dont il sera le prédicateur et le ministre.
Ces traits n'ont pas
seulement une valeur épisodique ; ils nous mettent en présence d'une loi
de la diffusion de la lumière et de la miséricorde divines, dont Jésus donnera
un jour la formule dans une prière de reconnaissance. C'était au retour de la
mission des soixante-douze disciples, envoyés pour prêcher, et qui étaient
revenus joyeux, disant : « Seigneur, les démons eux-mêmes se sont
soumis en votre nom ». Jésus tressaille de joie dans l'Esprit-Saint et
dit : « Je vous loue, ô Père, Maître du ciel et de la terre, d'avoir
caché ces choses aux sages et aux prudents, tandis que vous les avez révélées
aux petits. Oui, Père, car tel est votre bon plaisir » 12. Dieu
donne ses trésors aux humbles, tandis qu'Il les dissimule aux orgueilleux et
aux suffisants.
C'est cette loi qui guide
Jésus en son action. Il n'est pas de péché qu'il n'ait abordé et en des
contacts qui auraient pu être dangereux pour d'autres que pour lui. Il s'arrête
chez Zachée le publicain, à Jéricho. Il défend Marie la pécheresse, qui verse
du parfum sur sa tête, oint ses pieds et les essuie de ses cheveux ; mais
il est un contact que Jésus n'accepte pas et contre lequel il se soulève et
s'indigne, c'est celui de l'orgueil des Pharisiens qu'Il maudit en des
apostrophes indignées 13.
Le
Christ Jésus poursuit son action dans l'Église suivant la même loi. C'est ce
que proclament tous les maîtres de vie spirituelle et plus spécialement ceux
qui ont expérimenté l'action débordante de Dieu. Sainte Thérèse affirme :
« Je
ne me souviens pas d'avoir reçu une seule de ces grâces singulières, dont je
vais parler dans la suite, si ce n'est quand j'étais anéantie à la vue de mon
extrême misère » 14.
Sainte
Angèle de Foligno écrit :
« Plus
l'âme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert,
avec la pureté, l'aptitude des hauteurs. L'élévation dont elle devient capable
se mesure à la profondeur de l'abîme où elle a ses racines et ses fondations »
15.
La
même note ardente marque le témoignage de Ruysbrock :
« Quand
l'homme considère au fond de lui-même avec des yeux brûlés d'amour l'immensité
de Dieu... quand l'homme ensuite se regardant lui-même compte ses attentats
contre l'immense et fidèle Seigneur... il ne connaît pas de mépris assez
profond pour se satisfaire... Il tombe dans un étonnement étrange, l'étonnement
de ne pas pouvoir se mépriser assez profondément... Il se résigne alors à la
volonté de Dieu... et, dans l'abnégation intime, il trouve la paix véritable,
invincible et parfaite, celle que rien ne troublera. Car il s'est précipité
dans un tel abîme que personne n'ira le chercher là... Il me semble pourtant
qu'être plongé dans l'humilité, c'est être plongé en Dieu, car Dieu est le fond
de l'abîme, au-dessus de tout et au-dessous de tout, suprême en altitude et
suprême en profondeur, c'est pourquoi l'humilité comme la charité, est capable
de grandir toujours... L'humilité est si précieuse qu'elle obtient les choses
trop hautes pour être enseignées ; elle atteint et possède ce que la
parole n'atteint pas » 16.
Ruysbrock
note d'ailleurs que l'humilité ne trouve pas nécessairement sa source dans le
péché :
« Nos
péchés... sont devenus pour nous des sources d'humilité et d'amour. Mais il
importe de ne pas ignorer une source d'humilité beaucoup plus haute que
celle-ci. La Vierge Marie, conçue sans péché, possède une humilité plus sublime
que Madeleine. Celle-ci fut pardonnée ; celle-là fut sans tache. Or, cette
immunité absolue, plus sublime que tout pardon, fit monter de la terre au ciel
une action de grâces plus haute que la conversion de Madeleine »
17.
C'est
sur cette attirance de l'humilité et de la pauvreté que sainte Thérèse de
l'Enfant-Jésus compte pour faire descendre la miséricorde divine sur son âme.
L'amour de la pauvreté devient donc la disposition fondamentale de
sa voie d'enfance spirituelle. Dans une lettre à sa sœur Marie elle
affirme en effet :
« Oh,
je vous en prie, comprenez-moi ; comprenez que pour aimer Jésus et être sa
victime d'amour, plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre
aux opérations de cet Amour consumant et transformant. Le seul désir d'être
victime suffit, mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force,
et voilà le difficile, car le véritable pauvre d'esprit, où le
trouvera-t-on ? Il faut le chercher bien loin, dit l'auteur de l'Imitation
» 18.
À
sa sœur Céline elle écrira :
« Plus
tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera » 19.
« Voilà
bien le caractère de Notre-Seigneur : Il donne en Dieu, mais Il veut
l'humilité du cœur » 20.
Sainte
Thérèse traduisait ainsi son expérience. Elle sentait que c'était sa petitesse
qui avait attiré les grâces que Dieu lui avait accordées avec une telle
abondance. Un petit épisode de la fin de sa vie devait le lui montrer avec une
clarté particulière. La Sainte se trouvait dans sa cellule, en proie à la
fièvre, et voici qu'entre une religieuse — qui représentait la justice — en
compagnie de Mère Agnès — qui lui représentait les douceurs de la miséricorde —
pour lui demander un travail de peinture difficile à exécuter. Sainte Thérèse
de l'Enfant-Jésus ne peut maîtriser un petit geste d'impatience. Les deux
religieuses s'excusent et se retirent, comprenant sa fatigue. Ce premier
mouvement involontaire provoqué par la fièvre a profondément humilié la petite
Sainte. Le soir, elle écrit à Mère Agnès une lettre où elle dit :
« Votre
petite fille a versé de douces larmes tout à l'heure ; des larmes de
repentir, mais encore plus de reconnaissance et d'amour. Ah ! ce soir je
vous ai montré ma vertu, mes trésors de patience ! Et moi qui prêche si
bien les autres !!! Je suis contente que vous ayez vu mon imperfection...
Petite Mère... vous comprendrez que, ce soir, le vase de la miséricorde divine
a débordé pour votre enfant. Ah ! dès à présent, je le reconnais :
oui, toutes mes espérances seront comblées... oui, le Seigneur fera pour moi
des merveilles qui surpasseront infiniment mes immenses désirs »
21.
La
lumière qui a jailli de cette humiliation a déchiré le voile obscur qui couvre
l'avenir et a découvert à sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus l'étendue de sa
mission future.
Cette
attirance irrésistible de l'humilité permet d'établir une certaine équivalence entre
l'humilité et le don de Dieu à une âme, c'est-à-dire sa perfection. « Connaître
le tout de Dieu et le rien de l'homme, proclame sainte Angèle de Foligno, voilà
la perfection ».
Saint Jean de la Croix
affirme en tout, son enseignement que le « rien » — réalisation de la
pauvreté — équivaut à l'obtention du « tout » qui est Dieu.
En son langage naïf une
carmélite arabe, dont l'âme resta simple et candide au milieu des événements
merveilleux et des grâces les plus extraordinaires, Sœur Marie de
Jésus-Crucifié disait :
« Sans
l'humilité nous sommes aveugles, dans les ténèbres ; tandis qu'avec
l'humilité l'âme marche la nuit comme le jour, L'orgueilleux est comme le grain
de froment jeté dans l'eau : il enfle, il grossit. Exposez ce grain au
soleil, au feu : il sèche, il est brûlé. L'humble est comme le grain de
froment jeté en terre : il descend, il se cache, il disparaît, il meurt,
mais c'est pour reverdir au ciel.
Imitez
les abeilles — disait-elle encore — cueillez partout le suc de l'humilité. Le
miel est doux ; l'humilité a le goût de Dieu ; elle fait goûter Dieu »
22.
L'humilité a le goût de
Dieu ! Partout où elle se trouve, Dieu descend, et partout où Dieu se
trouve ici-bas Il s'en revêt comme d'un manteau qui dissimule sa présence aux
orgueilleux et la révèle aux simples et aux petits. Jésus paraissant en ce
monde y vient comme un enfant enveloppé de langes. C'est le signe donné aux
bergers pour le reconnaître : « Et ceci vous servira de signe — leur
dit l'ange — vous trouverez un enfant emmailloté et couché dans une crèche »
23. Ce signe de l'humilité marque toujours le divin ici-bas.
Tout commentaire
affaiblirait, nous semble-t-il, la lumière qui jaillit de ces modes d'agir de
Jésus et la force savoureuse de ces témoignages sur la nécessité de l'humilité.
De même à peine est-il besoin de conclure. Le spirituel, parvenu en ces régions
où ses vertus ne peuvent poser leurs actes parfaits, où son âme ne peut
progresser que grâce à l'action directe de la Sagesse d'amour qui habite dans
son âme, ne pourra évidemment obtenir cette intervention divine que par
l'humilité. Il s'offrira aux illuminations divines par les humiliations,
conseille Pascal. Il ne sera saisi et agi par Dieu que s'il est humble, et
l'action divine sera habituellement à la mesure de son humilité. Sapientiam
praestans parvulis : Dieu donne sa sagesse aux petits. L'humilité
deviendra son gagne-pain spirituel. Telle est la loi à laquelle toute âme est
soumise. Elle ne progressera qu'en s'y soumettant. « La hauteur et la profondeur
s'enfantent l'une l'autre » déclare sainte Angèle de Foligno.
Et sainte Thérèse :
« En présence de la Sagesse infinie — on peut m'en croire — mieux vaut
étudier un peu l'humilité et en produire un seul acte, que de posséder toute la
science du monde » 24.
Dieu ne peut se passer de
l'humilité. Il l'aime tant qu'à ses yeux elle peut suppléer à tout le reste
parce qu'elle attire effectivement tous les dons de Dieu.
B.
— DEGRÉS ET FORMES DE L'HUMILITÉ
Progrès
dans l'humilité et développement de la grâce sont si étroitement unis que saint
Benoît dans son Échelle de la perfection distingue douze degrés
d'humilité, correspondant à douze degrés de la vie spirituelle. Si séduisante
et si justifiée que soit cette distinction nous ne l'adopterons pas, car il
nous paraît que sur le plan pratique de la vie morale il est très difficile de
distinguer ces douze degrés et le passage de l'un à l'autre.
Il nous semble préférable
de distinguer d'une façon plus générale les degrés d'humilité d'après la
lumière qui l'éclaire, et ses formes différentes d'après les formes d'orgueil auxquelles
elle s'oppose.
I.
— Degrés
d'humilité.
En expliquant pourquoi la
vertu d'humilité exerce une si singulière attirance sur Dieu, sainte Thérèse
nous en donne une définition lumineuse :
« Je
me demandais un jour pour quelle raison Notre-Seigneur était si ami de la vertu
d'humilité. Et à un moment où je n'y pensais plus ce me semble, il me vint
tout-à-coup la suivante, c'est parce que Dieu est la suprême Vérité et que
l'humilité consiste à marcher selon la vérité. Or c'est une très haute vérité
que de nous-mêmes nous n'avons rien de bon, mais plutôt la misère et le néant.
Quiconque ne le comprend pas marche dans le mensonge ; mais plus on le
comprend, plus on se rend agréable à la souveraine Vérité, parce que l'on
marche dans ses sentiers » 25.
Attitude de vérité devant
Dieu, l'humilité sera donc en dépendance étroite de la lumière qui l'éclaire.
C'est ce que souligne le vénérable Jean de Saint-Samson 26
en distinguant — à la suite de saint Bernard — dans le Vrai Esprit du Carmel deux
sortes d'humilité : l'une, qu'il appelle claire et raisonnable ;
l'autre, fervente.
L'humilité claire et
raisonnable est celle qu'éclaire la lumière de la raison, et qui s'établit
sur un travail d'examen de soi-même et de méditation sur les vérités
surnaturelles et les exemples de Notre-Seigneur. L'âme, voyant son impuissance
dans l'action, ses fautes, le péché en elle, ou encore les abaissements et les
humiliations du Christ Jésus, comprend la nécessité de s'humilier pour réaliser
la vérité que lui découvre son intelligence et pour imiter le divin modèle.
L'humilité fervente,
« plus infuse qu'acquise » dit Jean de Saint-Samson, est produite
dans l'âme par un rayon de la lumière divine, qui, découvrant la transcendance
de Dieu, éclairant la pauvreté de l'âme ou un mystère du Christ, met ainsi
l'âme en sa place dans la perspective de l'Infini ou dans la lumière du
Christ :
« Ici,
dit Jean de Saint-Samson, la raison cède, et l'homme ravi dans le silence éternel
et ayant dépassé toute son intelligence, sa raison et soi-même, il tombe et
défaut totalement à sa compréhension. Il voit en cet abîme combien le pouvoir
humain est court et limité pour la compréhension de cette infinie immensité ».
« Plâtre et mensonge »
dira de l'humilité raisonnable comparée à l'humilité fervente Jean de
Saint-Samson, qui cultive l'hyperbole et le superlatif pour suppléer à la
pauvreté du langage symbolique dont usent ordinairement les mystiques et dont
l'emploi est limité pour lui par sa cécité.
De l'aveu de tous les
spirituels, la distance est en effet immense entre l'humilité fervente et
l'humilité raisonnable. La lumière qui produit la première, parce qu'elle vient
directement de Dieu par les dons du Saint-Esprit est incomparablement plus
intense que la lumière de la deuxième qui procède de l'intelligence.
Voici
le témoignage de sainte Thérèse :
« Quand
l'esprit de Dieu agit en nous, il n'est pas nécessaire de rechercher
péniblement des considérations pour nous exciter à l'humilité et à la confusion
de nous-mêmes. Le Seigneur met en nous une humilité bien différente de celle
que nous pouvons nous procurer par nos faibles pensées. La nôtre en effet n'est
rien en comparaison de cette humilité vraie et éclairée que Notre Seigneur enseigne
alors et qui produit en nous une confusion capable de nous anéantir... Plus ses
faveurs sont élevées, plus cette connaissance est profonde »
27.
Cette lumière intense met
non seulement en relief les défauts extérieurs mais éclaire les profondeurs et
en quelque façon l'être même de l'âme qui découvre ainsi sa petitesse et sa
pauvreté absolues devant l'Infini :
« Son
indignité lui apparaît évidente — écrit encore sainte Thérèse — comme dans un
appartement où le soleil donne en plein il n'est aucune toile d'araignée qui
puisse demeurer cachée. Elle découvre la profondeur de sa misère. Elle est
tellement éloignée de la vaine gloire, qu'il lui semble impossible d'en avoir.
C'est de ses propres yeux qu'elle a vu son peu de pouvoir, ou plutôt son
incapacité absolue... Sa vie passée et la grande miséricorde de Dieu se
présentent ensuite à elle dans toute la vérité, et cela sans que son
entendement soit obligé d'aller à la poursuite de considérations, car il trouve
alors tout préparé ce qu'il doit comprendre et ce qui doit faire son aliment »
28.
« Je suis Celui qui
suis » 29 disait Dieu à Moïse. Et à sainte Catherine de Sienne,
Notre-Seigneur disait aussi : « Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui
je suis ? Tu es celle qui n'est pas. Je suis Celui qui suis ».
En toute humilité fervente
c'est l'Être de Dieu, avec sa majesté et sa puissance, qui, d'une façon plus ou
moins consciente pour l'âme, se dresse dans l'obscurité en face d'elle et lui
découvre ce qu'elle est.
Aussi cette lumière — telle
le Verbe de Dieu — produit ce qu'elle exprime. Tandis en effet que dans
l'humilité raisonnable la conviction créée dans l'esprit a besoin d'un acte de
la volonté pour s'exprimer dans l'attitude et la vie, la lumière de l'humilité
fervente est non seulement éblouissante, mais efficace : elle crée un
sentiment profond qui envahit tout l'être, une expérience vécue de la petitesse
et de la misère qui place l'âme dans l'attitude de vérité.
Autant et plus que
l'intensité de la lumière, c'est cette expérience et cette réalisation qui font
la valeur de l'humilité fervente. Souvent douloureuse en même temps que
paisible, cette expérience en sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus nous apparaît
joyeuse :
« Ô
mon Dieu, oui je suis heureuse de me sentir faible et petite en
votre présence, écrit-elle, et mon cœur reste dans la paix » 30.
« Maintenant,
je me résigne à me voir toujours imparfaite et j'y trouve ma joie »
31.
« Il
m'arrive bien des faiblesses, mais je m'en réjouis... C'est si
doux de se sentir faible et petit » 32.
On ne se lasse pas
d'écouter de tels accents. Est-il un saint en qui nous puissions admirer un
triomphe si paisible et si joyeux de l'humilité fervente ? D'ailleurs, au
témoignage même de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, cette humilité fervente
fut la grande grâce de sa vie :
« La
plus grande chose que le Tout-Puissant ait faite en moi, c'est de m'avoir
montré ma petitesse, mon impuissance à tout bien » 33.
Et
cette humilité fervente fut au principe de toutes ses grandeurs :
« Pensant
alors que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, il me
fut révélé intérieurement que ma gloire à moi ne paraîtrait jamais aux regards
des mortels, mais qu'elle consisterait à devenir une sainte. Ce désir pourrait
sembler téméraire si l'on considère combien j'étais imparfaite, et combien je
le suis encore après tant d'années passées en religion ; cependant je sens
toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte. Je ne
compte pas sur mes mérites, n'en ayant aucun ; mais j'espère en Celui qui
est la Vertu, la Sainteté même. C'est Lui seul qui, se contentant de mes
faibles efforts, m'élèvera jusqu'à Lui, me couvrira de ses mérites et me fera
sainte » 34.
Cette humilité fervente est
aussi à la base de toute sa doctrine d'enfance spirituelle : « car
plus on est faible, sans désirs et sans vertus, plus on est propre aux
opérations de cet Amour consumant et transformant ».
Cette humilité fervente,
fruit de l'action de l'Esprit-Saint, est celle qui attire ses nouvelles
effusions. C'est celle qui fait entrer l'âme dans les IVes Demeures
et l'y fait progresser vers les sommets de la vie spirituelle.
II.
— Formes
d'humilité.
La distinction étant faite
de l'humilité raisonnable et de l'humilité fervente d'après la nature de la
lumière qui les produit, il nous semble difficile de pousser la distinction
plus loin pour chacune d'entre elles en essayant d'apprécier l'intensité de la
lumière qui la produit et la perfection de l'attitude intérieure qu'elle crée,
car l'une et l'autre échappent à une analyse précise.
Une discrimination plus
claire et plus pratique nous paraît être celle qui distingue les divers biens
qui servent d'aliment à l'orgueil, par conséquent sur les diverses formes
d'orgueil que l'humilité doit combattre successivement. Nous pouvons, sous cet
aspect, considérer l'humilité aux prises avec l'orgueil qui s'appuie sur
les biens extérieurs, avec l'orgueil de la volonté, l'orgueil de
l'intelligence, et avec l'orgueil spirituel. Pour combattre ces formes de
l'orgueil de plus en plus subtiles, et de plus en plus dangereuses parce
qu'elles se nourrissent de biens de plus en plus précieux, l'humilité doit
elle-même s'affiner et s'approfondir. C'est donc une progression logique de
l'humilité qui s'établit ainsi, aussi bien d'ailleurs de l'humilité raisonnable
que de l'humilité fervente.
a)
Orgueil des
biens extérieurs.
Ces biens extérieurs sont
tous ceux qui assurent honneur et considérations, par conséquent les avantages
et qualités extérieures : la beauté, la fortune, le nom, le rang, les
honneurs. Ces biens constituent une simple façade — brillante peut-être — qui
dissimule très mal, nous en avons conscience, notre pauvreté intérieure.
Cependant nous aimons appuyer sur eux le sentiment de notre propre excellence
et des exigences d'honneurs et de louanges. Le monde ne s'y trompe pas, et,
après avoir satisfait aux exigences des conventions, il se réserve de porter
intérieurement le jugement sévère de la justice.
Cet orgueil — le plus sot,
mais aussi le moins dangereux parce que le plus extérieur — est ordinairement
le premier qui cède devant la lumière de l'humilité :
« Elle
(= l'âme) déplore, écrit sainte Thérèse, l'époque où elle a été sensible au
point d'honneur, et l'illusion qui lui faisait regarder comme honneur ce que le
monde appelle de ce nom. Elle voit que c'est un mensonge insigne dans lequel
sont plongés tous les hommes. Pour elle, l'honneur seul digne de ce nom est
exempt de mensonge et inséparable de la vérité. Elle estime ce qui mérite de
l'être, mais elle regarde comme néant ce qui l'est en réalité. Or, tout ce qui
passe et ne tourne pas à la gloire de Dieu est néant et au-dessous même du
néant. L'âme rit d'elle-même en se rappelant que jadis elle a fait quelque cas
de l'argent et l'a même quelque peu désiré... » 35
Sainte
Thérèse signale spécialement le point d'honneur, car elle est castillane et
fille de chevaliers du XVIe siècle au pays du Cid 36. Le
point d'honneur l'a préservée de certains dangers lorsqu'elle était jeune fille,
car elle n'aurait rien voulu faire contre l'honneur. Mais ce sentiment de
l'honneur, si profondément enraciné en elle, ne sera purifié qu'à la longue. À
ces conversations de parloir qu'elle refusait au P. Balthazar de sacrifier, et
auxquelles seule la parole divine entendue en son premier ravissement put la
faire renoncer, elle était attachée par un sentiment de reconnaissance pour les
personnes qu'elle voyait ; mais n'y avait-il pas aussi cette satisfaction
qu'elle trouvait dans la compagnie de la meilleure société d'Avila en des
conversations qu'elle faisait si aisément brillantes et spirituelles en même
temps que surnaturelles ?
L'exemple de sainte Thérèse
nous montre que l'attache désordonnée à ces biens extérieurs, lorsqu'ils sont
biens de famille ou de race, peut être si tenace qu'elle ne cède qu'aux
purifications des VIes Demeures. Ce que la Sainte nous dit des âmes
murées dans les troisièmes Demeures — parce qu'attachées trop raisonnablement
aux biens de la terre ou soucieuses de leur honneur — nous montre les
conséquences graves d'un pareil dérèglement.
Aussi
la Sainte poursuivra-t-elle avec sévérité toute susceptibilité
orgueilleuse : « Mais direz-vous, écrit-elle, ce
sont là de petites choses, des mouvements de nature, et il n'y a pas lieu d'en
faire cas. Veuillez ne point les traiter à la légère. Ces choses montent comme
l'écume. Une chose n'est pas petite quand le danger est aussi grand que dans
ces points d'honneur et dans la recherche des torts qu'on peut nous avoir faits »
37.
Un jour viendra enfin où
l'âme verra « parfaitement que l'on fait plus de bien en un jour quand on
méprise la dignité du rang pour l'amour de Dieu, que l'on n'en ferait avec elle
en dix ans » 38. Cette
âme ainsi éclairée est déjà parvenue en de hautes régions de la vie
spirituelle, et sur sa route elle a découvert d'autres formes d'orgueil.
b)
Orgueil de
la volonté :
Cet orgueil qui réside dans
la volonté se nourrit des biens que la volonté trouve en elle-même, de son
indépendance, de son pouvoir de commander et
de sa force dont elle a pris conscience. Il se traduit par un refus de se
soumettre à l'autorité établie, une confiance exagérée en soi et par l'ambition
dominatrice. C'est lui qui prononce le Non serviam et qui désorganise toute société,
la famille comme la société civile, en détruisant la subordination qui est le
principe de l'ordre et de la collaboration.
Il refuse ou rend difficile
la soumission à l'égard de Dieu. Ou encore croyant à la puissance et à
l'efficacité de ses efforts — même dans le domaine surnaturel, il ne comprend
pas la parole de Jésus : « sans moi, vous ne pouvez rien faire »
39, ou celle de saint Paul : « c'est Dieu qui fait le
vouloir et le faire » 40. Ainsi
l'orgueil de la volonté, en se refusant à toute soumission, s'oppose au règne
de Dieu et à l'emprise de la grâce.
Seul, le Christ Jésus, venu
pour servir et non pour être servi, qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort et
la mort de la Croix, peut apprendre par son exemple la noblesse et la valeur de
la soumission, Mais les abaissements du Christ, lorsqu'il faut les partager,
restent une folie pour les chrétiens tant que la lumière de Dieu n'est pas
descendue sur leur âme.
Les premières oraisons
contemplatives — en révélant obscurément à l'âme une présence transcendante
dans les flots suaves de la quiétude ou dans l'impuissance de la sécheresse,
atteignent l'orgueil en enchaînant la volonté. Les grâces d'union des Ves
Demeures, qui font sombrer les facultés dans l'obscurité du divin d'où elles
reviennent avec la certitude d'un contact avec Dieu, le brisent et la volonté
désormais sera souple à tous les vouloirs de Dieu. Un long et rude labeur
d'ascèse pourra suppléer à cette grâce mystique et mériter l'emprise divine qui
réalisera l'union de volonté.
c)
Orgueil de
l'intelligence.
L'orgueil de la volonté
s'appuie habituellement sur l'orgueil de l'intelligence. Le Non serviam des
anges rebelles procédait d'une complaisance orgueilleuse en leur propre
lumière. Fascinés par leur propre éclat, ces esprits n'eurent pas un regard
pour la lumière éternelle de Dieu, et fixés dans cette attitude par la
simplicité de leur nature, ils renoncèrent au face-à-face divin et se
condamnèrent à la privation éternelle de Dieu. Le péché angélique est le péché
de l'orgueil de l'esprit.
Ce péché trouve dans les
déficiences de la nature humaine, soumise aux passions et au changement, une
excuse et une possibilité de pardon et de repentir. II reste cependant un péché
des plus graves et des plus lourds de conséquences, car il procède de la
faculté humaine la plus haute et la soustrait à la lumière divine dont la
transcendance exige la soumission.
En dressant l'intelligence
contre l'objet de la foi, le libre-examen protestant a exalté l'orgueil de
l'intelligence. En proclamant les droits absolus de la raison, la Révolution
française en a fait un péché social. Les découvertes de la science, en
paraissant justifier les prétentions de la raison à une domination suprême sur
toutes les réalités d'ici-bas pour en exclure Dieu définitivement, en ont fait
un péché quasi-irrémissible pour la masse des esprits de notre temps.
Ce péché social dont les
derniers fruits sont l'agnosticisme philosophique, le libéralisme politique et
le laïcisme scolaire dont l'atmosphère est saturée, a pénétré dans les milieux
les mieux préservés et s'y traduit par l'habitude de tout citer au tribunal du
jugement propre et par la difficulté de se soumettre au simple témoignage de
l'autorité. La foi devient ainsi plus exigeante de lumières distinctes et,
moins soumise, elle chemine plus lentement dans l'obscur vers son objet divin.
C'est cet orgueil, cause de l'apostasie des masses, qui à tant d'âmes
assoiffées de lumière et de vie, refuse l'accès des sources qui pourraient
apaiser leur soif ardente ; lui aussi qui arrête tant de belles
intelligences, croyantes cependant, devant des obscurités divines où l'on ne
pénètre que par le regard simple de la contemplation.
L'orgueil de l'intelligence
trouve cependant dans le contact avec la vérité et ses mystères, dans le
commerce avec les savants et les grands esprits, un remède. L'étude de la
vérité révélée et les actes de foi lui sont déjà une purification.
Mais il ne sera purifié
profondément que par les envahissements de la lumière elle-même, douloureuse
d'abord et obscure, en attendant qu'elle produise une demi-clarté d'aurore. Dès
lors, que l'âme ait été éblouie par une suspension des facultés dans les
clartés de l'infini, ou qu'elle ait souffert longuement dans l'obscurité de la
ténèbre divine, elle a compris que Dieu est inaccessible à l'intelligence, que
ses pensées et ses desseins ne sont pas nos pensées et nos desseins, et que la
plus haute connaissance que nous puissions avoir de Dieu c'est de comprendre
qu'Il est au-dessus de tout savoir et de toute intelligence. Respectueuse et
amoureuse devant la Réalité divine, elle n'ose plus dresser les clartés de la
raison et elle se réjouit de ne rien savoir, de ne rien pouvoir, de ne rien
comprendre, afin qu'appuyée sur une foi plus pure et plus ferme elle puisse
pénétrer plus profondément dans l'obscurité lumineuse des mystères qui lui sont
proposés.
Dans ces régions où la connaissance
défaille, l'orgueil de l'intelligence est purifié ; aussi la lumière
arrive à flots dans l'âme qui découvre toutes choses en leur place dans la
perspective d'éternité. Aussi sainte Thérèse ne peut-elle s'empêcher de
souhaiter cette lumière à ceux qui ont la charge des grands intérêts des
peuples :
« Bienheureuse
l'âme que le Seigneur élève à l'intelligence de la vérité ! Oh, comme cet
état est bien fait pour les rois !... Quelle équité ne verrait-on pas
fleurir dans le royaume ! que de maux on éviterait ! combien auraient
déjà été détournés » 41.
Comment ne pas faire nôtres
ces réflexions et ce souhait, alors que la décadence de la civilisation
chrétienne, les désordres et les luttes qui affligent le monde trouvent leur
source en de fausses lumières ou idéologies édifiées par l'orgueil de
l'esprit ?
d)
Orgueil spirituel.
De
ce péché, de l'attitude qu'il crée et de son châtiment l'Évangile nous offre un
exemple vivant dans la parabole du pharisien et du publicain 42 :
« Deux hommes
montèrent au temple pour prier : l'un était pharisien, l'autre publicain ».
Ainsi qu'il convient, le pharisien s'avance près du sanctuaire. S'il fut resté
au fond du parvis on se serait étonné à bon droit, car c'est un homme religieux
et considérable. Il prie ainsi : « ô mon Dieu, je vous rends grâces
de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes,
adultères, et en particulier comme ce publicain. Je jeûne deux fois par
semaine, j'offre la dîme de tout ce que j'achète ». Certes, tout cela est
la vérité et il ne se glorifie de rien qu'il ne fasse réellement. « Quant
au publicain, se tenant à distance, il n'osait même pas lever les yeux au ciel,
mais il se frappait la poitrine, disant « ô Dieu, ayez pitié de moi,
pauvre pécheur ! » Le publicain, ce voleur authentique et détesté, se
met lui aussi en la place qui lui revient et confesse les péchés qu'il a
commis. Tous deux sont vrais, mais le pharisien se glorifie de sa vertu, le
publicain s'humilie de son péché. Dieu semble oublier et la vertu et le péché :
Il ne voit dans le premier que la suffisance, dans le second que l'humilité.
« Je vous le dis : celui-ci descendit chez lui plus justifié que
l'autre ». Divites dimisit inanes, exaltavit humiles... Il élève
les humbles et renvoie les riches les mains vides.
Ce pharisien, qui devant
Dieu se glorifiera de ses œuvres spirituelles, se glorifiera devant Jésus de
son attachement à la loi de Moïse et de cette filiation d'Abraham qui lui vaut
de faire partie du peuple choisi entre tous. Cette fidélité orgueilleuse, qui
s'est cristallisée en multiples pratiques extérieures, l'empêche de reconnaître
celui que les patriarches et les prophètes eussent désiré voir et n'ont point
vu, le Messie annoncé, le Verbe incarné lui-même qui se présente à lui.
L'orgueil spirituel se
glorifie en effet non seulement de ses œuvres comme si elles étaient uniquement
de lui, mais de ses privilèges spirituels. Appartenir à un état, à une famille
religieuse qui compte de grands saints, qui possède une doctrine, une grande
influence, est une noblesse qui oblige et peut aussi nourrir un orgueil
spirituel qui stérilise et aveugle devant les manifestations nouvelles de la
miséricorde divine.
Les dons spirituels
personnels peuvent aussi servir de pâture à l'orgueil. Les grâces d'oraison
enrichissent le contemplatif, laissent leur trace profonde dans l'âme, donnent
une expérience précieuse, fortifient la volonté, affinent l'intelligence,
augmentent la puissance d'action, assurent au spirituel un rayonnement
puissant. Ces grâces sont reçues toujours dans l'humilité qu'elles créent et la
reconnaissance qu'elles provoquent. La lumière qui les accompagne disparaît,
leurs effets dans l'âme restent. La tentation peut venir ensuite, subtile et
inconsciente. Elle vient presque nécessairement, tellement l'orgueil est tenace
et le démon malin, d'utiliser ces richesses spirituelles pour s'exalter et
paraître, pour servir un besoin d'affection ou de domination, ou simplement
pour faire triompher des idées personnelles 43. La personnalité
idolâtre d'elle-même se substitue à Dieu lui-même, et ce qu'elle avait reçu
pour être instrument et moyen, elle l'utilise pour s'imposer comme une fin et
un dieu à elle-même et aux autres.
Corruptio optimi pessima. La corruption de ce qu'il y
a de meilleur engendre le pire. On ne peut songer sans frémir à certaines
chutes lamentables d'âmes favorisées de Dieu. Luther, nous semble-t-il,
n'aurait pu édifier sa théorie de la foi-confiance qui justifie, s'il n'avait
senti les débordements pacifiants de la miséricorde, et il n'aurait pu attaquer
la religion en la frappant au point où la foi se greffe sur l'intelligence s'il
n'eut précédemment découvert — en une purification de la foi, au moins ébauchée
—la vulnérabilité de ce point d'intersection du naturel et du surnaturel. Et
d'autres sont venus, avant et après Luther, utilisant les privilèges de leur
intimité avec le Maître sinon pour le trahir comme Judas par un baiser, du
moins pour nourrir leur orgueil et faire triompher leur personnalité.
N'est-ce pas parce qu'ils
auront profité pour eux-mêmes des charismes dont ils auront été favorisés que
le souverain Juge prononcera cette sentence étonnante, mais qu'Il annonce
lui-même :
« Ils
seront nombreux à me dire en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous
point fait des prophéties en votre nom ? en votre nom n'avons-nous point
expulsé les démons ? en votre nom n'avons-nous point accompli quantité de
prodiges ? Et alors je leur déclarerai hautement : Jamais je ne vous
ai connus. Éloignez-vous de moi, vous tous, artisans d'iniquité ! » 44
Malheur donc à cet orgueil
spirituel qui s'établit sur les dons de Dieu. La jalousie divine s'exerce avec
d'autant plus de sévérité que les biens qui lui sont soustraits par l'orgueil
sont plus élevés, plus gratuits et plus purement l'œuvre de Dieu lui-même. La miséricorde
se montre plus jalouse que la justice. Lésée par l'orgueil, elle se montre plus
exigeante pour les faveurs surnaturelles dont il jouit que pour les dons
naturels et les vertus qu'il s'attribue en propre.
Le pharisien, qui étale
orgueilleusement ses œuvres, s'en va les mains vides. Le même pharisien, qui se
glorifie du privilège qui l'a fait fils d'Abraham, est aveugle devant la
lumière du Verbe ; le prophète qui a joui de son charisme va au feu
éternel.
Seuls les saints, qui ont
vu sous la lumière de Dieu la gravité d'un tel orgueil, peuvent nous expliquer
les exigences de Dieu sur ce point et la sévérité de telles sentences. Écoutons
sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, à la fin de sa vie, alors qu'elle était
parvenue à l'union transformante :
« Ma
Mère, disait-elle, si j'étais infidèle, si je commettais seulement la moindre
infidélité, je sens que je le paierais par des troubles épouvantables, et je ne
pourrais accepter la mort » 45.
À juste raison on
s'étonnait de cet aveu dans la bouche de l'apôtre de la confiance et de la
miséricorde, qui avait écrit que les fautes les plus graves ne sauraient
arrêter le mouvement de sa confiance filiale à l'égard de Dieu :
« De
quelle infidélité voulez-vous parler ? lui dit-on. D'une pensée d'orgueil
entretenue volontairement, répondit-elle ; par exemple celle-ci :
j'ai acquis telle vertu, je suis certaine de pouvoir la pratiquer ; car
alors ce serait m'appuyer sur mes propres forces, et quand on en est là, on
risque de tomber dans l'abîme. Si je disais : Ô mon Dieu, je vous aime
trop, vous le savez, pour m'arrêter à une seule pensée contre la foi ; mes
tentations deviendraient si violentes que j'y succomberais certainement »
46.
Dans la lumière des
sommets, sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus se rendait compte qu'un péché
d'orgueil spirituel pouvait ébranler le magnifique édifice de sa perfection et
arrêter le torrent débordant de la miséricorde divine sur son âme parvenue à
l'union transformante !
La réponse de saint Jean de
la Croix au Christ qui lui demandait ce qu'il désirait comme récompense ne nous
révèle-t-elle pas les craintes intérieures du Saint, de même nature que celles
de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus : « Point autre chose, Seigneur,
que souffrir et être méprisé ». Qu'est-ce à dire sinon que le Saint,
parvenu lui aussi à l'union transformante et au plein épanouissement de sa
grâce de docteur, craignait encore ces vapeurs d'orgueil que le démon pouvait
faire monter de la prise de conscience de son état et de la fécondité de
sa grâce, et qui eussent voilé l'intimité de son union et l'eussent arrêté dans
sa marche vers les profondeurs de Dieu.
Subtilités !
dira-t-on. Oui, peut-être, pour nos âmes encore peu spirituelles, mais réalités
perçues en un relief puissant et horrible par le regard purifié des saints.
Aussi sainte Angèle de Foligno disait en son testament spirituel à ceux qui
l'entouraient :
« Mes
enfants soyez humbles ; mes enfants, soyez doux. Je ne parle pas de l'acte
extérieur, je parle des profondeurs du cœur. Ne vous inquiétez ni des honneurs,
ni des dignités. Ô mes enfants ; soyez petits pour que le Christ vous
exalte dans sa perfection et dans la vôtre... Les dignités qui enflent l'âme
sont vanités qu'il faut maudire. Fuyez-les, car elles sont dangereuses ;
mais, écoutez, écoutez. Elles sont moins dangereuses que les vanités
spirituelles. Montrer qu'on sait parler de Dieu, comprendre l'Écriture,
accomplir des prodiges, faire parade de son cœur abîmé dans le divin, voilà la
vanité des vanités, et les vanités temporelles sont après cette vanité suprême
de petits défauts vite corrigés » 47.
Ils sont immenses et
terribles en effet les ravages de l'orgueil spirituel dans le monde des âmes.
Si, habituellement, seules les grâces extraordinaires lui permettent
d'accumuler les ruines, elles sont nombreuses les âmes satisfaites
d'elles-mêmes, se complaisant dans les grâces reçues et les résultats obtenus,
qu'il arrête définitivement dans les voies spirituelles en détruisant les
ardeurs de l'espérance et le dynamisme nécessaire aux ascensions.
C.
— MOYENS
POUR ACQUÉRIR L'HUMILITÉ
Les maux graves dont il est
la source, les formes de plus en plus subtiles sous lesquelles il se dissimule
doivent créer chez le spirituel la crainte salutaire et comme la hantise de
l'orgueil, tandis que les richesses divines qu'attire l'humilité la lui rendent
souverainement désirable. Comment acquérir cette vertu ? Nous ne pouvons
que traiter brièvement ce problème pratique, maintes fois d'ailleurs abordé.
Dès les premières Demeures,
sainte Thérèse a souligné que l'âme doit établir les fondements de l'humilité
sur la connaissance de soi. L'examen de conscience doit fournir les données de
cette connaissance de soi.
Toutefois la Sainte nous
avertit dès le début que la connaissance de soi la plus profonde n'est point
acquise par une introspection directe, mais par le regard sur les perfections
de Dieu. Elle nous met en garde contre les fausses humilités entretenues par le
démon, qui prolongent les repliements sur soi inutiles, produisent la
contrainte dans l'action et engendrent finalement le découragement 48.
D'ailleurs l'examen de
conscience ne saurait produire que l'humilité raisonnable. Or, c'est de
l'humilité fervente dont l'âme a besoin dans les régions de la vie spirituelle
où nous sommes parvenus.
1/ Cette humilité fervente
est le fruit de la lumière de Dieu sur l'âme. Il serait donc vain de
prétendre l'acquérir par ses propres efforts.
De plus l'orgueil est un
ennemi subtil, qui semble se dérober à toute atteinte, fuyant toujours plus
loin en des régions plus profondes de l'âme. Il se relève plus dangereux sous
les coups qu'on lui porte, se glorifiant des triomphes de l'humilité qui
croyait l'avoir abattu.
Cependant, bien que les
actes d'humilité n'aient par eux-mêmes qu'une efficacité relative, ils sont un
témoignage de notre bonne volonté que Dieu agrée et qu'Il récompense par des
grâces efficaces.
« Dès
que vous êtes tentée (d'orgueil), écrit sainte Thérèse, suppliez la supérieure
de vous commander quelques offices bas, ou de vous-même faites-le de votre
mieux, étudiez la manière de briser votre volonté dans les choses qui lui
répugnent et que le Seigneur vous découvrira ; de la sorte la tentation
durera peu » 49.
Il n'est pas rare en effet
que la grâce coule abondante de gestes et d'attitudes d'humilité qui voulaient
être sincères, et dans lesquels s'exprimaient surtout des désirs de vérité et
de lumière.
2/ La prière est
le moyen recommandé par Notre-Seigneur pour obtenir les faveurs divines :
« Quel
remède avons-nous, mes sœurs, contre cette tentation ? Le meilleur semble
être celui que notre Maître nous enseigne. Il nous dit de prier et de supplier
le Père éternel de ne pas permettre que nous succombions à la tentation »
50.
Le pauvre, conscient de sa
misère, tend la main. L'orgueilleux qui voit son orgueil doit se faire mendiant
de la lumière de vérité qui crée l'humilité, et sa prière doit se faire
d'autant plus instante que l'orgueil est plus grand et que l'humilité est le
fondement et la condition de tout progrès spirituel. Fréquemment la sainte
Église met sur les lèvres du religieux l'ardente supplication du Miserere, dans
le péché demande de pardon et de lumière ; constamment l'orgueilleux,
conscient de son péché que Dieu a maudit, doit se ranger à la dernière place
parmi les pécheurs pour attirer sur lui un regard de la miséricorde divine.
L'orgueil qui a pris l'habitude de supplier humblement fait jaillir de lui-même
une source de lumière et de vie 51.
3/ Il est nécessaire de
demander la lumière d'humilité. Il n'importe pas moins de la bien recevoir. Lorsque
l'âme vit placée sous cette lumière à la fois purifiante et humiliante qui lui
découvre le mal qui est en elle, que « son indignité lui apparaît
évidente, comme, dans un appartement où le soleil donne en plein, il n'est
aucune toile d'araignée qui puisse demeurer cachée ; (qu')elle découvre la
profondeur de sa misère, (et qu')elle est tellement éloignée de la vaine gloire
qu'il lui semble impossible d'en avoir » 52, elle doit
remercier Dieu avec effusion de cette lumière et conserver précieusement la
conviction savoureuse qu'elle lui apporte. C'est une réponse à la prière.
4/ Il est une autre réponse
divine, moins savoureuse parfois, mais que la même reconnaissance doit
accueillir : c'est l'humiliation elle-même.
Ces humiliations que nous
apportent nos déficiences, nos tendances peut-être déjà rétractées, nos
défaites, ou même les erreurs sinon la malveillance du prochain, sont de
précieux témoignages de la sollicitude de Dieu qui use pour la formation des
âmes de toutes les ressources de sa puissance et de sa sagesse. Comment les
juger autrement lorsqu'on voit toute grâce profonde jaillir de l'humiliation
comme de son terrain normal ? Les accepter est un devoir ; en
remercier Dieu indique qu'on en a compris la valeur ; les demander avec
saint Jean de la Croix c'est déjà être avancé dans les profondeurs de la
sagesse divine.
« Rangeons-nous
humblement, dit sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, parmi les imparfaits ;
estimons-nous de petites âmes qu'il faut que le bon Dieu soutienne à tout
instant... il suffit de s'humilier, de supporter avec douceur ses
imperfections : voilà la vraie sainteté » 53.
« Apprenez de moi que
je suis doux et humble de cœur » proclame Jésus. L'humilité et la douceur sont
ses vertus caractéristiques, le parfum personnel de son âme, celui qu'Il laisse
sur son passage et qui indique les lieux où Il règne.
L'humilité du Christ Jésus
— humilité fervente par excellence — procède de la lumière du Verbe qui habite
corporellement en lui et l'écrase de sa transcendance. Car entre la nature
divine et la nature humaine du Christ Jésus, unies par les liens de l'union
hypostatique, subsiste la distance de l'Infini... Cet Infini écrase l'humanité
et la plonge en des abîmes d'adoration et d'humilité où nul autre ne saurait le
suivre, car nul autre n'a contemplé de si près et si profondément l'Infini.
Mais cet infini est amour
qui se donne, onction qui se répand. Aussi l'écrasement qu'il produit est-il
suave, paisible et béatifiant. Le Christ Jésus est aussi doux qu'Il est humble.
Humilité et douceur, force
et suavité, parfum du Christ 54 et aussi parfum de l'humilité
fervente. C'est déjà le signe authentique de contacts divins et un appel
discret mais pressant à de nouvelles visites de la miséricorde de Dieu.
Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, ocd, in Je veux voir Dieu
1. Vie, ch. xv, p.
I5r.
2. Cf. Perspectives, ch.
ni, « Connaissance de soi n, p. e.
3. Chem. Per/., ch.
xin, p. 642. ‑
4. III Dem.,
ch. ii, p. 858.
5.
IV Den., ch. n, p. 877.
6. Matth.
XVI, 13-20 ; Marc, VIII, 27-30.
7.
Jean VII, 40-43.
8. Id., XVI, 29-30.
9. Id.,
III, 1-21 ; IV, 1-30.
10. Actes, IX, 2.
11. Act. IX, pp. 18-19.
12.
Luc, X, 17-21.
13.
Matth. XXIII, 13, 28 : « Malheur à vous, scribes et pharisiens
hypocrites, parce que vous fermez aux autres le royaume des cieux : vous
n'y entrez pas vous-mêmes et vous empêchez les autres d'y entrer... Malheur à
vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres
blanchis : au dehors ils ont belle apparence, mais au dedans ils sont
remplis d'ossements de morts et d'impuretés de toute sorte ! Vous autres,
pareillement, vous avez aux yeux des hommes un extérieur de justes, mais à
l'intérieur vous êtes remplis d'hypocrisie et d'iniquité ».
14.
Vie, ch, XXII, p. 227.
15.
Traduct. Hello, ch. XIX.
16. Ruysbrock, trad. Hello, livr. III,
l'Humilité.
17. Ibid., livr. V, Innocence et
repentir.
18.
Lettre à Marie, 17 sept. 1896, p.
341. Lettres de Ste Thérèse de l'E.-J. Lisieux,
1948.
19.
Lettre à Céline, 12 mars 1889, p. 134.
20.
À la même, 24 avril 1894 ; Lettres, p.
264.
21.
Lettre à M. Agnès de Jésus, 28 mai 1897 ; Lettres,
pp. 398-399.
22.
Vie de Sr Marie de J.-C., par le R. P. Buzy.
23.
Luc, II, 12.
24. Vie, ch. XV, p. 151.
25.
VI Dem., ch. X, p. 1016.
26.
Jean de Saint-Samson (1571-1636), frère convers au Carmel de Dol et de Rennes,
musicien et aveugle, « le plus clair flambeau de la Réforme de
Touraine » et « mystique du plus haut vol » dit Brémond.
27.
Vie, ch. XV, pp. 154-155.
28. Ibid, ch. XIX, p. 182.
29.
Ex 3, 14
30. Hist. d'une Âme, ch.
XI.
31.
Ibid., ch. VIII.
32.
Noviss. Verba, 5 juillet.
33.
Hist. d'une Âme, ch. IX.
34. Ibid.,
ch. IV.
35. Vie,
ch. xx, pp. 208-209.
36.
Sur le point d'honneur sainte Thérèse écrit : « Je vois des personnes
qui, par la sainteté et la grandeur de leurs œuvres, font l'admiration du
monde. D'où vient donc, ô mon Dieu, que ces âmes rampent encore sur la
terre ? Comment ne sont-elles pas déjà parvenues au sommet de la
perfection ? Quel est ce phénomène ? Qui donc retient ces âmes qui
font pourtant de si grandes choses pour Dieu ? Hélas ! elles sont
retenues par un point d'honneur, et — ce qui est pire encore — elles ne veulent
pas en convenir, car le démon leur persuade quelquefois qu'elles sont obligées
de le garder. Mais, qu'elles se fient à mes paroles, qu'elles ajoutent foi pour
l'amour de Dieu à cette petite fourmi à qui le Seigneur commando de parler. Si
elles ne font pas disparaître cette chenille, l'arbre pourra n'être pas endommagé
tout entier ; quelques vertus lui resteront, mais toutes seront atteintes.
Cet arbre sera sans beauté, il ne grandira pas et il empêchera de grandir ceux
qui l'entourent, car les fruits des bons exemples qu'il donne ne sont pas sains
et durent peu.
Je
l'ai dit bien des fois, si petit que soit le point d'honneur, il est comme une
erreur de ton ou de mesure dans le chant ; il n'y a plus d'harmonie. Il
est nuisible en tout temps ; mais pour l'âme qui marche dans la voie de
l'oraison, c'est une Peste ». (Vie, XXXI, p. 341).
37. Chem.. Perf., ch. XIII, p. 642.
38.
Vie, Ch. XXI, p.
217.
39.
Jean, XV.
40.
Philipp. II, 23.
41. Vie, ch. XXI, p. 211.
42.
Luc, XVIII, 9-14.
43.
Dans une lettre adressée à sainte Thérèse qui lui avait demandé
si on avait bien fait d'enlever la charge de maître des novices au P. Gabriel
Espinel, qui faisait pratiquer à ses novices des mortifications publiques un
peu étranges, et comment convaincre le Père de son erreur, le P. Banfiez, après
avoir approuvé et justifié la décision, ajoutait finement : « Quant à
convaincre le Père, vous y parviendriez peut-être s'il n'était point spirituel ».
44.
Matth. VII, 22-23.
45.
À Mère Agnès, 7 août 1897, Noviss. Verba.
46. Noviss. Verba, pp.
126-127.
47.
Sainte Angèle de F., trad. Hello, pp. 341-342.
48.
Cf. Perspectives, ch. III, Connaissance de
soi ; moyens de l'acquérir, p. 47.
49. Chem.
Perf., ch. XIII, pp. 641-642.
50. Ibid., ch. XI., p. 783.
51.
Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a composé une « Prière pour obtenir
l'humilité » (Hist. d'une Âme, p.
355).
52.
Vie, ch. XIX, p. 182.
53.
À Céline, 7 juin i897.
54.
Avec beaucoup de pénétration, l'abbé Huvelin,
directeur du P. de Foucauld, disait que le
christianisme réside tout entier dans l'humilité aimante.