Au premier abord, l'attitude de notre société devant la mort paraît étonnamment contradictoire. D'une part, elle a fait de la mort un tabou : la mort est quelque chose de choquant qu'il faut autant que possible cacher et expulser du champ de la conscience. D'autre part, et tout à l'opposé, il y a un étalage de la mort qui correspond exactement à l'abolition des limites de la pudeur dans tous les autres domaines de la vie. Comment expliquer cette attitude ?
À
y regarder de près, il faut sans doute parler d'une évolution en deux phases,
largement imbriquées certes, mais nettement discernables. Le monde bourgeois
cache la mort. Joseph Pieper a réuni sur ce thème des détails significatifs. Il
rapporte que, dans un journal américain de bon ton, le mot « mort »
ne doit pas être imprimé ; même les entreprises américaines de pompes
funèbres cherchent par des artifices de langage à éviter le plus possible de
mentionner la mort. Il en va de même chez nous, dans nos hôpitaux, où la
plupart du temps on voile soigneusement la mort autant que faire se peut. Cette
tendance à cacher la mort se trouve efficacement renforcée par la structure même de la
société moderne. Les liens de famille y sont de plus en plus distendus par la
logique de la production et par les spécialisations qu'elle développe. La
famille, qui souvent ne se réunit plus que pour dormir, se disperse dans la
journée ; elle ne peut pas être le lieu sécurisant qui rassemble les êtres
pour la naissance, la vie, la maladie et la mort. La maladie et la mort
deviennent donc des problèmes techniques particuliers que l'on traite
adéquatement dans les établissements prévus à cet effet. Ainsi ces phénomènes
humains fondamentaux ne sont-ils pas marginalisés seulement sur le plan de la
conscience, mais sur le plan des structures sociologiques. Ce ne sont plus des
problèmes physico-métaphysiques à supporter et à surmonter dans le cadre d'une
vie commune, mais des tâches techniques traitées techniquement par des
techniciens.
De là vient que, si la
structure externe de la société renforce seule d'abord le tabou dont la mort
est l'objet, une autre évolution s'ajoute à ces processus et prend de plus en
plus nettement le pas sur eux. Ce disant, je ne pense pas particulièrement au
défi nihiliste dont parle également Pieper. C'est plutôt une attitude élitiste
qui refuse de prendre part au jeu commun de la dissimulation et prétend
affronter l'absurdité en la regardant droit en face. En revanche, une troisième
attitude se répand de plus en plus, que Pieper encore a caractérisée en disant
qu'elle « futilise » la mort de façon matérialiste. À la télévision,
la mort se présente comme un spectacle ; elle devient l'excitant pimenté
qu'on oppose à l'ennui de la vie quotidienne. Naturellement, cette objectivation
de la mort ne diffère pas, somme toute, du tabou bourgeois de la mort dont nous
avons parlé : il faut ôter à la mort le caractère de lieu d'émergence du
métaphysique ; sa « futilisation » doit conjurer la question
inquiétante qui en jaillit. Schleiermacher a parlé un jour de la naissance et
de la mort comme de « trouées » à travers lesquelles l'homme jette
les yeux sur l'infini. Or, précisément, cet infini met en question sa vie
ordinaire ; aussi cherche-t-il à le conjurer. C'est en « naturalisant »
la mort qu'on la refoule avec le plus d'efficacité. La mort doit devenir
concrète, ordinaire, publique, au point de devenir étrangère à la métaphysique.
Tout cela a de graves
conséquences dans les rapports de l'homme à lui-même et à la réalité tout ensemble.
Les litanies des saints expriment la conviction de la foi chrétienne face à la
mort dans cette invocation : « A subitanea et improvisa morte,
libera nos, Domine » (D'une
mort soudaine et imprévue, délivre-nous, Seigneur). Être emporté brusquement
sans pouvoir se préparer, sans être prêt, y apparaît comme le danger dont on veut être
protégé. L'homme voudrait parcourir la dernière étape en toute
conscience ; c'est lui qui veut mourir. S'il fallait de nos jours formuler
une litanie pour les infidèles, elle dirait sans aucun doute tout au
contraire : « Accorde-nous, Seigneur, une mort soudaine et imprévue ».
La mort doit frapper d'un coup, sans laisser le temps ni de réfléchir ni de
souffrir. Cela prouve d'abord qu'on n'a pas parfaitement réussi à éliminer la
crainte métaphysique ; on aimerait bien en venir à bout en produisant la
mort même, supprimant ainsi complètement le problème de la vie humaine en tant
qu'il excède la technique. L'importance visiblement accordée au problème de
l'euthanasie se fonde sur le besoin d'éviter la mort en tant qu'événement
personnel, et de la remplacer par la mort technique qu'on n'a plus soi-même à
vivre. Il faut fermer la porte à la métaphysique avant qu'elle ne se manifeste.
Éliminer cette crainte de
la mort coûte cher : déshumaniser la mort a pour nécessaire conséquence de
déshumaniser la vie. Quand on rabaisse la maladie et la mort au niveau d'une
manipulation technique, on le fait aussi pour l'homme. Lorsqu'il devient trop
dangereux d'assumer humainement la mort, la vie humaine aussi devient trop
dangereuse. Fait notable, dans l'aspiration actuelle vers un retour à l'humain
se rencontrent des conceptions antagonistes. L'homme s'oppose avec autant de
détermination à une conception positiviste et technocratique du monde qu'au
désir nostalgique d'une nature inviolée qui reconnaît dans l'esprit le vrai
perturbateur de paix et accuse de plus en plus souvent l'homme d'être un animal
de malheur. La conception de la vie se décide en même temps que celle de la
mort : la mort devient ainsi la clé de la question : qu'est-ce
vraiment que l'être humain ? Nous constatons actuellement un durcissement
de la vie humaine étroitement lié à l'élimination du problème de la mort.
Refoulement comme banalisation ne peuvent finalement résoudre le problème qu'en
supprimant, à la limite, l'homme lui-même.
[ndvi : suit un long et passionnant développement du thème à travers l'histoire des idées et l'Ancien Testament. Un peu plus... "aride", je l'ai rejeté à la fin, en annexe, en quelque sorte :)]
Amorce
d'une interprétation de la mort et de la vie dans le Nouveau Testament
Quand on regarde dans toute
son étendue l'effort dramatique de l'Ancien Testament, l'unité des deux
Testaments devient manifeste. Le Nouveau Testament n'a à formuler aucune idée
totalement neuve. Ce qu'il apporte de nouveau consiste dans le fait inédit qui
assume, rassemble tout ce qui précède et lui donne toute sa dimension : le
martyre de Jésus, témoin fidèle, et sa résurrection. Ce martyre et ce réveil du
juste ne font que donner corps à la vision du psaume 73 et à l'espoir confiant
des Martyrs d'Israël. Dans le Christ ressuscité, le cri de détresse de la foi
assaillie a trouvé sa réponse.
Reste
à se demander quelle appréciation porter sur la mort, vue sous ce nouvel éclairage. Il faut
d'abord dire que le Nouveau Testament garde nettement la perspective
fondamentale de l'Ancien. Même le symbole de la croix ne substitue pas quelque
glorification de la mort à l'ancienne joie de vivre. Le consentement à la vie
et la condamnation de la mort considérée comme opposée à Dieu se manifestent,
encore une fois avec insistance, au terme de l'évolution du Nouveau Testament,
dans Ap 20,13 sq. : en fin de compte, la mer, image mythique du monde
inférieur, le monde de la mort, doit restituer les morts. Alors la mort et
l'hadès, c'est-à-dire l'acte de mourir et l'état qui s'ensuit, seront ensemble
jetés dans la mer de feu et y brûleront à jamais. Il n'y aura plus de mort. Il
n'y aura plus que la vie.
Sur le fond, 1 Co dit la
même chose. La mort est abolie en tant qu' « ennemi ultime » (15,
26). Sa fin signifie l'exclusive et définitive souveraineté de Dieu, de la vie
invincible qui chasse au loin les ombres de la mort. Dans cette mesure, l'idée
chrétienne fondamentale, de concert avec celle de l'Ancien Testament, se trouve
en opposition nette avec les autres grandes religions et leur explication de la
réalité, telle que l'Inde par exemple l'a développée dans la piété bouddhiste,
dont le maître mot est d'éteindre la soif de l'être, source la plus profonde de
la souffrance. Le christianisme va dans un sens tout opposé : il dramatise
la soif de l'être en soif de Dieu même, où il voit la plénitude du salut.
Mais,
en même temps, le Nouveau Testament est déterminé par le fait
dont on vient de parler, qui, en apparence, mais en apparence seulement,
déplace l'option fondamentale : le Christ lui-même, le vrai juste, parce
que juste, est l'homme qui souffre et qui est livré à la mort. Le juste est
descendu au schéol, au pays impur où Dieu n'est pas loué. Ce faisant, c'est
Dieu en personne que Jésus fait descendre au schéol. Mais, par là même, la mort
cesse d'être le pays abandonné de Dieu, pays de ténèbres et domaine de ceux qui
sont impitoyablement loin de Dieu. Avec le Christ, c'est Dieu
lui-même qui pénètre dans le royaume de la mort et qui fait de ce lieu sans
communication le lieu de sa présence. Ce n'est pas une glorification de la
mort ; en la visitant en la personne du Christ, Dieu a vaincu et
transfiguré la mort en tant que telle.
Par suite, l'appréciation
n'en serait-elle pas inversée ? Jusqu'alors, la vie même passait pour être
le salut. Désormais, pour l'homme, c'est justement la mort qui devient vie. Du
fait de l'annonce que la croix est la rédemption de l'homme, la mort reflue
vers le centre de la prédication de la foi. N'est-ce pas là rendre la vie
suspecte et glorifier la mort ? Pour trouver la réponse, il faut nous
souvenir de la phénoménologie de la mort et de la vie élaborée par l'effort de
l'Ancien Testament. On peut aisément la vérifier par notre expérience personnelle
de la vie. Nous avions constaté que la vie telle qu'elle se présente au jour le
jour n'est, la plupart du temps, qu'une ombre de vie, une sorte d'hadès où
souvent nous nous contentons d'aspirer à ce qui serait la vie. Cela tient au
fait que, communément, l'homme n'a pas un désir direct d'immortalité. Prolonger
sans fin la vie telle qu'elle est ne paraît désirable à personne. Mais en
conclure sur-le-champ qu'il faut, comme une chose absolument normale,
s'organiser une mort autant que possible indolore et tardive, et d'abord tirer
de la vie le maximum possible, cette conclusion ne convient pas. Un sentiment
primordial s'y oppose, que Nietzsche a formulé en ces termes :
« Toute volupté veut l'éternité, veut profonde, profonde éternité. »
Il y a des instants qui ne devraient pas passer. Ce qu'on y atteint ne devrait
jamais finir. Que cela passe pourtant et ne soit qu'une expérience d'un
instant, là se trouve la véritable mélancolie de l'existence humaine.
Mais comment se présente
l'instant où l'homme fait l'expérience de ce qu'est la vie ? C'est
l'instant de l'amour, qui devient en même temps pour lui l'instant de vérité, l'instant
de la découverte de la vie. Le désir d'immortalité ne monte plus alors d'une
existence esseulée et repliée sur soi, d'une existence insatisfaite, mais de
l'expérience de l'amour, de la communion, du toi. Il naît de l'exigence qui
associe le toi au moi, et inversement. La découverte de la vie implique un
dépassement du moi, un abandon du moi. Elle ne se produit que là où l'homme ose
sortir de lui-même et renonce à soi. Si le mystère de la vie s'identifie au
mystère de l'amour, c'est qu'il est lié aussi à un événement de mort.
Nous voilà donc ramenés au
message chrétien de la croix et son interprétation de la mort et de la vie. Il
explique la mort en nous enseignant de voir en elle plus que le point final de
notre existence biologique. La mort est constamment présente dans notre vie
quotidienne en ce qu'elle a d'inauthentique, de replié et de vide. La douleur
physique et la maladie, annonciatrices de la mort, sont, pour notre vie réelle,
moins menaçantes que le fait de passer nous-mêmes à côté de notre propre vie et
ainsi de laisser la promesse de vie s'enfuir dans la banalité pour finir dans
le vide.
À ce stade de nos
réflexions, si nous essayons d'en dresser le bilan, nous constaterons que ce
phénomène qu'est la mort se présente sous trois dimensions très
différentes :
1.
La mort est présente comme néant d'une existence vide qui s'écoule dans un
semblant de vie.
2. La mort est présente
comme processus physique de décomposition qui traverse la vie, que la maladie
permet de discerner, et dont le terme est la mort physique.
3. La mort se trouve dans
la hardiesse de l'amour qui s'efface pour faire place à autrui ; elle se
rencontre chez celui qui sacrifie son avantage personnel au profit de la vérité
et de la justice.
D'où les questions
suivantes : quels rapports ces trois aspects de la mort ont-ils entre eux,
et, ensuite, quels liens ont-ils avec la mort de Jésus ? La réponse à
cette double interrogation éclairera la conception chrétienne de la mort. Le
point de départ de la solution doit se situer dans l'interprétation des deux
composants biologiques de l'être humain où la mort s'acclimate en tout premier
lieu. La douleur, la maladie peuvent paralyser l'homme en ce qui lui est
spécifique, le détruire non seulement physiquement, mais aussi psychiquement et
spirituellement. Cependant, elles peuvent aussi forcer l'autosatisfaction et
l'hébétude de l'esprit, conduisant l'homme à se trouver lui-même. C'est quand
il est aux prises avec la souffrance que l'homme décide vraiment de ce qu'il
est. Car c'est alors qu'il est confronté au fait qu'il ne peut pas disposer de
sa propre vie, qu'il n'a pas en propre sa propre vie. À cela, il peut répondre
par le défi, chercher à se procurer le pouvoir et se livrer ainsi à l'attitude
fondamentale d'une colère désespérée. Mais il peut également y répondre en
essayant de faire confiance au pouvoir d'autrui et de se laisser conduire sans
crainte, renonçant à n'avoir d'yeux, anxieusement, que pour lui-même. De cette
manière, son comportement face à la douleur, à la présence de la mort dans la
vie, se confond avec l'attitude fondamentale que nous appelons l'amour. Car
voilà qu'il découvre l'impossibilité de disposer de sa propre vie ;
l'homme n'en fait pas l'expérience uniquement aux limites physiques de sa vie
que la maladie lui fait percevoir, mais au cœur même de l'humain, pour autant
qu'il s'efforce d'être aimé et qu'il est renvoyé à l'amour comme à la véritable
nourriture de son âme. Or cet amour — donc ce dont l'homme en tant qu'homme a
le plus besoin —, l'homme ne peut le susciter lui-même ; il lui faut
l'attendre, et il ne l'obtiendra certainement pas en essayant de se le procurer
lui-même. Encore une fois, il peut s'irriter de cette sujétion, il peut vouloir
la secouer, la réduire à la satisfaction d'un besoin qu'on peut apaiser sans
hasarder son esprit et son cœur. Mais il peut au contraire l'accepter, s'ouvrir
avec confiance à la certitude que la puissance qui l'a voulu tel ne le trompera
pas lui non plus.
Cela
veut dire que la rencontre de la mort physique précipite l'homme vers les
racines profondes de son être. Elle le met en demeure de choisir ou d'accepter
la structure « amour » ou de lui opposer la structure
« puissance ». Mais se pose alors la question capitale : avec
cet esprit de confiance qui conduit l'homme à l'attitude fondamentale de
l'amour, peut-on accepter l'exigence de la mort physique à laquelle on se
heurte constamment dans la vie, ou bien ne serait-ce pas là dilapider les plus
belles offres de la vie dans l'attente d'une réalité qui n'existe pas autre
qu'on ne la suppose ? Si jusqu'ici nos réflexions nous ont permis
d'éclairer le rapport étroit qu'ont entre eux les trois sens de la
« mort » que nous avons dégagés, c'est maintenant la question de leur
relation avec le problème christologique qui se pose à nous.
Le
Dieu qui meurt en la personne du Christ est le Dieu qui porte à son comble,
au-delà de toute attente, la structure-amour, et justifie la confiance dont
l'unique solution de remplacement est l'autodestruction. Le chrétien meurt en
entrant dans la mort du Christ. Cette formule traditionnelle prend désormais
tout son sens pratique. La puissance, dont l'homme n'a pas la disposition et
qui limite sa vie de toute part, n'est pas une aveugle loi de nature, mais un
amour qui s'est mis à sa disposition au point de mourir pour lui et avec lui.
Le chrétien le sait : il peut allier le renoncement à lui-même, qui lui
est constamment imposé, avec le sens fondamental d'une existence créée par
amour et qui se sait tout à fait à l'abri, justement dans sa confiance en ce
don de l'amour qu'on ne saurait obtenir de force. La mort, l'ennemi qui veut
dépouiller l'homme, lui voler sa vie, est vaincue dès que l'homme oppose au
brigandage de la mort l'esprit d'un amour confiant, transformant ainsi le
larcin en un surcroît de vie. La mort, en tant que telle, est vaincue dans le
Christ, en qui cet événement s'est produit par la puissance d'un amour sans
limites ; elle est vaincue quand on entre dans la mort avec et dans le
Christ. C'est pourquoi l'esprit chrétien s'oppose au désir moderne d'une mort
subite qui prétend faire de la mort un moment sans durée, et donc bannir de la
vie l'exigence du point de vue métaphysique. Par l'acceptation transformante de
la mort, sans cesse présente dans la vie, l'homme devient mûr pour la vraie
vie, pour la vie éternelle.
Si
maintenant nous rapprochons ces idées de celle concernant la signification du
martyre telle que nous l'avons discernée dans le cadre de l'évolution biblique,
une autre perspective s'ouvre encore. De même que la mort de l'homme ne se
réduit pas à l'instant de sa mort clinique, de même la participation au martyre
de Jésus ne commence pas seulement au moment où l'on se laisse exécuter pour ce
motif. Fondamentalement, elle prend ici aussi des dehors modestes et
ordinaires. Elle est disponibilité de chaque jour à préférer la foi, la vérité
et la justice à sa propre sécurité. À y regarder de plus près, on voit alors
que seule cette façon de faire passer la vérité avant le profit personnel rend
l'homme perméable aux autres. Car pourquoi et comment les hommes peuvent-ils
communiquer entre eux ? Justement parce que, au-dessus d'eux et pour ainsi
dire comme ce qui leur est commun, il y a ce tiers, le droit, la vérité, qui se
trouve aussi être pour chacun ce qu'il a de plus personnel. Pourtant, ici
encore, il reste vrai qu'une telle confiance en la vérité n'est pleinement
possible que s'il est certain qu'elle existe réellement et si l'on en tient
compte. Tout cela coïncide avec ce qu'on a dit précédemment : dans la
mesure où il fait passer la vérité avant l'intérêt personnel, le martyre avec
le Christ est identique au mouvement de l'amour. Si, par nature, la mort est
impossibilité de communiquer, elle est en même temps le mouvement qui conduit à
la « communion », le mouvement de la vraie vie. Alors seulement ce
processus de renoncement à soi-même révèle quel schéol, quelle vacuité, quel
abandon au néant il y avait dans notre autonomie personnelle, et dans notre
volonté de survivre, fût-ce en sacrifiant le droit, et alors, dans ce processus
de mort, s'accomplit le véritable cheminement de la vie.
Cela
permet de comprendre le sens de la formule chrétienne de la
« justification » de l'homme par la foi dans le baptême. La doctrine
selon laquelle la justification s'opère par la foi et non par les œuvres
signifie donc ceci : la justification s'accomplit par la participation à
la mort du Christ, c'est-à-dire par la participation à la voie du « martyre »,
donc au drame quotidien qui consiste à faire passer le droit et la vérité
au-dessus de l'existence pure et simple, et cela par l'esprit de cet amour que
la foi rend possible. Inversement, chercher la justification dans les œuvres,
c'est dire que l'homme, enfermé dans le cadre du rapport acte-résultat, prétend
se sauver lui-même par sa conduite. Dans certains cas, cette façon de faire
peut revêtir des formes très subtiles, mais tout compte fait elle entraîne
toujours au même modèle. La justification par les œuvres, par ce qu'on fait
soi-même, signifie au fond que l'homme voudrait se construire lui-même sa
propre petite immortalité ; il veut tirer de la vie jusqu'à satiété. Or
une telle entreprise ne peut jamais être qu'une illusion, quel que soit le plan
sur lequel elle agit : depuis le plus archaïque ou le plus
scientifiquement élaboré jusqu'à la tentative d'éliminer la mort par la
recherche médicale. Dans une telle affirmation de soi, qui est au fond un refus
de communication, l'homme méconnaît la réalité et sa propre vérité. Car cette
sienne vérité, c'est qu'il est éphémère et ne subsiste pas par lui-même. Plus
fermement il s'appuie sur lui-même, et plus fermement il s'appuie sur le néant
où par la force des choses il se trouve isolé. Ce n'est que dans l'adhésion à
la vérité et au droit qu'il trouve la communication qui est vie. Il ne tient
jamais sa vie que d'autrui, c'est là une composante de sa vie : il ne peut
jamais se la procurer de lui-même. Ce ne sont pas les œuvres, mais la foi qui
apporte la vie.
La
voie indiquée par la théologie de la croix, c'est-à-dire par la doctrine
paulinienne de la justification, n'implique en aucune manière, comme on le
voit, une philosophie de la passivité. Car l'adhésion à la vérité, au droit, à
l'amour est, justement en tant que préliminaire d'accueil, l'activité suprême
de l'homme. On voit bien également que le refus des « œuvres » n'est
pas négation du devoir moral de l'homme, mais au contraire consentement total à
la vie, communication dans la vérité, qui a trouvé sa forme personnelle dans le
martyr ressuscité, le Christ.
En
conclusion, nous sommes donc arrivés au point d'où l'unité intrinsèque et la
simplicité du christianisme deviennent évidentes. Nous pouvons en effet
désormais affirmer ceci : que je dise que, dans le christianisme, il
s'agit uniquement ou bien du mystère pascal de la mort et de la résurrection,
ou bien de justification par la foi, centre unique du christianisme, ou encore
du Dieu trinitaire et donc de l'amour, unique et totale réalité — ces trois énoncés
se révèlent ici identiques. Somme toute, une seule chose est signifiée :
la participation au martyre du Christ, cette mort que sont la foi et l'amour,
par quoi j'accepte et consens que ma vie soit saisie par Dieu, ce Dieu qui ne
peut être amour que s'il est trinitaire et ne rend le monde supportable que
s'il est amour.
Enfin,
on voit ici, et ici précisément, dans ces réflexions sur ce que nous avons de
plus personnel, notre mort, que l'eschatologie chrétienne n'est pas fuite
devant les tâches communes de ce monde, fuite vers l'au-delà, et qu'elle ne se
réduit pas à sauver son âme en privé. Le nœud de cette eschatologie est
justement l'adhésion au droit commun tel qu'il nous est garanti en Celui qui a
sacrifié sa vie pour le droit de toute l'humanité et, ce faisant, a fait droit
à cette humanité. On voit de plus que l'eschatologie est un encouragement et
même une exigence pressante à prendre le risque de respecter le droit et la
vérité. Employer notre vie en faveur de la vérité, du droit et de l'amour, tel
est précisément le contenu de l'eschatologie.
CONCLUSIONS
POUR L'ÉTHIQUE CHRÉTIENNE DE LA MORT
L'assentiment
à toute la vie
La
foi chrétienne est consacrée à la vie. Elle croit au Dieu des vivants. Son but
est la vie ; elle est donc assentiment à la vie à tous ses degrés, où elle
voit un don et un reflet de Dieu, qui est vie. Elle est consentement à la vie
jusque dans son occultation par la souffrance. Car, même alors, la vie reste
don de Dieu ; même alors, elle ouvre encore de nouvelles possibilités d'être
et de sens. C'est pourquoi, pour un chrétien qui croit, il n'y a pas de
« vie qui ne vaut pas d'être vécue ». Là où il y a vie, elle reste,
en dépit de toutes les ombres, un don de Dieu, offert à tous nos compagnons de
vie, et qui, à travers l'exigence même de l'amour mis au service d'autrui, peut
apporter enrichissement et surcroît de liberté.
Le
sens de la souffrance
La
foi chrétienne sait que la vie humaine est vie dans un sens plus élevé et plus
global que celui de la simple biologie. L'esprit n'est pas « adversaire de
l'âme », mais vie plus riche et plus vaste. L'homme ne se trouve en
possession de lui-même que dans la mesure où il accepte la vérité et la justice
comme champ de sa vie réelle, même si, en atteignant ainsi l'histoire humaine,
sa vie prend toujours le caractère du martyre. La foi ne cherche pas la
douleur, mais elle sait que, sans la souffrance, la vie ne donne pas toute sa
mesure et s'interdit sa propre plénitude. Si le comble de la vie exige la
souffrance, cela signifie que la foi refuse la tentation de l'
« apathie », refuse d'esquiver la douleur, parce que cela est
contraire à l'essence de l'homme.
Arrêtons-nous
un instant à considérer le sens de cette tentation d' « esquiver la
souffrance ». Il y a esquive de deux manières. Il y a une
« apathie » orientée à des fins supérieures, qui s'exprime de façon
frappante dans le stoïcisme et la piété asiatique. À partir de ses convictions
spirituelles, l'homme acquiert un tel empire sur lui-même qu'il en vient à
négliger, comme étrangers à lui-même, la souffrance et le flux des événements
extérieurs. Épicure, quant à lui, est partisan d'une « esquive par le
bas » : il enseigne à l'homme une technique du plaisir, qui lui
permet de mettre entre parenthèses la souffrance dans la vie.
L'un
et l'autre de ces deux types d'apathie peuvent atteindre un certain degré de
virtuosité et conduire à une réussite plus ou moins parfaite. Mais l'un et
l'autre entraînent à un orgueil qui nie la condition humaine ; ils
impliquent une secrète prétention à la divinité, qui contredit la vérité de
l'homme. Or ce qui est contraire à la vérité est mensonge, et donc finalement
futile et destructeur. En dernière analyse, une telle technique se ferme à la
vraie grandeur de la vie. Certes, il ne faut pourtant pas oublier l'énorme
distance qui sépare Épicure de l'apathie spirituellement acquise, apathie qui,
en ses formes supérieures, suppose le passage par la souffrance.
C'est
à partir de là (et non d'une opposition superficielle entre la Bible et la
pensée grecque) qu'il faut comprendre pourquoi la mort du Christ apparaît si
totalement différente de la mort de Socrate. Le Christ ne meurt pas dans la
noble sérénité du philosophe ; il meurt dans un cri, après avoir connu
l'angoisse d'un total abandon. À la prétention démesurée de celui qui se veut
égal à Dieu s'oppose ici l'acceptation de la condition humaine jusqu'à son
extrême abaissement (Ph 2, 6-11).
De
nos jours plus que jamais, ce thème de la fuite de la souffrance prend de l'importance
en raison des possibilités nouvelles que l'homme s'est acquises. Les essais
faits par la médecine, la psychologie et la pédagogie pour construire une
nouvelle société d'où la souffrance serait abolie ont pris les proportions d'un
gigantesque effort de rédemption définitive de l'humanité. Certes, par tous ces
moyens, la souffrance peut et doit être endiguée. Mais la volonté de l'abolir
complètement équivaudrait à la proscription de l'amour et donc à un recul de
l'homme lui-même. De tels essais sont de la pseudo-théologie ; ils ne peuvent
aboutir qu'à une mort et à une vie sans valeur. L'homme qui se soustrait à la
souffrance se refuse à la vie. Fuir la souffrance, c'est fuir la vie. La crise
du monde occidental provient en tout premier lieu d'une éducation et d'une
philosophie qui tendent à sauver l'homme sans la croix, contre la croix et donc
contre la vérité. Affirmons-le encore une fois : la valeur relative de ces
tentatives est incontestable. Elles peuvent soulager, si elles sont reconnues
comme faisant partie d'un tout plus vaste. Prises pour elles-mêmes, elles
débouchent sur le vide. Car finalement une seule réponse peut satisfaire
l'homme, celle qui comble l'aspiration infinie de l'amour. Seule la vie
éternelle répond de manière satisfaisante à l'interrogation de l'homme sur son
existence et sa mort ici-bas.
Joseph
Ratzinger, in La mort et l’au-delà (Fayard)
Tod
und ewiges Lenen, 1977
[ndvi : voici la partie manquante !]
LES PRÉSUPPOSÉS DU PROBLÈME DANS L'HISTOIRE DES IDÉES
LES PRÉSUPPOSÉS DU PROBLÈME DANS L'HISTOIRE DES IDÉES
La façon de voir dominante
Alors que des réponses positivistes et matérialistes à cette question capitale laissent finalement l'homme désemparé, on pourrait peut-être s'apercevoir que la mort et la vie ne sont pas de ces questions qu'un progrès des sciences exactes peut éclairer. On pourrait s'apercevoir qu'il y a une série de questions — les questions proprement humaines —, à la solution desquelles il faut appliquer d'autres méthodes. En ce domaine, l'expérience enfouie dans la sagesse de la tradition reste l'autorité majeure. Quand on interroge les gestionnaires professionnels de la tradition chrétienne — les théologiens —, on découvre, en gros, une situation assez déprimante.
Dans l'évolution récente des problèmes, on pourrait distinguer deux phases, qui, toutefois, se recoupent chronologiquement en partie.
La première tendance est représentée avant tout par les travaux de P. Althaus et d'E. Jüngel. Ils sont fondés sur une antithèse entre pensée biblique et pensée grecque, qui, depuis le XVIe siècle, a marqué de son empreinte le travail théologique. L'application de ce schéma à notre problème, donne en bref à peu près ceci : la conception grecque de la mort, sur laquelle Platon a exercé une influence décisive, serait idéaliste et dualiste. La matière y serait considérée comme mauvaise en soi ; seul l'esprit, l'Idée, aurait une valeur positive, serait une réalité divine, vraie. Dans cette conception, l'homme serait l'étonnant assemblage où s'imbriquent les deux réalités opposées, la matière et l'esprit. Ainsi l'homme serait-il un être contradictoire, fatal. L'esprit, flamme du divin, est emprisonné dans le corps. La vie du sage consiste donc à traiter le corps comme le tombeau de l'esprit et à se préparer à l'immortalité en traitant le corps en ennemi. La mort serait alors le grand moment où s'ouvre la porte de la prison, et où l'âme emprisonnée sort vers la liberté et l'immortalité, son héritage. La mort apparaît ainsi comme la véritable amie de l'homme, qui le délivre de son enchaînement contre nature à la matière. Le Socrate de Platon apparaît comme l'illustration de cette transfiguration idéaliste de la mort quand il célèbre sa mort comme le passage de cette maladie qu'est la vie corporelle à la santé de la vie véritable, et, au moment de mourir, demande qu'on offre un coq à Asclépios 1 — sacrifice habituel pour remercier d'une guérison. Il considère donc que mourir, c'est échapper à l'infirmité de la pseudo-vie de ce monde pour la santé véritable.
On voit alors se dessiner une conclusion, qui a été très lourde de conséquences dans la dernière décennie, à propos du problème de la foi chrétienne et de sa prédication : la foi à l'immortalité de l'âme — dit-on — ne serait pas dépaysée dans cette conception platonicienne, idéaliste et dualiste, ennemie du corps. Elle n'aurait rien de commun avec la pensée biblique. Là, en effet, tout au contraire, l'homme serait considéré, dans sa totalité indivise et dans son unité, comme une créature de Dieu qu'on ne saurait partager en corps et âme. Par suite, la mort ne s'expliquerait pas non plus de manière idéaliste, mais serait reconnue dans la plénitude de la crudité de son réalisme comme l'ennemi destructeur de la vie. Seule la résurrection du Christ apporte ici une nouvelle espérance, sans pourtant rien soustraire à la mort totale, où ce n'est pas le corps, mais l'homme qui meurt, comme le dit très justement le langage courant : « Je meurs » ; et non : « Mon corps meurt ». Il n'y aurait rien à faire devant la mort totale, qui engloutit l'homme en tant que tel, absolument. Certes, du Christ ressuscité naît l'espérance que, par la grâce de Dieu, cet homme tout entier s'éveillera de nouveau à la vie nouvelle. En tout cas, on ne pourrait saisir l'espérance biblique que par le mot de « résurrection » qui présupposerait la mort totale. Il faudrait éliminer sans ambages, comme profondément contraire à l'esprit biblique, l'idée d'immortalité de l'âme. Il nous faudra revenir en détail, dans les paragraphes suivants, sur le problème de l'immortalité ; en attendant, il s'agit présentement de savoir comment interpréter la mort.
De nos jours, on constate, dans certains secteurs de la littérature théologique, une radicalisation de cette thèse de la mort totale, où visiblement on se débarrasse de l'aspect bibliciste de cette conception 2.0n y reprend logiquement la conception archaïsante des sadducéens de l'Ancien Testament, et l'on dit que l'Ancien Testament n'a connu ni immortalité ni résurrection ; ces notions n'apparaîtraient que comme un emprunt marginal à la pensée parsie. À partir d'un tel principe, on reconstitue la source des logia, discernable chez Matthieu et Luc ; on l'élève pour ainsi dire au rang de forme primitive du christianisme de Jésus, où font défaut non seulement le thème de l'Église, mais également celui de la mort, de la résurrection, du sacrifice et de la réconciliation. Seule, cette façon de voir permettrait de conserver à la mort totale toute son irrévocable dimension pour l'individu. La résurrection n'est plus qu'un signe dont la teneur change selon le, point de vue philosophique de l'auteur.
On ne peut refuser à ces réflexions une logique certaine, d'autant que la résurrection, confrontée de manière abrupte à la mort totale, se dilue dans le merveilleux et n'est plus soutenue par aucune vue anthropologique connexe. Cette façon de voir récente tient sa force suggestive du fait que, par une astucieuse manipulation de critique littéraire, on y parvient à un parfait accord entre les énoncés bibliques et les exigences de l'esprit du temps, le plus souvent mises en avant. Toutefois, cela signifie du même coup que la foi n'est plus l'instance qui répond aux ultimes questions de l'homme, et qu'elle renvoie à l'absurdité, ressentie par tous, comme au mot de la fin. Mais, de plus, elle n'est pas nécessaire.
Essai de révision
Quand on cherche à approfondir les données de l'histoire des idées pour en tirer des conséquences concrètes, voici ce qu'on découvre. On s'aperçoit d'abord que l'opposition statique des cultures et mentalités (ici, entre la grecque et la biblique) n'a pas de sens, du point de vue historique. Les grandes cultures et les idées qu'elles font germer ne sont pas des ensembles inertes bien délimités les uns par rapport aux autres. La grandeur d'une culture se révèle à sa capacité d'intégration, au pouvoir qu'elle a de se laisser enrichir et modifier. Elle tient à ne pas s'enfermer statiquement sur elle-même ; elle porte au contraire en elle une dynamique de croissance, où recevoir et donner en échange est essentiel.
Cela veut dire que, par rapport à notre problème, toutes les cultures et mentalités ont accompli un processus de transformation dont les étapes isolées présentent entre elles une grande similitude. Toutes les cultures commencent par l'asile rassurant, nourri par le mythe de la mort et du devenir, par l'ici-bas rassasié, le désir de se réaliser dans l'opulence d'une longue vie et de se perpétuer dans ses enfants et petits-enfants. Ce n'est pas là du tout la conception du seul milieu primitif de l'Ancien Testament ; c'est aussi précisément celle du monde grec primitif. Achille préfère être mendiant en ce bas monde plutôt que roi parmi les ombres dont la vie est la négation de la vie. Cela est vrai également pour les premiers temps des cultures les plus spiritualistes de toutes, celles de l'Inde. Il faut évidemment ajouter que, malgré tout, nulle part la mort n'est considérée comme totale au sens strict. Partout, on admet une manière quelconque d'existence prolongée ; le pur néant n'étant pas concevable. Cette existence prolongée, qui n'est pourtant pas la vie et présente un étrange mélange d'être et de néant, devient possible, grâce aux rites funéraires, mais elle est redoutée : la mort et, en lui, le néant pourraient faire irruption dans la zone de la vie ; ainsi les rites funéraires sont-ils tout à la fois des rites de protection qui maintiennent les morts dans leur monde. Quelles qu'en soient les formes, le culte des ancêtres et la foi en une vie au-delà de la mort sont coextensives à l'humanité tout entière ; notre cheminement dans le passé foule des chaussées pavées de tombeaux.
Cette conception commune à toutes les cultures primitives, selon laquelle seule la vie terrestre est une vie, et la mort l'être dans le non-être, n'a nulle part pu s'imposer définitivement au cours des progrès de l'évolution de l'esprit. Avec la perte de la confiance irréfléchie dans les idées du clan et avec l'apparition de l'individu en sa destinée toute personnelle, elle est, partout et même en Israël, sous des formes diverses, mise en cause par les « Lumières » qui n'ont cessé de poser la question de ce qui est le propre de l'homme. C'est uniquement dans un tel contexte que l'aspiration particulière de la pensée platonicienne peut être reconnue de façon correcte. Déjà, dans la façon très humaine dont Homère présente les dieux, se laissent deviner l'ironie et sans doute aussi la protestation contre l'arbitraire fantasque des puissances supérieures. A fortiori cela devient-il discernable dans la tragédie grecque ; le deus ex machina est aussi la forme théâtrale de la contestation du monde réel et de ses dieux : s'il y avait des dieux, ils devraient intervenir en sauveurs et instaurer la justice. Ce qui s'est ainsi préparé, déjà au sein du monde mythique, a pris chez les sophistes la forme déclarée de la critique rationnelle, devenue du même coup programme d'émancipation de la vie personnelle par rapport auxdites puissances. Le droit naturel prend leur place, mais seulement comme droit du plus fort, de celui qui s'impose, ce qui, au fond, est déjà préfiguré dans la figure homérique d'Ulysse.
Mais quand la confiance dans l'être et dans la communauté s'effrite à ce point et ne subsiste plus que dans la mesure où elle polarise uniquement l'avantage personnel, la communauté se disloque. La crise psychologique des VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ est aussi la crise politique de la Grèce antique. À la crise politique qui est en vérité une crise de l'esprit, Platon et Aristote ont cherché à répondre non pas en essayant de renverser le mouvement de la roue de l'histoire et de restaurer le monde mythique éclaté, mais en allant de l'avant : ils entrent eux-mêmes dans les « Lumières » et prennent les devants à la manière des sophistes pour chercher, précisément par cette voie, de nouvelles forces directrices qui rendront encore possible la communauté. Se fondant sur Socrate, Platon oppose au droit naturel de la force et de la ruse, le droit de l'être, en accordant à l'individu une place dans la collectivité. Lui aussi admet l'idée de droit naturel, mais il lui donne une interprétation qui n'est ni individualiste ni rationaliste ; il y voit au contraire la justice de l'être qui donne à l'individu et à la collectivité la possibilité de coexister. Ce qui importe pour lui, c'est que la justice est la vérité même, et que cette vérité est la réalité proprement dite, que par conséquent la vérité est plus réelle que le simple fait de vivre et de s'imposer. Oui, en face de la justice et de la vérité, la simple existence biologique apparaît très exactement comme irréelle, comme une ombre ; celui qui s'appuie sur la justice s'appuie aussi sur le réel proprement dit. Cette idée qui devient le nouveau fondement du politique, une nouvelle possibilité de cité et de communauté, a aussi chez lui un fondement religieux. Platon la développe à partir de la tradition religieuse et, ce faisant, il entend en même temps, face à la religiosité superficielle du mythe périmé, renvoyer aux sources plus primitives de la sagesse. Sa pensée ne vise pas une philosophie de la pure raison ; il veut plutôt conduire la raison à se retrouver à partir de ces traditions fondamentales qui rendent possible une vraie communauté. Le martyre philosophique de Socrate entre dans ce contexte : il est aussi un martyre politique et fait office de preuve quant au niveau de réalité qu'occupe, face à la justice, la simple vie biologique.
Ces réflexions qui, en apparence, nous éloignent de notre problème théologique sont nécessaires, parce qu'elles dénoncent comme insoutenable le schéma simpliste du platonisme courant, sur lequel se fondent tant d'idées théologiques toutes faites. C'est méconnaître totalement la véritable visée de la pensée de Platon que de le cataloguer comme penseur individualiste et dualiste, niant le terrestre et conviant les humains à fuir vers l'au-delà.
Son véritable but est en réalité précisément de rendre à nouveau possible la cité, de donner une nouvelle base à la politique. Sa philosophie, centrée sur l'idée de justice, se développe au sein d'une crise du politique et à partir de la certitude que la cité ne peut pas subsister si la justice n'est pas réalité, vérité. La certitude que la vérité est une force vive, incluant l'idée d'immortalité, cadre mal avec une philosophie de la fuite du monde ; elle est, au contraire, une philosophie politique au sens éminent du terme. Ces vues sont fondamentales même pour les recherches actuelles de « théologie politique » et d'eschatologie politique. Si de tels efforts de réflexion ne se situent pas, par rapport au problème de la mort et à celui de la justice, à la profondeur où atteint Platon, ils ne pourront en définitive que masquer l'essentiel du sujet.
Si nous essayons donc de circonscrire le centre de la conception de Platon, nous pourrions peut-être la formuler comme suit :
Pour pouvoir vivre d'une vie biologique, il faut que l'être humain soit plus qu'un être biologique ; il faut qu'il puisse mourir pour une vie plus personnelle. La certitude que se livrer à la vérité, c'est se livrer à la réalité et non pas faire un pas vers le néant, est la condition sine qua non de la justice qui, de son côté, est la condition vitale de la cité et donc en définitive aussi la condition de la survie biologique de l'être humain. Sur l'arsenal mythique et politique grâce auquel Platon a exposé ces vues, il faudra discuter, quand nous aborderons directement la question de l'immortalité de l'âme et de la résurrection des morts. Alors on verra à quel point, sur ces sujets, la foi chrétienne a dû apporter correctifs et décantages. Il y a effectivement une différence profonde entre Platon et le christianisme, mais cela ne doit pas dissimuler les possibilités offertes pour la mise en valeur philosophique de la foi chrétienne, possibilités qui ont leur fondement dans une étroite parenté d'intentions majeures.
L'ÉVOLUTION DU PROBLÈME DANS LA PENSÉE BIBLIQUE
L'Ancien Testament
L'idée qu'Israël se fait de la mort participe d'abord pleinement des vues communes d'un milieu archaïque, sécurisé par la conception du clan. Les changements dans la façon de voir la réalité — conséquence nécessaire de la négation des dieux mythiques et de la foi en un Dieu unique — ne se manifestent que timidement. Ils viennent en débat dans la crise des écoles de sagesse, qu'on peut considérer comme un parallèle juif aux « lumières » grecques, et ils seront mis en question encore une fois dans la crise de la conscience juive liée à la personne de Jésus-Christ qui a conduit à la formation du christianisme.
Tout d'abord, l'accomplissement normal de la vie a paru consister à « mourir vieux et rassasié de jours », c'est-à-dire avoir la possibilité de jouir jusqu'au bout de la vie terrestre, de voir ses enfants et ses petits-enfants, afin de participer en eux à l'avenir d'Israël, à la promesse qui lui a été faite. N'avoir pas d'enfant ou mourir jeune semblait n'être qu'une brutalité de la mort, échappant à toute explication naturelle, châtiment qui frappe l'homme et l'empêche de prendre sa part de vie. L'explication de tels accidents semble possible, du fait d'un lien entre les actes et leur résultat, c'est-à-dire qu'ils passent pour conséquence du péché, de telle manière que, même dans ce cas, la vie et l'idée qu'on se fait de sa justice restent intactes sur le plan des principes. Cette conception archaïque, qu'il n'y a pas lieu de considérer comme vraiment propre à Israël, implique aussi que la mort n'est pas pur anéantissement. Le mort descend au schéol, où il mène une pâle existence d'ombre. Il peut apparaître, donnant alors l'impression d'un être inquiétant et dangereux. Néanmoins, il est séparé du monde des vivants, de la vie, relégué dans une zone où toute communication est absente, et qui, justement par ce défaut de relation, équivaut à une destruction de la vie. Tout le gouffre de ce néant se dévoile dans le fait que Yahvé n'est pas là et qu'il n'y est pas loué. Même par rapport à lui, l'absence de communication y est totale. La mort est donc un emprisonnement qui ne finira plus. Être et n'être pas en même temps, être encore d'une certaine manière et pourtant ne pas vivre.
À contempler ce non-être qui par ailleurs n'est pas néant total, il devient évidemment impossible d'abandonner purement et simplement le mort à lui-même comme un objet de la nature. À partir de là s'est développée, surtout dans la prière d'Israël, une phénoménologie de la maladie et de la mort, qui s'expliquent l'une et l'autre comme des phénomènes spirituels, découvrant leur plus profond motif et leur teneur spirituels. Elle en dispute avec Yahvé, et, de cette manière, fait accéder à un degré nouveau la souffrance de l'homme devant Dieu et avec Dieu. La maladie est décrite en termes de mort ; elle entraîne l'homme vers la perte de communication. La maladie semble détruire les relations vitales. Les rapports sociaux se délabrent comme la structure interne du corps. L'homme est exclu de la communauté de ses amis, de la communauté de ceux qui louent Dieu. Il se trouve dans les griffes de la mort et retranché du pays des vivants. La maladie apparaît ici comme le climat de la mort, ou, inversement, la mort est considérée comme un climat qui pénètre la vie de l'homme. Sa nature, c'est la déréliction, l'isolement, la solitude, qui font de l'homme la proie du néant. Cette phénoménologie de la maladie, qui conduit en fait à une phénoménologie de la mort et à une élucidation de sa teneur spirituelle, inclut une phénoménologie de la vie : toute existence n'est pas forcément vie. Il y a une vie qui est non-vie, et dont la durée n'est pas immortalité, mais pérennité de tourments et de protestation. La vie humaine déjà, telle qu'elle est, n'est pas véritablement une vie ; nous ne faisons jamais qu'effleurer la vraie vie, pour apprendre qu'elle nous est refusée. Il n'y a vie au sens propre que là où il n'y a ni maladie, ni solitude, ni isolement : où il y a accomplissement, amour et communion en plénitude, où il y a contact avec Dieu. Ainsi, la vie s'identifie à une bénédiction et la mort à une malédiction. La vie est communion ; l'essence de la mort, c'est l'absence de relation.
L'aspect purement physique de l'existence ou de la disparition s'efface devant le poids du phénomène humain, social et finalement théologique, de ce qui au fond constitue la vie pour l'homme. C'est pourquoi il faudra bien un jour se demander si cet état de choses n'indique pas deux orientations : si, d'une part, en sa vie physique, l'homme peut être « mort », par privation de toute communauté, ne faut-il pas alors, d'autre part, que la force de la communauté, de la communion avec Dieu en tout cas, soit plus forte que la mort physique ; la vie ne peut-elle pas alors demeurer jusque par-delà la disparition physique ?
F. Mussner 3 a insisté à juste titre sur ce passage spontané de la foi en Yahvé à la foi en la vie éternelle par la puissance de Dieu. À examiner ce rapport, on ne peut absolument pas dire que l'acquisition de la foi en la résurrection ait été simplement l'immixtion d'une idée extérieure. Il faut au contraire affirmer que la conception archaïque du shéol a constitué un apport à la prise de conscience commune à ce degré. Cela prouve que la foi en Yahvé n'avait pas encore développé ses virtualités intrinsèques. Car, effectivement, l'idée que la mort marque la limite où finit le domaine de Yahvé est en contradiction avec l'exigence globale de la foi yahvique ; il y a contradiction dans l'idée que la puissance de celui qui est la vie se heurte à des limites. On se trouvait donc là dans une situation qui ne pouvait pas être définitive : à la fin, une seule chose était possible : ou bien la foi yahvique disparaissait, ou bien l'immensité de la puissance de Yahvé et donc le caractère radicalement définitif de la communauté créée par lui devait l'emporter.
La thèse selon laquelle la notion juive de Dieu devait forcément entraîner l'affirmation strictement théologique de l'indestructibilité de la communion avec Dieu et donc la vie éternelle de l'homme, cette thèse se heurte naturellement à une objection historique d'un poids certain. Nombre de textes de l'Ancien Testament permettent de conclure à l'évidence que, en Israël tout comme dans les religions ambiantes, la piété a cherché et aimé la communication avec les morts ; le peuple a connu et cultivé la foi à la survie des morts, comme ses voisins. Or la religion officielle d'Israël, telle qu'elle a trouvé place dans la Loi et les prophètes tout comme dans les livres historiques, n'a pas accepté cette foi ni ces pratiques. Certes, elle ne nie pas purement et simplement l' « existence » du schéol (cf. 1 S 28, 3-25), de même qu'au début elle ne conteste pas totalement l'existence des dieux. Mais elle ne s'en occupe pas non plus ; au contraire, tout ce qui a rapport à la mort est qualifié d' « impur », c'est-à-dire inapte au culte ; c'est un obstacle à la communication avec Yahvé. Par opposition à la religio humana et pagana, cette opinion affirmée et spécifique de la foi yahvique ne vise-t-elle donc pas ici l'élimination de la croyance en l'immortalité sous toutes ses formes ? À cela, on peut dire deux choses :
a) Donner, par rapport au culte, une valeur négative à tout ce qui touche à la « mort », c'est refuser toute espèce de culte des morts. En d'autres termes, le refus du culte des ancêtres (qui en fait a pourtant été largement pratiqué) est le vrai motif de cette désacralisation de la mort. Dans une large tranche de l'histoire des religions, on peut voir que le culte des ancêtres a visiblement absorbé toute l'attention religieuse et relégué le Dieu suprême au rang de Deux otiosus, de Dieu exclu de la pensée comme de la pratique, en marge de la conscience. Dans le culte des ancêtres, il y a une aspiration à quoi Israël devait s'opposer, s'il ne voulait pas la ruine de son idée de Dieu. L'exigence, absolue et exclusive, de Yahvé, qui implique l'idée de l'indestructibilité de la communion avec Dieu, requérait d'abord le rejet sans compromis de toute espèce de culte des morts. La démythisation préalable de la mort était nécessaire pour permettre l'émergence de l'idée singulière que Yahvé est la vie des morts.
b) Donner, par rapport au culte, une valeur négative à tout ce qui touche à la mort n'allait pas sans conséquence théologique. La conséquence, c'est que la mort et le péché sont considérés dans leur connexion ; la mort est liée au fait que Yahvé se détourne et le manifeste nettement. Nous rencontrerons encore souvent ce thème qui, partant de la logique primitive du lien entre les actes et leur résultat, se purifiera peu à peu en conceptions annonciatrices de la christologie.
Nous pouvons donc affirmer que l'aspect très terrestre de la foi de l'Ancien Testament est la conséquence, d'une part, des formes de vie archaïques qui furent les siennes pendant une longue période de son histoire, et, d'autre part, des exigences particulières de sa notion de Dieu qui réclamait l'élimination du culte des morts et de l'idée d'immortalité qu'il implique ; mais, simultanément, cette conception de Dieu empêchait qu'on puisse s'en tenir définitivement à ce terre à terre. Nous sommes donc en présence d'un processus instable, ouvert, historique, qu'il n'est pas pertinent de considérer comme un système dogmatique, statique. Les exigences, à contre-courant, de cette notion de Dieu auxquelles nous nous heurtons n'ont certes pas facilité le développement ultérieur. La critique définitive de l'attitude passée se manifeste dans les témoins des « lumières » d'Israël, les livres sapientiaux. Qohélet et Job, chacun à sa manière, font apparaître l'échec des certitudes antérieures, échec qui reçoit alors pour ainsi dire sa formulation canonique. Ces deux livres font une critique radicale du rapport autrefois établi entre les actes et leur résultat : on nie ce rapport. La vie et la mort de l'homme ne répondent manifestement à aucune logique (Qo 2, 16 sq.). Chez Qohélet, cela entraîne un profond scepticisme : tout est absurde, tout est vain. Ce doute s'ouvre à peine à une résignation tout à la fois dubitative et crédule, qui dispose à vivre, même dans l'absurde, et à se fier à un sens inconnu, alors même qu'on n'hésite pas à se demander si ne pas être né ne serait pas mieux que vivre. La vie est mise en question. Job donne un tour encore plus dramatique aux querelles internes des écoles de sagesse et à la condamnation de la sagesse classique d'Israël touchant les rapports entre les actes et leur résultat. L'appel à Dieu rédempteur contre le dieu que donnent à connaître des bouleversements insensés (19, 22-25) en constitue sans doute le sommet. Job espère dans le Dieu de la foi contre le dieu de l'expérience, et se confie à l'inconnu ; quelque chose comme une espérance en une vie définitive semble y percer, même si les obscurités de la tradition textuelle ne nous permettent pas de juger dans quelle mesure de telles pensées se sont clairement exprimées.
Si Job et Qohélet sont à nos yeux les deux témoins de cette crise, derrière lesquels nous pouvons deviner la profondeur de l'ébranlement qu'a entraîné la rupture avec la sagesse théorique et pratique en usage jusqu'alors, ce choc a été précédé, à la suite d'expériences d'une piété prophétique et toute personnelle, par des innovations brusques qui ont permis à la foi de survivre à cette crise. Le premier grand coup est venu de la douloureuse expérience de l'exil dont parlent les chants du serviteur de Yahvé dans le Deutéro-Isaïe. La maladie, la mort, la relégation y sont considérées comme une souffrance substitutive, ce qui donne à la mort et à ce qui la touche un aspect nouveau et positif : la mort et la relégation dans la maladie ne sont pas simplement une punition proportionnée aux péchés, mais elles peuvent aussi être la voie de celui qui adhère à Dieu, et qui, par ses souffrances, ouvre aux autres la porte de la vie et devient, en souffrant, leur sauveur. La souffrance, par amour de Dieu et pour les autres, peut devenir le moyen suprême de rendre Dieu présent et de se mettre au service de la vie. La maladie et la mort ne sont plus le champ clos où l'homme devient inutile et absurde, inutile même pour Dieu qu'il ne peut plus louer ; elles ne sont plus la relégation dans le vide absolu du schéol, mais elles constituent pour l'homme une nouvelle possibilité d'être et de faire davantage que par la guerre sainte et par le service culturel du Temple : cette compassion qui, déjà d'après Samuel, est plus que le sacrifice. Ces vues sont importantes, parce que l'identification phénoménologique de la maladie et de la mort, de la maladie et du schéol, subsiste, et c'est ainsi précisément que la mort n'apparaît plus comme ultime, comme néant et châtiment sans recours, mais comme une force de purification et de transformation : la maladie et la mort sont désormais, comme on l'a dit, le chemin et la destinée du juste, par où le droit s'approfondit dans la compassion d'un service substitutif. La question de savoir si Is 53, 9-12, parle déjà de résurrection au sens propre est secondaire au fond, car, en réalité, la résurrection y est impliquée à coup sûr : le schéol ne garde pas un être qui souffre ainsi, mais sa souffrance est le moyen par lequel, à travers ce semblant de vie, la vie fait irruption dans la plénitude de son authenticité.
Contestée, la piété personnelle de beaucoup de psaumes a contribué, à sa manière, à approfondir et à mûrir les expériences qui se font jour ici. Même après le retour d'exil, il n'a plus été possible de restaurer l'ancienne situation clanique avec sa force de soutien ; les hommes de piété devinrent minoritaires par rapport aux cyniques et aux sceptiques. Ils furent donc obligés de poser la question du sens de leur piété sans le soutien du clan, dans une lutte personnelle avec Dieu. Je citerai seulement deux psaumes qui ont eu leur importance pour la réflexion chrétienne. Mentionnons d'abord, brièvement, un texte qui a été l'une des pièces majeures de l'annonce de la résurrection dans la primitive Église, le psaume 16 (surtout le v. 9). De sa profonde confiance en la puissance salvatrice de Dieu, l'orant ose tirer les paroles que voici : « Ma chair aussi reposera en sûreté. Car tu ne peux abandonner mon âme au schéol, tu ne peux laisser ton ami voir la fosse [...] devant ta face, plénitude de joie ; en ta droite, délices éternelles ». Même si une foi précise dans la victoire sur la mort n'est peut-être pas explicitée ici, il n'en est pas moins vrai que, en toute clarté, s'y fait jour la certitude que Yahvé est plus fort que le schéol. L'orant se sait à l'abri dans les mains de Dieu qui sont la force inébranlable de la vie. « La source de vie qu'est Dieu soutient le corps de l'homme au milieu même du royaume de la mort. En revanche, que Dieu, puissance de vie, fasse aussi traverser à l'homme la mort vers une vie nouvelle, cette certitude reste encore voilée dans la lettre de l'Ancien Testament. Une secrète transparence toutefois y est indéniable ». Ces remarques sont d'un exégète aussi prudent que H. J. Kraus 4.
Le psaume 73 (en particulier les v. 23-28) va encore plus loin (c'est, soit dit en passant, l'un des psaumes préférés de saint Augustin). L'orant se trouve face à la même problématique qu'ont eu à affronter Job et Qohélet. H. J. Kraus note à juste titre qu'il ne s'agit pas d'un traité sur un problème, mais d' « une détresse telle qu'on peut en devenir fou » et de l'expérience qui lui répond 5. Le psalmiste voit le bonheur des pécheurs pour qui rien ne tourne à mal. Ils paraissent être vraiment une sorte de surhommes à qui tout concourt à bien (v. 4 sq.). Le monde semble renversé, et il n'y a vraiment plus qu'une chose à faire : vivre comme eux ; rejeter Dieu et faire chorus avec le cynisme des hommes de pouvoir, des nantis, ces « dieux » qui semblent immortels : « Leur bouche s'arroge le ciel et leur langue va bon train sur la terre » (v. 9). La piété paraît absurde, singulière vanité. C'est un fait : tant qu'on part du lien entre les actes et leur résultat, tant qu'on considère la religion du point de vue du profit terrestre et de la justice terrestre, il ne reste que désespoir ou rébellion. Le psalmiste reçoit la réponse dans le Temple, c'est-à-dire ni dans la réflexion, ni dans l'observation d'autrui, ni dans la comparaison entre soi et les autres, ni dans l'analyse des événements du monde, tout ce qui mène à la religion de l'envie ; il la reçoit en contemplant Dieu. Dans cette contemplation, il reconnaît le côté factice, vain, pitoyable de ce bonheur (v. 22). C'est alors qu'il fait une expérience qui dissipe tous ses doutes antérieurs : « Par ton conseil, tu me conduis, et, finalement, dans la gloire tu m'attires. Qui donc aurais-je dans le ciel, hormis toi ? Avec toi, je suis sans désir sur la terre. Que mon corps disparaisse... Dieu est le roc de mon cœur, ma part, à jamais ! » (y. 24-26). Harnack a raison de dire que la force de ce verset 25 ne saurait être dépassée 6. Là, sans aucun emprunt à l'extérieur, sans schèmes philosophiques ni mythologiques, la certitude est montée simplement de l'expérience intime et profonde de la communication avec Dieu chez l'orant ; la communion avec Dieu est plus forte même que le délabrement du corps. Elle est la réalité vraie, devant quoi tout le reste, qui s'impose encore si puissamment comme réalité, est démasqué comme factice et sans consistance. « Le vide est comblé par une communication avec Dieu qui passe tout le terrestre 7 ». Nous l'avons dit plus haut, la communication, c'est la vie, et l'absence de communication, la mort. Cet énoncé parfaitement empirique est ici, dans l'expérience concrète de l'orant, conduit jusqu'à sa conséquence décisive : la communion avec Dieu est la réalité. Elle est le réel proprement dit. Cette communication, étant le réel proprement dit, est plus réelle que la mort même. Rien n'est ici imaginé, figuré, ni fondé ni expliqué par la réflexion. C'est la faiblesse et la force de ce texte. Il n'offre pas une théorie de l'immortalité. Il exprime seulement une certitude d'expérience que la pensée, avec ses moyens, étoffera ensuite et expliquera ; mais les modèles de la pensée resteront en retrait par rapport à l'origine de l'expérience. Il faudra dire que c'est l'un des textes où l'Ancien Testament empiète le plus largement sur le Nouveau et parvient au maximum de ce qu'il peut donner. Il développe l'idée originaire du dépassement de la mort, qu'on ne peut mettre au compte ni du modèle grec ni du modèle perse. Il n'opère ni avec le concept d'âme ni avec la notion de résurrection, mais il s'exprime uniquement à partir du concept de Dieu et de l'idée de communion, de l'expérience de la communion. La contemplation de Dieu et « être-avec-lui » sont ici reconnus comme le lieu où l'homme peut faire face au schéol, constamment présent au sein de sa vie et qui menace de le dévorer.
En terminant notre circuit à travers l'Ancien Testament, il nous faut mentionner enfin un troisième groupe de textes : la littérature sur les martyrs. Dans l'expérience du martyre, on parvient à la certitude de la vie et l'on trouve en même temps, dans le martyre, une manière nouvelle d'affronter la mort. De cet ensemble, fait partie Dn 12, 2 : « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s'éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l'opprobre, pour l'horreur éternelle. » C'est la formulation la plus claire de la croyance à la résurrection dans l'Ancien Testament ; elle se rattache aux persécutions de Juifs dans le monde hellénique, au cours desquelles quelques-uns des plus prestigieux témoins de la foi d'Israël ont donné leur mesure. Rappelons l'image des trois enfants dans la fournaise, ce symbole intemporel du peuple de Dieu souffrant qui, dans la fournaise, entonne la louange de Dieu.
À côté de Daniel font également partie de cette littérature les deux livres les plus tardifs de l'Ancien Testament : le livre de la Sagesse et le deuxième livre des Maccabées (les Martyrs d'Israël). Le lien entre ces deux œuvres, tant sur le plan de la pensée que sur celui de l'expérience, est particulièrement visible dans la description des martyres en 2 M, qu'on pourrait résumer à peu près comme suit : au regard de la persécution, le croyant se trouve questionné — préférera-t-il la justice de Yahvé ou sa propre vie, sa vie physiologique ? Entre elle et le droit, il est mis en demeure de choisir. Le rapport entre les actes et leur résultat ne sert à rien en l'occurrence. Car c'est précisément la foi, la justice qui entraînent au contraire la perte prématurée et cruelle de la vie. La situation décrite par le psaume 73 atteint ici son paroxysme. Dans cette situation, il devient évident aux yeux du croyant que la justice de Yahvé vaut plus que sa propre existence biologique, et que lui, qui meurt pour le droit de Yahvé, n'entre pas dans le néant, mais dans la vérité vraie, dans la vie même. Il devient clair que la justice et la vérité de Dieu ne sont pas seulement des idées ou un idéal, mais « vérité » au sens de réalité, de réalité proprement dite. Celui qui y pénètre n'entre pas dans le néant, mais dans la vie. Le livre de la Sagesse, en 3, 1 sq., et en 16,13 (cf. aussi 2,3), exprime cette certitude au moyen d'emprunts à la pensée grecque ; toutefois, il serait insensé de parler ici d'une victoire de l'hellénisme sur la pensée hébraïque. Ce que dit Sg 3 est évidemment pour l'essentiel une piété martyrique dans la ligne qui va d'Is 53 au Ps 73. Car on voit maintenant que, finalement, tous ces textes, y compris Job, naissent d'une situation assimilable au martyre ; que, dans le cheminement de l'Ancien Testament, la souffrance endurée et supportée est devenue un lieu herméneutique où se différencient la réalité et son contraire, où la communion avec Dieu s'est fait connaître comme le lieu de la vraie vie. Il est en revanche tout à fait secondaire que 2 Maccabées comme Daniel tiennent toute leur substance d'un schéma de pensée plutôt oriental (résurrection) et la sagesse d'un schéma élaboré en Grèce (l'âme dans les mains de Dieu). L'essentiel se situe plus profondément : dans l'expérience que la communion avec Dieu est vie par-delà la mort. À cette façon de voir, née dans la passion de la foi, il existe un parallèle étroit dans l'expérience rapportée par Platon, de Socrate mourant pour la justice, et cela a constitué, entre la pensée biblique et celle de la philosophie platonicienne, un lien tel qu'une rencontre de ces traditions est devenue possible.
1. Phédon, 118.
2. Voir en particulier Concilium,
1975, n°
5, surtout l'article de J.-M. POHIER, pp. 352-362.
3.
F. MUSSNER, La Résurrection de Jésus, 1969.
4. H. J. KRAUS, Psalmen, I, Neukirchen, 1960, p. 127.
5. Ibid., I, p. 511.
6. A. VON HARNACK, Wesen des Christentums, 1950, p. 28.
7.
H. J. KRAUS, op. cit., I, p. 520.