Intervention
au colloque de la
Confédération des juristes catholiques de France
à la Cour de Cassation de Paris,
Confédération des juristes catholiques de France
à la Cour de Cassation de Paris,
le samedi 22 novembre 2008.
La vérité révélée à
l'épreuve de la démocratie
Permettez-moi pour
commencer de vous faire partager ma crainte que cette intervention ne vous
apporte plus de questions que de réponses. Mais n'est-ce pas aussi le rôle
stimulateur d'un colloque comme celui-ci ? Et la nécessité d'un
questionnement toujours renouvelé me semble d'autant plus importante pour nous
qui sommes croyants et cherchons à réfléchir sur l'existence de l'homme et son
avenir en restant fidèles à une vérité révélée, alors même que toutes sortes de
facteurs viennent modifier l'équilibre — on pourrait dire l'écosystème — dans
lequel la famille humaine évoluait jusqu'à maintenant. Or, nous pouvons nous
demander comment répondre aux questions nouvelles qui surgissent de ces
déséquilibres en nous appuyant sur la vérité révélée, alors que nous sommes
immergés et inscrits dans un système démocratique qui, selon ce qu'il pense ou
dit de lui-même, ne peut fonctionner qu' à la condition de ne reconnaître
aucune vérité révélée. La vie démocratique suppose en effet que la décision, et
— pour autant que la décision s'appuie sur une vérité — l'énoncé d'une
conviction, soient le fruit d'un travail contractuel ou de ce que l'on appelle
dans les théories morales d'une approche procédurale. Dans une telle vision, il
n'y a pas de donné acquis mais seulement un donné construit. Nous qui sommes croyants,
nous ne pouvons donc pas être seulement fidèles d'une vérité révélée, mais
devons également participer à ce débat démocratique et à cette approche procédurale
de la vérité. Ceci fait partie des contraintes de notre situation. Mais assumer
ces deux dimensions de la recherche de la vérité est peut-être aussi la dignité
et l'honneur de notre mission.
Le
bien commun
Je partirai de trois
principes qui sont généralement reconnus comme légitimes pour organiser la vie sociale :
le bien commun, l'intérêt général et l'ordre public.
L'ordre public est
l'expression la plus élémentaire et la plus quotidienne des accords qui doivent
s'établir dans une société quelle qu'elle soit afin que la vie soit possible.
L'intérêt
général est quelques degrés au-dessus de l'ordre public. Il ne pose pas simplement des
questions de « police » pour la préservation d'une vie civilisée, mais
concerne l'établissement d'objectifs qui soient suffisamment partagés pour
concerner l'ensemble de la société.
Le
bien commun quant à lui est encore au-dessus de l'intérêt général, dans la
mesure où il introduit une référence éthique. En effet, l'intérêt général peut
être simplement la sommé d'intérêts particuliers, ou encore la formulation d'un
intérêt collectif plus pratique qu'éthique visant par exemple une bonne
organisation de la société, son efficacité économique ou un résultat pédagogique,
mais n'ayant pas l'ambition de définir les valeurs morales sur lesquelles elle
se construit. Parler du bien commun, comme les mots l'indiquent, c'est poser la
question du bien, à laquelle on ne s'arrête pas assez souvent. Cela requiert
donc que l'on se reconnaisse une capacité à définir ce qui est bien. Nous
comprenons que, dans un régime démocratique, on puisse préférer s'en tenir à
l'intérêt général. Car comment définir le bien commun, c'est-à-dire ce qui est
bon pour tous, sans une référence transcendante, qui dépasse les questions de
l'ordre public et de l'intérêt général ?
Référence transcendante d'une société démocratique
Il y a maintenant un
certain nombre d'années, Régis Debray avait courageusement posé la question de
la référence transcendante de la société. Celle-ci se trouvait selon lui dans l'affirmation
des vertus républicaines, telles qu'elles étaient enseignées autrefois à l'école
primaire et pieusement transmises aux enfants dans ce qui s'apparentait alors à
un catéchisme laïc. Il n'est pas certain que l'on puisse se référer de la même
manière aujourd'hui à ces vertus républicaines, pas plus que l'on puisse éviter
qu'une transcendance laïque soit finalement une religion déguisée. C'est ce qui
fait que chaque fois que les chrétiens posent la question de la transcendance
dans le fonctionnement de la société, ils sont soupçonnés de vouloir réintroduire
subrepticement la question de Dieu sous l'habit de la transcendance laïque,
dans un débat qui a réussi à évacuer la question surnaturelle.
Depuis deux siècles, et
particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, nos sociétés ont trouvé dans
la Déclaration des droits de l'homme, sinon leurs « tables de la loi »,
du moins une formulation à laquelle elles ont conférée une dimension sacrée de référence
absolue. Peut-on considérer pour autant que les droits de l'homme remplissent
ce rôle d'une référence transcendante ? Il faudrait pour cela qu'en plus d'être
ratifiée, cette Déclaration soit effectivement appliquée et le soit dans sa
globalité, sans faire de tri entre les droits qui donneraient une caution
morale à des choix idéologiques, et ceux qu'on laisserait dans l'ombre parce
qu'ils posent des questions par rapport à nos pratiques. Nous voyons en effet
combien certains articles de la Déclaration des droits de l'homme sont
volontiers invoqués, tandis qu'on saute avec discrétion par-dessus certains
autres, comme si, pour reprendre l'image du Sinaï, cette « table de la loi »
pouvait être dissociée en éléments de légitimité variable. Si tous les articles
ne doivent pas être également défendus et pareillement mis en œuvre, si l'on fait un
choix parmi eux, c'est que la transcendance absolue de la Déclaration n'est pas
reconnue.
Il est vrai que l'un des
traits de notre système démocratique qui est peut-être particulièrement
difficile à vivre pour des personnes de tradition chrétienne — je dis
volontairement « chrétienne » et pas simplement « catholique »
—, c'est de vivre dans l'imperfection, alors même qu'une des dimensions du
christianisme, vécue différemment dans ses traditions catholique, protestante
ou orthodoxe, est justement d'aspirer à la perfection et de mal supporter les
accommodements. Dans la société démocratique, en revanche, il faut « faire
avec ». Et ce n'est pas ici, dans l'enceinte de la Cour de Cassation, où
des personnes éminentes passent leur temps à trancher entre des bonnes ou moins
bonnes solutions, que l'on s'étonnera de ce que la vie démocratique consiste à
décider comme on peut, avec les moyens que l'on a. Il n'empêche que ce réalisme
n'interdit pas l'invocation d'une transcendance : ici, c'est « au nom
du peuple français » que la justice est rendue. Si ce libellé n'est pas
simplement formel, il manifeste bien l'expression d'une transcendance qui va
porter les décisions judiciaires particulières rendues par des hommes et des
femmes qui sont faillibles et qui n'ont pas une connaissance surnaturelle de
l'âme humaine.
Absence de transcendance et droit positif
Cette
réflexion a une incidence sur l'identification des critères d'évaluation des
lois et de leur application. En effet — et nous le voyons bien actuellement —,
la carence
d'une transcendance aboutit à une majoration de l'autorité du droit positif. Si
ce dernier n'est plus adossé de manière explicite à une référence transcendante,
il se produit comme une promotion de son statut au rang de caution souveraine
de tous les aspects de la vie sociale. Dès lors, on attend et on exige même des
lois qu'elles affirment un absolu, au point que chaque fois qu'une situation
problématique se présente, le réflexe des intérêts particuliers, relayés par le
pouvoir exécutif, est d'utiliser la légitimation universelle de la loi pour
donner une sorte de sanction sacrée aux attitudes des uns et des autres.
Mais nous voyons bien en
même temps que cette pratique conduit à banaliser l'usage de la législation, et
à éloigner sans cesse les lois de leur objet premier à mesure qu'elles se font
plus circonstancielles et plus particulières. La loi de compassion, ou la loi
de reconnaissance des situations particulières, ne peut plus prétendre exprimer
ni le bien commun, ni l'intérêt général, ni même préserver l'ordre public.
Lorsque
le bien commun est perdu de vue
Je voudrais à présent
m'arrêter sur la manière dont nos contemporains vivent cette situation et qui
se caractérise par l'éclatement des références fondamentales, l'égarement des
consciences et l'isolement de celui qui cherche à y échapper.
L'éclatement
des références fondamentales — ou leur occultation, ou leur obsolescence —
plonge la liberté individuelle du comportement dans une sorte d'égarement.
Puisque aujourd'hui personne ne serait légitime à dire non seulement ce qui est
légalement autorisé, mais surtout ce qui est bon pour l'homme, puisque aucun
homme ou pouvoir ne détiendrait une autorité suffisante pour formuler une
référence éthique commune, puisque au fond aucune vision de ce qu'est l'homme
ne serait universellement acceptable, les arguments qui vont peser pour
répondre à nombre des questions actuelles ne sont pas d'ordre anthropologique.
S'y substituent la compassion envers certaines situations douloureuses (qui est
devenue l'uniforme de rigueur pour habiller tous les argumentaires), ou encore
la passion de la recherche et même la capacité de faire une première (que l'on
publiera soigneusement à temps pour qu'elle paraisse au journal télévisé de 20
heures), ou bien encore la course au brevet et, plus prosaïquement, l'appel au
financement.
À quelques exceptions
notables près, personne n'ose aujourd'hui prendre en considération la dignité de
l'être humain depuis la conception jusqu'à la mort, de l'embryon, du vieillard
ou du malade en fin de vie. Et d'ailleurs, comment l'identité personnelle de
ces êtres humains peut-elle peser devant les enjeux que je viens d'énoncer ?
Devant la pensée unique imposée par le pouvoir médiatique sans contrôle,
comment un honnête homme ne se sentirait-il pas isolé avec ses questions ?
Comment ne pas céder à la tentation de se laisser conduire par ceux qui savent
ou qui sont censés savoir, ceux qu'on nous présente tantôt comme des experts,
tantôt comme des scientifiques et tantôt simplement comme des apôtres de notre
bien-être ? Au nom de quelle conviction, avec quelle force d'âme et de
caractère un de nos concitoyens ordinaires pourrait-il se dresser contre cette
vague, sans cesse renaissante et sans cesse alimentée de lieux communs, d'idées
séduisantes, de promesses thérapeutiques, d'espoir de surmonter la douleur et
la mort ? Quel équipement moral, humain, faudrait-il pour ne pas se
laisser séduire par ces promesses ? Mais comment ne pas se retrancher non
plus dans une rigueur absolue mais sans prise sur la société ? Comment
éviter de se constituer en bastion de la pureté, de la vérité, de la dignité,
si l'on renonce à l'universalité de la promesse du Salut ? Comment éviter
d'accepter de se réfugier dans une bulle d'intérêts particuliers, alors que
justement nous voulons être promoteur du bien commun ?
Renouer
avec la recherche du bien commun
Comme il ne suffit pas de
décrire la situation dans laquelle nous nous trouvons et ses difficultés,
permettez-moi à présent d'évoquer quelques voies d'action, avec toutes les
limites de ce genre d'exercice.
La première éducation
La première voie d'action
(qui est une évidence sur laquelle je ne m'attarderai pas mais qu'il est tout
de même bon de rappeler) est celle de la première éducation — je veux dire de
l'éducation des enfants. Quand nous analysons, même sommairement, la manière
dont se construisent les références morales d'une personne, nous nous
apercevons que si une partie de celles-ci sont acquises à travers
l'enseignement reçu et les principes énoncés à l'école, au catéchisme ou dans
un groupe de jeunes, ce sont ces valeurs intégrées dans la petite enfance à
travers l'éducation familiale qui vont constituer l'équipement moral
fondamental d'une personne. C'est en tout cas ce que les pédagogues nous expliquent.
Ceci signifie que le regard que chacun porte sur l'homme et sur la vie de
l'homme est pour une grande part l'héritage de ce qu'il a vécu en famille. La
manière dont tel grand-parent, tel parent, tel frère ou telle sœur mettent en œuvre
et donnent une consistance concrète à différents principes permet de les
intégrer pour qu'ils deviennent des éléments de référence et de réflexes.
Pour prendre un exemple
caricatural, quand le régime national-socialiste organise dans les années 1930
la prise en charge des enfants dès leur plus jeune âge, il cherche à inculquer
à la jeunesse allemande un certain regard sur la vie et sur les hommes. Il ne
fait pas nécessairement de tous ces adolescents des antisémites ; mais
chez tous il érode les capacités de résistance, il abaisse les seuils de
tolérance, il façonne une capacité de se laisser entraîner qui montrera
quelques années plus tard que l'investissement avait porté ses fruits dans la
perspective du projet du Troisième Reich.
Cet exemple peut être
transposé dans les cours de récréation de nos écoles maternelles et
élémentaires. Selon la manière dont les enfants se situent les uns par rapport
aux autres dans notre société dite pluriculturelle ou pluriethnique, des germes
de violence sociale peuvent se constituer, si par exemple nous nous montrons
incapables d'établir un véritable respect dans les relations quotidiennes entre
les enfants. Je prends l'exemple des cours de récréation, je pourrais prendre l'exemple
de la vie familiale. Quand un enfant de trois, quatre, cinq ou six ans, se
trouve brusquement doté de quatre parents au lieu de deux, il est inévitable que
sa vision du monde se transforme et que sa conception de l'engagement personnel
prenne une couleur nouvelle.
Nous devons donc soigner
cette étape de la première éducation, chacun selon les missions qui sont les
siennes, pour assurer l'éducation et la formation des jeunes, et
l'accompagnement et le soutien des jeunes familles. Je suis particulièrement
impressionné actuellement par le fait qu'arrivent à l'âge de la parentalité des
générations qui ont pratiquement manqué d'un équipement de base. Cela ne veut
pas dire qu'elles soient immorales ou amorales, ou pires que leurs devancières.
Mais il reste qu'elles n'ont pas reçu la petite caisse à outils personnelle qui
permet de s'orienter dans l'existence. Elles ont donc besoin d'entendre des
personnes capables de témoigner d'un certain nombre de convictions sur les
grandes questions de la vie. Si nous les laissons s'enfoncer dans l'isolement,
nous nous préparons des générations d'hommes et de femmes qui n'auront plus la
capacité de juger.
Réveiller
les voies prophétiques
Derrière
cette formulation un peu lyrique, il y a la mission des prophètes de l'Ancien
Testament, celle du Christ et celle qu'il a confiée à son Église. Par définition,
la voie prophétique n'est -pas conforme, car si elle
l'était elle ne serait plus prophétique. Elle consiste à dire quelque chose que
les gens n'ont pas envie d'entendre. De plus, cette mission est sujette à ambiguïté
parce que certaines personnes prêtes à faire les prophètes n'ont d'autres
qualités pour le faire que leur désir de se distinguer de leur environnement.
Il n'en reste pas moins que la reconnaissance de la dignité humaine, de la
transcendance de la personne humaine par rapport à la société et de la vocation
propre de l'homme prend aujourd'hui la forme d'une annonce prophétique dans une
société et une culture où beaucoup ont renoncé à cette ambition.
Or la culture médiatique
nous attribue souvent l'attitude, difficile à tenir, de celui qui condamne les
belles actions : notre télévision chargée de soulever les bons sentiments
nous présente des bonnes œuvres et invite un chrétien à venir dire que cela
n'est pas possible. Plutôt que de nous laisser enfermer dans ce rôle d'esprit
chagrin qui recule toujours devant les possibilités des progrès de l'humanité,
il me semble plus important d'essayer et d'apprendre — même si ce n'est pas
facile d'y arriver du premier coup — à annoncer quelque chose à quoi nos
contemporains ne s'attendent pas, c'est-à-dire à témoigner à l'égard de
l'humanité d'une espérance à laquelle beaucoup ont renoncé.
Ces
voies prophétiques ne sont d'ailleurs pas forcément inédites et peuvent être
des « reprises », comme nous le faisons avec certains textes du
concile Vatican II à l'occasion de leur quarantième ou cinquantième
anniversaire, alors qu'ils étaient passés largement inaperçus au moment de leur
publication. Ainsi, il y a quelques semaines, nous avons célébré le quarantième
anniversaire de l'encyclique Humanæ vitæ, qui est de ce point de vue
un épouvantail particulièrement caractéristique. Ce fut l'occasion de reprendre
ce que le pape Paul VI avait dit en 1968 et de s'interroger une génération
après pour savoir en quoi il avait eu raison. Nous avons là l'occasion de donner
une qualification prophétique à une parole qui n'avait même pas été entendue à
l'époque, si nous savons manifester que ce qu'elle avait annoncé s'est réalisé,
ou du moins que les risques envisagés ont effectivement eu des effets.
Consolider
les sagesses
En plus de nous inscrire en
rupture en raison de notre référence à une vérité révélée, la pluralité démocratique
dans laquelle nous vivons nous place au milieu d'autres sagesses. Cet aspect de
notre société française est relativement nouveau. Jusque dans les années 1950,
on peut dire grossièrement que n'existait face à la sagesse chrétienne que la
philosophie des Lumières. Aujourd'hui voisinent des approches laïques qui ne
sont pas toutes héritières des Lumières, des approches juives, musulmanes ou
autres. Si nous estimons, comme nous y invite la révélation judéo-chrétienne,
que Dieu donne à son peuple une vocation universelle pour toutes les nations,
il nous faut bien arriver à faire apparaître comment cette voie de sagesse
rejoint d'autres voies de sagesse, sans nous contenter de dire que les autres
n'ont rien compris, que nous, nous savons où aller et « rendez-vous à la fin
du monde ».
Dès
l'élection d'Israël, et a fortiori après
le don de l'Esprit Saint à la Pentecôte, Dieu met son peuple dans l'histoire
pour qu'il devienne moteur du rassemble : ment de toute l'humanité, et non
pas pour geler les frontières. Nous savons qu'en nous appuyant sur le désir
naturel de Dieu qui est inscrit au cœur de tout homme, nous pouvons entrer en
communication avec chacun, l'aider à réfléchir, lui proposer des chemins, et
peut-être aussi reconnaître des voies qui nous sont indiquées.
Ce dialogue des sagesses
demande un investissement très important, comme le montre l'anecdote suivante :
la relation entre chrétiens et musulmans concerne d'abord les plus jeunes, ceux
qui sont ensemble en classe six heures par jour ou davantage. Or, dans cette
rencontre de jeunes adolescents, les jeunes musulmans disent : « Moi
je suis musulman, et voilà ce que cela veut dire : il faut faire ça, ça et
ça ». Et ils énoncent les piliers de l'islam. Et s'ils demandent la même
chose aux jeunes chrétiens, qui ont été éduqués et formés, comme c'est normal,
à une religion de la liberté, et non pas une religion de la contrainte, ceux-ci
sont incapables de dire ce que le fait d'être chrétien oblige à faire et ce que
cela représente pratiquement. C'est une belle parabole pour comprendre la
situation du christianisme dans notre société : être chrétien
consiste-t-il simplement à être porteur d'une liberté ouverte mais indéfinie,
ou bien n'est-ce pas être capable d'incarner cette liberté de manière concrète
à travers des actes et une manière de vivre dont nous soyons capables de rendre
compte ? La rencontre et la confrontation avec les autres courants de
sagesse, nous permet de faire ce travail de discernement et d'explicitation.
Réinstaller la vie morale dans la vie politique
La quatrième voie que je
caractérise par cette formule optimiste est la plus ardue. Mais en même temps, si
nous voulons passer de l'intérêt général au bien commun, il nous faut être
capables de poser la question éthique, de définir une conception de l'homme qui
guide le travail de la gestion de la société et de savoir comment le
législateur intègre cette dimension. En général, celui-ci est élu en fonction
d'attentes particulières qu'il promet généreusement de satisfaire (avec une
facilité confondante, alors qu'il a été tant reproché aux prêtres de promettre
le Royaume des cieux sans le donner sur la terre !). De scrutin en scrutin,
des personnes différentes continuent de promettre des choses que l'on n'obtient
jamais, mais s'attirent néanmoins les voix des électeurs ! C'est là un bel
hommage à la confiance que les élus peuvent inspirer et la preuve que la
mécanique électorale fonctionne. Et cela signifie également que le processus
électoral comporte inévitablement cette dimension d'adhésion à des valeurs
morales, sans laquelle il n'y aurait aucun motif vraiment personnel pour que
chacun se détermine pour tel ou tel candidat.
À partir de là se pose la
question des convictions des élus, qu'il s'agisse des convictions concernant le
bien commun et la société vers laquelle nous voulons aller, des convictions
touchant à la dimension éthique de la vie sociale, ou de celles ayant trait à
la conception de l'homme. Je crois de moins en moins que l'on puisse tenir la
position qui consiste à dire : « J'ai des convictions mais elles ne
me servent pas », c'est-à-dire à afficher des convictions pour se
concilier un électorat et lui dire ensuite : « Je m'excuse, mais je
suis pris par les contraintes de l'intérêt général ou de l'ordre public. »
Il n'est pas possible, comme candidat, de faire une réponse plus belle que
celle du catéchisme de l'Église catholique à une question sur le statut de l'embryon
et, une fois élu, de voter sans frémir une loi qui autorise la manipulation
embryonnaire, en arguant auprès de ceux qui en demandent raison que l'on est
dans le domaine de la responsabilité publique où les convictions personnelles
n'ont rien à faire... C'est là une gymnastique un peu extraordinaire, et je ne
vois pas quel crédit faire à quelqu'un qui serait capable de faire un partage
aussi radical entre ce qu'il estime essentiel pour l'avenir de l'homme et son
engagement dans la vie publique.
Certes,
nous expérimentons tous qu'il ne peut y avoir coïncidence parfaite entre ces
deux domaines, mais il nous faut bien accepter ce défi de notre condition
humaine et accepter de ramer pour rejoindre l'idéal que nous avons. Reconnaître
cet écart entre ce que nous souhaitons réaliser et ce que nous pouvons faire
est une chose, mais le justifier en disant que les convictions sont de l'ordre
de la vie privée tandis que la responsabilité concerne la vie publique, ce
n'est plus une position tenable aujourd'hui où les décisions publiques et les
actes législatifs ont des conséquences considérables sur l'avenir de l'homme et
sur la conception de l'existence humaine.
Les
chrétiens ne doivent pas déserter le champ politique
Ce constat nous oblige à
inviter et à encourager le plus possible les chrétiens à ne pas déserter le champ
politique. Il est possible que le spectacle du monde politique ne soit pas
toujours attirant ni stimulant pour quelqu'un de généreux. Mais nous ne sommes
pas toujours appelés à faire des choses a priori attrayantes. Il nous faut
convaincre des jeunes chrétiens que cela vaut la peine de s'engager dans le
champ politique, non pas pour y être une sorte de Savonarole, mais pour y
défendre une conception de l'homme par la pratique. Si nous n'arrivons pas à
soutenir les femmes et les hommes qui se dévouent aujourd'hui au niveau des communes,
des départements et des régions, sur le plan national et international, si nous
ne sommes pas capables de les aider et de leur proposer des instruments et des
méthodes de travail, alors ils finiront par être déconnectés des grandes
questions.
Dans cet esprit, la
Conférence des évêques de France a travaillé depuis plus d'un an à un certain
nombre de propositions concernant la bioéthique qui seront communiquées aux
parlementaires très prochainement, dans la perspective de la révision de la loi
de bioéthique en 2009. Le but n'est pas de les amener à penser comme nous, mais
simplement de les aider à réfléchir, à prendre conscience qu'il y a des
questions qui dépassent la simple gestion politique de la situation.
Sans
être d'un optimisme exagéré, il me semble que la situation est aujourd'hui plus
favorable qu'il y a vingt ou trente ans, en particulier parce que, en dehors des
plateaux de télévision, on rencontre des gens de différentes catégories
professionnelles — politiques, chercheurs, médecins, juristes — qui acceptent
de se poser des questions et qui sont prêts à y réfléchir et à chercher des
critères de réflexions et des éléments de décision.
André, cardinal Vingt-Trois, in Quelle société voulons-nous ?
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