Cette espérance, dont nous venons de décrire le mouvement
intérieur et les perspectives, on pourrait croire qu'elle fait toujours naître
une joie sans mélange en ceux qui l'ont reçue et la vivent avec leurs frères.
Sans doute en est-il ainsi pour un certain nombre. Ils se reconnaissent alors
parmi les destinataires de la première Épître de saint Pierre. Faisant allusion
à leur vive espérance, à leur attente d'enfants de Dieu gardés par la
puissance du Père en vue du salut et de la révélation du dernier jour, « c'est
dans cette pensée, dit le chef des Apôtres, que vous tressaillez de joie, bien
que vous deviez encore, pour un temps, subir diverses tentations (I Petr., I,
5-6) ».
Mais il se trouve que ces diverses tentations sont
graves. Des chrétiens en souffrent à tel point que leur joie ne connaît plus ce
tressaillement. Parmi elles figure, au premier rang, le péril à quoi peut
achopper l'espérance elle-même, le mal qui peut saper l'attente des âmes
gardées par la puissance 1 de Dieu : la tentation du désespoir.
LES DÉSESPOIRS LÉGITIMES
Il serait facile de définir le désespoir de façon
assez matérielle, en l'abstrayant des conditions d'esprit et d'affectivité où
il se réalise chez des êtres vivants. Quelques phrases suffiraient : voilà
ce qu'est le péché de désespoir, voilà comment la théologie le qualifie et
détermine sa gravité ; maintenant, évitons de le commettre... Mais la
réalité est plus complexe. Sans écarter des définitions qui seront utiles au
moment opportun, nous préférons adopter une autre méthode. Nous allons
envisager les principales formes de ce que l'on appelle communément le
désespoir, au regard de certains espoirs humains. Nous distinguerons
soigneusement les désespoirs légitimes de ceux qui ne le sont point car ils
mettent alors en cause l'espérance théologale. Au terme de ces analyses, de ces
plongées progressives dans les consciences, la notion précise du péché
proprement dit apparaîtra. Amorçant par là notre dernier chapitre, nous n'aurons
plus qu'à suggérer quelques-uns des soutiens que le Christianisme offre à
l'homme tenté, pour qu'il ne s'abandonne point au mal.
Au niveau instinctif de l'être
Il existerait donc des formes légitimes du désespoir
humain ? Lesquelles ? — Retenons, d'emblée, une forme de désespoir
qui semble normale, inévitable même. Ne la jugeons pas trop vite superficielle,
car elle peut avoir des répercussions assez profondes dans la sensibilité d'un
être. Néanmoins, elle n'est pas la plus importante. Elle ne réclame pas un
regard sur la vie particulièrement pénétrant ; elle est simplement liée
aux aléas de toute destinée. En effet, des réalités se présentent, dont on est
amené par la vie à « désespérer », et cela fait partie de la condition
humaine. D'innombrables exemples sont dans nos mémoires. On désire un bien, souhaitable,
accessible, mais dont la conquête est ardue ; on l'espère donc, puisque
tout objet d'espérance humaine offre ces caractéristiques. Il s'agit d'une
situation plus en rapport avec ses goûts et ses aptitudes ; d'un équilibre
dans la vie du foyer, tant au point de vue matériel qu'affectif ; de
l'harmonie des tempéraments, des vocations spirituelles ; ou bien de la
guérison d'une maladie dans un temps aussi court que possible, car les
obligations professionnelles et les charges familiales ne connaissent pas de
répit ; ou encore d'un projet qui captive le cœur et sur quoi un être
semble jouer ses chances de bonheur. Il s'agit de ceci ou de cela — peu importe
— qui au long des années est pour moi personnellement, dans l'état où je me
trouve, un bien dont la possession m'apparaît nécessaire. Supposez que cet
espoir échoue, supposez que l'édifice patiemment construit s'écroule, un désespoir surgit à ce
moment-là, car les événements contredisent le désir et l'effort. Ce désespoir est normal ;
non seulement normal : légitime.
Ce qui n'est pas légitime, c'est le refus de la lutte,
si la lutte demeure possible ; plus encore c'est le découragement,
d'autant que le découragement retire à l'homme ses énergies devant l'objectif
qu'il voulait atteindre et aussi, peu à peu, devant l'existence elle-même. Il
le conduit à généraliser l'expérience précise, limitée, qui vient d'être
faite. L'homme spécule ainsi sur les données concrètes d'un échec. Mais que,
frustré, il « accuse le coup », comme l'on dit familièrement — tel
coup — voilà qui n'implique aucune culpabilité d'ordre moral.
Nous ne sommes pas encore dans le
domaine de la moralité. Une réaction de cette nature se situe au niveau
instinctif de l'être. Beaucoup l'oublient. Ils abusent d'une expression de la littérature religieuse et prônent
devant toute chose « la sainte indifférence ». Une telle attitude n'a
de valeur que si elle est vraiment produite par la charité. Or dans combien de
cas ne cache-t-elle qu'une peureuse évasion de l'humain, en étant plus ou moins
sainte, et plutôt moins que plus !... L'idéal n'est pas qu'un chrétien
perde toute sensibilité. Pour ne jamais connaître l'échec dans le domaine de
l'espérance on pourrait ne jamais rien espérer, mais ce serait désavouer notre
être même et l'irascible 2 qu'il a reçu en partage ; un tel
comportement n'est pas, ne peut pas être « naturel », il pèche contre
l'ordre d'une création qui a reçu de Dieu son orientation et ses fins.
Saint Thomas d'Aquin éclaire cette question quand il
répond par avance à un romancier d'aujourd'hui. « Les animaux ne
connaissent pas le désespoir »3, écrit M. Graham Greene. Or
saint Thomas affirme que les animaux peuvent avoir de l'espérance, et aussi du
désespoir lorsqu'un bien estimé accessible et qu'ils essaient d'atteindre leur échappe. Ils ne
sont guère capables, eux, de généraliser, mais ils accusent fortement le coup.
Sans doute l'écrivain anglais donne-t-il au mot désespoir une densité que
n'envisage pas, tout de suite, saint Thomas. Mais, justement, n'avons-nous pas
oublié que ce mot n'a pas toujours le même contenu ? Il désigne aussi une
forme primitive qui existe chez tout vivant. Choc en retour, celle-ci est
douloureuse à la mesure où l'on était tendu vers un bien, à la mesure également
des capacités de souffrance d'un être.
Quand il nous arrivera donc, à nous ou à un ami, d'éprouver
telle déception, convoquons les puissances de l'irascible pour reprendre le
combat, pour trouver même dans l'épreuve une sorte d'adjuvant, un courage
nouveau, empêchons surtout la défaite d'accomplir son œuvre corrosive en
engendrant le découragement — car alors des formes plus graves, et indues, de
désespoir pourraient se substituer à celle que nous visons — mais n'accusons
pas le mouvement passionnel qui nous bouleverse, ne lui préférons pas une
impassibilité inhumaine. On peut toujours conseiller à quelqu'un de se changer
les idées... La recette n'est pas mauvaise, mais il faudrait se défier de
l'éducateur, du confident, voire du prêtre qui parlerait tout de suite de
culpabilité morale devant une attitude que l'ordre de la Création a liée à la
vie. Mieux vaut se recueillir, ou rejoindre par la sympathie un ami, au niveau
du choc reçu, sans spéculer sur l'événement, sans refuser non plus de souffrir 4.
La progressive sérénité qui gagne l'âme chrétienne peut diminuer l'acuité d'une
épreuve, elle n'en supprime jamais le retentissement instinctif dans la
sensibilité : elle situe simplement cette épreuve à sa juste place,
et elle l'utilise, comme tout ce qui est humain, pour la gloire du Père qui est
dans les cieux.
L'épreuve de la maturité
La culpabilité morale ne semble pas non plus engagée,
d'emblée, dans une seconde forme du désespoir qui se présente maintenant.
L'échelon de l'instinct est dépassé. Nous voici dans le domaine de la
réflexion, de cette réflexion au sens fort du terme qui accompagne la maturité.
Un homme, une femme atteignent leur maturité, quand
les réalités essentielles de la destinée peuvent être ramenées à quelques
propositions simples et irréfutables : au sein d'un monde qui passe,
l'homme naît, l'homme vit, l'homme meurt. Apparemment, rien de plus élémentaire
que cette prise de conscience ; il faut pourtant des années pour parvenir
à un jugement aussi simple, aussi dépouillé. C'est comme si l'on tenait sa vie
au creux de sa main, et non seulement sa vie, mais le destin même de
l'univers ; comme si, au creux de sa main, on était soudain capable de
rassembler tous les siècles et d'y lire, avec Jean Rostand, « l'aventure
falote du protoplasme... promise dès le principe à l'échec total et à la ténèbre
infinie ». Le chrétien sait que nous ne sommes pas voués à cet échec
total, à cette ténèbre infinie. Néanmoins, pour lui comme pour tout homme,
l'âge adulte commence vraiment lorsque sont perçues avec lucidité les deux
réalités où s'emprisonne notre espoir humain : d'une part, la contingence
d'un monde qui passe et où tout passe, d'autre part la proximité chaque jour
plus grande de notre propre mort.
Ne nous méprenons pas sur le
contenu de cette découverte. Il ne s'agit pas du tout, selon le vocabulaire des
mondains, du détachement de l'homme qui se déclare « revenu de
tout ». Car celui-là — selon le juste diagnostic de Gustave Thibon —
demeure terriblement attaché à ce dont il use et ne peut, en fait, se passer.
Il est à la fois blasé et captif. Son amertume n'est pas du désespoir. Il
continue à attendre, de l'argent, de l'honneur ou des plaisirs, ce qu'il n'en
peut recevoir ; il a besoin d'eux et ses critiques masquent mal l'amour
qu'il leur garde. Or nous parlons ici d'une expérience qui, sur deux points
déterminés, amène la progressive montée du désespoir, la perte douloureuse et
irrémédiable de telle espérance humaine.
Du rêve à la réalité
Le premier espoir, qui s'effrite
peu à peu, concerne le monde. Au cœur de tout adolescent un rêve se
forme ; ses contours sont assez vagues mais sa force apparaît grande, et
il est si naturel qu'il renaît chaque fois qu'une nouvelle créature s'éveille à
la vie de la pensée et de l'action. Ce rêve enthousiasmant est celui-ci :
le monde offrant, peut-être, quelque stabilité, la génération à quoi l'on
appartient va rendre la terre, sinon mieux expliquée, du moins plus habitable.
Or, si la maturité ne fait pas perdre (ou plutôt, ne doit pas faire
perdre) le sens et le goût du travail pour transformer la terre, elle inspire à
celui qui se meurtrit au réel les plaintes de l'Ecclésiaste. Avec une pointe
d'humour, et beaucoup de tristesse, le curé de Torcy les a ainsi traduites : « La Sainte Église aura
beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la
Fête-Dieu... »6 Le décalage qui apparaît, entre la réalité — où
s'amenuise le pouvoir présumé de l'action — et le rêve, cause la perte de cet
espoir longtemps chevillé à la volonté de l'homme ; il en marque à la fois
la grandeur et les limites.
Évidemment, cette découverte ne prend pas toujours une
allure métaphysique. Le jugement n'a pas nécessairement de portée universelle,
et sa formulation est en fait fort variée. Il peut se restreindre aux
conditions sociales de telle destinée à telle époque de l'histoire. Il en
accuse alors les violences, les insurmontables injustices, le pouvoir d'avilissement,
il dénonce la société politique où il voit une « machine à désespérer les
hommes »7, ou bien il annonce la catastrophe d'une culture,
d'un système sociologique dont on n'a pas réussi à défendre les valeurs. Ainsi,
à qui l'interrogeait sur l'an 2000, François Mauriac répondait « Je crois
à la fin brutale de la civilisation... Mais je crois que cette catastrophe sera
une délivrance et que l'humanité ne peut échapper à l'enfer de la technique que
par un effondrement et par une perte totale de mémoire »8.
Le pessimisme d'une telle prévision sera qualifié par
certains de forcé et d'annihilant. Sachons, du moins, qu'il n'est en rien contraire
à l'espérance des chrétiens. Il ne l'affecte pas. Il procède d'une vision plus
ou moins exacte de l'histoire, et d'autres faits peuvent réclamer sa révision,
mais les promesses sur quoi se fonde la vertu théologale sont d'un autre ordre.
Des saints comme Ambroise, Augustin, et plus encore le Pape Grégoire au temps
de l'invasion des Barbares, ont désespéré de la civilisation au sein de
laquelle ils étaient plongés ; ils ont crié un De Profundis dont l'ampleur et l'intensité ont peut-être
surpris quelques-uns de leurs auditeurs dégagés, pour des motifs plus ou moins
nobles, des contingences immédiates. C'est qu'ils étaient présents à la
tragédie de leur siècle. Ils voyaient clairement ce qui était en train de
mourir.
Cette forme de désespoir n'est pas la seule. Les
agonies successives du monde laissent souvent place à un sursis ;
d'imprévisibles retournements sont possibles. Par contre — et voici la seconde
épreuve de l'homme qui atteint sa maturité — l'échec de la vie naturelle, lui,
est certain. Envisagez tous les sursis dont vous avez envie, le terme n'en est
pas moins fatal.
Sans avenir sur la terre
Eh bien, celui que l'imminence plus ou moins proche de
sa mort fait, sur ce point précis, désespérer de la vie, désespérer d'une vie
qui — à cause du péché — doit s'achever, s'éteindre, celui-là opère une prise
de conscience qui est légitime. Pas plus que la précédente, elle n'est entachée
de culpabilité morale.
Avant d'expliquer cette attitude, remarquons qu'il
n'est pas nécessaire d'éprouver, à ce degré, les sentiments dont nous parlons.
Accepter la contingence du monde ou la fin de toute existence, n'entraîne pas
automatiquement le désespoir. Le christianisme fait place à de multiples
conceptions des choses, qui sont complémentaires. Au chrétien qui souffre,
jusqu'à l'angoisse, de la caducité de toutes les réussites temporelles répond,
chez d'autres, une espèce de confiance invincible dans le destin de la création
qui monte vers « l'unité planétaire »9. De même, la pensée
de la mort peut n'engendrer aucun désarroi ; la réalité physique de
l'interruption s'estompe alors, la certitude de la survie étant si envahissante
que la mort devient un accident désiré, ce que les mystiques appellent
« le voile qui tombe ».
Mais il existe aussi, et il se
nomme légion, l'homme qui se sait sans avenir
ici-bas 10, l'homme qui voit avec détresse, fût-ce dans un éclair,
le monde de demain d'où il sera absent, le monde de demain d'où tel être qu'il
aime sera absent, disparu avant lui, parce que la maladie ou l'âge sont là,
inexorables. Cet homme, s'il se détourne de la vie, s'il se détourne des
promesses absurdes de la vie — absurdes parce que la vie ne peut pas les tenir
— cet homme ne commet pas le péché de désespoir. Il vit une expérience
spirituelle qui a sa place dans le Christianisme. Sur lui pèse de tout son
poids la parole de l'Écriture : « Par le péché d'un seul, la mort est
entrée dans le monde (Rom., V, 12) ». Il comprend au plus profond de
lui-même que nous n'avons pas été créés pour mourir, et le cri de la poétesse
païenne : « Hélas, je n'étais pas faite pour être morte » monte à
ses lèvres. Il a raison. L'agonie du Christ à Gethsémani offre à l'esprit un
insondable mystère, mais saint Thomas d'Aquin n'hésite pas à discerner parmi
ses causes l'appréhension de la mort. Certes, le fait que le Verbe de Dieu
incarné assumât tous les péchés du genre humain, en une sorte de coexistence
impensable du Bien et du Mal, suffit à toute explication. Pourtant, elle est
possible, probable, normale osons le dire, la rébellion instinctive de la plus
belle créature de Dieu, de ce corps et de cette âme associés dans l'Humanité
Sainte et que le supplice de la Croix allait séparer.
Si le Seigneur l'a connue, pourquoi refuserions-nous
une telle déréliction ? Le péché explique la mort, la survie éclaire la
mort, mais la mort est là. Les cris de Job et de l'Ecclésiaste prouvent
qu'on a le droit de désespérer de la vie sur la terre, puisqu'elle s'achève
ainsi et que, dit Pascal, atrocement, « on meurt seul ».
Les deux épreuves que nous venons de décrire, et dont
les composantes psychologiques ne sont point identiques, peuvent néanmoins
porter le même nom : l'expérience du temps. Nous n'oublions pas la
définition qui a été proposée précédemment : le temps, c'est la durée de
la patience du Peuple en marche. Les clartés que la foi projette sur la route
en font juger ainsi, et la foi ne se trompe pas. Mais, sans cesser de voir sous
cette lumière le visage que prennent les jours, les années, les siècles, on a
le droit de souffrir parce que le temps n'est pas ce qu'il aurait pu être :
celui du paradis créé par Dieu.
Plaidoyer pour un désespoir
Ne simplifions pas la condition chrétienne. Ne la
présentons pas à nos frères incroyants dans la seule illumination des
certitudes qui nourrissent l'espérance. Sans rien perdre de son authenticité,
en joignant au contraire tous les éléments qui l'unissent à la terre et au
ciel, elle peut se vivre, elle est vécue par beaucoup, selon deux dimensions.
J'aime le temps et j'espère dans le temps, à cause du sens et du prix que lui a
rendus la rédemption universelle, mais, dans le même acte, je désespère du
temps tel que le péché l'a fait. J'aime la vie et j'espère dans la vie, en
raison du sens et du prix que la Rédemption du Christ confère à chaque minute
d'ici-bas, et parce que le Ciel est au terme, mais je désespère aussi de la
vie, de ce que le péché a fait d'elle, pour tout ce qui passe, à cause de la
minute heureuse que je ne puis pas retenir, à cause de ma mort et de la mort de
ceux que j'aime, et de tous les biens que la vie, par le principe de
destruction que le péché a introduit en elle, détruira. La pensée du passé et
celle de l'avenir sont exaltantes, car je sais la signification qu'ils prennent
par rapport à l'éternité, mais je dis en même temps, avec Baudelaire :
« La pensée du passé est une pensée qui rend fou », et l'angoisse me
vient devant l'avenir, qui sera déjà demain le passé, comme s'il n'avait
d'autre but que d'être, dans ma mémoire, un souvenir.
Encore une fois, tout le monde n'est pas obligé de se
sentir, simultanément, citoyen de ces deux univers. Mais ceux qui connaissent
cet écartèlement, qu'ils se rassurent. Comprendre, avec une telle force, la condamnation
du péché qui arracha le monde à l'harmonie dès le printemps de la Création,
n'empêche point l'âme d'être envahie par la joie de la Rédemption. Si cette
vision du destin universel relève du don de science, qui situe toutes
choses avec exactitude, si elle n'entraîne pas le découragement, mais au
contraire une adhésion plus forte au Plan divin, le désespoir humain qu'elle
entretient n'est pas coupable. Et même, il peut nourrir l'espérance théologale
de toute la richesse de ses perceptions.
Allons, en effet, jusqu'au bout de notre pensée.
Certains chrétiens n'espèrent pas assez, d'une espérance théologale, et dans
l'éternité et dans le temps éclairé par l'éternité ; n'est-ce point qu'ils
n'ont pas assez désespéré du temps — nous voulons dire du temps soumis à la
condamnation du Mal et voué à duper sans cesse celui qui s'abandonne à ses
mirages ? Sous cet angle elle est d'une vérité criante, la réponse de M.
Julien Green à un critique littéraire qui avait mis en doute sa foi, après la
publication du tome troisième de son Journal : « J'apprends,
non sans m'étonner presque au delà des limites de l'étonnement, que je ne crois
pas à la Rédemption ! Est-ce parce que j'ai écrit qu'il était triste
d'être au monde ? Mais la Bible est pleine du long gémissement de cette
tristesse-là, et sainte Thérèse n'a pas craint d'écrire que la vie était une
mauvaise farce. Votre conclusion me semble rapide... Nous sommes tous de
pauvres chrétiens. Les plus pauvres peut-être que la terre ait encore vus, mais
dans un monde qui s'écroule, la certitude de la Rédemption est sans doute ce
qui empêche quelques-uns d'entre nous de mourir comme des chiens enragés »11.
Il en est trop, parmi nous, que ne
menace point ce genre de mort. Les voici déjà sur le second versant de leur
existence, et ils attendent encore des hochets. On a envie de leur dire :
Sortirez-vous jamais de l'infantilisme ? À quel âge comptez-vous donner
son sens chrétien à l'admirable parole de Jean-Paul
Sartre : « La vraie vie commence de l'autre côté du
désespoir » ? Oui, peut- être faut-il être entré dans la belle, et
redoutable, maturité de l'homme, pour espérer dans le Christ Ressuscité comme un
noyé agrippe son sauveteur. 0 Crux, ave,
spes unica...
AUX ABORDS DU PÉCHÉ
Une troisième source de désespoir se laisse déceler,
et nous voici — cette fois — aux approches directes du péché. Jusqu'ici deux
formes de désespoir ont été justifiées : l'une est le contre-coup
instinctif d'un espoir dont on est frustré, l'autre la prise de conscience
aiguë de l'impasse où s'engagent les rêves les plus tenaces du monde et de
l'homme. Mais seules les conditions collectives de notre destin étaient en
cause. Tel ou tel chrétien lucide ne va-t-il pas faire une autre expérience,
rigoureusement personnelle celle-là ? Ne va-t-il pas être amené un jour à se
connaître ? Au baptême, dira-t-il 12, j'ai reçu les vertus théologales,
et je les vis avec le peuple de Dieu, mais qu'ai-je fait au juste de mon
espérance, qu'ai-je fait de la rédemption, de ma rédemption ?
Unique espérance, la Croix du Sauveur l'est-elle en fait pour moi ? Et
s'il réfléchit quelque peu, surtout si une lumière assez crue éclaire alors sa
méditation, il ajoutera : je suis un pécheur, je le sais bien ; j'ai
été cinquante fois, cent fois absous par le prêtre. Pourtant, mon existence ne
m'est jamais apparue avec de telles zones d'ombre. C'est affreux, ce que je
suis. Sous mes yeux, voici tout ce que j'ai perdu et tout ce que,
inévitablement, je vais gâcher encore. On m'estime passablement honnête, et
pourtant — comme Hamlet — j'ai « plus de forfaits en réserve que de pensée
pour les contenir, que d'imagination pour leur donner forme, et que de temps
pour les mener à bout »13.
Une telle confession rejoint celle, bouleversante, du
Curé d'Ars : « Je ne découvre en moi quand je me considère, que mes
pauvres péchés. Encore le Bon Dieu permet-il que je ne les voie pas tous, et
que je ne me connaisse pas tout entier. Cette vue me ferait tomber dans le
désespoir »14. Le désespoir dont parle le Curé d'Ars, et à quoi
peut mener une telle introspection, est cette fois coupable.
Ainsi, le pas est franchi. La culpabilité entre en
ligne de compte. Nous ne pouvons plus plaider ; le péché menace.
Accueillie, la tentation va tout submerger. Pourquoi ? — Parce que, au
delà des espoirs humains, l'espérance théologale elle-même est en cause.
Un doute s'est introduit, le doute mortel dont le prêtre a si fréquemment reçu
l'aveu qu'il en garde l'écho lancinant dans l'oreille : Mon Père, vous
savez maintenant ce que j'ai commis, vous ne pouvez plus croire, vous n'avez
plus le droit de croire que Dieu m'a pardonné. Et s'il ne m'a pas pardonné, il
me rejette loin
de lui. — Tentation mortelle, oui, car il ne s'agit plus de pleurer sur un
projet brisé ou sur le monde de la condamnation : de Dieu, de la
miséricorde de Dieu, le pécheur se met à douter. Il dit mon passé ne peut pas
être pardonné ; et il tire lui-même la conclusion : obligatoirement,
je suis exclu du Royaume ; je n'ai plus rien à attendre du Dieu
secourable. Or, précisément, l'un des objets de l'espérance théologale est ce
soutien du « Dieu secourable », cette aide à venir, la grâce promise
en ce monde. La tentation s'insinue donc au cœur de l'espérance
théologale ; c'est sa vie qu'elle met en péril.
L'homme ainsi tenté n'a pas, pour
autant, perdu la foi. Il peut continuer de croire en Dieu, de réciter son
Credo, l'ensemble des vérités prêchées par l'Église ne lui faisant point difficulté.
Il peut même confesser un Dieu attentif à l'humanité, ne pas mettre en doute
l'efficacité de la Rédemption. Il croit et il espère,
il croit au salut par le Christ, et il espère dans le salut par le Christ —
mais pour les autres. « Pour lui, dans l'état où il se trouve, à cause de
telle disposition particulière, il n'y a pas à espérer en la miséricorde divine
(Ha, IIae, q. 2o a. 2, ad 2um) ». Intellectuellement, il se fait une
fausse opinion de Dieu. Sauf réaction toujours possible, la conséquence d'une
erreur aussi absolue est le péché de désespoir : Dieu s'est détourné de
moi, je reprends ma liberté15.
Y a-t-il plus grave que le
désespoir ?
Nous sommes, cette fois, au fond de l'abîme. Et
certains ont identifié cette attitude avec le mystérieux péché contre le Saint-Esprit.
Mais sommes-nous vraiment au fond de l'abîme ? N'y a-t-il pas plus grave
que le désespoir ? Un tel péché tue l'espérance ; néanmoins —
objectera-t-on — cet homme croit en Dieu : le péché d'infidélité n'est-il
pas plus destructeur ? Au surplus, qui vous dit que cet homme n'est plus
capable, paradoxalement, d'aimer Dieu encore, tout en désespérant de lui pour
son salut individuel ? Le Major Scobie 16 qui se suicide et,
avant de tomber lourdement sur le sol, articule « Mon Dieu, Seigneur,bien-aimé... » ne semble point connaître la haine de Dieu. Or la mort de
la Charité n'est-elle pas le péché suprême ?
Certes. Nous sommes, pourtant, au fond de l'abîme.
L'infidélité et la haine de Dieu atteignent Dieu en lui-même, en sa Vérité ou
sa Volonté sainte ; par là ces péchés sont les plus graves, pour ce qui
est de l'offense faite au Seigneur. Mais si l'on considère la destinée de
l'homme qui est de participer à la bonté de son Créateur, d'entrer dans le
Bonheur, d'aller par une lente montée vers la vie éternelle, alors le désespoir
est, pour lui, plus lourd de périls. Un pécheur peut laisser dans l'ombre tel
élément du Credo, se préférer à Dieu, hélas ! ou aimer sur la terre un
être plus que Dieu, contre Dieu — et garder cependant une certaine orientation
vers le Terme, se maintenir humblement sur la route. Écoutons sa prière de
publicain : Seigneur, je ne parviens pas à croire tout ce que vous
m'enseignez par votre Église ; Seigneur, je suis ainsi fait qu'il m'est
trop difficile de vous aimer par-dessus toute chose ; je vous préfère tel
être, et vous savez bien que je n'arriverai jamais à vous aimer plus que
moi-même ; pourtant, Seigneur, j'espère quand même en vous, en vos
imprévisibles miséricordes, car je vais vers vous, et vous connaissez mon
cœur...
Celui-là garde contact avec son Dieu. Si réduit que
soit le contenu de sa foi, ou si pauvre que soit sa charité, il demeure un
homme en marche qui se sait pèlerin sur la terre. La rupture n'est pas
complète. L'isolement affreux ne commence qu'avec ces mots : Dieu s'est
détourné de moi ; je n'attends plus rien de lui. Alors une prison, plus
terrible que celle dont parlait le peintre Van Gogh sombrant dans la folie,
referme ses issues, ou plutôt l'issue vers quoi l'on pouvait toujours
tendre : par en haut. « Commettre un crime, écrit saint Isidore,
c'est la mort de l'âme (dont on peut toujours ressusciter) ; mais
désespérer, c'est descendre en enfer »17. Cette descente en
enfer revêt, d'ailleurs, des aspects multiples, car il est plusieurs sortes de
prisons. Le désespoir — a dit très justement une revue de jeunes — « c'est
au suicide le plus souvent qu'on le reconnaît ; mais il est trois manières
de suicide : celle du « je me tue », celle du « je me
laisse mourir », et celle du « je me laisse vivre »18.
Certains « suicidés » sont toujours parmi nous : ceux qui
n'attendent plus rien de Dieu ressemblent apparemment aux autres hommes ;
ils appartiennent pourtant à une autre Cité.
Ceux qui attendent encore
Le péché se caractérise d'une façon très nette. Il
nous est possible, par là, de le distinguer de la tentation. Veillons, en
effet, à ne pas les confondre.
Beaucoup de chrétiens s'imaginent avoir cédé à la
tentation. Mais interrogez ceux qui se jugent comme des désespérés. Le mot
revient sans cesse sur leurs lèvres. Pourtant, que répondront-ils ? — Que
le Bon Dieu les a oubliés, qu'il ne les aime plus ; la preuve en est dans
ce surcroît d'épreuves qui les accable. Ou bien — car ils ont tant péché — ils
estiment, avec le prêtre de La Puissance et la Gloire, que la
Miséricorde infinie va se lasser, et ils tremblent dans la crainte de la nuit
totale. Ou, encore, l'assaut des démons familiers est si violent, le milieu de
vie si mauvais, avilissant, qu'ils se sentent déchirés par les paradoxes du
Christianisme et croient impossible, pour eux, une existence selon l’Évangile.
Remarquons-le : une même
attitude est commune à ces êtres sur qui un étau semble se resserrer ; ils
attendent. Ils souhaitent que quelqu'un se rappelle, là-haut, qu'ils
existent ; ils demandent à des prêtres, à des religieuses de prier, comme
pour rafraîchir la mémoire du Bon Dieu et plaider pour leur pauvre appétit de
bonheur. Écrasés par le poids de leurs fautes, ils ne s'excluent pas du royaume
de la Grâce, ils voient seulement venir l'heure où Dieu dira : « C'en
est trop ». Ils ploient dans le combat, sous le fardeau des misères
humaines, la sueur ou les larmes obscurcissent leurs yeux, et le ressentiment,
à l'égard de quelques-uns ou de tout le monde, commence peut-être ses ravages.
Tout cela est triste, débilitant. Multipliez les adjectifs mais n'oubliez pas
l'essentiel : ces êtres là attendent, et parce qu'ils attendent, ils
espèrent. Seul celui qui n'attend plus et retire sa destinée des mains de
Dieu, commet le péché de désespoir. Ne croyons pas les autres : dangereuse
est la pente où ils glissent, le fond du précipice vertigineux est loin encore.
Que notre prière et notre compassion les arrachent avec douceur à la mortelle
désespérance !
On le voit : passer de la tentation au péché
suppose une véritable malice, au sens théologique du mot, un net refus du
soutien de Dieu. Une telle décision, dira-t-on, est-elle concevable ?
Comment un chrétien peut-il en venir à une rupture aussi formelle ?
De la tentation au péché
La question se pose, en effet. Pour délimiter la
culpabilité, nous, avons choisi sa cause justement la plus consciente, une
lucidité sur soi-même qui, n'ayant pas de contre-poids, supprime l'espoir de la
grâce en ce monde et de son épanouissement dans l'autre. Mais il est d'autres
manières, moins apparentes, de se plonger dans cet état. Un cheminement du mal,
tout aussi corrosif, nous est suggéré par la théologie, qui montre là une
intime connaissance du cœur humain et de ses complexités. On peut ne plus
attendre l'aide divine parce qu'on la refuse. On peut encore ne plus l'attendre
parce qu'on a pris l'habitude de ne pas l'attendre, parce que la coutume
s'est imposée peu à peu de se passer d'elle, de se passer de la grâce en ce
monde et de vivre comme si la vie éternelle n'existait pas.
Accomplir la volonté du Seigneur, maintenir sa
confiance en la Providence, n'est pas une attitude toute spontanée. La
spontanéité dans l'adhésion à Dieu est l'apanage des élus. Sur la terre, la
fidélité est le fruit d'un amour qu'alimente un effort constant. L'espérance
s'enracine dans « l'irascible », l'acquisition des biens qu'elle
convoite réclame le courage et la persévérance. Dans ces conditions, quel fils
de Dieu n'est soumis au mirage des bonheurs plus faciles que la vie lui offre,
à portée de la main ? Dénouer la tension intérieure qui use l'énergie
serait par moments si bon... On a fait un bout de route avec le Christ et avec
son peuple, mais la résistance fléchit, la fatigue se fait pesante ; alors
on s'arrête au bord du chemin, tandis que les autres continuent, ou bien
l'école buissonnière permet de reprendre haleine. Ne craignez pas, crie le
chrétien qui s'éloigne, je reviendrai, j'ouvre simplement une parenthèse...
« Parenthèse », admettons-le, mais il ne suffit pas de
l'ouvrir ; saura-t-on la fermer ? Et puis, de parenthèse en parenthèse,
à quoi finalement la vie va-t-elle aboutir. ? L'âme perdra peu à peu le
contact avec Dieu. C'est inévitable. L'école buissonnière n'est pas faite que
de rêveries, elle prend vite en charge celui qui s'y aventurait timidement,
elle lui fait croire qu'un champ illimité d'expériences est livré à ses
passions. Le désir de ce qui n'est pas Dieu gagne de proche en proche toutes
les zones de l'être. Et c'est ainsi que l'homme devient un ennemi de Dieu. Au
départ, il ne voulait sans doute pas, délibérément, se séparer de lui. Mais le
voici pris au piège, englué. L'attachement progressif aux idoles de ce monde,
l'avarice, l'ambition, la dureté du cœur, l'impureté obscurcissent son jugement.
La route qu'il a quittée, aura-t-il jamais envie de la retrouver ? Parti
pour une brève aventure, sur l'immédiat et le tangible il aura,
progressivement, refermé ses mains.
Habitué à se passer de Dieu, ce pécheur est dans un
état — inconscient mais réel — de désespoir. Il n'attend pas le secours de
Dieu, parce qu'il espère autre chose. Si vous lui parlez de désespoir,
il vous rira au nez, justement à cause de cet « autre chose » où il a
mis son trésor. Il n'a pas encore pris conscience de son état, il ne sait pas
qu'il en est là. Il continue peut-être à faire quelques gestes chrétiens, avec
ses frères d'hier, par tradition ou par politesse. Il a ouvert une
parenthèse ; à ses yeux, la parenthèse se prolonge : c'est tout.
Pourtant, ce n'est pas tout. Supposez que, un jour,
quelqu'un de ces biens tangibles avec quoi il a confondu sa raison d'être lui
échappe. Entre ses doigts le trésor se dissipe. Il voulait la terre, seulement
la terre, et soudain la terre manque sous ses pas. Le monde, le travail qu'on y poursuit fébrilement, les
civilisations qu'on y bâtit, le plaisir, le succès révèlent leur caducité, leur
vanité. La colonne de faux marbre sur quoi l'acteur s'appuyait imprudemment se
dérobe, et un rire qui fait mal éclate dans la foule, après la griserie des
applaudissements. Au détour du chemin la mort apparaît : on ne lui
connaissait pas ce visage atroce. Oui, supposez que cet homme fasse, sous l'une
ou l'autre de ses formes, l'expérience du temps. Le désespoir qui va naître
n'est pas celui, légitime, du chrétien, source d'adhésion plus totale au Dieu
rédempteur et à l'éternité. C'est celui du pécheur à qui se révèle son état
véritable. Il n'avait pas l'air d'un suicidé vivant : oh non ! Mais
le ver était dans le fruit. Il avait toujours attendu autre chose, tout ce que
l'on veut — sauf Dieu. Autre chose lui manque : il n'a plus rien.
Va-t-il sanctionner cet état ? Va-t-il commettre
formellement le péché ? Désespéré de tout et découvrant qu'il a
pratiquement, depuis des années, désespéré de Dieu, cet homme saura-t-il unir
ses mains vides dans un geste de prière, supplier la Douce Vierge Marie de lui
être compatissante, se jeter « au pied du tabernacle, comme un petit chien
aux pieds de son maître », suivant la parole du Curé d'Ars, ou
cherchera-t-il, au contraire, une paix fallacieuse dans une totale démission ? 19
Ne répondons pas. Le secret des âmes nous est inconnu,
et tout est possible à la miséricorde divine. Mais si le geste de prière n'est
pas au moins esquissé, si quelque cri d'appel ne jaillit pas du cœur, voici — à
nouveau — le fond de l'abîme. Le second cas que nous venons d'envisager est
différent du premier ; autre est apparu le cheminement psychologique. Le
résultat est le même. Avec un sens de la justice de Dieu qui étouffait tout
espoir de pardon, l'un déclarait : Dieu s'est détourné de moi, je
reprends ma liberté. Le second ne parle point de châtiment ; il veut tirer
lui-même la conclusion de ses erreurs : je me suis tellement passé de Dieu
que j'ai perdu Dieu ; les parenthèses ont été si longues que je ne
pourrai pas retrouver l'endroit où je me suis arrêté d'écrire sur le livre de
ma vie ; Dieu n'avait qu'à me garder davantage ; j'ai perdu ma
mémoire chrétienne ; comment retrouver les voies de la guérison, comment
rejoindre le chemin où pérégrine le peuple de mon baptême ? Il est trop
tard... S'être passé de Dieu a conduit ce chrétien au même point que son frère
de misère qui, sans se passer de Dieu, a refusé pour lui-même le pardon du Dieu
secourable.
Tel est le péché du désespoir. Quelles que soient ses
causes, il surgit au terme d'un découragement. Rupture avec Dieu, il existe
quand l'homme juge Dieu, ou se juge à la place de Dieu.
En quête de la guérison.
Nous en avons assez dit pour que ce découragement
apparaisse comme un péril permanent dans nos vies. L'espérance même, ne l'oublions
pas, est imparfaite. Une question se pose par conséquent : Qu'est-ce que
le Christianisme fait pour ses enfants ? Quels moyens de salut met-il à
leur service, pour que la tentation ne mène jamais au péché ? — Notre
prochain chapitre répondra à cette question. La mystérieuse Crainte de Dieu,
don du Saint-Esprit, est le remède le plus efficace à la maladie qui mine
certains chrétiens. À l'intime de l'âme elle agit, tel un antidote puissant, et
le secret de la guérison est là. Mais les certitudes de la foi projettent aussi
des clartés sur notre destinée. Il est bon de nous rappeler ici celles qui
peuvent le mieux défendre l'espérance contre ses démons familiers.
Le Christianisme nous enseigne que
le Christ est venu pour les pécheurs, pour les malades, donc pour moi.
« Le Seigneur est ma lumière et mon salut », chante le Psaume de
David (XXVII, 1). Et saint Paul lui fait écho : « Il m'a aimé, il
s'est livré pour moi » (Gal., II, 2o). Un chrétien ne peut pas être un
vrai disciple du Rédempteur, s'il n'espère pas fermement être au nombre des
prédestinés, parmi ceux dont l'Apocalypse dit que Dieu « essuyera toute
larme de leurs yeux (Apoc., XX, 6) ». Car Dieu est « pour
nous » ; rien n'est assez fort pour nous séparer de son amour
« dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (Rom., VIII, 31, 39) ».
Répétons avec joie l'hymne chrétienne : « Si nous sommes morts avec
lui, avec lui nous vivrons. Si nous tenons ferme, avec lui nous régnerons (II
Tim., II, 11-12) »20.
Le Christianisme affirme encore que si l'épreuve ne
nous épargne pas, nous ne devons jamais avoir une mentalité de vaincus. Les
complexes d'infériorité ne se justifient aucunement. En un texte saisissant,
saint Paul invite les Corinthiens à faire cette constatation dans leur propre
vie. Certes, la présomption est coupable : celui qui se flatte d'être
debout, « qu'il prenne garde de tomber ». Mais les faits sont
là : « Aucune tentation ne vous est survenue, qui passât la mesure
humaine. Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au
delà de vos forces. À côté de la tentation, il placera les moyens qui vous
permettront de résister (I Cor., X, 12-13) ». Il convient donc d'utiliser ces moyens : la
prière et les sacrements. Et Dieu, de son côté, jusqu'au dernier instant sera
fidèle. « Nous sommes plus que vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés
(Rom., VIII, 37) ».
Enfin, certitude suprême : le
Christianisme du Dieu secourable écarte l'idée même d'une faute qui fût impardonnable
sur cette terre. Il n'est point de péché, fût-ce le péché de désespoir, dont
on ne puisse être délivré. N'imaginez point un abîmé humain au fond duquel la
miséricorde du Christ ne soit pas descendue. Si l'Évangile déclare que le péché
contre le Saint-Esprit ne peut être remis, c'est sans doute qu'il entraîne dans
la damnation l'homme qui meurt, l'homme qui rend à Dieu son âme, dans cet état
de révolte. Mais au chrétien qui aurait eu le malheur de commettre un tel acte, et s'en repentirait, le prêtre jamais ne refusera l'absolution. Et quand bien même un homme nous semblerait quitter cette terre avec ce péché, par ce péché, rien, personne ne pourrait nous obliger de conclure à sa perdition
éternelle. Nous ne savons pas ce qui se passe dans le dialogue de Dieu et d'une âme. Nous
ignorons de quoi est faite la minute ultime d'une vie, et la dernière option
peut-être qu'elle comporte. La célèbre parole du Curé d'Ars, dévoilant qu'un
suicidé avait imploré son pardon « entre le parapet et l'eau »,
laisse à Dieu ce qui appartient à Dieu seul.
Il nous suffit de savoir que le repentir détient les clefs du
salut, jusqu'à l'extrême bord de l'existence. Et non seulement pour réconcilier un coupable avec la Justice du Père, mais pour permettre à la Grâce d'utiliser au service de la vie ce qui était œuvre de mort. Car si « nos actes nous suivent », leur signification, le sens qu'ils
impriment à une destinée peuvent changer. Comme la
souffrance, l'échec, la mort, le péché participe au prodigieux retournement
qu'opéra le Christ Ressuscité : tout ce qui a le signe moins peut prendre le signe plus. Pleuré et pardonné, le péché de désespoir est alors autre chose que l'affreux souvenir d'une
maladie mortelle dont on a su guérir, il prend sa
place parmi les maux humains dans cette mystérieuse felix culpa que chante l’Église, la nuit de Pâques.
Cette triple affirmation, par quoi
se clôt notre chapitre, retire donc tout motif à la véritable désespérance. Et
n'objectons pas qu'il y a des fautes regrettées, pleurées, qui ne semblent pas obtenir leur
pardon. Le désespoir ne doit pas trouver là un aliment.
Car si l'Église ne peut pas tout « délier »
sur la terre, si, par exemple, l'Église ne réintègre pas officiellement dans
son sein des êtres qu'une situation juridique condamnable en a exclus, et qui
se convertissent sans pouvoir accorder tout de suite leur vie avec les désirs
de leur âme, n'allons pas dire que les impératifs de la loi laissent ces
pécheurs repentis buter contre un mur infranchissable. Même alors, le recours à
Dieu demeure possible. En appeler à lui dans l'humilité, la bonne volonté, la
confiance n'est interdit à personne. Affirmer cela n'est pas donner raison à
l'étrange parole du Père Rank, aux dernières lignes du Fond du problème :
« L'Église connaît les lois. Mais elle ignore tout de ce qui se passe
dans un cœur d'homme ». Bien au contraire, si le prêtre laisse à toute
route humaine une issue ouverte vers le Ciel, c'est parce que l'Église lui
apprend, avec les lois, le respect primordial des consciences et de leur
secrète rencontre avec Dieu. Il n'y a que Dieu, finalement, qui juge.
Chrétiens sans cesse tentés par le découragement et
ses fruits amers, rappelons-nous la brûlante confidence de saint Jean « Si
notre cœur nous condamne » — oui, si quelque jour notre cœur nous induit
en tentation de désespoir, devant le silence de Dieu qui nous apparaîtrait
condamnation, ou parce que nos pas incertains ne sauraient plus retrouver la
voie royale où chemine le Peuple racheté — « si notre cœur nous condamne,
Dieu est plus grand que notre cœur, et Il sait tout (I Ep., VI, 2o) ».
Père Ambroise-Marie Carré, in Espérance et Désespoir (Foi
Vivante)
1. Saint Paul écrit lui-même : « Nous ne
voulons pas, frères, vous le laisser ignorer : l'épreuve qui nous est
survenue en Asie nous a accablés à l'extrême, au-delà de nos forces, à tel
point que nous avions renoncé même à vivre... » (II Cor., I, 8).
2. [ndvi :
Irascible : Faculté par laquelle l’âme se porte à surmonter les
difficultés qu’elle rencontre dans la poursuite du bien ou dans la fuite du mal
(Dictionnaire de l’Académie française). L’objet de l’irascible est le bien
difficile, qui est le plus élevé de tous les biens (Saint Thomas). On retrouve
en partie l’irascible, en psychologie moderne, sous le nom d’agressivité.
L’irascible est orienté vers l’action, puisqu’il tend à remporter la victoire
sur ce qui le met en péril. L’irascible est ordonné au concupiscible, dont il
est le gardien, et comme le défenseur. L’irascible obtient des résultats
analogues à ceux de la volonté (Étienne Gilson). Les passions irascibles sont
la colère (première pour saint Thomas), l’espoir et le désespoir, l’audace et
la crainte.]
3. Graham GREENE, La Puissance et la Gloire, pp. 225-226.
4. « Tenir ouverte une blessure n'est
quelquefois pas du tout malsain : oui, une blessure saine est
ouverte ; le pire souvent, c'est quand elle se referme. »
KIERKEGAARD, Journal (Extraits), 1834-1846, p. 226.
5.
Pensées d'un biologiste, p. 104 (Stock, 1939).
6. Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne,
p. 12. Cette « science amère de l'échec des rêves » a inspiré des
pages pénétrantes à M. l'abbé LOCHET, Purifications apostoliques, dans La
Vie Spirituelle, n° de juin 1951.
7. Albert CAMUS, Actuelles, p. 249.
8. Cf. La Gazette des Lettres, 21 janvier 1950.
9. « Je crois possible aussi, et imminent,
pourquoi pas, un extraordinaire succès temporel du Christ sur le monde, sur ce
monde... » (Cahiers d'action religieuse et Sociale, 1.-2-50, p. 3).
10. « Ce qui frappe le plus... dans le
monde où nous vivons, c'est d'abord, et en général, que la plupart des hommes
(sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d'avenir. Il n'y a pas de vie
valable sans projection sur l'avenir, sans promesse de mûrissement et de
progrès ». Albert CAMUS, Actuelles, p. 142. — Les croyants aussi
peuvent éprouver un tel sentiment, dans les limites que nous indiquons.
11. Cf. l'hebdomadaire Carrefour, 31 octobre 1946.
12. Au jour suprême, peut-être : « La tentation
du désespoir guette presque toujours le croyant à son lit de mort. C'est là, je
le vois bien, ce qui infirme dans l'esprit de Gide la religion tout entière
dont le rôle, semble-t-il croire, est de donner à celui qui va faire le grand
passage une assurance inébranlable ». (Julien
GREEN, Journal, V., p. 41).
13. William SHAKESPEARE,
Hamlet, loc. cit., pp. 107-108.
14. Abbé MONNIN, Le Curé d'Ars, Téqui, 1925, II, p.
188.
15. Le péché de désespoir peut consister en ce
jugement et ne pas être accompagné de fautes contre d'autres vertus. Un
authentique désespéré peut mener une existence conforme à la morale, dans
l'effrayante solitude qu'il a choisie. Il arrive aussi que le chrétien, excédé
par une tentation où se joue son destin, et s'estimant incapable de faire face
plus longtemps, s'y abandonne sans esprit de retour. La faute contre telle
vertu particulière, la justice ou la chasteté par exemple, matérialise alors en
quelque sorte le péché de désespoir.
16. Cf. Graham GREENE, Le fond du problème, p. 366. [ndvi :
j’ai là une interprétation très différente du père Carré… À mon sens Scobie a
pris conscience de l’énormité peccamineuse de son absence de confiance, et s’en
repent au moment fatal. Son cri est un acte d’amour qui va lui permettre de ne
pas fuir son Créateur et de l’adorer. La Rédemption dans toute sa
splendeur ! ]
17. De Summo Bono, Lib. 2, cap. 14.
18. Les Mal-Pensants, n° 7, p. 35.
19. « Le péché contre l'espérance — le plus
mortel de tous, et peut-être le mieux accueilli, le plus caressé. Il faut
beaucoup de temps pour le reconnaître, et la tristesse qui l'annonce, le
précède, est si douce ! C'est le plus riche des élixirs du démon, son
ambroisie ». Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne, p. 137.
20. Cet acte de confiance absolue en la Miséricorde, nul
peut-être ne l'a formulé avec plus de force que Savonarole, écrasé dans sa
prison par la condamnation du Pape, la conscience grandissante de ses péchés,
la solitude où le laissent ses anciens amis, le souvenir de ses luttes, mais
soulevé par l'espérance et la foi aux promesses du Christ. Son recours
« aux choses invisibles » pour vaincre l'effrayante tristesse qui lui
vient des choses visibles, il l'a exprimé dans un commentaire du psaume In te Domine speravi. Le supplice interrompit sa prière après le quatrième
verset. Il faut lire ces pages brûlantes qui n'ont pas d'équivalent dans la
littérature chrétienne. Cf. SAVONAROLE, Dernière Méditation, traduite et
commentée par Charles Journet (Librairie de l'Université, Fribourg, Suisse, pp.
87-131). Avant ce psaume, Savonarole paraphrasa le Miserere.