mercredi 11 janvier 2012

En méditant... Ambroise-Marie Carré, Le désespoir comme tentation


Cette espérance, dont nous venons de décrire le mouvement intérieur et les perspectives, on pourrait croire qu'elle fait toujours naître une joie sans mélange en ceux qui l'ont reçue et la vivent avec leurs frères. Sans doute en est-il ainsi pour un certain nombre. Ils se reconnaissent alors parmi les destinataires de la première Épître de saint Pierre. Faisant allusion à leur vive espérance, à leur attente d'enfants de Dieu gardés par la puissance du Père en vue du salut et de la révélation du dernier jour, « c'est dans cette pensée, dit le chef des Apôtres, que vous tressaillez de joie, bien que vous deviez encore, pour un temps, subir diverses tentations (I Petr., I, 5-6) ».
Mais il se trouve que ces diverses tentations sont graves. Des chrétiens en souffrent à tel point que leur joie ne connaît plus ce tressaillement. Parmi elles figure, au premier rang, le péril à quoi peut achopper l'espérance elle-même, le mal qui peut saper l'attente des âmes gardées par la puissance 1 de Dieu : la tentation du désespoir.
LES DÉSESPOIRS LÉGITIMES
Il serait facile de définir le désespoir de façon assez matérielle, en l'abstrayant des conditions d'esprit et d'affectivité où il se réalise chez des êtres vivants. Quelques phrases suffiraient : voilà ce qu'est le péché de désespoir, voilà comment la théologie le qualifie et détermine sa gravité ; maintenant, évitons de le commettre... Mais la réalité est plus complexe. Sans écarter des définitions qui seront utiles au moment opportun, nous préférons adopter une autre méthode. Nous allons envisager les principales formes de ce que l'on appelle communément le désespoir, au regard de certains espoirs humains. Nous distinguerons soigneusement les désespoirs légitimes de ceux qui ne le sont point car ils mettent alors en cause l'espérance théologale. Au terme de ces analyses, de ces plongées progressives dans les consciences, la notion précise du péché proprement dit apparaîtra. Amorçant par là notre dernier chapitre, nous n'aurons plus qu'à suggérer quelques-uns des soutiens que le Christianisme offre à l'homme tenté, pour qu'il ne s'abandonne point au mal.
Au niveau instinctif de l'être
Il existerait donc des formes légitimes du désespoir humain ? Lesquelles ? — Retenons, d'emblée, une forme de désespoir qui semble normale, inévitable même. Ne la jugeons pas trop vite superficielle, car elle peut avoir des répercussions assez profondes dans la sensibilité d'un être. Néanmoins, elle n'est pas la plus importante. Elle ne réclame pas un regard sur la vie particulièrement pénétrant ; elle est simplement liée aux aléas de toute destinée. En effet, des réalités se présentent, dont on est amené par la vie à « désespérer », et cela fait partie de la condition humaine. D'innombrables exemples sont dans nos mémoires. On désire un bien, souhaitable, accessible, mais dont la conquête est ardue ; on l'espère donc, puisque tout objet d'espérance humaine offre ces caractéristiques. Il s'agit d'une situation plus en rapport avec ses goûts et ses aptitudes ; d'un équilibre dans la vie du foyer, tant au point de vue matériel qu'affectif ; de l'harmonie des tempéraments, des vocations spirituelles ; ou bien de la guérison d'une maladie dans un temps aussi court que possible, car les obligations professionnelles et les charges familiales ne connaissent pas de répit ; ou encore d'un projet qui captive le cœur et sur quoi un être semble jouer ses chances de bonheur. Il s'agit de ceci ou de cela — peu importe — qui au long des années est pour moi personnellement, dans l'état où je me trouve, un bien dont la possession m'apparaît nécessaire. Supposez que cet espoir échoue, supposez que l'édifice patiemment construit s'écroule, un désespoir surgit à ce moment-là, car les événements contredisent le désir et l'effort. Ce désespoir est normal ; non seulement normal : légitime.
Ce qui n'est pas légitime, c'est le refus de la lutte, si la lutte demeure possible ; plus encore c'est le découragement, d'autant que le découragement retire à l'homme ses énergies devant l'objectif qu'il voulait atteindre et aussi, peu à peu, devant l'existence elle-même. Il le conduit à généraliser l'expérience précise, limitée, qui vient d'être faite. L'homme spécule ainsi sur les données concrètes d'un échec. Mais que, frustré, il « accuse le coup », comme l'on dit familièrement — tel coup — voilà qui n'implique aucune culpabilité d'ordre moral.
Nous ne sommes pas encore dans le domaine de la moralité. Une réaction de cette nature se situe au niveau instinctif de l'être. Beaucoup l'oublient. Ils abusent d'une expression de la littérature religieuse et prônent devant toute chose « la sainte indifférence ». Une telle attitude n'a de valeur que si elle est vraiment produite par la charité. Or dans combien de cas ne cache-t-elle qu'une peureuse évasion de l'humain, en étant plus ou moins sainte, et plutôt moins que plus !... L'idéal n'est pas qu'un chrétien perde toute sensibilité. Pour ne jamais connaître l'échec dans le domaine de l'espérance on pourrait ne jamais rien espérer, mais ce serait désavouer notre être même et l'irascible 2 qu'il a reçu en partage ; un tel comportement n'est pas, ne peut pas être « naturel », il pèche contre l'ordre d'une création qui a reçu de Dieu son orientation et ses fins.
Saint Thomas d'Aquin éclaire cette question quand il répond par avance à un romancier d'aujourd'hui. « Les animaux ne connaissent pas le désespoir »3, écrit M. Graham Greene. Or saint Thomas affirme que les animaux peuvent avoir de l'espérance, et aussi du désespoir lorsqu'un bien estimé accessible et qu'ils essaient d'atteindre leur échappe. Ils ne sont guère capables, eux, de généraliser, mais ils accusent fortement le coup. Sans doute l'écrivain anglais donne-t-il au mot désespoir une densité que n'envisage pas, tout de suite, saint Thomas. Mais, justement, n'avons-nous pas oublié que ce mot n'a pas toujours le même contenu ? Il désigne aussi une forme primitive qui existe chez tout vivant. Choc en retour, celle-ci est douloureuse à la mesure où l'on était tendu vers un bien, à la mesure également des capacités de souffrance d'un être.
Quand il nous arrivera donc, à nous ou à un ami, d'éprouver telle déception, convoquons les puissances de l'irascible pour reprendre le combat, pour trouver même dans l'épreuve une sorte d'adjuvant, un courage nouveau, empêchons surtout la défaite d'accomplir son œuvre corrosive en engendrant le découragement — car alors des formes plus graves, et indues, de désespoir pourraient se substituer à celle que nous visons — mais n'accusons pas le mouvement passionnel qui nous bouleverse, ne lui préférons pas une impassibilité inhumaine. On peut toujours conseiller à quelqu'un de se changer les idées... La recette n'est pas mauvaise, mais il faudrait se défier de l'éducateur, du confident, voire du prêtre qui parlerait tout de suite de culpabilité morale devant une attitude que l'ordre de la Création a liée à la vie. Mieux vaut se recueillir, ou rejoindre par la sympathie un ami, au niveau du choc reçu, sans spéculer sur l'événement, sans refuser non plus de souffrir 4. La progressive sérénité qui gagne l'âme chrétienne peut diminuer l'acuité d'une épreuve, elle n'en supprime jamais le retentissement instinctif dans la sensibilité : elle situe simplement cette épreuve à sa juste place, et elle l'utilise, comme tout ce qui est humain, pour la gloire du Père qui est dans les cieux.
L'épreuve de la maturité
La culpabilité morale ne semble pas non plus engagée, d'emblée, dans une seconde forme du désespoir qui se présente maintenant. L'échelon de l'instinct est dépassé. Nous voici dans le domaine de la réflexion, de cette réflexion au sens fort du terme qui accompagne la maturité.
Un homme, une femme atteignent leur maturité, quand les réalités essentielles de la destinée peuvent être ramenées à quelques propositions simples et irréfutables : au sein d'un monde qui passe, l'homme naît, l'homme vit, l'homme meurt. Apparemment, rien de plus élémentaire que cette prise de conscience ; il faut pourtant des années pour parvenir à un jugement aussi simple, aussi dépouillé. C'est comme si l'on tenait sa vie au creux de sa main, et non seulement sa vie, mais le destin même de l'univers ; comme si, au creux de sa main, on était soudain capable de rassembler tous les siècles et d'y lire, avec Jean Rostand, « l'aventure falote du protoplasme... promise dès le principe à l'échec total et à la ténèbre infinie ». Le chrétien sait que nous ne sommes pas voués à cet échec total, à cette ténèbre infinie. Néanmoins, pour lui comme pour tout homme, l'âge adulte commence vraiment lorsque sont perçues avec lucidité les deux réalités où s'emprisonne notre espoir humain : d'une part, la contingence d'un monde qui passe et où tout passe, d'autre part la proximité chaque jour plus grande de notre propre mort.
Ne nous méprenons pas sur le contenu de cette découverte. Il ne s'agit pas du tout, selon le vocabulaire des mondains, du détachement de l'homme qui se déclare « revenu de tout ». Car celui-là — selon le juste diagnostic de Gustave Thibon — demeure terriblement attaché à ce dont il use et ne peut, en fait, se passer. Il est à la fois blasé et captif. Son amertume n'est pas du désespoir. Il continue à attendre, de l'argent, de l'honneur ou des plaisirs, ce qu'il n'en peut recevoir ; il a besoin d'eux et ses critiques masquent mal l'amour qu'il leur garde. Or nous parlons ici d'une expérience qui, sur deux points déterminés, amène la progressive montée du désespoir, la perte douloureuse et irrémédiable de telle espérance humaine.
Du rêve à la réalité
Le premier espoir, qui s'effrite peu à peu, concerne le monde. Au cœur de tout adolescent un rêve se forme ; ses contours sont assez vagues mais sa force apparaît grande, et il est si naturel qu'il renaît chaque fois qu'une nouvelle créature s'éveille à la vie de la pensée et de l'action. Ce rêve enthousiasmant est celui-ci : le monde offrant, peut-être, quelque stabilité, la génération à quoi l'on appartient va rendre la terre, sinon mieux expliquée, du moins plus habitable. Or, si la maturité ne fait pas perdre (ou plutôt, ne doit pas faire perdre) le sens et le goût du travail pour transformer la terre, elle inspire à celui qui se meurtrit au réel les plaintes de l'Ecclésiaste. Avec une pointe d'humour, et beaucoup de tristesse, le curé de Torcy les a ainsi traduites : « La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu... »6 Le décalage qui apparaît, entre la réalité — où s'amenuise le pouvoir présumé de l'action — et le rêve, cause la perte de cet espoir longtemps chevillé à la volonté de l'homme ; il en marque à la fois la grandeur et les limites.
Évidemment, cette découverte ne prend pas toujours une allure métaphysique. Le jugement n'a pas nécessairement de portée universelle, et sa formulation est en fait fort variée. Il peut se restreindre aux conditions sociales de telle destinée à telle époque de l'histoire. Il en accuse alors les violences, les insurmontables injustices, le pouvoir d'avilissement, il dénonce la société politique où il voit une « machine à désespérer les hommes »7, ou bien il annonce la catastrophe d'une culture, d'un système sociologique dont on n'a pas réussi à défendre les valeurs. Ainsi, à qui l'interrogeait sur l'an 2000, François Mauriac répondait « Je crois à la fin brutale de la civilisation... Mais je crois que cette catastrophe sera une délivrance et que l'humanité ne peut échapper à l'enfer de la technique que par un effondrement et par une perte totale de mémoire »8.
Le pessimisme d'une telle prévision sera qualifié par certains de forcé et d'annihilant. Sachons, du moins, qu'il n'est en rien contraire à l'espérance des chrétiens. Il ne l'affecte pas. Il procède d'une vision plus ou moins exacte de l'histoire, et d'autres faits peuvent réclamer sa révision, mais les promesses sur quoi se fonde la vertu théologale sont d'un autre ordre. Des saints comme Ambroise, Augustin, et plus encore le Pape Grégoire au temps de l'invasion des Barbares, ont désespéré de la civilisation au sein de laquelle ils étaient plongés ; ils ont crié un De Profundis dont l'ampleur et l'intensité ont peut-être surpris quelques-uns de leurs auditeurs dégagés, pour des motifs plus ou moins nobles, des contingences immédiates. C'est qu'ils étaient présents à la tragédie de leur siècle. Ils voyaient clairement ce qui était en train de mourir.
Cette forme de désespoir n'est pas la seule. Les agonies successives du monde laissent souvent place à un sursis ; d'imprévisibles retournements sont possibles. Par contre — et voici la seconde épreuve de l'homme qui atteint sa maturité — l'échec de la vie naturelle, lui, est certain. Envisagez tous les sursis dont vous avez envie, le terme n'en est pas moins fatal.
Sans avenir sur la terre
Eh bien, celui que l'imminence plus ou moins proche de sa mort fait, sur ce point précis, désespérer de la vie, désespérer d'une vie qui — à cause du péché — doit s'achever, s'éteindre, celui-là opère une prise de conscience qui est légitime. Pas plus que la précédente, elle n'est entachée de culpabilité morale.
Avant d'expliquer cette attitude, remarquons qu'il n'est pas nécessaire d'éprouver, à ce degré, les sentiments dont nous parlons. Accepter la contingence du monde ou la fin de toute existence, n'entraîne pas automatiquement le désespoir. Le christianisme fait place à de multiples conceptions des choses, qui sont complémentaires. Au chrétien qui souffre, jusqu'à l'angoisse, de la caducité de toutes les réussites temporelles répond, chez d'autres, une espèce de confiance invincible dans le destin de la création qui monte vers « l'unité planétaire »9. De même, la pensée de la mort peut n'engendrer aucun désarroi ; la réalité physique de l'interruption s'estompe alors, la certitude de la survie étant si envahissante que la mort devient un accident désiré, ce que les mystiques appellent « le voile qui tombe ».
Mais il existe aussi, et il se nomme légion, l'homme qui se sait sans avenir ici-bas 10, l'homme qui voit avec détresse, fût-ce dans un éclair, le monde de demain d'où il sera absent, le monde de demain d'où tel être qu'il aime sera absent, disparu avant lui, parce que la maladie ou l'âge sont là, inexorables. Cet homme, s'il se détourne de la vie, s'il se détourne des promesses absurdes de la vie — absurdes parce que la vie ne peut pas les tenir — cet homme ne commet pas le péché de désespoir. Il vit une expérience spirituelle qui a sa place dans le Christianisme. Sur lui pèse de tout son poids la parole de l'Écriture : « Par le péché d'un seul, la mort est entrée dans le monde (Rom., V, 12) ». Il comprend au plus profond de lui-même que nous n'avons pas été créés pour mourir, et le cri de la poétesse païenne : « Hélas, je n'étais pas faite pour être morte » monte à ses lèvres. Il a raison. L'agonie du Christ à Gethsémani offre à l'esprit un insondable mystère, mais saint Thomas d'Aquin n'hésite pas à discerner parmi ses causes l'appréhension de la mort. Certes, le fait que le Verbe de Dieu incarné assumât tous les péchés du genre humain, en une sorte de coexistence impensable du Bien et du Mal, suffit à toute explication. Pourtant, elle est possible, probable, normale osons le dire, la rébellion instinctive de la plus belle créature de Dieu, de ce corps et de cette âme associés dans l'Humanité Sainte et que le supplice de la Croix allait séparer.
Si le Seigneur l'a connue, pourquoi refuserions-nous une telle déréliction ? Le péché explique la mort, la survie éclaire la mort, mais la mort est là. Les cris de Job et de l'Ecclésiaste prouvent qu'on a le droit de désespérer de la vie sur la terre, puisqu'elle s'achève ainsi et que, dit Pascal, atrocement, « on meurt seul ».
Les deux épreuves que nous venons de décrire, et dont les composantes psychologiques ne sont point identiques, peuvent néanmoins porter le même nom : l'expérience du temps. Nous n'oublions pas la définition qui a été proposée précédemment : le temps, c'est la durée de la patience du Peuple en marche. Les clartés que la foi projette sur la route en font juger ainsi, et la foi ne se trompe pas. Mais, sans cesser de voir sous cette lumière le visage que prennent les jours, les années, les siècles, on a le droit de souffrir parce que le temps n'est pas ce qu'il aurait pu être : celui du paradis créé par Dieu.
Plaidoyer pour un désespoir
Ne simplifions pas la condition chrétienne. Ne la présentons pas à nos frères incroyants dans la seule illumination des certitudes qui nourrissent l'espérance. Sans rien perdre de son authenticité, en joignant au contraire tous les éléments qui l'unissent à la terre et au ciel, elle peut se vivre, elle est vécue par beaucoup, selon deux dimensions. J'aime le temps et j'espère dans le temps, à cause du sens et du prix que lui a rendus la rédemption universelle, mais, dans le même acte, je désespère du temps tel que le péché l'a fait. J'aime la vie et j'espère dans la vie, en raison du sens et du prix que la Rédemption du Christ confère à chaque minute d'ici-bas, et parce que le Ciel est au terme, mais je désespère aussi de la vie, de ce que le péché a fait d'elle, pour tout ce qui passe, à cause de la minute heureuse que je ne puis pas retenir, à cause de ma mort et de la mort de ceux que j'aime, et de tous les biens que la vie, par le principe de destruction que le péché a introduit en elle, détruira. La pensée du passé et celle de l'avenir sont exaltantes, car je sais la signification qu'ils prennent par rapport à l'éternité, mais je dis en même temps, avec Baudelaire : « La pensée du passé est une pensée qui rend fou », et l'angoisse me vient devant l'avenir, qui sera déjà demain le passé, comme s'il n'avait d'autre but que d'être, dans ma mémoire, un souvenir.
Encore une fois, tout le monde n'est pas obligé de se sentir, simultanément, citoyen de ces deux univers. Mais ceux qui connaissent cet écartèlement, qu'ils se rassurent. Comprendre, avec une telle force, la condamnation du péché qui arracha le monde à l'harmonie dès le printemps de la Création, n'empêche point l'âme d'être envahie par la joie de la Rédemption. Si cette vision du destin universel relève du don de science, qui situe toutes choses avec exactitude, si elle n'entraîne pas le découragement, mais au contraire une adhésion plus forte au Plan divin, le désespoir humain qu'elle entretient n'est pas coupable. Et même, il peut nourrir l'espérance théologale de toute la richesse de ses perceptions.
Allons, en effet, jusqu'au bout de notre pensée. Certains chrétiens n'espèrent pas assez, d'une espérance théologale, et dans l'éternité et dans le temps éclairé par l'éternité ; n'est-ce point qu'ils n'ont pas assez désespéré du temps — nous voulons dire du temps soumis à la condamnation du Mal et voué à duper sans cesse celui qui s'abandonne à ses mirages ? Sous cet angle elle est d'une vérité criante, la réponse de M. Julien Green à un critique littéraire qui avait mis en doute sa foi, après la publication du tome troisième de son Journal : « J'apprends, non sans m'étonner presque au delà des limites de l'étonnement, que je ne crois pas à la Rédemption ! Est-ce parce que j'ai écrit qu'il était triste d'être au monde ? Mais la Bible est pleine du long gémissement de cette tristesse-là, et sainte Thérèse n'a pas craint d'écrire que la vie était une mauvaise farce. Votre conclusion me semble rapide... Nous sommes tous de pauvres chrétiens. Les plus pauvres peut-être que la terre ait encore vus, mais dans un monde qui s'écroule, la certitude de la Rédemption est sans doute ce qui empêche quelques-uns d'entre nous de mourir comme des chiens enragés »11.
Il en est trop, parmi nous, que ne menace point ce genre de mort. Les voici déjà sur le second versant de leur existence, et ils attendent encore des hochets. On a envie de leur dire : Sortirez-vous jamais de l'infantilisme ? À quel âge comptez-vous donner son sens chrétien à l'admirable parole de Jean-Paul Sartre : « La vraie vie commence de l'autre côté du désespoir » ? Oui, peut- être faut-il être entré dans la belle, et redoutable, maturité de l'homme, pour espérer dans le Christ Ressuscité comme un noyé agrippe son sauveteur. 0 Crux, ave, spes unica...
AUX ABORDS DU PÉCHÉ
Une troisième source de désespoir se laisse déceler, et nous voici — cette fois — aux approches directes du péché. Jusqu'ici deux formes de désespoir ont été justifiées : l'une est le contre-coup instinctif d'un espoir dont on est frustré, l'autre la prise de conscience aiguë de l'impasse où s'engagent les rêves les plus tenaces du monde et de l'homme. Mais seules les conditions collectives de notre destin étaient en cause. Tel ou tel chrétien lucide ne va-t-il pas faire une autre expérience, rigoureusement personnelle celle-là ? Ne va-t-il pas être amené un jour à se connaître ? Au baptême, dira-t-il 12, j'ai reçu les vertus théologales, et je les vis avec le peuple de Dieu, mais qu'ai-je fait au juste de mon espérance, qu'ai-je fait de la rédemption, de ma rédemption ? Unique espérance, la Croix du Sauveur l'est-elle en fait pour moi ? Et s'il réfléchit quelque peu, surtout si une lumière assez crue éclaire alors sa méditation, il ajoutera : je suis un pécheur, je le sais bien ; j'ai été cinquante fois, cent fois absous par le prêtre. Pourtant, mon existence ne m'est jamais apparue avec de telles zones d'ombre. C'est affreux, ce que je suis. Sous mes yeux, voici tout ce que j'ai perdu et tout ce que, inévitablement, je vais gâcher encore. On m'estime passablement honnête, et pourtant — comme Hamlet — j'ai « plus de forfaits en réserve que de pensée pour les contenir, que d'imagination pour leur donner forme, et que de temps pour les mener à bout »13.
Une telle confession rejoint celle, bouleversante, du Curé d'Ars : « Je ne découvre en moi quand je me considère, que mes pauvres péchés. Encore le Bon Dieu permet-il que je ne les voie pas tous, et que je ne me connaisse pas tout entier. Cette vue me ferait tomber dans le désespoir »14. Le désespoir dont parle le Curé d'Ars, et à quoi peut mener une telle introspection, est cette fois coupable.
Ainsi, le pas est franchi. La culpabilité entre en ligne de compte. Nous ne pouvons plus plaider ; le péché menace. Accueillie, la tentation va tout submerger. Pourquoi ? — Parce que, au delà des espoirs humains, l'espérance théologale elle-même est en cause. Un doute s'est introduit, le doute mortel dont le prêtre a si fréquemment reçu l'aveu qu'il en garde l'écho lancinant dans l'oreille : Mon Père, vous savez maintenant ce que j'ai commis, vous ne pouvez plus croire, vous n'avez plus le droit de croire que Dieu m'a pardonné. Et s'il ne m'a pas pardonné, il me rejette loin de lui. — Tentation mortelle, oui, car il ne s'agit plus de pleurer sur un projet brisé ou sur le monde de la condamnation : de Dieu, de la miséricorde de Dieu, le pécheur se met à douter. Il dit mon passé ne peut pas être pardonné ; et il tire lui-même la conclusion : obligatoirement, je suis exclu du Royaume ; je n'ai plus rien à attendre du Dieu secourable. Or, précisément, l'un des objets de l'espérance théologale est ce soutien du « Dieu secourable », cette aide à venir, la grâce promise en ce monde. La tentation s'insinue donc au cœur de l'espérance théologale ; c'est sa vie qu'elle met en péril.
L'homme ainsi tenté n'a pas, pour autant, perdu la foi. Il peut continuer de croire en Dieu, de réciter son Credo, l'ensemble des vérités prêchées par l'Église ne lui faisant point difficulté. Il peut même confesser un Dieu attentif à l'humanité, ne pas mettre en doute l'efficacité de la Rédemption. Il croit et il espère, il croit au salut par le Christ, et il espère dans le salut par le Christ — mais pour les autres. « Pour lui, dans l'état où il se trouve, à cause de telle disposition particulière, il n'y a pas à espérer en la miséricorde divine (Ha, IIae, q. 2o a. 2, ad 2um) ». Intellectuellement, il se fait une fausse opinion de Dieu. Sauf réaction toujours possible, la conséquence d'une erreur aussi absolue est le péché de désespoir : Dieu s'est détourné de moi, je reprends ma liberté15.
Y a-t-il plus grave que le désespoir ?
Nous sommes, cette fois, au fond de l'abîme. Et certains ont identifié cette attitude avec le mystérieux péché contre le Saint-Esprit. Mais sommes-nous vraiment au fond de l'abîme ? N'y a-t-il pas plus grave que le désespoir ? Un tel péché tue l'espérance ; néanmoins — objectera-t-on — cet homme croit en Dieu : le péché d'infidélité n'est-il pas plus destructeur ? Au surplus, qui vous dit que cet homme n'est plus capable, paradoxalement, d'aimer Dieu encore, tout en désespérant de lui pour son salut individuel ? Le Major Scobie 16 qui se suicide et, avant de tomber lourdement sur le sol, articule « Mon Dieu, Seigneur,bien-aimé... » ne semble point connaître la haine de Dieu. Or la mort de la Charité n'est-elle pas le péché suprême ?
Certes. Nous sommes, pourtant, au fond de l'abîme. L'infidélité et la haine de Dieu atteignent Dieu en lui-même, en sa Vérité ou sa Volonté sainte ; par là ces péchés sont les plus graves, pour ce qui est de l'offense faite au Seigneur. Mais si l'on considère la destinée de l'homme qui est de participer à la bonté de son Créateur, d'entrer dans le Bonheur, d'aller par une lente montée vers la vie éternelle, alors le désespoir est, pour lui, plus lourd de périls. Un pécheur peut laisser dans l'ombre tel élément du Credo, se préférer à Dieu, hélas ! ou aimer sur la terre un être plus que Dieu, contre Dieu — et garder cependant une certaine orientation vers le Terme, se maintenir humblement sur la route. Écoutons sa prière de publicain : Seigneur, je ne parviens pas à croire tout ce que vous m'enseignez par votre Église ; Seigneur, je suis ainsi fait qu'il m'est trop difficile de vous aimer par-dessus toute chose ; je vous préfère tel être, et vous savez bien que je n'arriverai jamais à vous aimer plus que moi-même ; pourtant, Seigneur, j'espère quand même en vous, en vos imprévisibles miséricordes, car je vais vers vous, et vous connaissez mon cœur...
Celui-là garde contact avec son Dieu. Si réduit que soit le contenu de sa foi, ou si pauvre que soit sa charité, il demeure un homme en marche qui se sait pèlerin sur la terre. La rupture n'est pas complète. L'isolement affreux ne commence qu'avec ces mots : Dieu s'est détourné de moi ; je n'attends plus rien de lui. Alors une prison, plus terrible que celle dont parlait le peintre Van Gogh sombrant dans la folie, referme ses issues, ou plutôt l'issue vers quoi l'on pouvait toujours tendre : par en haut. « Commettre un crime, écrit saint Isidore, c'est la mort de l'âme (dont on peut toujours ressusciter) ; mais désespérer, c'est descendre en enfer »17. Cette descente en enfer revêt, d'ailleurs, des aspects multiples, car il est plusieurs sortes de prisons. Le désespoir — a dit très justement une revue de jeunes — « c'est au suicide le plus souvent qu'on le reconnaît ; mais il est trois manières de suicide : celle du « je me tue », celle du « je me laisse mourir », et celle du « je me laisse vivre »18. Certains « suicidés » sont toujours parmi nous : ceux qui n'attendent plus rien de Dieu ressemblent apparemment aux autres hommes ; ils appartiennent pourtant à une autre Cité.
Ceux qui attendent encore
Le péché se caractérise d'une façon très nette. Il nous est possible, par là, de le distinguer de la tentation. Veillons, en effet, à ne pas les confondre.
Beaucoup de chrétiens s'imaginent avoir cédé à la tentation. Mais interrogez ceux qui se jugent comme des désespérés. Le mot revient sans cesse sur leurs lèvres. Pourtant, que répondront-ils ? — Que le Bon Dieu les a oubliés, qu'il ne les aime plus ; la preuve en est dans ce surcroît d'épreuves qui les accable. Ou bien — car ils ont tant péché — ils estiment, avec le prêtre de La Puissance et la Gloire, que la Miséricorde infinie va se lasser, et ils tremblent dans la crainte de la nuit totale. Ou, encore, l'assaut des démons familiers est si violent, le milieu de vie si mauvais, avilissant, qu'ils se sentent déchirés par les paradoxes du Christianisme et croient impossible, pour eux, une existence selon l’Évangile.
Remarquons-le : une même attitude est commune à ces êtres sur qui un étau semble se resserrer ; ils attendent. Ils souhaitent que quelqu'un se rappelle, là-haut, qu'ils existent ; ils demandent à des prêtres, à des religieuses de prier, comme pour rafraîchir la mémoire du Bon Dieu et plaider pour leur pauvre appétit de bonheur. Écrasés par le poids de leurs fautes, ils ne s'excluent pas du royaume de la Grâce, ils voient seulement venir l'heure où Dieu dira : « C'en est trop ». Ils ploient dans le combat, sous le fardeau des misères humaines, la sueur ou les larmes obscurcissent leurs yeux, et le ressentiment, à l'égard de quelques-uns ou de tout le monde, commence peut-être ses ravages. Tout cela est triste, débilitant. Multipliez les adjectifs mais n'oubliez pas l'essentiel : ces êtres là attendent, et parce qu'ils attendent, ils espèrent. Seul celui qui n'attend plus et retire sa destinée des mains de Dieu, commet le péché de désespoir. Ne croyons pas les autres : dangereuse est la pente où ils glissent, le fond du précipice vertigineux est loin encore. Que notre prière et notre compassion les arrachent avec douceur à la mortelle désespérance !
On le voit : passer de la tentation au péché suppose une véritable malice, au sens théologique du mot, un net refus du soutien de Dieu. Une telle décision, dira-t-on, est-elle concevable ? Comment un chrétien peut-il en venir à une rupture aussi formelle ?
De la tentation au péché
La question se pose, en effet. Pour délimiter la culpabilité, nous, avons choisi sa cause justement la plus consciente, une lucidité sur soi-même qui, n'ayant pas de contre-poids, supprime l'espoir de la grâce en ce monde et de son épanouissement dans l'autre. Mais il est d'autres manières, moins apparentes, de se plonger dans cet état. Un cheminement du mal, tout aussi corrosif, nous est suggéré par la théologie, qui montre là une intime connaissance du cœur humain et de ses complexités. On peut ne plus attendre l'aide divine parce qu'on la refuse. On peut encore ne plus l'attendre parce qu'on a pris l'habitude de ne pas l'attendre, parce que la coutume s'est imposée peu à peu de se passer d'elle, de se passer de la grâce en ce monde et de vivre comme si la vie éternelle n'existait pas.
Accomplir la volonté du Seigneur, maintenir sa confiance en la Providence, n'est pas une attitude toute spontanée. La spontanéité dans l'adhésion à Dieu est l'apanage des élus. Sur la terre, la fidélité est le fruit d'un amour qu'alimente un effort constant. L'espérance s'enracine dans « l'irascible », l'acquisition des biens qu'elle convoite réclame le courage et la persévérance. Dans ces conditions, quel fils de Dieu n'est soumis au mirage des bonheurs plus faciles que la vie lui offre, à portée de la main ? Dénouer la tension intérieure qui use l'énergie serait par moments si bon... On a fait un bout de route avec le Christ et avec son peuple, mais la résistance fléchit, la fatigue se fait pesante ; alors on s'arrête au bord du chemin, tandis que les autres continuent, ou bien l'école buissonnière permet de reprendre haleine. Ne craignez pas, crie le chrétien qui s'éloigne, je reviendrai, j'ouvre simplement une parenthèse... « Parenthèse », admettons-le, mais il ne suffit pas de l'ouvrir ; saura-t-on la fermer ? Et puis, de parenthèse en parenthèse, à quoi finalement la vie va-t-elle aboutir. ? L'âme perdra peu à peu le contact avec Dieu. C'est inévitable. L'école buissonnière n'est pas faite que de rêveries, elle prend vite en charge celui qui s'y aventurait timidement, elle lui fait croire qu'un champ illimité d'expériences est livré à ses passions. Le désir de ce qui n'est pas Dieu gagne de proche en proche toutes les zones de l'être. Et c'est ainsi que l'homme devient un ennemi de Dieu. Au départ, il ne voulait sans doute pas, délibérément, se séparer de lui. Mais le voici pris au piège, englué. L'attachement progressif aux idoles de ce monde, l'avarice, l'ambition, la dureté du cœur, l'impureté obscurcissent son jugement. La route qu'il a quittée, aura-t-il jamais envie de la retrouver ? Parti pour une brève aventure, sur l'immédiat et le tangible il aura, progressivement, refermé ses mains.
Habitué à se passer de Dieu, ce pécheur est dans un état — inconscient mais réel — de désespoir. Il n'attend pas le secours de Dieu, parce qu'il espère autre chose. Si vous lui parlez de désespoir, il vous rira au nez, justement à cause de cet « autre chose » où il a mis son trésor. Il n'a pas encore pris conscience de son état, il ne sait pas qu'il en est là. Il continue peut-être à faire quelques gestes chrétiens, avec ses frères d'hier, par tradition ou par politesse. Il a ouvert une parenthèse ; à ses yeux, la parenthèse se prolonge : c'est tout.
Pourtant, ce n'est pas tout. Supposez que, un jour, quelqu'un de ces biens tangibles avec quoi il a confondu sa raison d'être lui échappe. Entre ses doigts le trésor se dissipe. Il voulait la terre, seulement la terre, et soudain la terre manque sous ses pas. Le monde, le travail qu'on y poursuit fébrilement, les civilisations qu'on y bâtit, le plaisir, le succès révèlent leur caducité, leur vanité. La colonne de faux marbre sur quoi l'acteur s'appuyait imprudemment se dérobe, et un rire qui fait mal éclate dans la foule, après la griserie des applaudissements. Au détour du chemin la mort apparaît : on ne lui connaissait pas ce visage atroce. Oui, supposez que cet homme fasse, sous l'une ou l'autre de ses formes, l'expérience du temps. Le désespoir qui va naître n'est pas celui, légitime, du chrétien, source d'adhésion plus totale au Dieu rédempteur et à l'éternité. C'est celui du pécheur à qui se révèle son état véritable. Il n'avait pas l'air d'un suicidé vivant : oh non ! Mais le ver était dans le fruit. Il avait toujours attendu autre chose, tout ce que l'on veut — sauf Dieu. Autre chose lui manque : il n'a plus rien.
Va-t-il sanctionner cet état ? Va-t-il commettre formellement le péché ? Désespéré de tout et découvrant qu'il a pratiquement, depuis des années, désespéré de Dieu, cet homme saura-t-il unir ses mains vides dans un geste de prière, supplier la Douce Vierge Marie de lui être compatissante, se jeter « au pied du tabernacle, comme un petit chien aux pieds de son maître », suivant la parole du Curé d'Ars, ou cherchera-t-il, au contraire, une paix fallacieuse dans une totale démission ? 19
Ne répondons pas. Le secret des âmes nous est inconnu, et tout est possible à la miséricorde divine. Mais si le geste de prière n'est pas au moins esquissé, si quelque cri d'appel ne jaillit pas du cœur, voici — à nouveau — le fond de l'abîme. Le second cas que nous venons d'envisager est différent du premier ; autre est apparu le cheminement psychologique. Le résultat est le même. Avec un sens de la justice de Dieu qui étouffait tout espoir de pardon, l'un déclarait : Dieu s'est détourné de moi, je reprends ma liberté. Le second ne parle point de châtiment ; il veut tirer lui-même la conclusion de ses erreurs : je me suis tellement passé de Dieu que j'ai perdu Dieu ; les parenthèses ont été si longues que je ne pourrai pas retrouver l'endroit où je me suis arrêté d'écrire sur le livre de ma vie ; Dieu n'avait qu'à me garder davantage ; j'ai perdu ma mémoire chrétienne ; comment retrouver les voies de la guérison, comment rejoindre le chemin où pérégrine le peuple de mon baptême ? Il est trop tard... S'être passé de Dieu a conduit ce chrétien au même point que son frère de misère qui, sans se passer de Dieu, a refusé pour lui-même le pardon du Dieu secourable.
Tel est le péché du désespoir. Quelles que soient ses causes, il surgit au terme d'un découragement. Rupture avec Dieu, il existe quand l'homme juge Dieu, ou se juge à la place de Dieu.
En quête de la guérison.
Nous en avons assez dit pour que ce découragement apparaisse comme un péril permanent dans nos vies. L'espérance même, ne l'oublions pas, est imparfaite. Une question se pose par conséquent : Qu'est-ce que le Christianisme fait pour ses enfants ? Quels moyens de salut met-il à leur service, pour que la tentation ne mène jamais au péché ? — Notre prochain chapitre répondra à cette question. La mystérieuse Crainte de Dieu, don du Saint-Esprit, est le remède le plus efficace à la maladie qui mine certains chrétiens. À l'intime de l'âme elle agit, tel un antidote puissant, et le secret de la guérison est là. Mais les certitudes de la foi projettent aussi des clartés sur notre destinée. Il est bon de nous rappeler ici celles qui peuvent le mieux défendre l'espérance contre ses démons familiers.
Le Christianisme nous enseigne que le Christ est venu pour les pécheurs, pour les malades, donc pour moi. « Le Seigneur est ma lumière et mon salut », chante le Psaume de David (XXVII, 1). Et saint Paul lui fait écho : « Il m'a aimé, il s'est livré pour moi » (Gal., II, 2o). Un chrétien ne peut pas être un vrai disciple du Rédempteur, s'il n'espère pas fermement être au nombre des prédestinés, parmi ceux dont l'Apocalypse dit que Dieu « essuyera toute larme de leurs yeux (Apoc., XX, 6) ». Car Dieu est « pour nous » ; rien n'est assez fort pour nous séparer de son amour « dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (Rom., VIII, 31, 39) ». Répétons avec joie l'hymne chrétienne : « Si nous sommes morts avec lui, avec lui nous vivrons. Si nous tenons ferme, avec lui nous régnerons (II Tim., II, 11-12) »20.
Le Christianisme affirme encore que si l'épreuve ne nous épargne pas, nous ne devons jamais avoir une mentalité de vaincus. Les complexes d'infériorité ne se justifient aucunement. En un texte saisissant, saint Paul invite les Corinthiens à faire cette constatation dans leur propre vie. Certes, la présomption est coupable : celui qui se flatte d'être debout, « qu'il prenne garde de tomber ». Mais les faits sont là : « Aucune tentation ne vous est survenue, qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces. À côté de la tentation, il placera les moyens qui vous permettront de résister (I Cor., X, 12-13) ». Il convient donc d'utiliser ces moyens : la prière et les sacrements. Et Dieu, de son côté, jusqu'au dernier instant sera fidèle. « Nous sommes plus que vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés (Rom., VIII, 37) ».
Enfin, certitude suprême : le Christianisme du Dieu secourable écarte l'idée même d'une faute qui fût impardonnable sur cette terre. Il n'est point de péché, fût-ce le péché de désespoir, dont on ne puisse être délivré. N'imaginez point un abîmé humain au fond duquel la miséricorde du Christ ne soit pas descendue. Si l'Évangile déclare que le péché contre le Saint-Esprit ne peut être remis, c'est sans doute qu'il entraîne dans la damnation l'homme qui meurt, l'homme qui rend à Dieu son âme, dans cet état de révolte. Mais au chrétien qui aurait eu le malheur de commettre un tel acte, et s'en repentirait, le prêtre jamais ne refusera l'absolution. Et quand bien même un homme nous semblerait quitter cette terre avec ce péché, par ce péché, rien, personne ne pourrait nous obliger de conclure à sa perdition éternelle. Nous ne savons pas ce qui se passe dans le dialogue de Dieu et d'une âme. Nous ignorons de quoi est faite la minute ultime d'une vie, et la dernière option peut-être qu'elle comporte. La célèbre parole du Curé d'Ars, dévoilant qu'un suicidé avait imploré son pardon « entre le parapet et l'eau », laisse à Dieu ce qui appartient à Dieu seul.
Il nous suffit de savoir que le repentir détient les clefs du salut, jusqu'à l'extrême bord de l'existence. Et non seulement pour réconcilier un coupable avec la Justice du Père, mais pour permettre à la Grâce d'utiliser au service de la vie ce qui était œuvre de mort. Car si « nos actes nous suivent », leur signification, le sens qu'ils impriment à une destinée peuvent changer. Comme la souffrance, l'échec, la mort, le péché participe au prodigieux retournement qu'opéra le Christ Ressuscité : tout ce qui a le signe moins peut prendre le signe plus. Pleuré et pardonné, le péché de désespoir est alors autre chose que l'affreux souvenir d'une maladie mortelle dont on a su guérir, il prend sa place parmi les maux humains dans cette mystérieuse felix culpa que chante l’Église, la nuit de Pâques.
Cette triple affirmation, par quoi se clôt notre chapitre, retire donc tout motif à la véritable désespérance. Et n'objectons pas qu'il y a des fautes regrettées, pleurées, qui ne semblent pas obtenir leur pardon. Le désespoir ne doit pas trouver un aliment.
Car si l'Église ne peut pas tout « délier » sur la terre, si, par exemple, l'Église ne réintègre pas officiellement dans son sein des êtres qu'une situation juridique condamnable en a exclus, et qui se convertissent sans pouvoir accorder tout de suite leur vie avec les désirs de leur âme, n'allons pas dire que les impératifs de la loi laissent ces pécheurs repentis buter contre un mur infranchissable. Même alors, le recours à Dieu demeure possible. En appeler à lui dans l'humilité, la bonne volonté, la confiance n'est interdit à personne. Affirmer cela n'est pas donner raison à l'étrange parole du Père Rank, aux dernières lignes du Fond du problème : « L'Église connaît les lois. Mais elle ignore tout de ce qui se passe dans un cœur d'homme ». Bien au contraire, si le prêtre laisse à toute route humaine une issue ouverte vers le Ciel, c'est parce que l'Église lui apprend, avec les lois, le respect primordial des consciences et de leur secrète rencontre avec Dieu. Il n'y a que Dieu, finalement, qui juge.
Chrétiens sans cesse tentés par le découragement et ses fruits amers, rappelons-nous la brûlante confidence de saint Jean « Si notre cœur nous condamne » — oui, si quelque jour notre cœur nous induit en tentation de désespoir, devant le silence de Dieu qui nous apparaîtrait condamnation, ou parce que nos pas incertains ne sauraient plus retrouver la voie royale où chemine le Peuple racheté — « si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur, et Il sait tout (I Ep., VI, 2o) ».
Père Ambroise-Marie Carré, in Espérance et Désespoir (Foi Vivante)

1. Saint Paul écrit lui-même : « Nous ne voulons pas, frères, vous le laisser ignorer : l'épreuve qui nous est survenue en Asie nous a accablés à l'extrême, au-delà de nos forces, à tel point que nous avions renoncé même à vivre... » (II Cor., I, 8).
2. [ndvi : Irascible : Faculté par laquelle l’âme se porte à surmonter les difficultés qu’elle rencontre dans la poursuite du bien ou dans la fuite du mal (Dictionnaire de l’Académie française). L’objet de l’irascible est le bien difficile, qui est le plus élevé de tous les biens (Saint Thomas). On retrouve en partie l’irascible, en psychologie moderne, sous le nom d’agressivité. L’irascible est orienté vers l’action, puisqu’il tend à remporter la victoire sur ce qui le met en péril. L’irascible est ordonné au concupiscible, dont il est le gardien, et comme le défenseur. L’irascible obtient des résultats analogues à ceux de la volonté (Étienne Gilson). Les passions irascibles sont la colère (première pour saint Thomas), l’espoir et le désespoir, l’audace et la crainte.]
3. Graham GREENE, La Puissance et la Gloire, pp. 225-226.
4. « Tenir ouverte une blessure n'est quelquefois pas du tout malsain : oui, une blessure saine est ouverte ; le pire souvent, c'est quand elle se referme. » KIERKEGAARD, Journal (Extraits), 1834-1846, p. 226.
5. Pensées d'un biologiste, p. 104 (Stock, 1939).
6. Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne, p. 12. Cette « science amère de l'échec des rêves » a inspiré des pages pénétrantes à M. l'abbé LOCHET, Purifications apostoliques, dans La Vie Spirituelle, n° de juin 1951.
7. Albert CAMUS, Actuelles, p. 249.
8. Cf. La Gazette des Lettres, 21 janvier 1950.
9. « Je crois possible aussi, et imminent, pourquoi pas, un extraordinaire succès temporel du Christ sur le monde, sur ce monde... » (Cahiers d'action religieuse et Sociale, 1.-2-50, p. 3).
10. « Ce qui frappe le plus... dans le monde où nous vivons, c'est d'abord, et en général, que la plupart des hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d'avenir. Il n'y a pas de vie valable sans projection sur l'avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès ». Albert CAMUS, Actuelles, p. 142. — Les croyants aussi peuvent éprouver un tel sentiment, dans les limites que nous indiquons.
11. Cf. l'hebdomadaire Carrefour, 31 octobre 1946.
12. Au jour suprême, peut-être : « La tentation du désespoir guette presque toujours le croyant à son lit de mort. C'est là, je le vois bien, ce qui infirme dans l'esprit de Gide la religion tout entière dont le rôle, semble-t-il croire, est de donner à celui qui va faire le grand passage une assurance inébranlable ». (Julien GREEN, Journal, V., p. 41).
13. William SHAKESPEARE, Hamlet, loc. cit., pp. 107-108.
14. Abbé MONNIN, Le Curé d'Ars, Téqui, 1925, II, p. 188.
15. Le péché de désespoir peut consister en ce jugement et ne pas être accompagné de fautes contre d'autres vertus. Un authentique désespéré peut mener une existence conforme à la morale, dans l'effrayante solitude qu'il a choisie. Il arrive aussi que le chrétien, excédé par une tentation où se joue son destin, et s'estimant incapable de faire face plus longtemps, s'y abandonne sans esprit de retour. La faute contre telle vertu particulière, la justice ou la chasteté par exemple, matérialise alors en quelque sorte le péché de désespoir.
16. Cf. Graham GREENE, Le fond du problème, p. 366. [ndvi : j’ai là une interprétation très différente du père Carré… À mon sens Scobie a pris conscience de l’énormité peccamineuse de son absence de confiance, et s’en repent au moment fatal. Son cri est un acte d’amour qui va lui permettre de ne pas fuir son Créateur et de l’adorer. La Rédemption dans toute sa splendeur ! ]
17. De Summo Bono, Lib. 2, cap. 14.
18. Les Mal-Pensants, n° 7, p. 35.
19. « Le péché contre l'espérance — le plus mortel de tous, et peut-être le mieux accueilli, le plus caressé. Il faut beaucoup de temps pour le reconnaître, et la tristesse qui l'annonce, le précède, est si douce ! C'est le plus riche des élixirs du démon, son ambroisie ». Georges BERNANOS, Journal d'un curé de campagne, p. 137.
20. Cet acte de confiance absolue en la Miséricorde, nul peut-être ne l'a formulé avec plus de force que Savonarole, écrasé dans sa prison par la condamnation du Pape, la conscience grandissante de ses péchés, la solitude où le laissent ses anciens amis, le souvenir de ses luttes, mais soulevé par l'espérance et la foi aux promesses du Christ. Son recours « aux choses invisibles » pour vaincre l'effrayante tristesse qui lui vient des choses visibles, il l'a exprimé dans un commentaire du psaume In te Domine speravi. Le supplice interrompit sa prière après le quatrième verset. Il faut lire ces pages brûlantes qui n'ont pas d'équivalent dans la littérature chrétienne. Cf. SAVONAROLE, Dernière Méditation, traduite et commentée par Charles Journet (Librairie de l'Université, Fribourg, Suisse, pp. 87-131). Avant ce psaume, Savonarole paraphrasa le Miserere.