vendredi 21 octobre 2011

En lisant... Graham Greene, Le Fond du problème

[ndvi: au cours du mois de janvier 2012, j'ai suggéré à une touiteuse hospitalière de relire ce passage, car  elle avait lancé une boutade sur l'intérêt de l'eucharistie pour vérifier la fidélité d'un conjoint... après lecture, elle m'a déclaré qu'à part un lundi matin, elle ne voyait rien de plus déprimant que ce texte ! Or, ce n'est pas du tout ma lecture. Dérogeant à mon habitude de ne pas m'exprimer sur les extraits que je propose, afin de ne pas limiter le champ d'interprétation des lecteurs à ma perception, forcément partielle et instable dans le temps, j'ai décidé d'introduire brièvement et modestement. 
Par faiblesse et pitié, Scobie a trompé sa femme. Celle-ci, s'en doutant, monte un piège redoutable à son retour de voyage : elle demande à Scobie d'aller communier ensemble le dimanche suivant. Scobie ne voit d'autre solution que le suicide, pour éviter de manger le Corps du Christ en situation d'adultère. Son désespoir est peccamineux : il révèle l'absence de confiance en Dieu "Rupture avec Dieu, le péché de désespoir existe quand l'homme juge Dieu, ou se juge à la place de Dieu" (Père Ambroise-Marie Carré, op, Le désespoir comme tentation). Cependant, la dernière parole de Scobie "Mon Dieu, Seigneur, bien-aimé, je..." montre à mon sens qu'au moment ultime Scobie se remet dans les mains du Seigneur en poussant ce cri d'amour. Merveille de la Rédemption : "Il n'est point de péché, fut-ce le péché de désespoir, dont on ne puisse être délivré" nous dit Ambroise-Marie Carré, qui pourtant interprète la dernière parole de Scobie d'une toute autre manière... 
Pour enfoncer le clou, Fabrice Hadjadj nous rappelle que "l'enfer est très précisément le lieu de la tolérance divine : Dieu s'y incline devant celui qui refuse librement et sciemment sa grâce, il y tolère pour jamais cette dissidence, car s'il peut ravir une âme, il ne veut point la rapter" dans Le Paradis à la Porte. Je ne parviens pas à imaginer que Scobie, après son cri, puisse continuer à refuser la Grâce]



– Je me sens écrasé, dit Scobie, comme coincé dans un étau.
– Et alors, que faites-vous ?
– Oh ! rien. Je reste aussi immobile que possible jusqu'à ce que la douleur soit passée.
– Combien de temps dure-t-elle ?
– Il m'est difficile de préciser, mais je ne pense pas que ce soit plus d'une minute.
Le stéthoscope suivit, comme dans un rituel. Il y avait, en fait, quelque chose de clérical dans tous les gestes du Dr Travis ; de la gravité, presque du respect. C'est peut-être parce qu'il était jeune qu'il traitait le corps avec une si grande vénération. Lorsqu'il frappait votre poitrine à petits coups, il le faisait lentement, soigneusement, l'oreille aux aguets comme s'il s'attendait vraiment que quelqu'un ou quelque chose frappât de petits coups pour lui répondre. Les mots latins lui venaient à la langue onctueusement comme pendant la messe : sternum avait remplacé pacem.
– Et puis, dit Scobie, il y a les insomnies.
Le jeune homme assis derrière son bureau fit toc, toc, toc, avec son crayon à encre : au coin de ses lèvres, une petite tache mauve semblait indiquer que parfois, en catimini, il lui arrivait de le sucer.
– Il se peut que ce soit nerveux, dit le Dr Travis, la crainte des douleurs. Sans importance.
– Pour moi, c'est très important. Ne pourriez-vous pas me donner quelque chose à prendre ? Quand je parviens à m'endormir, mon sommeil est excellent, mais je l'attends quelquefois pendant des heures... Et certains jours, c'est à peine si je peux travailler. Or, vous n'ignorez pas qu'un officier de police a besoin de tous ses moyens.
– Bien sûr, répondit le Dr Travis. Je vais arranger cela sans difficulté. Ce qu'il vous faut, c'est de l'Evipan.
Ce n'était pas plus difficile que cela.
– Quant à la douleur... (Le docteur se remit à faire toc, toc, toc avec son crayon.) Impossible d'avoir une certitude, bien entendu, poursuivit-il... Je voudrais que vous preniez note, soigneusement, de tout ce qui accompagne chaque attaque... de ce qui semble la provoquer. Alors, il nous sera possible d'en régler l'intensité, au besoin de l'éviter presque complètement.
–  Mais quelle affection est-ce ?
– Il y a des mots, dit le Dr Travis, qui frappent le profane. Je souhaiterais qu'il nous fût possible de désigner le cancer à l'aide d'un symbole comme H2O. Les gens seraient beaucoup moins bouleversés. Il en est de même du terme angine de poitrine.
– Vous pensez que c'est de l'angine de poitrine ?
– Vous en présentez tous les symptômes. Mais un homme peut vivre des années avec une angine de poitrine - même en travaillant raisonnablement. Nous verrons ensemble jusqu'où pourra aller votre activité.
– Dois-je mettre ma femme au courant ?
– Il n'y a pas de raison de le lui cacher. J'ai peur que ceci ne soit pour vous le signal de la retraite.
– C'est tout ?
– Oh ! vous mourrez sans doute de n'importe quelle autre maladie avant que l'angine de poitrine ne vous emporte... si vous vous soignez.
– Sinon, je suppose qu'elle peut m'emporter d'un jour à l'autre ?
– Je ne peux rien affirmer, major Scobie. Je ne suis même pas absolument convaincu que ce soit de l'angine de poitrine.
– Alors, je n'en parlerai qu'à mon directeur, en confidence. Je ne tiens pas à alarmer ma femme avant que nous n'ayons une certitude.
– Si j'étais vous, je lui répéterais ce que je viens de vous dire. Il faut la préparer. Mais dites-lui qu'avec des soins vous pouvez vivre des années.
– Et l'insomnie ?
– Ceci vous fera dormir.
Assis dans sa voiture, le petit paquet posé sur la banquette à côté de lui, Scobie pensait : « Je n'ai plus à présent qu'à choisir la date ». Pendant un grand moment, il ne mit pas la voiture en marche : il était frappé d'une crainte solennelle et mystérieuse, comme si le docteur avait réellement prononcé son arrêt de mort. Ses yeux s'arrêtèrent sur la tache nette de cire à cacheter qui ressemblait au sang coagulé d'une blessure. « Il faut, pensa-t-il, que je sois encore prudent, très prudent. Il faut, si c'est possible, que personne n'ait le moindre soupçon. » Ce n'était pas seulement une question d'assurance sur la vie ; il fallait protéger le bonheur d'autres êtres. Il est moins facile d'oublier un suicide que la mort d'un homme vieillissant succombant à une angine de poitrine.
Il rompit le cachet et étudia le mode d'emploi. Il n'avait aucune idée de ce que pouvait être une dose mortelle, mais il pensa que s'il avalait dix fois la quantité prescrite, il serait sûr du résultat. Pour cela, il lui faudrait enlever un comprimé chaque soir et le garder dans un endroit secret, pour les absorber tous le dixième soir. Il inventerait de nouvelles preuves qu'il consignerait dans son journal, régulièrement jusqu'à la fin : le 12 novembre. Il prendrait des rendez-vous pour la semaine suivante. Dans son attitude, il éviterait soigneusement ce qui pourrait suggérer un adieu. Il allait commettre le pire crime que puisse commettre un catholique : il fallait que ce fût un crime parfait.
D'abord, le directeur... Scobie conduisait sa voiture dans la direction du poste de police et l'arrêta devant l'église. La gravité du forfait qu'il se préparait à commettre emplissait son âme presque comme un bonheur : enfin, il agissait ; il avait trop longtemps tâtonné et tout embrouillé. Il mit par précaution le petit paquet dans sa poche et entra, porteur de sa propre mort. Une vieille mamma allumait un cierge devant la statue de la Vierge : une autre était assise, son panier à provisions posé à côté d'elle ; les mains jointes, elle regardait fixement l'autel. Hormis ces deux femmes, l'église était vide. Scobie s'assit près de l'entrée : il n'avait pas envie de prier... à quoi bon ? Quand on est catholique, on connaît toutes les réponses : nulle prière dite en état de péché mortel n'est efficace, et il regardait les deux négresses avec envie. Elles habitaient encore le pays qu'il avait quitté. Voilà ce que l'amour humain avait fait pour lui : il lui avait dérobé l'amour de l'éternité. Il ne servait à rien de prétendre, ainsi que le ferait un jeune homme, que la récompense en valait la peine.
Assis tout au fond de l'église, le plus loin possible du Golgotha, s'il ne pouvait prier, il pouvait du moins parler. « Oh ! mon Dieu, dit-il, c'est moi le seul coupable, car je n'ai jamais cessé de connaître les réponses. J'ai préféré te faire souffrir plutôt que de peiner Hélène ou ma femme, parce que ta douleur, je n'en suis pas le témoin. Je ne puis que l'imaginer. Mais il y a des limites à ce que je puis te faire... à ce que je puis leur faire. Tant que je vivrai, je ne puis les abandonner ni l'une ni l'autre, mais en décidant de mourir, je purge leur sang de ma présence. Je suis leur mal et de ce mal je saurai les guérir. Et toi aussi, mon Dieu, je suis ton mal. Je ne puis continuer à t'offenser pendant des mois et des mois. Je ne puis envisager la possibilité de m'approcher de la Sainte Table le jour de Noël — anniversaire de ta naissance — et d'absorber ton corps et ton sang pour dissimuler une imposture. Je ne peux pas faire cela. Il vaut mieux pour toi-même que tu me perdes une fois pour toutes. Je sais ce que je fais. Je n'implore pas ta miséricorde. Je vais me damner, quel que soit le sens de ce mot. J'ai aspiré à la paix et je ne connaîtrai jamais plus la paix. Mais toi, tu auras la paix lorsque je serai hors de ton atteinte. Il sera bien inutile alors de balayer le plancher pour me retrouver ou de me chercher au milieu des montagnes. Tu pourras m'oublier, Seigneur, pour l'éternité. » Sa main se referma solidement sur le paquet qui était dans sa poche comme une promesse.
Personne ne peut monologuer longtemps seul : une seconde voix parvient toujours à se faire entendre. Tout monologue finit tôt ou tard par devenir une discussion. Ainsi, Scobie ne put-il obliger l'autre à garder le silence : elle parla du tréfonds de son corps. On eût dit que l'hostie qu'il avait enfouie là pour sa damnation se mettait à donner de la voix. « Tu prétends m'aimer et pourtant tu me fais ceci... tu me prives de toi pour toujours. Je t'ai préservé de plus de dangers que tu ne le sauras jamais. C'est moi qui ai mis en toi ce désir de paix afin que je puisse un jour satisfaire ce désir et contempler ta béatitude. Et voici que tu me repousses, que tu me places hors de ton atteinte. Quand nous nous parlons, nous ne sommes pas séparés par des lettres majuscules : je ne suis pas Vous, mais simplement toi, lorsque tu me parles ; je suis aussi humble que n'importe quel autre mendiant. Ne peux-tu t'en remettre à moi comme tu le ferais d'un chien fidèle ? Il y a deux mille ans que je te suis fidèle. Tout ce que tu as à faire est ceci : appuyer sur une sonnette ; entrer dans un confessionnal, te confesser... le repentir est déjà là, il tire sur ton cœur. Ce n'est pas le repentir qui te manque ; il te suffit d'accomplir quelques actes très simples : monter jusqu'à la hutte Nissen, et dire adieu ou, si tu dois me repousser encore, fais-le, mais que ce soit sans nouveaux mensonges. Rentre chez toi, dis adieu à ta femme et va vivre avec ta maîtresse. Si tu vis, tu me reviendras tôt ou tard. L'une d'elles souffrira, mais ne peux-tu compter sur moi pour prendre soin que la souffrance ne soit pas trop grande ? »
La voix se tut au fond de l'abîme et sa propre voix répondit sans espoir : « Non. Je n'ai pas confiance en toi. Je t'aime, mais je n'ai jamais eu confiance en toi. Si tu m'as créé, c'est toi qui as mis en moi cette conscience de mes responsabilités qui partout a pesé sur mes épaules comme un sac de briques. Je ne suis pas pour rien un officier de police responsable de l'ordre, de qui dépend que justice se fasse. Il n'y avait pas d'autre métier pour un homme de mon espèce. Je ne puis rejeter sur toi ma responsabilité. Si je le pouvais, je serais un autre homme Je ne puis faire souffrir l'une ou l'autre afin de me sauver moi-même. Je suis responsable et j'en sortirai de la seule façon qui me soit possible. La mort d'un homme malade ne leur causera qu'un bref regret... Nous sommes tous mortels. Nous sommes tous résignés à la mort ; c'est à la vie que nous n'arrivons pas à nous résigner ».
« Tant que tu vis, dit la voix, il reste l'espoir. Nulle désespérance n'est comparable à la désespérance de Dieu. Ne peux-tu continuer à vivre comme tu le fais maintenant ? » plaida la voix, baissant les prix chaque fois qu'elle se faisait entendre, comme un vendeur sur le marché. Elle protestait : « Il y a des actes pires ». « Mais non, disait Scobie, mais non. Cela est impossible. Je t'aime et je ne veux pas continuer à t'insulter sur tes propres autels. Vous voyez bien que c'est une impasse, mon Dieu, une impasse » dit-il en serrant très fort entre ses doigts le paquet qui était dans sa poche. Il se leva, tourna le dos à l'autel et sortit. Ce n'est qu'en apercevant son visage dans le rétroviseur qu'il vit que ses yeux étaient meurtris par les larmes qu'il avait retenues. Il se rendit au poste de police, chez le directeur de la Sûreté.
[...]
Dès qu'il eut entendu la porte se refermer au premier étage, il sortit la boîte à cigarettes dans laquelle il gardait ses dix doses d'Evipan. Il en mit même deux doses supplémentaires par mesure de sûreté. Avoir pris deux comprimés de trop en dix jours ne serait certainement pas considéré comme suspect. Il but ensuite une longue rasade de whisky, demeura assis sans bouger, les comprimés blancs comme des graines posés au creux de sa main. « Me voici complètement seul, songeait-il. J'ai atteint le point de gel ».
Mais il se trompait : même là solitude a une voix. Elle lui disait : « Jette ces comprimés. Tu ne pourras plus en réunir autant. Tu seras sauvé. Cesse de jouer la comédie. Monte dans ta chambre et passe une bonne nuit de sommeil. Demain matin, ton boy t'éveillera, tu prendras ta voiture et tu iras au poste de police faire ta journée de travail habituelle ». La voix s'attarda sur le mot « habituelle » comme elle se serait attardée sur le mot « heureuse » ou « paisible ».
— Non, dit tout haut Scobie. Non.
Il s'enfonça les comprimés dans la bouche, six par six, et but chaque fois pour les avaler. Puis il ouvrit son journal et écrivit à la date du 12 novembre : Suis allé voir H. R. Trouvé personne ; température à 14 heures... et laissa la ligne inachevée, comme s'il avait été saisi brusquement par l'ultime spasme douloureux. Il resta ensuite assis, tout droit, à attendre pendant un moment, qui lui parut très long, le premier signe de la mort imminente : il n'avait aucune idée de la façon dont elle lui viendrait. Il essaya de prier, mais les paroles du « Je vous salue, Marie » étaient sorties de sa mémoire et il commençait à entendre les battements de son cœur comme les coups d'une horloge qui sonne l'heure. Il s'essaya à un acte de contrition, mais lorsqu'il arriva à « Je regrette et demande pardon... », un nuage s'amassa au-dessus de la porte et se mit à flotter dans toute la pièce, de sorte que Scobie ne put se rappeler ce qu'il regrettait ni de quelle faute il demandait le pardon. Il dut se retenir à deux mains pour rester droit, mais il avait oublié la raison qui le faisait s'accrocher ainsi. Quelque part, très loin, il crut entendre les bruits de la douleur. « Un orage », dit-il tout haut, « il va y avoir un orage », car le nuage grandissait et il essaya de se lever pour fermer les fenêtres.
— Ali, appela-t-il, Ali.
Il lui sembla que, de l'autre côté de la porte, quelqu'un l'appelait et tentait d'arriver jusqu'à lui. Il fit un dernier effort pour avertir qu'il était là. Il se remit sur pied et entendit le martèlement de son cœur répondre pour lui. Il avait un message à transmettre que l'obscurité et l'orage repoussaient jusqu'à l'intérieur de sa poitrine, et sans relâche autour de la maison, autour du monde qui battait le tambour, et frappait son tympan à grands coups de marteau, quelqu'un errait, qui cherchait à entrer, quelqu'un qui appelait au secours, quelqu'un qui avait besoin de lui. Automatiquement, à l'appel à l'aide, au cri de la victime, Scobie tendit toute sa volonté pour agir. Il alla repêcher sa lucidité au fond d'un abîme immense afin de parvenir à répondre à l'appel. Il dit tout haut :
— Mon Dieu, Seigneur, bien-aimé, je...
Mais cet effort fut trop grand et il ne sentit pas le choc de son corps sur le plancher, pas plus qu'il n'entendit le cliquetis grêle de la médaille qui roula comme une petite pièce de monnaie sous la glacière... la médaille de cette sainte dont personne ne se rappelait le nom.
Graham Greene, in Le Fond du problème