En 1966, j'ai reçu une lettre provenant d'un pays communiste
et écrite par des ouvriers, qui, avides de nourriture spirituelle, écoutent les
émissions radio de l'Europe occidentale. Ils font partie du nombre toujours
croissant des déçus qui ont démasqué le communisme en tant que leurre et qui
attendent le salut de l'Occident. Derrière des portes verrouillées, ils se
groupent autour d'un transistor pour entendre la voix de l'Église. Ils pensent
que chez nous le catholicisme vit son plein épanouissement. C'est chez nous
qu'ils veulent puiser la force de vivre héroïquement. Ils font appel à notre
richesse spirituelle et ils demandent que nous leur envoyions par les ondes le
feu de l'amour.
La lettre, qu'ils m'ont fait parvenir non sans risque,
était destinée aux speakers de radio Vatican et Free Europe qui assurent les
émissions destinées à l'Europe de l'Est. C'est un document accablant concernant
la faim spirituelle de nos frères, purifiés dans la fournaise de la
persécution. Il est en même temps l'expression humiliante des illusions qu'ils
ont à notre sujet. Voici la lettre.
Chers frères,
Ces lignes sont écrites dans la grande prison athée.
Elles sont le cri de détresse de vos frères condamnés à mort. Car, dans ce
pays, l'Église est condamnée à mort. Et nous tous, qui avons faim et soif de
Dieu, nous sommes voués à périr dans le désert de l'athéisme. Le nombre de nos
prêtres diminue de plus en plus. Dans dix ou vingt ans ils auront tous disparu.
Notre jeunesse, qui grandit sans Dieu, comment pourra-t-elle jamais appartenir
au Christ ? Comment les âmes peuvent-elles vivre sans nourriture
spirituelle ? C'est à se jeter la tête contre les murs quand on voit tout
cela. Nous n'avons ni livres ni périodiques religieux à part la fallacieuse
petite feuille catholique qui fait le jeu des athées : elle donne
l'impression que ce n'est nullement une terreur raffinée mais la plus grande liberté religieuse qui règne ici.
Votre radio, que nous écoutons avidement, est la seule source qui puisse nous
donner lumière et enthousiasme. Elle peut remplacer livres, périodiques,
sermons et conversations sacerdotales. Elle peut être pour beaucoup la dernière
planche de salut. C'est pour cela qu'avec confiance nous voulons vous
communiquer ce que nous attendons de vous.
Envoyez-nous
par les ondes le feu de l'amour. Le feu qui rend courageux les découragés et
ardents les fatigués et qui nous enflamme tous. Éveillez l'inquiétude dans le
cœur des tièdes qui se laissent séduire par la tentation athée. Remplissez les
enthousiastes d'un enthousiasme encore plus grand. Restez intimement unis à
nous les emprisonnés et condamnés à mort. Vivez, priez et travaillez avec nous.
Luttez avec ténacité pour nous auprès du Christ et ne Lui laissez pas de répit,
comme nous aussi nous L'assaillons sans cesse. Que le feu, que par-dessus les
Alpes vous jetez dans nos âmes, jaillisse de l'amour et du sacrifice.
Nous vous en
supplions, ne vous conduisez pas comme de simples agents d'exécution. Soyez des
militants et mettez votre vie en jeu. Obtenez-nous par votre prière la force de
donner également notre vie. Vivez saintement et luttez tous les jours pour
votre sanctification. Faites tout ce que vous pouvez pour nous sanctifier
aussi. Car seuls des saints peuvent faire quelque chose ici. Seuls des saints
sont à même de tenir dans ces ténèbres jusqu'au dernier souffle.
Choisissez
avec soin les informations que vous nous envoyez. Donnez toujours la préférence
à ce qui peut nous donner espoir et courage. Informez-nous au sujet de faits
héroïques qui nous exhortent à l'héroïsme. Renforcez en nous la conviction, que
dans le vaste monde le catholicisme est en plein épanouissement, afin que nous
puissions puiser dans cette plénitude et trouver le courage d'être nous-mêmes
prêts au sacrifice. Réveillez en nous, par des exemples entraînants, la
conscience que nous aussi nous pouvons faire quelque chose et qu'un homme
rempli de Dieu est capable d'actes surhumains et même du martyre. Nous vous en
supplions cherchez inlassablement partout dans le monde catholique de tels
exemples. Nous sommes certains que vous les trouverez. Car dans l'Église de
Dieu l'héroïsme ne peut jamais manquer. Donnez-nous des exemples extraits des
vies de convertis, de savants, d'artistes, de jeunes chrétiens, d'ouvriers et
d'intellectuels. Des exemples de vies de saints de notre temps que nous
puissions prolonger dans notre propre vie.
Apprenez-nous
à prier. Laissez-nous admirer la chaleur et le feu de la prière moderne dans
les mots mêmes par lesquels nos contemporains chrétiens s'adressent
actuellement à Dieu. Vous sauvez celui à qui vous apprenez à prier !
Propagez inlassablement le rosaire et apprenez nous comment nous pouvons le
méditer. Pour beaucoup c'est la seule forme de prière qui soit encore
pratiquement possible. Exhortez-nous à la prière communautaire. Dans les
maisons où l'on prie ensemble, des athées ne sauraient vivre. Seule la prière
familiale peut sauver les foyers qui sont dans l'impossibilité de se rendre à
l'église, même si cela doit durer dix ans.
Ne semez pas
la haine, mais apprenez-nous à aimer le Christ et les hommes. Éveillez en nous
un amour ardent pour nos frères chrétiens et athées. C'est seulement si vous
nous apprenez à aimer nos ennemis que nous serons armés contre toutes leurs
attaques et que nous serons capables de les vaincre et de les ramener.
Persuadez-nous que Dieu existe et qu'Il nous aime.
Exigez de nous une fidélité inébranlable envers Lui et opposez-vous ouvertement
à l'indifférence religieuse, à l'ignorance, à la peur et aux préoccupations humaines.
Donnez-nous, à nous qui devons vivre dans la boue de l'athéisme, la conscience
et la fierté chrétienne. Libérez-nous des complexes d'infériorité qui nous sont
systématiquement imposés.
Ne nous en
veuillez pas de ne pas signer cette lettre. Son contenu même vous fera juger si
nous sommes des provocateurs ou des prisonniers qui risquent leur vie par amour
des âmes. Pardonnez-nous si nous sommes trop exigeants. Nous vous écrivons
aussi bien par souci de notre propre conservation que pour sauver les autres.
Nous mendions votre amour et nous vous aimons dans le Christ que nous voulons
défendre avec ténacité en nous-mêmes et dans les autres. Envoyez-nous en Son
nom le feu de l'Amour, le Feu puissant et omniprésent. Maranatha ! Viens,
Seigneur Jésus. Maranatha ! Esprit de Dieu, Feu tout-puissant,
viens !
En lisant ce grand espoir j'ai tremblé pour le jour où
apparaîtra en pleine lumière la vérité sur notre christianisme. Car tout ne va
pas bien dans l'Église. Au lieu d'adapter la prédication des vérités immuables
aux circonstances du temps, comme le voulait le pape Jean, le contenu de la
doctrine catholique est mutilé par un groupe de fanatiques. De plus en plus
souvent on entend parler d'intellectuels et même de prêtres, qui nient la
divinité du Christ ou Sa présence réelle dans l'Eucharistie, l'infaillibilité
du pape ou l'autorité formelle de l'Église dans le domaine de la morale. Selon
eux, le miracle pascal de la Résurrection pourrait bien être un conte de fée.
La prière de supplication est désapprouvée comme étant de la confiance déplacée
qui favorise l'injustice sociale. La virginité de Marie fait l'objet de
discussions, etc.
Ce sont là des symptômes d'une apostasie à l'intérieur
de l'Église. Ils ne sont pas rares ceux qui s'attaquent à la substance immuable
du dépôt de la foi, en évitant cependant une rupture ouverte avec l'Église.
Mais ils abusent de leur carte de visite catholique pour miner la foi des
humbles. Une bonne part de ce qui se fait actuellement sous le drapeau de l'aggiornamento n'est rien d'autre qu'une
tentative d'aligner les dogmes, lois, institutions et traditions de l'Église
sur l'esprit du monde. Beaucoup de ce qui se fait actuellement n'est pas une
réforme mais une déformation, une trahison du Christ et le contraire de la
conversion, qui est la condition indispensable de notre salut.
Nous portons une grande responsabilité. Nous avons
l'Évangile, les Sacrements et les avertissements de l'Église. Par une tradition
séculaire, nous connaissons mieux que d'autres la distinction entre le bien et
le mal. Plus que d'autres, nous sommes obligés de vivre une vie irréprochable,
de pratiquer la charité, la prière et le zèle apostolique. Car il peut dépendre
de nous que le nom du Christ soit béni ou maudit par des hommes et des peuples
qui ne peuvent Le connaître qu'à travers notre exemple. La parole « Vous
êtes le sel de la terre » nous concerne tous. Quand le sel perd sa saveur,
on le jette. Cela s'est déjà produit souvent et pourrait aussi nous arriver.
Malgré la rénovation, inaugurée par le Concile, je
suis profondément inquiet devant la tempête de la libre pensée qui sévit dans
le catholicisme. Et j'ai peur d'un christianisme qui adapte les exigences de
Dieu à la faiblesse humaine, alors qu'il devrait tenter de se relever chaque
jour du péché, avec un cœur contrit.
Hélas ! notre christianisme est moins éminent que
ne le croient nos frères persécutés. Si nous continuons à abuser de notre
liberté en conciliant les exigences du Christ avec l'esprit de ce monde, nous
détruirons leur dernier espoir. Comme fut détruit l'espoir de ce prêtre tchèque
que j'avais invité à passer deux mois en Europe occidentale lors du printemps
de Prague. Il est savant et pieux, il parle cinq langues et a passé douze ans
en prison. Il a visité six pays pour connaître l'Église du monde libre. Il a
beaucoup écouté, beaucoup lu et peu parlé. Mais, en regagnant sa patrie et en
guise d'adieu, il nous a jugés comme suit :
J'ai fait douze ans de prison parce que je voulais
rester fidèle à Rome. On m'a torturé parce que je ne voulais pas renier le
Pape. J'ai perdu tout pour la foi. Mais cette foi m'a donné une quiétude et une
assurance qui ont fait de ces années de bagne les plus enrichissantes de ma
vie. Vous, en Occident, vous avez perdu la quiétude en Dieu. Vous avez sapé la
foi au point qu'elle n'est plus rassurante. Dans votre liberté vous avez renié
ce pourquoi nous souffrons dans l'oppression. L'Occident m'a déçu. Plutôt que
de rester encore plus longtemps chez vous, je préfère douze nouvelles années
dans une prison communiste.
Ce jugement est sans doute trop unilatéral et trop dur
dans sa généralité, mais il doit nous faire réfléchir. Car il traduit l'opinion
d'une partie importante de l'Église qui n'est pas informée par des
commentateurs conciliaires douteux, mais qui est purifiée dans le sang et les
larmes du martyre. Et les cœurs purs voient mieux la vérité de Dieu que des
savants présomptueux...
Werenfried van Straaten, opraem,
in Où Dieu pleure