Traité sur le Loup des steppes
Réservé
aux insensés
Il était une fois un homme qui se
prénommait Harry et que l'on appelait le Loup des steppes. Il marchait sur deux
jambes, portait des vêtements comme un être humain, mais en vérité, c'était un
loup. Il avait l'érudition des personnes à l'esprit bien fait et apparaissait
comme un homme d'une assez grande intelligence. Cependant, il y avait une chose
qu'il n'avait pas apprise : c'était à se sentir content de lui-même et de
son sort. Il en était incapable ; aussi était-ce un être insatisfait. Il
existait une explication probable à cela. Au fond de son cœur, il était en
effet persuadé (ou croyait l'être) que en vérité, il n'était nullement un
homme, mais un loup venu de la steppe. Certaines personnes éclairées auraient
pu discuter de la question et chercher à déterminer s'il était effectivement un
animal. Peut-être avait-il un jour, avant sa naissance même, été ensorcelé et
transformé de loup en homme ; peut-être était-il né avec une apparence
humaine et une âme de loup des steppes qui le dominait entièrement ;
peut-être la certitude d'incarner en vérité un loup constituait-elle un simple
produit de son imagination, de sa folie. Il était possible, par exemple, que
cet homme ait été un enfant sauvage, indocile et désordonné ; que les
personnes chargées de son éducation aient cherché à détruire en lui l'animal
indompté, faisant alors naître dans son esprit la conviction qu'il était
vraiment cette bête dissimulée derrière un mince vernis de discipline et
d'humanité. Ce sujet aurait ainsi pu faire l'objet de longs et passionnants
débats et même de multiples ouvrages, mais cela n'aurait pas aidé le Loup des
steppes. En effet, il ne lui importait absolument pas de savoir s'il s'était
transformé en loup à cause d'un sortilège, des coups qu'on lui avait infligés,
ou s'il avait simplement tout inventé. Ce que les autres ou lui-même pouvaient
en penser ne revêtait aucune importance à ses yeux ; cela n'extirpait pas
le loup de son être.
Le Loup des steppes possédait donc
deux natures : il était homme et loup. Tel était son destin. Or celui-ci
n'avait sans doute rien de vraiment particulier ni de vraiment rare. Il existe,
on le sait, nombre de personnes montrant beaucoup de points communs avec le
chien ou le renard, le poisson ou le serpent, sans que cela engendre pour elles
de difficultés spécifiques. Chez ces gens, l'être humain et le renard, l'être
humain et le poisson vivent côte à côte et aucun d'eux ne fait souffrir
l'autre. Ils se soutiennent même mutuellement, et bien des hommes enviés pour
leur réussite doivent leur bonheur davantage à leur côté renard ou singe qu'à
leur côté humain. Ce phénomène est bien connu de tous. Chez Harry par contre,
les choses fonctionnaient différemment. En lui, l'être humain et le loup ne cohabitaient
pas paisiblement et s'entraidaient encore moins. Une haine fatale les opposait
indéfectiblement et chacun d'eux vivait uniquement aux dépens de l'autre.
Lorsque deux ennemis mortels s'affrontent ainsi à l'intérieur d'une même âme,
d'un même individu, l'existence entière de celui-ci s'en trouve gâchée. Enfin !
Chacun a une destinée particulière qui n'est jamais facile à assumer.
Notre Loup des steppes, lui, avait le
sentiment de vivre tantôt comme un loup, tantôt comme un homme, à l'instar de
tous les autres êtres pourvus de deux natures. Cependant, lorsqu'il était loup,
l'homme en lui se tenait sans cesse aux aguets, observant son adversaire avec
attention, le jugeant, le condamnant. Lorsque ensuite il devenait homme, le
loup faisait de même. Il arrivait par exemple que Harry eût une belle pensée,
qu'il éprouvât un sentiment délicat, noble, ou qu'il accomplît ce qu'il
convient d'appeler une bonne action. Alors, le loup en lui montrait les dents,
se mettait à rire et lui signifiait avec un mépris sanglant combien cette
affectation de vertu était ridicule, combien elle seyait mal à un animal de la
steppe, à un loup sachant parfaitement au fond de lui-même que pour être
heureux, il devait parcourir seul les grandes plaines arides et, de temps à autre,
s'abreuver de sang, courir une louve. Ainsi, aux yeux du loup, tout acte humain
était d'une dérision et d'une maladresse, d'une bêtise et d'une vanité
effrayantes. Il en allait de
même lorsque Harry se sentait et se comportait comme un loup, lorsqu'il
montrait les crocs, lorsqu'il éprouvait une haine et une hostilité absolues
envers les hommes, envers leurs attitudes et leurs mœurs hypocrites,
décadentes. En effet, l'homme en
lui se tenait à son tour aux aguets, observant le loup. Il traitait celui-ci de
brute, d'animal, et ébranlait, empoisonnait même, tout le bonheur que lui inspirait
sa seconde nature simple, saine et sauvage.
Le Loup des steppes était donc ainsi
fait, et l'on peut aisément imaginer qu'il ne menait pas une existence vraiment
agréable ni heureuse. Cependant, il ne faut nullement en conclure qu'il était
particulièrement malheureux. (bien qu'il en eût l'impression ; tout homme
considérant les souffrances qui lui sont infligées comme les pires). On ne
devrait jamais affirmer ce genre de chose sur les gens. Un homme qui ne cache
pas un loup en lui n'est pas nécessairement heureux ; par ailleurs,
l'existence la plus malheureuse a ses heures ensoleillées, ses petites fleurs
de félicité qui s'épanouissent parmi le sable et la pierre. Il en allait
justement ainsi pour le Loup des steppes. La plupart du temps, il était
indéniablement très malheureux ; il pouvait également rendre les autres
tout aussi malheureux que lui lorsqu'il les aimait et que ceux-ci l'aimaient en
retour. En effet, toutes les personnes qui s'attachaient à lui n'apercevaient
qu'un seul aspect de sa personnalité. Certaines d'entre elles chérissaient
l'homme raffiné, intelligent et singulier et se sentaient horrifiées et déçues
en découvrant tout à coup le loup. Or cela arrivait forcément car, comme
chacun, Harry désirait qu'on l'aimât de manière totale et se montrait incapable
de dissimuler le loup, de mentir sur son existence face aux êtres dont
l'affection lui importait tout particulièrement. À l'inverse, il y avait les
personnes qui aimaient le loup, son côté libre, sauvage, indomptable, dangereux
et puissant. Mais celles-ci se sentaient dépitées et attristées lorsqu'il
s'avérait tout à coup que ce loup sauvage et méchant était un homme aspirant
profondément lui aussi à la bonté et à la tendresse, désirant lui aussi écouter
Mozart, lire des vers et nourrir des idéaux humains. Ce sont précisément ces
personnes qui éprouvaient très souvent la déception et la colère la plus
extrême. Ainsi le Loup des steppes introduisait-il sa propre dualité, son
propre déchirement intérieur dans toutes les destinées étrangères qu'il
effleurait.
Celui qui prétendrait à présent
connaître le Loup des steppes et pouvoir imaginer son existence misérable se
tromperait cependant ; il est bien loin de tout savoir. Il ignore que
Harry vivait parfois des moments de bonheur inattendu (car il n'est pas de
règle sans exception, car un seul pécheur est parfois plus cher à Dieu que
quatre-vingt-dix-neuf justes). Il ignore qu'il pouvait aussi respirer, concevoir
et ressentir tantôt la présence unique et tranquille du loup, tantôt celle de
l'homme ; que parfois même, à de très rares instants, tous deux faisaient
la paix, vivaient en bonne harmonie, se fortifiant, se renforçant mutuellement
au lieu de se contenter de sommeiller pendant que l'autre était en activité.
Dans l'existence de cet homme, comme dans celle de tous les autres, ce qui
revêtait un caractère habituel, quotidien, familier et régulier semblait
parfois uniquement destiné à s'interrompre de temps à autre, l'espace de quelques
secondes, à voler en éclats et à laisser place à l'extraordinaire, au miracle,
à la grâce. Ces instants brefs et isolés de bonheur compensaient-ils,
adoucissaient-ils le pénible destin du Loup des steppes, de sorte que félicité
et souffrance finissaient par s'équilibrer ? Était-il même possible qu'un
tel bonheur, fugace mais intense, éprouvé en de rares occasions, absorbât tous
les maux et représentât une richesse supplémentaire ? Ce sont là des questions
que les oisifs peuvent méditer à loisir. Le Loup des steppes lui-même y
songeait souvent à ses moments perdus d'inactivité.
Il faut ajouter une remarque à ce
sujet : c'est qu'il existe un assez grand nombre de personnes semblables à
Harry. Beaucoup d'artistes notamment possèdent le même type de personnalité.
Ces êtres ont deux âmes, deux essences. En eux, le divin et le diabolique, le
sang maternel et paternel, l'aptitude au bonheur et au malheur coexistent ou se
mêlent de manière aussi conflictuelle et confuse que le loup et l'homme chez
Harry. Dans de rares instants de félicité, ces hommes menant une existence fort
agitée éprouvent également un sentiment d'une intensité extrême, d'une
indicible beauté. Parfois même, l'écume de ce court ravissement jaillit si
haut, elle est d'une blancheur si éblouissante au-dessus de l'océan des souffrances,
que le bonheur éclatant irradie vers les autres, les touche et les envoûte.
Ainsi naissent, telle l'écume précieuse et éphémère de la joie sur les flots de
la douleur, toutes ces œuvres d'art à travers lesquelles un individu malheureux
s'affranchit pour une heure de sa destinée, atteignant une telle hauteur que sa
félicité luit comme une étoile et semble, aux yeux de ceux qui l'aperçoivent,
refléter quelque chose d'éternel, un rêve de bonheur. En vérité tous ces
hommes, quelle que soit la nature de leurs actes et de leurs œuvres, n'ont pas
de vie à proprement parler. Celle-ci n'est pas une existence, elle n'a pas de
forme et eux-mêmes ne sont pas des héros, des artistes ou des penseurs comme
d'autres sont juges, médecins, cordonniers ou professeurs. Leur vie est
mouvement et déferlement perpétuels, douloureux ; elle est un déchirement
cruel, plein de souffrances, et paraît épouvantable, absurde si l'on ne consent
pas à reconnaître que son sens réside précisément dans les expériences, les
actes, les pensées et les œuvres rares qui resplendissent au-dessus de ce
chaos. Dans l'esprit de certains de ces hommes a germé une idée effrayante :
selon eux l'existence humaine tout entière ne serait qu'une immense erreur, un
avorton issu d'une fausse couche violente et malheureuse de notre mère à tous ;
une tentative désordonnée de la nature qui se serait soldée par un échec
épouvantable. Cependant, parmi ces mêmes personnes, une autre idée s'est
également fait jour : celle qui veut que l'homme ne soit pas un simple
animal partiellement raisonnable, mais un enfant des dieux destiné à devenir
immortel.
Chaque type d'être humain possède des
signes distinctifs, des marques caractéristiques ; chacun a ses vertus et
ses vices, ses péchés mortels. Le Loup des steppes, quant à lui, se distinguait
entre autres par le fait qu'il commençait à vivre le soir. Le matin
représentait pour lui un moment pénible de la journée qu'il craignait et qui,
pas une seule fois, ne lui fut profitable. Aucun matin ne le rendit vraiment
joyeux ; jamais, au cours des heures précédant midi, il ne fit rien de
bon, il n'eut d'idées fécondes, susceptibles d'éveiller son enthousiasme et
celui des autres. Dans l'après-midi, il commençait lentement à s'animer, à
vivre, et c'est seulement vers le soir que, certains jours propices, il
devenait productif, actif, parfois ardent et joyeux. Cette particularité
engendrait chez lui un besoin de solitude et d'indépendance. Jamais personne ne
désira plus profondément et plus passionnément être libre. Dans sa jeunesse,
alors qu'il était encore pauvre et gagnait difficilement de quoi vivre, il
préféra continuer d'avoir faim et de porter des vêtements déchirés pour pouvoir
préserver une petite parcelle de cette liberté. Jamais il ne se vendit, ni pour
de l'argent et du confort ni à des femmes ou à des puissants. Cent fois il
rejeta et refusa ce que tous considéraient comme un avantage et une chance,
afin de ne dépendre de personne. Rien ne lui semblait plus détestable et
effrayant que de devenir un employé, que de devoir respecter un emploi du temps
journalier, annuel, et obéir à d'autres. Un bureau, une étude, un service
administratif lui inspiraient autant d'horreur que la mort et rien ne pouvait
lui arriver de plus terrible en rêve que d'être enfermé dans une caserne. Il
sut se soustraire à ces conditions d'existence, souvent au prix de grands
sacrifices. Et c'était précisément là que résidaient sa force et sa vertu ;
c'était là qu'il se montrait inflexible et intègre, là que son caractère
demeurait ferme et droit. Cependant sa souffrance et son destin tragique
étaient étroitement liés à cette moralité. Il lui arriva ce qui arrive à tous :
ce que l'instinct le plus profond de son être le conduisait à rechercher et à
désirer avec une obstination extrême lui fut certes donné, mais au-delà de ce
qui convient à un être humain. Au début, ce fut comme la réalisation de son
rêve, de son bonheur ; puis cela prit la forme d'un amer destin. L'homme
de pouvoir est détruit par le pouvoir, l'homme d'argent par l'argent, l'homme
servile par la servilité, l'homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des
steppes fut-il détruit par sa liberté. Il atteignit son objectif, s'affranchit
progressivement de toute contrainte. Personne ne pouvait lui donner d'ordres ;
il n'avait pas à se conformer à la volonté de quelqu'un ; il décidait de
sa conduite de façon libre et indépendante, car tout homme fort parvient
infailliblement au but qu'un véritable instinct lui ordonne de poursuivre.
Cependant, lorsqu'il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry
s'aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. Le
monde le laissait étrangement tranquille et, de son côté, il ne se souciait
plus des gens, ni même de sa propre personne, s'asphyxiant lentement dans cette
existence solitaire, sans attaches, où l'air se raréfiait. Désormais, la
solitude et l'indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but,
elles étaient son lot, sa punition. Il avait formulé un vœu magique qu'il ne
pouvait retirer. Il ne lui servait plus à rien de tendre les bras vers les
autres avec ardeur et bonne volonté, en se montrant prêt à retisser des liens,
à retrouver la communauté ; on le laissait seul maintenant. Ce n'était pas
qu'il fût haï ou qu'il inspirât de l'antipathie. Au contraire, il avait de très
nombreux amis. Beaucoup de gens l'appréciaient, mais il ne rencontrait chez eux
que de la sympathie et de la gentillesse. On l'invitait, on lui faisait des
cadeaux, on lui écrivait des lettres aimables, mais personne ne se rapprochait
de lui ; jamais ne naissait un attachement, personne ne se montrait
désireux et capable de partager son existence. Il vivait à présent dans
l'univers des solitaires, dans une atmosphère silencieuse, dans l'éloignement
du monde environnant, dans une incapacité à se lier contre laquelle toute sa
volonté et son aspiration demeuraient impuissantes. C'était là une des
caractéristiques principales de son existence.
Mais il y en avait une autre. Il
faisait également partie des êtres suicidaires. Il faut préciser ici qu'il est
erroné d'appeler suicidaires les seules personnes qui se suppriment vraiment.
Certaines d'entre elles deviennent même suicidaires en quelque sorte par hasard
et ne portent pas nécessairement cette disposition en elles. Parmi les hommes
dépourvus de personnalité, de particularité marquée, de destin fort ;
parmi les êtres moyens, animés par des instincts grégaires, beaucoup se donnent
la mort sans pour autant appartenir au type des suicidaires par leurs traits de
caractère et leur tempérament général. À l'opposé, parmi ceux qui, par essence,
font partie des suicidaires, beaucoup, peut-être même la majorité, n'attentent
jamais véritablement à leurs jours. Le suicidaire
(et Harry en était un) n'entretient pas nécessairement un rapport très intense
avec la mort (on peut d'ailleurs avoir ce genre de rapport avec elle sans être
tenté de se supprimer). En revanche, le propre du suicidaire est de considérer,
à tort ou à raison, son moi comme un germe particulièrement dangereux, suspect,
destructeur. Il se sent en permanence extrêmement exposé et menacé, comme s'il
se tenait sur le sommet le plus étroit d'un rocher où une légère poussée
extérieure, une infime faiblesse intérieure suffirait à le faire tomber dans le
vide. Les personnes de ce genre ont une destinée caractéristique. Dans leur
cas, le suicide apparaît comme le type de mort le plus probable ; tout du
moins, c'est ce qu'ils se figurent. Cette disposition d'esprit, qui se
manifeste presque toujours dès la prime jeunesse et se prolonge tout au long de
l'existence, n'est pas conditionnée par un manque particulier de vitalité. Au
contraire, on trouve parmi les suicidaires
des natures extraordinairement tenaces, avides et même intrépides. Mais, tout
comme il existe des tempéraments sujets à la fièvre dès la moindre
indisposition, ces natures que nous appelons suicidaires, et qui sont toujours particulièrement émotives et
sensibles, tendent à s'abandonner pleinement à l'idée du suicide au moindre
bouleversement. Si nous disposions d'une science assez courageuse et responsable
pour s'intéresser à l'être humain et non aux simples mécanismes de la vie ;
si nous avions une sorte d'anthropologie, de science des caractères, ces
éléments seraient connus de tous.
Nos remarques sur les suicidaires
concernent naturellement la simple superficie des choses ; elles relèvent
de la psychologie et donc d'une partie de la physique. Du point de vue métaphysique,
le problème se présente de façon différente et bien plus claire. Sous cet angle
en effet, les suicidaires nous
apparaissent comme des êtres souffrant d'un sentiment de culpabilité né de leur
individualisation. Ce sont des âmes dont le but existentiel n'est plus
l'accomplissement et le développement, mais la dissolution, le retour à la mère
Nature, à Dieu, au Tout. Parmi ces tempéraments, beaucoup s'avèrent absolument
incapables de passer vraiment à l'acte, parce qu'ils savent au fond d'eux-mêmes
que c'est un péché. À nos yeux cependant, ils sont des suicidaires car ils
voient leur rédemption dans la mort, non dans la vie. Ils sont prêts à
s'avilir, à abandonner toute dignité, à s'anéantir pour revenir au commencement.
Mais de même que la force est
toujours susceptible de devenir faiblesse (dans certaines circonstances, elle
le devient nécessairement), le suicidaire type peut à l'inverse transformer son
apparente faiblesse en une force et un appui.
C'est ce qu'il fait assez
fréquemment, voire très fréquemment. Harry, le Loup des steppes, appartenait à
cette catégorie de personnes. À l'instar de milliers de ses semblables, il
transforma l'idée d'une mort accessible à tout instant en un jeu imaginaire
empreint de mélancolie juvénile. Il en tira par ailleurs une consolation et un
soutien. Certes, comme chez toutes les personnes de son tempérament, chaque
émotion forte, chaque souffrance, chaque situation fâcheuse éveillait en lui le
désir de s'échapper par la mort. Peu à peu cependant, il métamorphosa cette
tendance en une philosophie propice à la vie. L'idée qu'il disposait à tout
instant de cette issue de secours était tellement ancrée en lui que cela lui
donnait de la force, le rendait curieux de goûter à certaines souffrances et à
certains états d'âme douloureux. Lorsqu'il allait vraiment mal, il pouvait même
parfois se dire avec une joie féroce, une sorte de joie maligne : « Je
suis curieux de voir ce qu'un homme est capable d'endurer vraiment ! Une
fois la limite du supportable atteinte, je n'aurai qu'à ouvrir la porte et à
m'échapper ». Nombre de suicidaires puisent dans cette idée une énergie
extraordinaire.
D'un autre côté, ils ont tous une
grande habitude de la lutte contre la tentation de la mort. Chacun sait bien,
dans un recoin de son âme, que le suicide représente une issue, mais que
celle-ci n'est qu'une solution de fortune, un peu mesquine et illégitime. Au
fond, il est plus noble et beau d'être vaincu et abattu par la vie que par
soi-même. Cette certitude, cette mauvaise conscience, prend sa source là où
naissent également les scrupules dont souffrent les personnes dites onanistes
et conduit la plupart des suicidaires à livrer un combat permanent contre la
tentation qu'ils éprouvent. Ils se comportent comme le kleptomane luttant
contre son vice. Le Loup des steppes, lui aussi, connaissait bien ce genre de
combat ; il l'avait mené à l'aide des armes les plus diverses. À l'âge de
quarante-sept ans environ, il lui vint finalement une idée heureuse et non
dénuée d'humour qui le rendit désormais souvent joyeux. Il décida qu'au jour de
son cinquantième anniversaire, il s'autoriserait le suicide. D'après le pacte
qu'il conclut avec lui-même, il devait alors avoir la liberté d'utiliser ou non
l'issue de secours, suivant l'humeur du moment. Quoi qu'il lui arrivât
désormais : qu'il fût malade, qu'il tombât dans la misère, qu'il endurât
souffrance et amertume, cela n'avait plus d'importance. Tout était temporaire,
ne pouvait durer au maximum qu'un nombre limité et sans cesse plus réduit
d'années, de mois, de jours. Et de fait, il supportait désormais bien plus
facilement de multiples désagréments qui l'auraient autrefois tourmenté plus
profondément et plus durablement ; qui l'auraient peut-être même
entièrement ébranlé. Lorsque, pour une raison quelconque, il lui arrivait de se
sentir particulièrement mal ; lorsque des peines ou des pertes nouvelles
venaient s'ajouter à la désolation, à la solitude et à la déchéance de son
existence, il pouvait déclarer : « Attendez un peu ; encore deux
ans et je serai maître de vous ! » Puis il s'abandonnait avec délice
à la vision de son cinquantième anniversaire. Les lettres et les télégrammes de
félicitations arriveraient le matin alors que, sûr de son coup de rasoir, il
prendrait congé de toutes ses souffrances et fermerait la porte derrière lui.
La goutte qui rongeait ses os, la mélancolie, les migraines et les maux
d'estomac sauraient à quoi s'en tenir.
Il me reste encore à expliquer le cas
particulier que représentait le Loup des steppes, notamment en ce qui
concernait ses rapports singuliers avec la bourgeoisie. Je ramènerai pour cela
ces phénomènes aux lois fondamentales qui les régissaient. Prenons comme point
de départ le rapport aux valeurs bourgeoises
que je viens d'évoquer, puisque l'exemple s'offre à nous spontanément !
Conformément à sa conception des
choses, le Loup des steppes vivait totalement en dehors du monde bourgeois. Il
n'avait en effet ni vie familiale ni ambition sociale. Il se sentait
profondément différent des autres. Il se voyait parfois comme un original et un
ermite maladif ; parfois aussi comme un individu doué de facultés
supérieures à la normale, géniales, s'élevant au-dessus des normes mesquines de
la vie ordinaire. Il méprisait sciemment le bourgeois et se sentait fier de ne
pas en être un. Cependant, il menait une existence profondément bourgeoise par
bien des aspects. Il avait de l'argent à la banque et soutenait financièrement
des parents dans le besoin. Il était vêtu sans recherche mais de façon aussi
convenable que discrète, et cherchait à vivre en bonne entente avec la police,
le fisc et autres autorités de ce genre. Par ailleurs, une nostalgie puissante,
secrète, l'attirait en permanence vers le petit monde bourgeois, vers les
demeures familiales paisibles, respectables, avec leurs petits jardinets
entretenus, leurs escaliers reluisants et leur atmosphère foncièrement modeste
d'ordre et de bienséance. Il aimait à avoir ses petits vices, ses petites
extravagances, à se sentir comme un original ou un génie échappant aux
conventions. Cependant, il ne se trouvait pour ainsi dire jamais dans les
contrées de la vie où ces valeurs ont totalement disparu. Il n'était chez lui
ni dans le milieu des hommes violents ou marginaux ni dans celui des êtres
criminels ou déchus de leurs droits. Il continuait de demeurer dans la province
des bourgeois, à entretenir un lien avec les habitudes, les normes et
l'atmosphère de celle-ci, même si c'était sur le mode de l'opposition et de la
révolte. En outre, il avait reçu une éducation marquée par les valeurs du
milieu petit-bourgeois dans lequel il avait grandi et en avait hérité une foule
de conceptions et des modèles de pensée. En théorie, il n'avait pas la moindre
objection contre la prostitution, mais il aurait été personnellement incapable
de prendre une fille de joie au sérieux, de la considérer vraiment comme son
égale. Il pouvait aimer comme son frère le criminel politique, le
révolutionnaire, l'homme séduisant les foules par ses idées, celui qui était
banni par l'État et la société, mais il n'aurait su réagir face à un voleur, un
cambrioleur, un sadique qu'en plaignant celui-ci sur un ton assez bourgeois.
De sorte qu'une moitié de son être et
de ses actes reconnaissait et approuvait sans cesse ce que l'autre moitié
combattait et niait. Il avait grandi dans une maison de la bourgeoisie cultivée
où régnaient un ordre et des usages stricts. Ainsi, une partie de son âme
était-elle toujours restée attachée aux règles de ce milieu, alors même qu'il
s'était depuis longtemps individualisé à un degré dépassant l'acceptable pour
celui-ci et qu'il s'était libéré des idées animant son idéal et sa foi.
La bourgeoisie, en tant que mode d'être constant d'une partie de
l'humanité, n'est rien d'autre qu'une tentative de trouver une stabilité, une
aspiration à atteindre un point d'équilibre entre les attitudes extrêmes et les
oppositions innombrables qui caractérisent le comportement des hommes.
Choisissons n'importe laquelle de ces oppositions ; par exemple,
l'opposition entre le saint et le débauché ; cela rendra immédiatement
intelligible l'image que nous venons d'employer. L'homme a la possibilité de se
consacrer entièrement au spirituel, à une tentative de rapprochement avec le
divin, à l'idéal du saint. À l'inverse, il peut aussi s'abandonner pleinement à
ses instincts, aux exigences de ses sens et tendre tout entier vers la
satisfaction de plaisirs immédiats. La première voie mène à la sainteté, au
martyre de l'esprit, au renoncement à soi qui permet d'accéder à Dieu. L'autre
voie conduit à la débauche, au martyre des sens, au renoncement à soi qui
débouche sur la mort et la décomposition. Le bourgeois tente, pour sa part, de
trouver une voie moyenne, modérée, entre ces deux possibilités. Jamais il ne
renoncera à lui-même, il ne s'abandonnera à l'ivresse ou à l'ascèse ;
jamais il ne sera un martyr ; jamais il ne consentira à son
anéantissement. Bien au contraire. Son idéal n'est en effet aucunement le
sacrifice, mais la préservation de sa personne. Il n'aspire ni à la sainteté ni
à son opposé, et ne supporte pas l'absolu. Certes, il désire être au service de
Dieu, mais aussi de ce qui est source de plaisir. Il veut bien être vertueux,
mais aussi passer un peu de bon temps sur cette terre. En résumé, il essaie de
trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine
où n'éclatent ni tempêtes ni orages violents. Et il y parvient, même s'il
renonce pour cela à l'intensité existentielle et affective que procure une vie
axée sur l'absolu et l'extrême. On ne peut vivre intensément qu'aux dépens de
soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n'est plus précieux que le moi (un moi
dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il
sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la
passion du divin au profit d'une parfaite tranquillité morale ; rejette le
désir au profit d'un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du
confort ; une ardeur fatale au profit d'une température agréable. Le
bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité,
angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner.
Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré,
la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle.
Il est clair que des personnes aussi
faibles et anxieuses ne peuvent se maintenir longtemps en vie, même si elles
sont encore fortement représentées. Leurs particularités les rendent incapables
de jouer un autre rôle que celui du troupeau de brebis égaré parmi des loups
vagabondant en toute liberté. Cependant, dans les périodes où des natures très
fortes détiennent le pouvoir, nous constatons que les bourgeois sont certes les
premiers à être éliminés, mais qu'ils ne disparaissent jamais complètement ;
ils semblent même parfois être les véritables maîtres du monde. Comment cela
est-il possible ? Ni leur nombre, ni leur vertu, ni leur bon sens, ni leur
instinct d'organisation ne sont assez grands pour les sauver de leur perte. Par
ailleurs, aucune médecine au monde ne peut maintenir en vie des personnes dont
la force vitale est aussi faible dès le départ. Or malgré cela, la bourgeoisie
existe, se montre puissante et prospère. Pourquoi ?
La réponse est la suivante :
c'est à cause des Loups des steppes. En effet, la force vitale de la
bourgeoisie ne repose aucunement sur les particularités de ses membres normaux,
mais sur celles des outsiders extraordinairement nombreux qu'elle est capable d'englober,
grâce à l'imprécision et à l'élasticité de ses idéaux. On trouve toujours parmi
les bourgeois une foule importante de natures fortes et indomptées. Harry,
notre Loup des steppes, en était un exemple caractéristique. Il s'était
développé en tant qu'individu à un degré dépassant de loin les possibilités du
bourgeois. Il connaissait le plaisir profond de la méditation, tout comme les
joies sombres de la haine d'autrui et de soi-même. Il méprisait la loi, la
vertu et le bon sens. Et pourtant, il demeurait prisonnier de la bourgeoisie,
incapable de lui échapper. Ainsi de vastes couches d'humanité
s'accumulent-elles autour de la véritable masse que forme la bourgeoisie
authentique ; des milliers d'existences et d'intelligences qui se situent
au-delà du niveau d'évolution bourgeois et qui auraient normalement pour
vocation de se consacrer à l'absolu. Chacun de ces êtres reste attaché par des
sentiments infantiles au monde bourgeois ; se voit contaminé partiellement
par sa mollesse ; s'obstine d'une certaine manière à vivre parmi ses
membres ; continue d'une certaine manière à être l'esclave, l'obligé, le
serviteur de ceux-ci. Car c'est l'inverse du principe des Grands Hommes qui
prévaut aux yeux de la bourgeoisie : celui qui n'est pas contre elle est
pour elle !
Si l'on examine l'âme du Loup des
steppes à la lumière de ce qui vient d'être dit, celui-ci apparaît comme un
homme qui, par son haut degré d'individualisation, n'était aucunement destiné à
faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se
retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu'il
avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une
sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l'aurait fait
pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l'astre massif et
maternel de la bourgeoisie. Telle était sa situation dans le monde ; tel
était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des
artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus
forts d'entre eux s'élèvent au-dessus de l'atmosphère qui enveloppe le sol
bourgeois et atteignent l'espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font
des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et
renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort
de l'approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences
n'ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout
de même une adversité et une infortune considérables, dans l'enfer desquelles
leurs talents s'épanouissent et deviennent féconds. Seules les rares personnes
qui s'arrachent à l'emprise bourgeoise trouvent le chemin de l'absolu et ont
une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant
aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la
bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire,
mais souverain : l'humour. Les Loups des steppes comptent parmi ces êtres
inquiets qui éprouvent en permanence des souffrances terribles et ne possèdent
pas l'énergie nécessaire pour accéder à la dimension tragique, pour pénétrer la
sphère étoilée. Ils se sentent voués à l'absolu sans se montrer pour autant
capables de vivre selon ses principes. Néanmoins, une fois que la douleur a
fortifié et assoupli leur esprit, ils voient s'ouvrir devant eux une issue
conduisant à la réconciliation : celle de l'humour. D'une certaine
manière, celui-ci demeure toujours bourgeois, bien que le véritable bourgeois
se montre inapte à le comprendre. Dans la sphère imaginaire qu'il représente,
l'idéal compliqué, contradictoire de tous les Loups des steppes se trouve
réalisé. Ici, il devient possible d'approuver le saint et le débauché, de
ramener les pôles opposés l'un vers l'autre jusqu'à ce qu'ils se rejoignent et
même d'inclure le bourgeois dans cette approbation. L'homme habité par la
passion du divin est en effet tout à fait capable d'approuver le criminel et
inversement. Cependant, il est impossible à ces deux types de personnes, tout
comme à l'ensemble des êtres vivant dans l'absolu, d'accepter de surcroît la
médiocrité neutre, tempérée de la bourgeoisie. Il reste alors l'humour, cette
invention magnifique des hommes qui ont été entravés dans la quête du sublime à
laquelle ils étaient voués, qui n'atteignent pas tout à fait à la dimension
tragique et sont profondément malheureux malgré leurs dons exceptionnels. Seul
l'humour (peut-être l'invention la plus spécifique et la plus géniale de
l'humanité) accomplit l'impossible. Le rayonnement que renvoient ses prismes
enveloppe et réunit toutes les parties de l'être humain. Vivre dans le monde
comme s'il ne s'agissait pas de celui d'ici-bas ; respecter la loi tout en
étant au-dessus d'elle ; posséder, mais faire comme si on ne possédait pas ;
renoncer, mais faire comme si on ne renonçait pas : voilà toutes les
exigences estimées et souvent citées d'une haute sagesse de l'existence que
seul l'humour est en mesure de satisfaire.
Si le Loup des steppes, qui ne manque
pas de dons et de prédispositions pour cela, réussissait à porter à ébullition
et à distiller ce breuvage magique dans le chaos étouffant de son existence
infernale, il serait sauvé. Il lui reste encore beaucoup de lacunes, mais la
possibilité, l'espoir qu'il y parvienne demeurent. Quiconque l'aime, éprouve de
l'intérêt à son égard doit lui souhaiter ce salut. Certes, il resterait alors
pour toujours attaché à la bourgeoisie, mais ses souffrances seraient
supportables, deviendraient fécondes. Son rapport au monde bourgeois alternant
entre l'humour et la haine perdrait tout caractère sentimental et son assujettissement
cesserait de le rendre honteux et de le torturer continuellement.
Pour parvenir à cela ou pour pouvoir
finalement oser le saut dans l'univers, ce Loup des steppes devrait
nécessairement être confronté à lui-même, pénétrer les profondeurs du chaos qui
règne dans son âme et prendre pleinement conscience de son être. Alors, le
caractère irréversible de son existence douteuse lui apparaîtrait clairement,
de sorte qu'il lui deviendrait impossible de continuer d'échapper à l'enfer de
ses instincts en se réfugiant d'abord dans des réflexions consolatrices d'ordre
philosophico-sentimental, puis à nouveau dans l'ivresse aveugle du loup qui est
en lui. L'homme et le loup seraient contraints de se reconnaître mutuellement,
sans faux-semblants, de se regarder droit dans les yeux. Cela pourrait aboutir
à un éclatement et à une séparation qui signifieraient la disparition du Loup
des steppes, ou bien à la conclusion d'un mariage de raison sous les auspices
d'un humour clairvoyant.
Il est probable que Harry se retrouve
un jour confronté à cette dernière possibilité ; probable qu'il apprenne
un jour à se connaître, soit parce que l'un de nos petits miroirs lui tombe
sous la main, soit parce qu'il rencontre les Immortels, ou parce qu'il trouve
dans l'un de nos théâtres magiques ce dont il avait besoin pour libérer son âme
déchue. Des milliers d'occasions peuvent s'offrir à lui. Son destin les attire
irrésistiblement car tous les marginaux de la bourgeoisie vivent dans la sphère
de ces opportunités merveilleuses. Un rien suffit, et c'est l'éclair !
Le Loup des steppes a parfaitement
conscience de cela, même s'il ne lui arrive jamais d'apercevoir concrètement
cet aspect de sa vie intérieure. Il devine quelle est sa place dans l'édifice
universel ; il devine et connaît même déjà l'existence des Immortels ;
il devine et craint la possibilité d'une confrontation avec lui-même. Il
connaît également l'existence de ce miroir dans lequel il aurait tellement
besoin de regarder, dans lequel il a une peur panique de se voir.
Pour conclure notre étude, il nous
reste à dissiper une dernière fiction, une illusion fondamentale. Toute explication, toute psychologie, toute
tentative de compréhension nécessite en effet le recours à des expédients, à
des théories, des mythologies, des supercheries. Or un auteur digne de ce nom
ne devrait pas négliger d'éclaircir autant que possible ces mensonges à la fin
d'une description. Lorsque je dis : en
haut ou en bas, j'affirme déjà
une chose qui doit être expliquée car le haut et le bas existent uniquement
dans la pensée, uniquement dans le domaine de l'abstraction. Le monde ne
connaît ni le haut ni le bas.
Pour le dire brièvement, le Loup des steppes représente lui aussi
une fiction. Harry a le sentiment d'être un homme-loup ; il se croit fait
de deux êtres hostiles et opposés l'un à l'autre. Mais il ne s'agit là que
d'une pure mythologie simplificatrice. Harry n'a rien d'un homme-loup. En
prenant apparemment pour argent comptant ce mensonge qu'il a lui-même inventé
et auquel il croit ; en tentant effectivement de le considérer et de le
présenter comme un être double, comme un Loup des steppes, nous avons tiré
profit d'une illusion dans l'espoir d'être plus aisément compris. Mais nous
nous devons à présent de rétablir la vérité.
L'idée d'une dichotomie entre le loup
et l'homme, entre les instincts et l'esprit, dont Harry se sert pour essayer de
mieux saisir son destin, constitue une simplification très grossière. C'est une
manière de déformer brutalement la réalité en faveur d'une explication
plausible, mais erronée, des contradictions qui habitent cet homme et qui lui
semblent être à la source de ses grandes souffrances. Harry trouve en lui un homme, c'est-à-dire un monde habité par
des pensées, des sentiments, une culture, une nature domptée et sublimée. Mais
il trouve également un loup,
c'est-à-dire un monde obscur, habité par les instincts, la sauvagerie, la
cruauté ; une nature brute qui n'a rien de sublimé. Cette division de son
être en deux sphères hostiles l'une à l'autre semble parfaitement claire ;
cependant, il lui est parfois arrivé de voir le loup et l'homme s'entendre l'espace
d'un court moment, d'une minute de bonheur. Si Harry voulait essayer de repérer
quel rôle joue l'homme et quel rôle joue le loup à chaque instant de son
existence, dans chacun de ses gestes, dans chacun de ses sentiments, il se trouverait
vite embarrassé et sa belle théorie de l'homme-loup volerait en éclats. En
effet, aucun être humain, pas même le nègre primitif, pas même l'idiot, ne
possède une nature si agréablement simple qu'on puisse uniquement la présenter
comme la somme de deux ou trois éléments principaux. Expliquer une personnalité
aussi contrastée que celle de Harry en la divisant de façon naïve en loup et en
homme représente une tentative désespérément candide. Harry ne se compose pas
de deux êtres, mais de cent, de mille. Son existence n'oscille pas (à l'instar
de celle de tout homme) entre deux pôles uniques, entre les instincts et
l'esprit ou entre la sainteté et la débauche ; elle oscille entre des
milliers, d'innombrables séries d'oppositions.
Nous ne devons pas nous étonner de
voir un être aussi instruit et intelligent que Harry se prendre pour un Loup des steppes, croire qu'il peut réduire
la structure riche et complexe de son existence à une formule aussi simple,
aussi brutale, aussi primitive. L'être humain ne dispose pas d'une grande
capacité de penser ; même le plus intellectuel et le plus cultivé des
hommes voit le monde et sa propre personne à travers un prisme de formules très
naïves, simplificatrices, qui travestissent la réalité. Oui, c'est avant tout
sa propre personne qu'il perçoit ainsi car tous les hommes ont, semble-t-il, un
besoin inné et impérieux de concevoir leur moi comme une unité. Cette illusion a
beau être ébranlée fréquemment et profondément, elle ne cesse de se reformer et
de se raffermir. Le juge qui est assis en face de l'assassin et le regarde dans
les yeux peut, l'espace d'un instant, entendre parler le meurtrier avec sa propre
voix (celle du juge) et retrouver en son for intérieur toutes les émotions, les
facultés, les potentialités de celui-ci. Néanmoins, dès l'instant suivant, il a
recouvré son unité, sa fonction de juge. Il réintègre rapidement l'enveloppe de
son moi imaginaire, accomplit son devoir et condamne à mort le meurtrier.
Parfois aussi, des âmes particulièrement douées et délicates voient poindre en
elles l'intuition de leur caractère multiple ; parfois, comme c'est le cas
pour tous les génies, elles brisent l'illusion d'une unité de la personnalité
et découvrent en elles de multiples facettes, un agrégat de moi différents. Il
leur suffit alors de proclamer cela pour qu'immédiatement la majorité les
enferme, appelle la science à l'aide, constate que ces malheureux sont atteints
de schizophrénie et évite ainsi à l'humanité de devoir entendre la voix de la
vérité qui sort de leur bouche. Mais à quoi bon en parler ; à quoi bon exprimer
des choses que tout être pensant considère comme évidentes, même s'il n'est pas
d'usage de les dire tout haut ? Ainsi, lorsqu'un homme va jusqu'à conférer
au moi une dimension supplémentaire en le faisant passer d'une unité illusoire
à la dualité, il se rapproche déjà du génie, il constitue en tout cas une
exception rare et intéressante. En vérité, il n'est pas de moi, même le plus
naïf, qui soit un. Celui-ci représente un monde extrêmement multiple, un petit
ciel étoilé, un ensemble chaotique de formes, de degrés d'évolution et d'états,
d'hérédités et de potentialités. Le fait que tout individu s'applique à considérer
ce chaos comme une unité et à parler de son moi comme s'il s'agissait d'un
phénomène simple, structuré, clairement délimité ; le fait que cette
illusion s'installe aisément chez chacun (même chez les êtres les plus évolués)
semble constituer une nécessité, un besoin aussi vital que celui de respirer ou
de manger.
L'illusion est fondée sur une simple
analogie. En tant que corps, chaque homme est un ; en tant qu'âme, il ne
l'est jamais. La littérature, même la plus raffinée, utilise de manière
traditionnelle des personnages qui forment apparemment un tout, qui montrent
apparemment une cohérence. Parmi les œuvres produites jusqu'à aujourd'hui, les
spécialistes, les connaisseurs apprécient surtout le drame. Ils ont raison car
ce genre permet (ou permettrait) de représenter au mieux le moi en tant
qu'instance multiple. Mais cela est contredit par les apparences grossières qui
font naître l'illusion d'une harmonie intérieure des personnages, chacun d'eux
habitant un corps nécessairement unique, unifié, parfaitement circonscrit.
Voilà pourquoi l'esthétique naïve prise par-dessus tout le théâtre
psychologique, où tout personnage se présente comme une unité parfaitement
reconnaissable et individualisée. Quelques-uns voient émerger, au loin tout
d'abord, l'intuition qu'il pourrait s'agir là d'une esthétique superficielle,
sans véritable valeur ; que nous nous trompons en appliquant à nos grands
dramaturges les conceptions du Beau héritées de l'Antiquité. En effet, bien
qu'admirables, celles-ci ne nous sont pas naturelles ; nous les avons
simplement adoptées parce qu'elles nous ont été serinées. C'est l'Antiquité
qui, en se référant systématiquement au corps visible, a inventé la fiction du
moi, de l'individu. Dans les œuvres de l'Inde ancienne, cette notion est
totalement inconnue. Les héros des épopées ne sont pas des personnes ; ils
représentent un enchevêtrement d'êtres, des incarnations successives. Dans
notre monde moderne, il existe également des œuvres qui tentent, presque à
l'insu des auteurs eux-mêmes, de représenter les multiples aspects de l'âme
derrière le voile du jeu des personnages et des caractères. Pour reconnaître ce
phénomène, il faut se résoudre à considérer les personnages de ces œuvres non
comme des individus, mais comme les parties, les facettes, les différentes
formes d'une unité supérieure (par exemple, de l'âme de l'écrivain). Lorsqu'on
examine Faust de cette manière, Faust, Méphisto, Wagner et tous les
autres apparaissent comme les éléments d'un tout, comme une seule et même
personne appartenant à un ordre supérieur. Or c'est uniquement au sein de cette
unité suprême et non dans chaque personnage pris individuellement que se
dessine la véritable essence de l'Être. En déclarant : « Deux âmes,
hélas, habitent ma poitrine », ces mots devenus célèbres parmi les maîtres
d'école et inspirant aux philistins un frisson d'admiration, Faust oublie
Méphisto ainsi qu'une foule d'autres âmes qui habitent, elles aussi, sa
poitrine. Même notre Loup des steppes croit renfermer en lui deux âmes (le loup
et l'homme) et en ressent déjà une forte gêne dans la poitrine ! La
poitrine, le corps sont effectivement uns, mais les âmes qui les habitent ne
sont pas deux ou cinq, elles sont innombrables. L'être humain ressemble à un
bulbe formé de centaines de membranes superposées, à un tissu fait de multiples
fils. Les anciens peuples d'Asie avaient perçu cela, ils le savaient même
parfaitement. Le yoga bouddhiste a par exemple inventé une technique précise
pour démasquer l'illusion de la personnalité unique. Le jeu de l'humanité est
amusant et varié : mille ans durant, l'Inde s'est acharnée à défaire une
illusion que l'Occident s'est efforcé à son tour de soutenir et de renforcer.
Si l'on examine le Loup des steppes
de ce point de vue, on comprend clairement pourquoi il souffre tant de sa
dualité dérisoire. À l'instar de Faust, il croit que deux âmes sont trop pour
une seule poitrine et qu'elles risquent à coup sûr de la déchirer. Or c'est le
contraire ; elles sont en nombre bien trop réduit et Harry brusque
terriblement sa pauvre âme en tentant de la saisir de manière aussi primitive.
Malgré son haut degré de culture, Harry se comporte comme un sauvage qui ne
sait pas compter au-delà de deux. Il désigne une partie de lui-même par le nom
d'homme ; l'autre partie par celui de loup, et croit avoir ainsi réglé le
problème, avoir donné une définition exhaustive de sa personne. Il fait entrer
sous le nom d'homme tout ce qui en
lui appartient à l'ordre du spirituel, du sublime ou encore du culturel, et
range sous le nom de loup tout ce qui
est animal, sauvage et chaotique. Dans la vie cependant, rien n'est aussi
simple que dans nos pensées, aussi sommaire que dans notre pauvre langage
d'idiots. Harry se leurre doublement en disséquant sa personne de manière aussi
primitive. Il pense, c'est à craindre, que des régions entières de son âme
ressortissent à l'homme, bien qu'elles soient loin d'être humaines. De même, il
considère que certaines parties de sa personne ressortissent au loup, alors
qu'elles ont depuis longtemps dépassé le stade d'évolution de celui-ci.
À l'instar de tous les êtres humains,
Harry croit savoir ce qu'est l'homme, mais, en réalité, il l'ignore totalement,
même s'il lui arrive souvent d'en avoir l'intuition lorsqu'il rêve ou qu'il est
plongé dans des états de conscience difficiles à contrôler. Il serait pourtant
tellement souhaitable qu'il n'oublie pas ces pressentiments, qu'il se familiarise
davantage avec eux ! En effet, l'homme n'est pas une création stable et
durable (comme l'affirmait l'idéal de l'Antiquité, malgré les visions
contraires de ses sages). Il représente plutôt une tentative et une transition ;
il n'est rien d'autre qu'une passerelle étroite, périlleuse, entre la nature et
l'esprit. Sa destinée la plus profonde le mène vers le monde spirituel, vers
Dieu ; sa nostalgie la plus ardente l'incite à retourner vers la nature,
vers notre mère commune. Tels sont les deux pouvoirs entre lesquels son
existence angoissée et tremblante se trouve ballottée. Ce que les gens
entendent par la notion d'être humain
se réduit toujours à une convention bourgeoise précaire. Celle-ci rejette et
réprouve certains instincts extrêmement brutaux ; elle réclame une part de
conscience, de civilité et de désanimalisation ;
enfin, elle ne se contente pas d'autoriser un soupçon d'esprit, elle l'exige.
L'homme défini selon cette convention
représente, comme tout idéal bourgeois, un compromis. C'est une entreprise
timide, naïvement rusée, qui vise à empêcher aussi bien notre mère à tous :
la nature mauvaise, que notre père à tous : l'esprit ennuyeux, de faire
valoir leurs fortes exigences. Elle permet ainsi de vivre entre les deux, dans
un espace intermédiaire où règne une atmosphère tiède. Voilà pourquoi le
bourgeois accepte et tolère ce qu'il appelle la personnalité, tout en livrant celle-ci au Moloch que représente l'État et en se servant constamment de
l'un pour lutter contre l'autre. Voilà pourquoi aussi le bourgeois brûle
aujourd'hui un hérétique ou pend un criminel auquel il élèvera demain des
statues.
Le Loup des steppes pressent
également que l'homme n'est pas une
création achevée, qu'il est une revendication de l'esprit, une possibilité
lointaine, autant désirée que crainte. Il devine que ce sont précisément ces
individus rares, auxquels on dresse un jour l'échafaud et le lendemain un
monument, qui parcourent le chemin menant vers cette possibilité. Néanmoins, il
n'ignore pas non plus que ceux-ci avancent sur une toute petite distance
seulement, au prix de terribles tourments mais aussi d'extases. Quant à ce
qu'il appelle l'homme en lui, par
opposition au loup, il correspond
pour une grande part à l'homme
médiocre défini par les conventions bourgeoises. Harry sent parfaitement où est
la voie qui mène à l'homme véritable ; la voie qui mène aux Immortels. Il
lui arrive de temps en temps de la suivre avec hésitation l'espace d'un court
moment et de payer cet acte par des souffrances extrêmes, par un isolement
douloureux. Cependant, au tréfonds de son âme, il craint de souscrire et
d'aspirer à la réalisation de cette exigence suprême, à ce véritable
épanouissement de l'homme que recherche l'esprit ; il craint d'emprunter
l'étroit chemin isolé qui permet d'atteindre l'immortalité. Il le sent
clairement : cela le conduirait à des douleurs plus grandes encore, au
bannissement, à un ultime renoncement, peut-être à l'échafaud. Même si au bout,
l'immortalité l'attend en récompense, il n'est pas disposé à endurer toutes ces
épreuves, à passer par toutes ces agonies. Il a une conscience plus claire que
les bourgeois du but que représente l'épanouissement de l'homme ;
pourtant, il ferme les yeux. Il refuse de voir que le fait de rester
désespérément accroché à son moi, de rejeter désespérément la mort conduit
inévitablement à une agonie éternelle, alors que savoir faire face à la mort,
se dépouiller de tout, s'abandonner au changement conduit à l'immortalité. Il
vénère également certains Immortels plus que d'autres : Mozart, par
exemple. Mais au bout du compte, il pose toujours sur celui-ci un regard
bourgeois et se montre enclin, tel un maître d'école, à attribuer sa perfection
exclusivement à son génie de la musique. Il ne s'aperçoit pas qu'elle est le
résultat de la grandeur de son dévouement et de son acceptation de la douleur ;
qu'elle découle de son indifférence aux idéaux bourgeois, de son aptitude à endurer
cette solitude extrême qui réduit l'atmosphère enveloppant l'être souffrant,
l'homme en devenir, à un espace vide et glacé : la solitude du Jardin de
Gethsémani.
Toutefois notre Loup des steppes a au
moins découvert en lui la dualité faustienne. Il a compris que l'unité de son
corps n'impliquait pas forcément celle de son âme ; qu'il avait tout au
plus commencé le voyage, le long pèlerinage vers l'harmonie idéale. Il voudrait
vaincre le loup en lui pour devenir pleinement homme, ou renoncer à être homme
pour poursuivre au mieux en tant que loup une existence équilibrée, sans
déchirements. Peut-être n'a-t-il jamais observé avec attention un véritable
loup. Il aurait alors probablement constaté que les animaux, eux aussi, ont une
âme dépourvue d'unité. Chez eux aussi, la belle forme lisse du corps dissimule
une multiplicité d'aspirations et d'humeurs ; le loup, lui aussi, cache
des abîmes ; le loup, lui aussi, éprouve des souffrances. Ainsi, il est
clair qu'en aspirant au retour à la
nature, l'homme fait toujours fausse route, il s'engage dans une voie
douloureuse et désespérée. Harry ne pourra jamais redevenir un loup à part
entière. S'il le redevenait effectivement, il verrait que le loup n'a rien de
simple et de primitif, qu'il est plutôt extrêmement multiple et complexe. Il
possède deux âmes ou plus et celui qui aspire à être un loup commet le même
oubli que l'homme chantant : « Oh ! Quel bonheur d'être encore
un enfant ! » Cet homme sympathique mais sentimental, entonnant la chanson
de l'enfant bienheureux, souhaiterait lui aussi un retour à la nature, à
l'innocence, aux origines. Or il oublie totalement que les enfants ne
connaissent nullement la félicité, qu'ils sont susceptibles d'éprouver bien des
conflits, bien des contradictions, toutes les formes de souffrances.
Aucun chemin ne permet de revenir en
arrière, d'être de nouveau loup ou enfant. Au commencement, il n'y avait ni
innocence ni ingénuité. Tout ce qui fait partie de la Création, même l'être le
plus simple, porte en son sein la culpabilité, la multiplicité ; se trouve
plongé dans le flot impur du devenir et ne peut jamais, jamais remonter le courant.
Pour retrouver l'innocence, le stade précédant la Création, Dieu, il ne faut
pas revenir en arrière, mais aller de l'avant ; il ne faut pas redevenir
loup ou enfant, mais s'enfoncer toujours plus loin dans la faute, toujours plus
profond dans la métamorphose par laquelle l'homme devient un être humain. Même
le suicide ne t'aidera pas vraiment, pauvre Loup des steppes. Tu devras malgré
tout parcourir le long, le pénible et difficile chemin de la transformation qui
fera de toi un être humain ; tu devras encore souvent enrichir ta dualité,
rendre beaucoup plus complexe ta complexité. Au lieu de rétrécir ton univers,
de simplifier ton esprit, tu devras accueillir dans ton âme douloureusement
élargie une part toujours plus grande du monde et finalement le monde entier,
pour pouvoir un jour peut-être accéder au stade ultime, au repos. C'est la voie
que Bouddha, que tous les grands hommes ont suivie. Le premier l'a fait
consciemment, les autres inconsciemment, aussi longtemps que cette entreprise
aventureuse leur réussissait. Toute naissance signifie une séparation entre
l'être et le Tout, une délimitation, un éloignement de Dieu, un renouvellement
plein de souffrances. Le retour au Tout, l'arrêt de l'avènement douloureux de
l'individu, la fusion avec Dieu, signifie une expansion de l'âme si importante
que celle-ci est à nouveau capable d'embrasser l'univers.
Il n'est nullement question ici des
hommes tels que les connaissent l'école, l'économie politique, la statistique ;
de ces hommes qui courent les rues à des millions d'exemplaires et qui ne
comptent pas plus que des grains de sable sur le rivage, que des éclaboussures
d'écume. Il pourrait y en avoir quelques millions de plus ou de moins, cela
n'aurait aucune importance ; ces hommes représentent un matériau, pas
davantage. Non, nous parlons ici de l'homme au sens élevé du terme, du but vers
lequel tend la longue naissance de l'être humain, de l'homme souverain, des
Immortels. Le génie n'est pas aussi rare que nous le croyons souvent, même s'il
n'est pas non plus aussi fréquent que l'affirment l'histoire littéraire et
universelle, ou encore les journaux. Il nous semble que Harry, le Loup des
steppes, aurait assez de génie pour se lancer dans l'aventure et tenter de
devenir un être humain à part entière, au lieu de chercher une échappatoire à
chaque difficulté en invoquant sur un ton larmoyant la responsabilité de cet absurde
Loup des steppes.
Constater que des personnes douées de
telles possibilités recourent à ce genre d'argument comme à celui des « deux
âmes, hélas ! » est aussi surprenant et désolant que de les voir éprouver
si fréquemment pour l'univers bourgeois l'attachement lâche dont nous avons
déjà parlé. Un homme qui entrevoit les firmaments et les abîmes de l'humanité
ne devrait pas vivre dans un monde dominé par le sens commun, la démocratie et
la culture bourgeoise. Il y demeure uniquement par lâcheté, et lorsque son
ampleur devient gênante, lorsqu'il commence à se sentir à l'étroit dans sa
petite chambre bourgeoise, il en impute la faute au loup en ignorant volontairement que celui-ci représente parfois la
meilleure part de lui-même. Le nom de loup désigne tout ce qui est sauvage en
lui, tout ce qu'il considère comme mauvais, dangereux, comme source de terreur
pour les bourgeois. Cet homme qui croit pourtant être un artiste et posséder
des sens délicats se montre ainsi incapable de voir qu'en dehors du loup,
derrière sa façade, il est habité par bien d'autres êtres ; que les
morsures douloureuses ne viennent pas toutes du loup ; qu'il y a aussi le
renard, le dragon, le tigre, le singe et l'oiseau de paradis. Il est incapable
de voir que cet univers, ce jardin paradisiaque, empli d'êtres gracieux et
effrayants, grands et petits, puissants et fragiles, est entièrement écrasé et
emprisonné par la fable du loup, à l'instar de l'homme véritable qui est écrasé
et emprisonné par l'homme fictif, par le bourgeois.
Imaginons un jardin où poussent des
centaines d'espèces d'arbres, des milliers de fleurs différentes, des centaines
de variétés de fruits, des centaines de types d'herbes. Si le jardinier chargé
de son entretien a des connaissances botaniques limitées, lui permettant
uniquement de faire la distinction entre les plantes comestibles et les mauvaises
herbes, il ne saura pas comment s'occuper des neuf dixièmes de son jardin.
Il arrachera les fleurs les plus merveilleuses, abattra les variétés d'arbres
les plus nobles ou les détestera, les regardera de travers. C'est ainsi que le
Loup des steppes se comporte vis-à-vis des mille fleurs ornant son âme. Il
ignore totalement ce qui n'entre pas dans la catégorie homme ou dans la catégorie loup.
Et que n'inclut-il pas parmi les caractéristiques de l'homme ! Toutes les lâchetés, toutes les attitudes
grotesques, toutes les stupidités et les mesquineries lui sont attribuées dès
lors qu'elles n'entrent pas dans la catégorie du loup. De même, il range du côté de ce dernier tout ce qui est fort
et noble, simplement parce qu'il n'a pas encore réussi à s'en rendre maître.
Mais nous prenons congé de Harry ;
nous le laissons poursuivre seul sa route. S'il séjournait déjà parmi les
Immortels, s'il avait atteint le but vers lequel son cheminement pénible semble
le guider, il regarderait avec un étonnement extrême ses va-et-vient, sa
trajectoire zigzagante, folle, indécise, et il adresserait au Loup des steppes
un sourire plein d'encouragement, de reproche, de compassion, d'amusement.
Hermann Hesse, in Le Loup des steppes