Pieux
Pélican, Seigneur Jésus
« Notre »
pélican
Jésus a institué l'Eucharistie en
utilisant le signe du pain et du vin, donc à travers le fait de manger et de
boire qui évoquent à la fois l'image du banquet et du festin. Dans le discours
à Capharnaüm, il dit : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de
l'homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en
vous », et encore « Ma chair est vraie nourriture et mon sang, vraie
boisson » (Jean 6,53.55). En instituant l'Eucharistie il dit :
« Prenez et mangez... Prenez et buvez-en tous ». Il ne dit pas :
« quelques-uns » ou « qui veut », mais « tous ».
Saint Paul nous atteste la mise en
pratique régulière de ce commandement dans l'Église apostolique, citant une
fois « la communion avec le sang du Christ », avant même « la
communion au corps du Christ » (1 Corinthiens 10, 16). Les Pères de
l'Église donnent à la communion au sang du Christ, la même importance qu'à la
communion à son corps, lui attribuant en particulier la rémission des péchés et
le don de l'Esprit Saint. « Je veux le pain de Dieu qui est la chair du
Christ, s'écrie saint Ignace d'Antioche en allant vers le martyre ; je
veux comme boisson son sang qui est amour incorruptible ! »1
À l'époque de la composition de l'Adoro te devote, bien des
facteurs faisaient déjà tacitement de l'Eucharistie le sacrement du corps du
Christ et beaucoup moins celui du sang. Parmi ces facteurs, mentionnons la
communion qui était donnée désormais aux quelques fidèles qui s'en approchent,
sous l'unique espèce du pain. Le riche culte eucharistique qui commençait à se
répandre en dehors de la Messe, contribua aussi involontairement à cela,
puisqu'il n'avait pour objet que l'hostie et non pas le calice. Le sang du Christ
finit par apparaître comme une espèce d'appendice au corps du Christ.
En tenant compte de cette situation,
il est d'autant plus surprenant de trouver dans l'Adoro te devote une strophe entière dédiée au sang du
Christ :
Pie Pellicane,
Jesu Domine,
Me immundum munda tuo sanguine,
Cujus una stilla salvum facere
Totum mundum quit ab omni scelere. 2
Me immundum munda tuo sanguine,
Cujus una stilla salvum facere
Totum mundum quit ab omni scelere. 2
Seigneur
Jésus, Ô pieux Pélican,
Purifie-moi de mon impureté par ton sang
Dont une seule petite goutte suffirait
À libérer le monde entier de tout péché.
Purifie-moi de mon impureté par ton sang
Dont une seule petite goutte suffirait
À libérer le monde entier de tout péché.
Lorsque notre hymne fut composée, la
chrétienté était encore fortement impressionnée par le miracle eucharistique de
Bolsena en 1263. Un prêtre de la Bohême qui se rendait à Rome, était en train
de célébrer la Messe dans la basilique de Sainte Christine à Bolsena. Dans son
cœur, il doutait de la réalité de la présence du Christ. En élevant l'hostie
après la consécration, du sang commença à couler de celle-ci. Le corporal
imprégné de sang fut porté au pape Urbain IV qui se trouvait dans la ville
voisine d'Orvieto. Convaincu du miracle, il fit commencer la construction du
fameux Dôme d'Orvieto pour accueillir
la relique et, l'année suivante, en 1264, il étendit à toute l'Église la fête
du Corpus Domini, déjà célébrée dans quelques églises de Belgique. Il
demanda à saint Thomas d'Aquin de composer ou au moins d'en réélaborer
l'office.
L'auteur de l'hymne connaissait
certainement ce fait et peut-être s'en est-il laissé inspirer en écrivant cette
strophe. Le discours sur le sang du Christ est introduit par un symbole, le pélican. Dans l'Antiquité et au Moyen
Âge, on croyait communément que le pélican se faisait une blessure dans la
poitrine avec son bec : il pouvait ainsi nourrir de son propre sang ses
petits affamés ou encore leur rendre la vie s'ils étaient morts 3.
La pitié envers ses propres petits, aussi bien dans le symbole que dans la
réalité, suggère à l'auteur l'emploi de l'adjectif pieux, pieux pélican.
Saint Jean Chrysostome avait exprimé
la même idée avec un symbole qui ne manquait pas non plus de beauté et qui
était certainement plus humain :
« Comme la femme nourrit de son propre sang et de son lait celui qu'elle a
enfanté, ainsi aussi le Christ nourrit constamment de son propre sang ceux
qu'il a engendrés »4.
La goutte de sang qui sauve le monde
Dans cette strophe, l'utilisation
heureuse d'un chiasme, inverse l'ordre habituel ; on a d'abord
l'application orante : « purifie-moi de mon impureté » puis
l'affirmation théologique : « une seule goutte de son sang suffirait
à libérer le monde entier de tout péché ». Dans ce commentaire, nous
devons cependant suivre l'ordre logique et réfléchir sur la vérité de foi,
avant de passer à son application à la vie.
Le contenu théologique est un
solennel acte de foi en la valeur universelle du sang du Christ dont une seule goutte,
dit-on, suffit pour sauver le monde entier. Nous trouvons une affirmation quasi
identique dans saint Thomas d'Aquin, qui dit la tirer de saint Bernard :
« La plus petite goutte de sang du Christ aurait suffi pour la rédemption
du genre humain »5.
Pouvons-nous encore partager la
certitude qu'une seule goutte de sang du Christ suffit à sauver le monde
entier, sans manquer d'estime vis-à-vis des autres religions et sans leur nier
une certaine valeur salvifique pour leurs propres adeptes ? Certains le pensent
et établissent un rapport entre les éléments de bien et de vrai qu'elles
contiennent et le Verbe éternel ainsi que l'Esprit de Dieu. En tant que
personnes de la Trinité, affirment-ils, Parole et Esprit opéraient dans le
monde avant la venue du Christ et continuent à opérer aussi après sa
résurrection, non pas de façon dépendante du mystère du Christ, mais
parallèlement à lui, dans un rapport de complémentarité, non de subordination.
Mais interrogeons-nous : pour
que les autres religions soient reconnues dans leur dignité propre et puissent
avoir le droit d'exister dans le plan divin du salut, est-il vraiment
nécessaire de ne pas les lier au mystère pascal du Christ ou peut-on, au
contraire, obtenir le même résultat en les maintenant dans un certain rapport,
mystérieux et « connu de Dieu seul », avec ce mystère ?
« Un événement particulier, limité dans le temps et l'espace, comme l'est
le Christ, ne peut épuiser, dit-on, les infinies potentialités de Dieu et de
son Verbe ». C'est vrai mais il peut réaliser, de ces potentialités, ce
qui suffit pour le salut du monde, étant lui aussi fini !
Si nous croyons que le sang versé sur
la croix est le sang d'un Dieu fait homme comme l'hymne le proclame (Deum tamen verum
te confiteor,
« je te
reconnais comme vrai Dieu »), l'affirmation qu'une seule goutte de
celui-ci peut sauver le monde entier, n'est plus une exagération, mais une
nécessité. « C'est lui qui est victime de propitiation pour nos
péchés ; non seulement pour les nôtres mais aussi pour ceux du monde entier »
(1 Jean 2, 2).
Pourquoi le sang ?
La question la plus actuelle soulevée
par les paroles de l'Adoro te devote concerne le moyen choisi pour
réaliser ce salut universel. Pourquoi précisément le sang ? Peut-être
faut-il penser que le sacrifice du Christ – et donc l'Eucharistie qui le rénove
sacramentellement – ne fait que confirmer l'affirmation selon laquelle
« c'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du
sacré »6 ?
Il nous est possible aujourd'hui de
considérer l'Eucharistie avec un regard nouveau et libérant, en suivant
précisément le chemin qui a conduit René Girard à passer de l'affirmation que
la violence est intrinsèque au sacré, à la conviction que le mystère pascal du
Christ a démasqué et rompu pour toujours l'alliance entre sacré et violence.
Pour notre objectif, nous n'avons pas besoin d'entrer dans les détails ;
il nous suffit de signaler les passages fondamentaux 7.
Freud avait expliqué l'origine de la
religion avec le meurtre du père par la main de ses fils qui subliment ensuite
la victime la faisant le Dieu-Père. Girard aussi pense qu'à l'origine du sacré,
il y a une violence et du sang mais l'explication qu'il en donne en est très
différente. Cela ne concerne pas seulement le désir, entravé par le père,
d'avoir accès à la mère et aux femmes du clan, mais le désir humain en général.
Celui-ci est, de par sa nature mimétique, c'est-à-dire qu'il imite le désire
d'autrui. L'être humain découvre ce qui est désirable en regardant ce que
désirent les autres. L'exemple le plus classique est celui de l'enfant qui
s'obstine à vouloir un jouet seulement parce qu'un autre enfant s'y intéresse, même
s'il en a bien une centaine d'autres à disposition.
À partir de cette tendance à vouloir
les mêmes objets (qui peuvent être des choses, des personnes mais aussi la
reconnaissance, la domination) naît la rivalité et la violence. C'est à partir
de cette considération que Hobbes faisait dériver la guerre de tous contre tous qui caractérise la nature humaine et de
laquelle on se sauve, dit-il, en établissant d'un commun accord (théorie du
pacte social) un pouvoir supérieur qui est l'état (le Léviathan), capable d'enrayer la violence par la force.
Pour Girard, la crise de la violence
se résout d'une autre façon : en transformant l'agression de tous contre
tous en une agression de tous contre un, le fameux mécanisme du bouc émissaire. Un membre du groupe –
généralement le plus faible et le plus exposé – est choisi et indiqué comme le
responsable du mal qui afflige la communauté. Les ennemis aboutissent à une
curieuse réconciliation à travers une commune agression de la victime. Celle-ci
peut être un élément de la communauté ou encore un ennemi externe. Le cas
typique est celui des élèves, qui de rivaux deviennent des amis en choisissant un
camarade faible ou différent à
attaquer ensemble, ou bien le cas d'un pays divisé en factions qui retrouve
l'unité quand on vise un ennemi externe contre lequel se battre.
Comme dans le cas du meurtre du père,
poursuit Girard, une fois la réconciliation obtenue, la victime, le bouc
émissaire, est ici aussi sublimé et divinisé. Ainsi naît le mythe, le culte, la
religion et le sacré. C'est à ce stade de sa recherche que Girard énonce sa
thèse : La violence est le cœur et
l'âme secrète du sacré, qui selon le journal Le Monde faisait de
l'année 1972 « une année à marquer d'un astérisque dans les annales de
l'humanité ».
Mais dès avant cette date, une
maladie avait poussé ce chercheur à s'approcher de nouveau du christianisme et
à reprendre la Bible en main ; à Pâques 1959, il rendit publique sa conversion, se déclarant croyant et
revenant à l'Église après vingt-six ans d'éloignement. Cela lui permit de ne
pas s'arrêter à l'analyse, sans espérance, du mécanisme de la violence mais
d'indiquer la façon d'en sortir. Fait rare parmi les chercheurs de son niveau,
il n'a pas peur de prononcer à voix haute, même en milieu scientifique, le nom
de ce remède : Jésus Christ.
Beaucoup, malheureusement, continuent à citer Girard comme celui qui a dénoncé
l'alliance entre le sacré et la violence, mais ne tiennent pas compte du Girard
qui a montré la rupture totale et définitive de cette alliance dans le mystère
pascal du Christ.
Déjà la lecture de l'Ancien
Testament, surtout des chants du Serviteur de Jhwh, révèle à Girard qu'il
existe un autre genre de religion : une religion dont le Dieu n'est pas
complice de la violence mais se trouve du côté de la victime. C'est surtout le
fait historique de la mort et de la résurrection du Christ qui constitue la
nouveauté et révèle « les choses cachées depuis la fondation du monde »8.
Par sa doctrine et par sa vie, Jésus
démasquera et rompra le mécanisme du bouc émissaire qui sacralise la violence,
se faisant lui-même, l'innocent, la victime de toute la violence.
Ceci est un signe emblématique :
« Hérode et Ponce Pilate avec les nations et les peuples d'Israël »
(Actes 4, 27) s'accordent sur sa mort ; les ennemis d'autrefois
deviennent des amis, exactement comme dans les crises où intervient le bouc
émissaire.
Le Christ a vaincu la violence, non
pas en lui opposant une violence plus grande encore, mais en la subissant et en
découvrant toute son injustice et son inutilité. Le film de Mel Gibson La
Passion du Christ a eu ce mérite, au moins, de rappeler jusqu'à quel point
cette violence contre Jésus a été poussée. Il a inauguré un autre genre de
victoire que saint Augustin a synthétisé en trois mots : Victor quia
victima,
« Vainqueur
parce que victime »9. En ressuscitant son Fils de la mort, le
Père a déclaré à tout jamais de quel côté se situent la vérité et la justice et
de quel côté se trouvent l'erreur et le mensonge.
Le processus qui porte à la naissance
de la religion est renversé ; en Christ, c'est Dieu qui se fait victime et
non la victime qui est ensuite élevée à la dignité divine. Le Christ n'est pas
venu avec le sang d'un autre mais bien avec le sien. Il n'a pas mis ses péchés
sur les épaules des autres, hommes ou animaux ; il a mis les péchés des
autres sur ses propres épaules : « Il a porté dans son corps nos
propres péchés sur le bois » (1 Pierre 2, 24). Le titre qui convient
le mieux à ce contenu biblique est celui d'Agneau
de Dieu que la liturgie utilise plusieurs fois pour désigner le Christ au
cours de la Messe.
Peut-on encore parler de
sacrifice ?
Les théologiens (dont Hans Urs von
Balthasar) ont accueilli avec grand intérêt cette analyse de Girard, y
percevant la base d'une compréhension du mystère de la rédemption répondant à
la sensibilité de l'homme moderne. Toutefois, ils ont également senti la
nécessité de compléter cette analyse d'un point de vue strictement théologique,
en particulier par l'étude du type de solution que le Christ donne au problème
de la violence et du mal en général.
Le salut ne vient pas seulement du
fait d'avoir démasqué le mécanisme inconscient qui engendre la violence ;
en d'autres termes, il n'est pas seulement de nature cognitive et
psychologique, mais aussi mystérique.
Il y a un plus dans la mort du Christ
que la Bible et la théologie expriment avec les mots d'expiation et de substitution
vicaire. Le mal, dont la violence est un emblème et un résumé, n'est pas
seulement dénoncé mais aussi détruit 10.
Peut-on encore continuer à parler de
sacrifice à propos de la mort du Christ et donc de la Messe ? Très
longtemps, Girard a refusé ce concept, le trouvant trop marqué par l'idée de
violence mais par la suite, il a fini par en admettre la possibilité, à
condition de considérer d'un genre nouveau le sacrifice du Christ et de voir
dans ce changement de signification « le fait central de l'histoire
religieuse de l'humanité ».
La lettre aux Hébreux met bien en
valeur la nouveauté du sacrifice du Christ sous différents points de vue :
le Christ n'a pas eu besoin d'offrir de victimes d'abord pour ses propres
péchés, comme les autres prêtres (Hébreux 7, 27) ; il n'a pas eu besoin
de répéter plusieurs fois ce sacrifice mais « une seule fois à la fin des
temps, il a été manifesté pour abolir le péché par son propre sacrifice »
(Hébreux 9, 26). La nouveauté du sacrifice du Christ se révèle aussi
du fait que dans les sacrifices habituels, ceux qui tuent la victime sont
appelés sacrificateurs, prêtres ; dans son cas ce sont tout simplement des
meurtriers 11.
Certains voudraient écarter toute
idée d'expiation à propos de la mort du Christ et parler uniquement d'amour. Le
Christ, dit-on, n'est pas mort pour expier mais pour déposer dans le dur noyau
de la mort le germe de son amour. S'il meurt de mort violente, victime de la
haine, ce n'est pas pour payer la dette insolvable des hommes (la dette de dix
mille talents est remise par le roi !), mais uniquement pour que la
souffrance et la mort soient désormais habitées par l'amour et qu'en les
accueillant, l'être humain y trouve l'amour du Christ qui l'attend là aussi.
Mais nous ne sommes pas contraints de choisir nécessairement entre expiation et
amour. Les deux choses peuvent aller ensemble : le péché est effacé, lavé,
détruit, en un mot expié par son
contraire, l'amour et pas simplement par la souffrance et la mort du Christ.
Nous savons combien le manque de
distinctions sur cette question de sacrifice appliqué à la mort du Christ a
pesé, ainsi que cette question angoissante (toujours restée sans réponse
satisfaisante) : « à qui a été versé le prix du rachat ? ».
De là l'image d'un Père implacable et
par conséquent le refus viscéral, de la part de beaucoup, d'un tel Dieu Père,
jusqu'à proclamer avec soulagement la mort
de Dieu.
À regarder avec plus de profondeur,
le Père ne nous apparaît pas tant comme celui qui reçoit le prix du rachat mais
plutôt comme celui qui le paie. C'est de fait celui qui paie le plus cher de
tous puisqu'il a donné son propre Fils. Dire que le Père « n'a pas épargné
son propre Fils » (Romains 8, 32) c'est dire aussi « qu'il
ne s'est pas épargné lui-même ».
Par amour ou par obéissance ?
Comment concilier tout cela avec
l'affirmation du Nouveau Testament selon lequel le Christ est mort « par
obéissance » au Père ? Il faut tout d'abord se rappeler que Jésus
lui-même déclare dans l'Évangile de Jean : « Le Père m'aime parce que
je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l'enlève
mais je m'en dessaisis de moi-même ; j'ai le pouvoir de m'en dessaisir et
j'ai le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j'ai reçu de
mon Père » (Jean 10, 17-18).
On parle ici d'un pouvoir d'offrir sa vie et d'un commandement de le faire, d'une liberté
et d'une obéissance ; la clé du mystère se situe précisément dans ce
paradoxe. Comment, et quand, le Père a-t-il donné au Fils le commandement d'offrir librement sa
vie ? Selon saint Thomas, le Père a consigné son Fils à la mort dans le
sens qu'« Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en lui
infusant la charité »12. Le commandement
que le Fils a reçu du Père est donc avant tout le commandement de nous aimer.
En transmettant au Fils sa nature qui est amour, le Père lui a transmis sa passion d'amour pour l'homme et cette
passion d'amour a conduit Jésus à la croix !
Jésus est mort, oui, par amour pour
nous, mais c'est justement cela qui a été son obéissance au Père. L'obéissance
la plus parfaite ne consiste pas à exécuter parfaitement l'ordre reçu mais à
faire sienne la volonté de celui qui ordonne ; ainsi fut l'obéissance du
Christ. La deuxième Prière
eucharistique exprime cette vision de la mort du Christ avec une formule qui
remonte aux origines mêmes de la liturgie chrétienne : « Au moment
d'être livré et d'entrer librement dans sa passion, il prit le pain et
rendit grâce »13.
Saint Bernard a eu des intuitions de
précurseur à ce sujet. En anticipant l'objection des hommes d'aujourd'hui,
Abélard avait écrit : « La mort de son Fils innocent a-t-elle tant
plu à Dieu le Père qu'il s'est réconcilié avec nous par elle ? » Le
saint répond : « Ce ne fut pas la mort du Christ qui plut à Dieu,
mais sa volonté spontanée de mourir pour nous »14. Autre
objection d'Abélard : « Qui ne trouverait pas cruel et injuste que
quelqu'un ait demandé en récompense le sang d'un innocent ou en tout cas qu'un
innocent soit tué au point que Dieu ait considéré avec plaisir la mort de son
Fils pour se réconcilier l'univers ? » Bernard répond de manière
lapidaire : « Dieu le Père n'a pas demandé le sang de son Fils ;
il l'a seulement accepté en offrande ; il n'avait pas soif de ce sang mais
de notre salut qui était dans ce sang »15.
Il est vrai qu'en Isaïe, on dit du
Serviteur que « le Seigneur s'est plu à l'écraser par la
souffrance ». Mais nous nous demandons si vraiment cela lui a plu ? Qu'est-ce qui lui a plu
exactement ? Ce n'est pas le moyen qui lui a plu mais le but ! Non
pas la souffrance du Serviteur mais le salut de beaucoup comme le notait saint
Bernard. Ce qui a plu à Dieu vraiment et qu'il a fait avec une joie suprême,
c'est ce qu'il proclame en personne dans la suite de ce passage :
« C'est pourquoi je lui attribuerai des foules et avec les puissants, il
partagera les trophées parce qu'il s'est livré lui-même à la mort » (Is
53,12).
Saint Grégoire le Grand a
écrit : « L'Écriture croît avec ceux qui la lisent (crescit cum
legentibus) »16, et c'est ce qui est arrivé aussi à
propos des textes sur le sacrifice du Christ et sur la rédemption. Les événements
et les expériences du XXe siècle, jamais vécus aussi fortement par
l'humanité, ont posé à l'Écriture de nouvelles questions et l'Écriture, comme
toujours, s'est révélée capable de réponses à la mesure de ces questions.
Même l'abolition de la peine de mort
reçoit une lumière nouvelle des analyses sur la violence et le sacré. Quelque
chose du bouc émissaire est en acte en toute exécution capitale, même dans
celles qui sont reconnues par la loi. « Un seul est mort pour tous »
(2 Corinthiens 5, 14) : le croyant a en plus un motif
eucharistique pour s'opposer à la peine de mort. Comment des chrétiens
peuvent-ils, dans certains pays, approuver et se réjouir à la nouvelle qu'un
criminel a été condamné à mort, quand nous lisons dans la Bible :
« Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur Dieu
et non pas plutôt à le voir se détourner de sa conduite et vivre ? »
(Ézéchiel 18, 23).
Le débat moderne sur la violence et
le sacré nous aide ainsi à accueillir une dimension nouvelle de l'Eucharistie.
Grâce à elle, le non absolu de Dieu à
la violence prononcé sur la croix, demeure vivant au long des siècles.
L'Eucharistie est le sacrement de la non-violence ! En même temps, elle
nous apparaît comme le oui de Dieu aux victimes innocentes, le lieu
où chaque jour le sang versé sur la terre s'unit à celui du Christ qui crie à
Dieu d'une voix « qui parle mieux encore que celui d'Abel » (Hébreux
12, 24). Grâce à cela, on comprend mieux aussi ce que l'on enlève à la
Messe (et au monde !) si on lui enlève ce caractère dramatique, exprimé
depuis toujours par le terme de sacrifice.
Le sang du Christ nous purifie de
tout péché
Concluons en reprenant l'invocation
que l'Adoro te devote met sur nos lèvres, après avoir
affirmé qu'« une seule goutte de sang versé par Jésus suffit à libérer le
monde du péché ». L'invocation est : « Seigneur Jésus, Pélican
plein de bonté, purifie-moi de mon impureté par ton sang ».
L'invocation semble peu cohérente
avec le symbole. Selon la légende, le pélican n'ouvre pas sa poitrine pour
laver ses petits mais pour les nourrir et leur rendre la vie. Nous devons
considérer que, comme dans le cas du bon larron et de Thomas, le symbole ouvre la réflexion, il ne l'emprisonne
pas. On le voit à travers les pensées que notre strophe a suggérées à Claudel
dans la magnifique Hymne du Saint Sacrement :
Pieux
Pélican, qui souffrez devant nous Votre crucifixion,
Administré par les anges en pleurs qui Vous portent patène et vase,
Donnez-nous la porte de Votre flanc ainsi qu'au centurion,
Afin que Vous nous soyez ouvert et que nous unissions Notre nature à Votre hypostase. 17
Administré par les anges en pleurs qui Vous portent patène et vase,
Donnez-nous la porte de Votre flanc ainsi qu'au centurion,
Afin que Vous nous soyez ouvert et que nous unissions Notre nature à Votre hypostase. 17
La fameuse prière Anima Christi, insérée
elle aussi dans le Missel de saint Pie V parmi les prières de remerciement pour
la Messe, voit dans le sang eucharistique la source de l'enivrement
spirituel :
Âme du Christ, sanctifie-moi.
Corps du Christ sauve-moi.
Sang du Christ, enivre-moi.
Corps du Christ sauve-moi.
Sang du Christ, enivre-moi.
L'auteur n'a cependant pas tort
d'insister sur la purification des péchés à travers le sang. C'est un thème
éminemment biblique. La source la plus directe est Apocalypse 1, 5
qui, dans le texte de la Vulgate connu par l'auteur, disait : « Il
nous a aimés et il nous a lavés de nos péchés par son sang ». Le
lien entre le sang et la rémission des péchés est déjà affirmé dans les paroles
de l'institution : « Ceci est la coupe de mon sang... versé pour vous
et pour la multitude en rémission des péchés ». La catéchèse apostolique
ne se lasse pas de le répéter : « Le sang du Christ nous purifie de
tout péché » (1 Jean 1, 7) ; « Le sang du Christ purifie
notre conscience des œuvres de mort » (Hébreux 9, 14). À chaque
Messe, nous avons la possibilité de nous soumettre à une espèce de dialyse
spirituelle : les scories des péchés qui s'accumulent dans notre
conscience sont dissoutes au contact du sang du Christ qui vient en nous par le
signe du vin.
Se faire victime, ne pas faire des
victimes
À la lumière de ces réflexions, nous
ne pouvons pas ne pas faire allusion à un péché particulier duquel nous devons
nous purifier avec la force qui nous vient du sang eucharistique du
Christ : le péché qui est à la base du mécanisme du bouc émissaire et de
la violence et que Jésus est venu dénoncer et rompre. L'histoire nous a donné
une leçon amère. Le Christ est mort pour casser le mécanisme qui porte au bouc
émissaire, mais dans certains cas, les chrétiens ont fait précisément ce que le
Christ est venu abolir. Le cas du traitement des Juifs en est un exemple.
Au niveau personnel, le péché dont il
faut prendre conscience est la tendance à nous excuser nous-mêmes
systématiquement en accusant les autres, de faire des victimes au lieu de se
faire victime. Lui, l'innocent a accepté de passer pour coupable ; nous les
coupables, nous cherchons par tous les moyens à passer pour innocents.
Il y a une violence qui n'est pas
seulement des mains et des armes mais aussi des pensées. Un Père du désert a
des paroles claires et fortes à ce propos : « C'est pour cette raison
que nous n'arrivons pas à progresser, à être tant soit peu utiles, et que nous
passons tout notre temps à nous corrompre par les pensées que nous avons les
uns contre les autres, et à nous tourmenter nous-mêmes. Chacun se justifie,
chacun se néglige sans rien observer, et nous demandons compte au prochain des
commandements »18. Que de bienfaits contribueraient à la
communion ecclésiale si nous nous efforcions tous de suivre ce chemin de
l'Agneau, en cessant de rendre responsables de tous les maux de l'Église ou de
la communauté dans laquelle nous vivons, ceux qui pensent de façon différente
de nous !
Comme toujours, nous ne voulons pas
que la dernière pensée soit celle de la faute mais celle de la grâce.
L'Eucharistie ne se limite pas à rappeler l'exemple du Christ mais elle nous
donne aussi la grâce de le suivre. Il a vaincu aussi pour nous et nous pouvons
dans la foi, nous approprier de sa victoire sur la violence, en essayant de la
traduire en attitudes concrètes dans la vie.
Nous retrouvons les mêmes sentiments
d'indignité et de confiance dans la puissance de purification du sang du
Christ, qui animent cette strophe de l'Adoro te devote, dans une hymne de Charles Wesley, initiateur avec son
frère John, de l'Église Méthodiste. Nous achevons avec ce texte cette
méditation, heureux de pouvoir partager avec des chrétiens d'autres confessions
l'amour pour l'Eucharistie, en espérant pouvoir un jour partager avec eux
l'Eucharistie même :
Sale
et odieux à moi-même,
Jésus, je ne suis pas digne
D'accueillir en mon sein
Toi qui es saint et pur.
Le cœur voudrait crier :
Éloigne-toi de moi Seigneur !
Et pourtant je dis : viens !
Purifie-moi dans mon intime,
Hôte et divin roi.
Je me penche vers la croix :
Toi, donne le salut
Et guéris ce que tu touches. 19
Jésus, je ne suis pas digne
D'accueillir en mon sein
Toi qui es saint et pur.
Le cœur voudrait crier :
Éloigne-toi de moi Seigneur !
Et pourtant je dis : viens !
Purifie-moi dans mon intime,
Hôte et divin roi.
Je me penche vers la croix :
Toi, donne le salut
Et guéris ce que tu touches. 19
Raniero Cantalamessa, Ceci est mon
corps
1. Saint Ignace d'Antioche, Aux Romains, 7, 3.
2. À la place de totum mundum
quit ab – omni scelere qui
oblige à séparer le verset de manière artificielle, le texte de Wilmart
a : totum mundum posset — omni scelere.
3. Saint Augustin, Discours sur
les psaumes, 101, 8 (PL 36, 1299) ; Saint Isidore de Séville, Étymologies
12, 7, 26 ; Christianus Campiliensis, Speculum
animalium, 2, 162 (CCL, CM, 19B, 1992) :
« Pellicanus
subitam pullis dat sanguine vitam » ; Dante Alighieri, Paradiso XXV, 112-113 : « Voici celui [Jean] qui reposa sur le sein de
notre pélican ».
4. Saint Jean Chrysostome, Catéchèses
baptismales, III, 19 (SCh 50 bis, p. 162).
5. Saint Thomas d'Aquin, Quodlibet,
2, q.1, a.2, sc.2 (Opera omnia, XXV, 2, sous la direction de la Commission Léonine et les
Éditions du Cerf, 1996, p. 213). L'expression que saint Thomas attribue à saint
Bernard, remonte en réalité à Nicolas de Clairvaux (PL 144,762) et se trouve
dans diverses sources de l'époque, indiquées en note dans l'édition citée.
6. Cf. René Girard, La violence et
le sacré, Grasset, Paris 1972, p. 52.
7. Je m'appuie sur l'étude de Michael
Kirwan, Discovering Girard, DLT, Londres 2004.
8. René Girard, Des choses cachées
depuis la fondation du monde, Grasset, Paris 1978 : c'est le titre du
livre dans lequel Girard décrit les phases successives de cette recherche.
9. Saint Augustin, Confessions, X,
43.
10. Cf. Hans Urs von Balthasar, Theodramatik :
Dritte Band, die Handlung JohannesVerlag, Einsiedeln
1980, pp. 309 s. ; cf. Michael Kirwan, opus cité, pp. 106-110.
11. Sur ces derniers développements de
la pensée de Girard, on peut lire l'excellente étude de Franco Pignotti, Dal sacrificio
arcaico al sacrificio di Cristo. Per
una antropologia della conversione di René Girard, Fermo 2004.
12. Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique III, q.47, a.3.
13. La formule remonte à la Tradition
Apostolique d'Hippolyte, 4 : Dom Bernard Botte, La tradition
Apostolique de saint Hippolyte, Münster, 1963, p. 14 : « Qui cum traderetur
voluntariae passioni ».
14. Saint Bernard de Clairvaux, Epistola
90, De errore Abelardi, 8, 21-22 (PL 182, 1070) : « Non mors, sed
voluntas placuit sponte morientis ».
15. Ibid. : « Non requisivit Deus Pater sanguinem
Fuji, sed tamen acceptavit oblatum ». S. Bernard
dépend à son tour de saint Anselme d'Aoste, Meditatio
redemptionis humanae, Opera Omnia, III, ed. F.S.
Schmitt, Stuttgart
1968, p. 88 : « Le Père n'a pas imposé par commandement à l'homme
Christ de mourir mais ce fut lui qui spontanément le fit, sachant que cela
plairait au Père et serait utile aux hommes ».
16. Saint Grégoire le Grand, Morales
sur Job, XX, 1 (CC 143 A, p. 1003).
17. Paul Claudel, Hymne du Saint
Sacrement, in Œuvre poétique complète, Paris 1967, p. 400.
18. Dorothée de Gaza, Instructions,
7 (SCh 92, p. 300).
19. Charles Wesley,
Hymne Savior, and can it be, in
John and Charles Wesley, Selected Writings and Hymns, Paulist
Press, New York 1981, pp. 257 s. : I am not worthy, Lord, so foul, so
self-abhorr'd, Thee, my God, to entertain in this polluted heart : I am a
frail sinful man, all my nature cries, Depart ! Yet come, thou heavenly Guest,
and purify my breast ; come, thou great and glorious King, while before
thy cross I bow, with thyself salvation bring, cleanse the house by entering now.