vendredi 1 décembre 2017

En prêchant... Raniero Cantalamessa, L'Eucharistie, sacrement de la non-violence

Pieux Pélican, Seigneur Jésus


« Notre » pélican
Jésus a institué l'Eucharistie en utilisant le signe du pain et du vin, donc à travers le fait de manger et de boire qui évoquent à la fois l'image du banquet et du festin. Dans le discours à Capharnaüm, il dit : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la vie en vous », et encore « Ma chair est vraie nourriture et mon sang, vraie boisson » (Jean 6,53.55). En instituant l'Eucharistie il dit : « Prenez et mangez... Prenez et buvez-en tous ». Il ne dit pas : « quelques-uns » ou « qui veut », mais « tous ».
Saint Paul nous atteste la mise en pratique régulière de ce commandement dans l'Église apostolique, citant une fois « la communion avec le sang du Christ », avant même « la communion au corps du Christ » (1 Corinthiens 10, 16). Les Pères de l'Église donnent à la communion au sang du Christ, la même importance qu'à la communion à son corps, lui attribuant en particulier la rémission des péchés et le don de l'Esprit Saint. « Je veux le pain de Dieu qui est la chair du Christ, s'écrie saint Ignace d'Antioche en allant vers le martyre ; je veux comme boisson son sang qui est amour incorruptible ! »1
À l'époque de la composition de l'Adoro te devote, bien des facteurs faisaient déjà tacitement de l'Eucharistie le sacrement du corps du Christ et beaucoup moins celui du sang. Parmi ces facteurs, mentionnons la communion qui était donnée désormais aux quelques fidèles qui s'en approchent, sous l'unique espèce du pain. Le riche culte eucharistique qui commençait à se répandre en dehors de la Messe, contribua aussi involontairement à cela, puisqu'il n'avait pour objet que l'hostie et non pas le calice. Le sang du Christ finit par apparaître comme une espèce d'appendice au corps du Christ.
En tenant compte de cette situation, il est d'autant plus surprenant de trouver dans l'Adoro te devote une strophe entière dédiée au sang du Christ :
Pie Pellicane, Jesu Domine,
Me immundum munda tuo sanguine,
Cujus una stilla salvum facere
Totum mundum quit ab omni scelere.
 2
Seigneur Jésus, Ô pieux Pélican,
Purifie-moi de mon impureté par ton sang
Dont une seule petite goutte suffirait
À libérer le monde entier de tout péché.
Lorsque notre hymne fut composée, la chrétienté était encore fortement impressionnée par le miracle eucharistique de Bolsena en 1263. Un prêtre de la Bohême qui se rendait à Rome, était en train de célébrer la Messe dans la basilique de Sainte Christine à Bolsena. Dans son cœur, il doutait de la réalité de la présence du Christ. En élevant l'hostie après la consécration, du sang commença à couler de celle-ci. Le corporal imprégné de sang fut porté au pape Urbain IV qui se trouvait dans la ville voisine d'Orvieto. Convaincu du miracle, il fit commencer la construction du fameux Dôme d'Orvieto pour accueillir la relique et, l'année suivante, en 1264, il étendit à toute l'Église la fête du Corpus Domini, déjà célébrée dans quelques églises de Belgique. Il demanda à saint Thomas d'Aquin de composer ou au moins d'en réélaborer l'office.
L'auteur de l'hymne connaissait certainement ce fait et peut-être s'en est-il laissé inspirer en écrivant cette strophe. Le discours sur le sang du Christ est introduit par un symbole, le pélican. Dans l'Antiquité et au Moyen Âge, on croyait communément que le pélican se faisait une blessure dans la poitrine avec son bec : il pouvait ainsi nourrir de son propre sang ses petits affamés ou encore leur rendre la vie s'ils étaient morts 3. La pitié envers ses propres petits, aussi bien dans le symbole que dans la réalité, suggère à l'auteur l'emploi de l'adjectif pieux, pieux pélican.
Saint Jean Chrysostome avait exprimé la même idée avec un symbole qui ne manquait pas non plus de beauté et qui était certainement plus humain : « Comme la femme nourrit de son propre sang et de son lait celui qu'elle a enfanté, ainsi aussi le Christ nourrit constamment de son propre sang ceux qu'il a engendrés »4.
La goutte de sang qui sauve le monde
Dans cette strophe, l'utilisation heureuse d'un chiasme, inverse l'ordre habituel ; on a d'abord l'application orante : « purifie-moi de mon impureté » puis l'affirmation théologique : « une seule goutte de son sang suffirait à libérer le monde entier de tout péché ». Dans ce commentaire, nous devons cependant suivre l'ordre logique et réfléchir sur la vérité de foi, avant de passer à son application à la vie.
Le contenu théologique est un solennel acte de foi en la valeur universelle du sang du Christ dont une seule goutte, dit-on, suffit pour sauver le monde entier. Nous trouvons une affirmation quasi identique dans saint Thomas d'Aquin, qui dit la tirer de saint Bernard : « La plus petite goutte de sang du Christ aurait suffi pour la rédemption du genre humain »5.
Pouvons-nous encore partager la certitude qu'une seule goutte de sang du Christ suffit à sauver le monde entier, sans manquer d'estime vis-à-vis des autres religions et sans leur nier une certaine valeur salvifique pour leurs propres adeptes ? Certains le pensent et établissent un rapport entre les éléments de bien et de vrai qu'elles contiennent et le Verbe éternel ainsi que l'Esprit de Dieu. En tant que personnes de la Trinité, affirment-ils, Parole et Esprit opéraient dans le monde avant la venue du Christ et continuent à opérer aussi après sa résurrection, non pas de façon dépendante du mystère du Christ, mais parallèlement à lui, dans un rapport de complémentarité, non de subordination.
Mais interrogeons-nous : pour que les autres religions soient reconnues dans leur dignité propre et puissent avoir le droit d'exister dans le plan divin du salut, est-il vraiment nécessaire de ne pas les lier au mystère pascal du Christ ou peut-on, au contraire, obtenir le même résultat en les maintenant dans un certain rapport, mystérieux et « connu de Dieu seul », avec ce mystère ? « Un événement particulier, limité dans le temps et l'espace, comme l'est le Christ, ne peut épuiser, dit-on, les infinies potentialités de Dieu et de son Verbe ». C'est vrai mais il peut réaliser, de ces potentialités, ce qui suffit pour le salut du monde, étant lui aussi fini !
Si nous croyons que le sang versé sur la croix est le sang d'un Dieu fait homme comme l'hymne le proclame (Deum tamen verum te confiteor, « je te reconnais comme vrai Dieu »), l'affirmation qu'une seule goutte de celui-ci peut sauver le monde entier, n'est plus une exagération, mais une nécessité. « C'est lui qui est victime de propitiation pour nos péchés ; non seulement pour les nôtres mais aussi pour ceux du monde entier » (1 Jean 2, 2).
Pourquoi le sang ?
La question la plus actuelle soulevée par les paroles de l'Adoro te devote concerne le moyen choisi pour réaliser ce salut universel. Pourquoi précisément le sang ? Peut-être faut-il penser que le sacrifice du Christ – et donc l'Eucharistie qui le rénove sacramentellement – ne fait que confirmer l'affirmation selon laquelle « c'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré »6 ?
Il nous est possible aujourd'hui de considérer l'Eucharistie avec un regard nouveau et libérant, en suivant précisément le chemin qui a conduit René Girard à passer de l'affirmation que la violence est intrinsèque au sacré, à la conviction que le mystère pascal du Christ a démasqué et rompu pour toujours l'alliance entre sacré et violence. Pour notre objectif, nous n'avons pas besoin d'entrer dans les détails ; il nous suffit de signaler les passages fondamentaux 7.
Freud avait expliqué l'origine de la religion avec le meurtre du père par la main de ses fils qui subliment ensuite la victime la faisant le Dieu-Père. Girard aussi pense qu'à l'origine du sacré, il y a une violence et du sang mais l'explication qu'il en donne en est très différente. Cela ne concerne pas seulement le désir, entravé par le père, d'avoir accès à la mère et aux femmes du clan, mais le désir humain en général. Celui-ci est, de par sa nature mimétique, c'est-à-dire qu'il imite le désire d'autrui. L'être humain découvre ce qui est désirable en regardant ce que désirent les autres. L'exemple le plus classique est celui de l'enfant qui s'obstine à vouloir un jouet seulement parce qu'un autre enfant s'y intéresse, même s'il en a bien une centaine d'autres à disposition.
À partir de cette tendance à vouloir les mêmes objets (qui peuvent être des choses, des personnes mais aussi la reconnaissance, la domination) naît la rivalité et la violence. C'est à partir de cette considération que Hobbes faisait dériver la guerre de tous contre tous qui caractérise la nature humaine et de laquelle on se sauve, dit-il, en établissant d'un commun accord (théorie du pacte social) un pouvoir supérieur qui est l'état (le Léviathan), capable d'enrayer la violence par la force.
Pour Girard, la crise de la violence se résout d'une autre façon : en transformant l'agression de tous contre tous en une agression de tous contre un, le fameux mécanisme du bouc émissaire. Un membre du groupe – généralement le plus faible et le plus exposé – est choisi et indiqué comme le responsable du mal qui afflige la communauté. Les ennemis aboutissent à une curieuse réconciliation à travers une commune agression de la victime. Celle-ci peut être un élément de la communauté ou encore un ennemi externe. Le cas typique est celui des élèves, qui de rivaux deviennent des amis en choisissant un camarade faible ou différent à attaquer ensemble, ou bien le cas d'un pays divisé en factions qui retrouve l'unité quand on vise un ennemi externe contre lequel se battre.
Comme dans le cas du meurtre du père, poursuit Girard, une fois la réconciliation obtenue, la victime, le bouc émissaire, est ici aussi sublimé et divinisé. Ainsi naît le mythe, le culte, la religion et le sacré. C'est à ce stade de sa recherche que Girard énonce sa thèse : La violence est le cœur et l'âme secrète du sacré, qui selon le journal Le Monde faisait de l'année 1972 « une année à marquer d'un astérisque dans les annales de l'humanité ».
Mais dès avant cette date, une maladie avait poussé ce chercheur à s'approcher de nouveau du christianisme et à reprendre la Bible en main ; à Pâques 1959, il rendit publique sa conversion, se déclarant croyant et revenant à l'Église après vingt-six ans d'éloignement. Cela lui permit de ne pas s'arrêter à l'analyse, sans espérance, du mécanisme de la violence mais d'indiquer la façon d'en sortir. Fait rare parmi les chercheurs de son niveau, il n'a pas peur de prononcer à voix haute, même en milieu scientifique, le nom de ce remède : Jésus Christ. Beaucoup, malheureusement, continuent à citer Girard comme celui qui a dénoncé l'alliance entre le sacré et la violence, mais ne tiennent pas compte du Girard qui a montré la rupture totale et définitive de cette alliance dans le mystère pascal du Christ.
Déjà la lecture de l'Ancien Testament, surtout des chants du Serviteur de Jhwh, révèle à Girard qu'il existe un autre genre de religion : une religion dont le Dieu n'est pas complice de la violence mais se trouve du côté de la victime. C'est surtout le fait historique de la mort et de la résurrection du Christ qui constitue la nouveauté et révèle « les choses cachées depuis la fondation du monde »8.
Par sa doctrine et par sa vie, Jésus démasquera et rompra le mécanisme du bouc émissaire qui sacralise la violence, se faisant lui-même, l'innocent, la victime de toute la violence.
Ceci est un signe emblématique : « Hérode et Ponce Pilate avec les nations et les peuples d'Israël » (Actes 4, 27) s'accordent sur sa mort ; les ennemis d'autrefois deviennent des amis, exactement comme dans les crises où intervient le bouc émissaire.
Le Christ a vaincu la violence, non pas en lui opposant une violence plus grande encore, mais en la subissant et en découvrant toute son injustice et son inutilité. Le film de Mel Gibson La Passion du Christ a eu ce mérite, au moins, de rappeler jusqu'à quel point cette violence contre Jésus a été poussée. Il a inauguré un autre genre de victoire que saint Augustin a synthétisé en trois mots : Victor quia victima, « Vainqueur parce que victime »9. En ressuscitant son Fils de la mort, le Père a déclaré à tout jamais de quel côté se situent la vérité et la justice et de quel côté se trouvent l'erreur et le mensonge.
Le processus qui porte à la naissance de la religion est renversé ; en Christ, c'est Dieu qui se fait victime et non la victime qui est ensuite élevée à la dignité divine. Le Christ n'est pas venu avec le sang d'un autre mais bien avec le sien. Il n'a pas mis ses péchés sur les épaules des autres, hommes ou animaux ; il a mis les péchés des autres sur ses propres épaules : « Il a porté dans son corps nos propres péchés sur le bois » (1 Pierre 2, 24). Le titre qui convient le mieux à ce contenu biblique est celui d'Agneau de Dieu que la liturgie utilise plusieurs fois pour désigner le Christ au cours de la Messe.
Peut-on encore parler de sacrifice ?
Les théologiens (dont Hans Urs von Balthasar) ont accueilli avec grand intérêt cette analyse de Girard, y percevant la base d'une compréhension du mystère de la rédemption répondant à la sensibilité de l'homme moderne. Toutefois, ils ont également senti la nécessité de compléter cette analyse d'un point de vue strictement théologique, en particulier par l'étude du type de solution que le Christ donne au problème de la violence et du mal en général.
Le salut ne vient pas seulement du fait d'avoir démasqué le mécanisme inconscient qui engendre la violence ; en d'autres termes, il n'est pas seulement de nature cognitive et psychologique, mais aussi mystérique. Il y a un plus dans la mort du Christ que la Bible et la théologie expriment avec les mots d'expiation et de substitution vicaire. Le mal, dont la violence est un emblème et un résumé, n'est pas seulement dénoncé mais aussi détruit 10.
Peut-on encore continuer à parler de sacrifice à propos de la mort du Christ et donc de la Messe ? Très longtemps, Girard a refusé ce concept, le trouvant trop marqué par l'idée de violence mais par la suite, il a fini par en admettre la possibilité, à condition de considérer d'un genre nouveau le sacrifice du Christ et de voir dans ce changement de signification « le fait central de l'histoire religieuse de l'humanité ».
La lettre aux Hébreux met bien en valeur la nouveauté du sacrifice du Christ sous différents points de vue : le Christ n'a pas eu besoin d'offrir de victimes d'abord pour ses propres péchés, comme les autres prêtres (Hébreux 7, 27) ; il n'a pas eu besoin de répéter plusieurs fois ce sacrifice mais « une seule fois à la fin des temps, il a été manifesté pour abolir le péché par son propre sacrifice » (Hébreux 9, 26). La nouveauté du sacrifice du Christ se révèle aussi du fait que dans les sacrifices habituels, ceux qui tuent la victime sont appelés sacrificateurs, prêtres ; dans son cas ce sont tout simplement des meurtriers 11.
Certains voudraient écarter toute idée d'expiation à propos de la mort du Christ et parler uniquement d'amour. Le Christ, dit-on, n'est pas mort pour expier mais pour déposer dans le dur noyau de la mort le germe de son amour. S'il meurt de mort violente, victime de la haine, ce n'est pas pour payer la dette insolvable des hommes (la dette de dix mille talents est remise par le roi !), mais uniquement pour que la souffrance et la mort soient désormais habitées par l'amour et qu'en les accueillant, l'être humain y trouve l'amour du Christ qui l'attend là aussi. Mais nous ne sommes pas contraints de choisir nécessairement entre expiation et amour. Les deux choses peuvent aller ensemble : le péché est effacé, lavé, détruit, en un mot expié par son contraire, l'amour et pas simplement par la souffrance et la mort du Christ.
Nous savons combien le manque de distinctions sur cette question de sacrifice appliqué à la mort du Christ a pesé, ainsi que cette question angoissante (toujours restée sans réponse satisfaisante) : « à qui a été versé le prix du rachat ? ». De là l'image d'un Père implacable et par conséquent le refus viscéral, de la part de beaucoup, d'un tel Dieu Père, jusqu'à proclamer avec soulagement la mort de Dieu.
À regarder avec plus de profondeur, le Père ne nous apparaît pas tant comme celui qui reçoit le prix du rachat mais plutôt comme celui qui le paie. C'est de fait celui qui paie le plus cher de tous puisqu'il a donné son propre Fils. Dire que le Père « n'a pas épargné son propre Fils » (Romains 8, 32) c'est dire aussi « qu'il ne s'est pas épargné lui-même ».
Par amour ou par obéissance ?
Comment concilier tout cela avec l'affirmation du Nouveau Testament selon lequel le Christ est mort « par obéissance » au Père ? Il faut tout d'abord se rappeler que Jésus lui-même déclare dans l'Évangile de Jean : « Le Père m'aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l'enlève mais je m'en dessaisis de moi-même ; j'ai le pouvoir de m'en dessaisir et j'ai le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père » (Jean 10, 17-18).
On parle ici d'un pouvoir d'offrir sa vie et d'un commandement de le faire, d'une liberté et d'une obéissance ; la clé du mystère se situe précisément dans ce paradoxe. Comment, et quand, le Père a-t-il donné au Fils le commandement d'offrir librement sa vie ? Selon saint Thomas, le Père a consigné son Fils à la mort dans le sens qu'« Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en lui infusant la charité »12. Le commandement que le Fils a reçu du Père est donc avant tout le commandement de nous aimer. En transmettant au Fils sa nature qui est amour, le Père lui a transmis sa passion d'amour pour l'homme et cette passion d'amour a conduit Jésus à la croix !
Jésus est mort, oui, par amour pour nous, mais c'est justement cela qui a été son obéissance au Père. L'obéissance la plus parfaite ne consiste pas à exécuter parfaitement l'ordre reçu mais à faire sienne la volonté de celui qui ordonne ; ainsi fut l'obéissance du Christ. La deuxième Prière eucharistique exprime cette vision de la mort du Christ avec une formule qui remonte aux origines mêmes de la liturgie chrétienne : « Au moment d'être livré et d'entrer librement dans sa passion, il prit le pain et rendit grâce »13.
Saint Bernard a eu des intuitions de précurseur à ce sujet. En anticipant l'objection des hommes d'aujourd'hui, Abélard avait écrit : « La mort de son Fils innocent a-t-elle tant plu à Dieu le Père qu'il s'est réconcilié avec nous par elle ? » Le saint répond : « Ce ne fut pas la mort du Christ qui plut à Dieu, mais sa volonté spontanée de mourir pour nous »14. Autre objection d'Abélard : « Qui ne trouverait pas cruel et injuste que quelqu'un ait demandé en récompense le sang d'un innocent ou en tout cas qu'un innocent soit tué au point que Dieu ait considéré avec plaisir la mort de son Fils pour se réconcilier l'univers ? » Bernard répond de manière lapidaire : « Dieu le Père n'a pas demandé le sang de son Fils ; il l'a seulement accepté en offrande ; il n'avait pas soif de ce sang mais de notre salut qui était dans ce sang »15.
Il est vrai qu'en Isaïe, on dit du Serviteur que « le Seigneur s'est plu à l'écraser par la souffrance ». Mais nous nous demandons si vraiment cela lui a plu ? Qu'est-ce qui lui a plu exactement ? Ce n'est pas le moyen qui lui a plu mais le but ! Non pas la souffrance du Serviteur mais le salut de beaucoup comme le notait saint Bernard. Ce qui a plu à Dieu vraiment et qu'il a fait avec une joie suprême, c'est ce qu'il proclame en personne dans la suite de ce passage : « C'est pourquoi je lui attribuerai des foules et avec les puissants, il partagera les trophées parce qu'il s'est livré lui-même à la mort » (Is 53,12).
Saint Grégoire le Grand a écrit : « L'Écriture croît avec ceux qui la lisent (crescit cum legentibus) »16, et c'est ce qui est arrivé aussi à propos des textes sur le sacrifice du Christ et sur la rédemption. Les événements et les expériences du XXe siècle, jamais vécus aussi fortement par l'humanité, ont posé à l'Écriture de nouvelles questions et l'Écriture, comme toujours, s'est révélée capable de réponses à la mesure de ces questions.
Même l'abolition de la peine de mort reçoit une lumière nouvelle des analyses sur la violence et le sacré. Quelque chose du bouc émissaire est en acte en toute exécution capitale, même dans celles qui sont reconnues par la loi. « Un seul est mort pour tous » (2 Corinthiens 5, 14) : le croyant a en plus un motif eucharistique pour s'opposer à la peine de mort. Comment des chrétiens peuvent-ils, dans certains pays, approuver et se réjouir à la nouvelle qu'un criminel a été condamné à mort, quand nous lisons dans la Bible : « Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur Dieu et non pas plutôt à le voir se détourner de sa conduite et vivre ? » (Ézéchiel 18, 23).
Le débat moderne sur la violence et le sacré nous aide ainsi à accueillir une dimension nouvelle de l'Eucharistie. Grâce à elle, le non absolu de Dieu à la violence prononcé sur la croix, demeure vivant au long des siècles. L'Eucharistie est le sacrement de la non-violence ! En même temps, elle nous apparaît comme le oui de Dieu aux victimes innocentes, le lieu où chaque jour le sang versé sur la terre s'unit à celui du Christ qui crie à Dieu d'une voix « qui parle mieux encore que celui d'Abel » (Hébreux 12, 24). Grâce à cela, on comprend mieux aussi ce que l'on enlève à la Messe (et au monde !) si on lui enlève ce caractère dramatique, exprimé depuis toujours par le terme de sacrifice.
Le sang du Christ nous purifie de tout péché
Concluons en reprenant l'invocation que l'Adoro te devote met sur nos lèvres, après avoir affirmé qu'« une seule goutte de sang versé par Jésus suffit à libérer le monde du péché ». L'invocation est : « Seigneur Jésus, Pélican plein de bonté, purifie-moi de mon impureté par ton sang ».
L'invocation semble peu cohérente avec le symbole. Selon la légende, le pélican n'ouvre pas sa poitrine pour laver ses petits mais pour les nourrir et leur rendre la vie. Nous devons considérer que, comme dans le cas du bon larron et de Thomas, le symbole ouvre la réflexion, il ne l'emprisonne pas. On le voit à travers les pensées que notre strophe a suggérées à Claudel dans la magnifique Hymne du Saint Sacrement :
Pieux Pélican, qui souffrez devant nous Votre crucifixion,
Administré par les anges en pleurs qui Vous portent patène et vase,
Donnez-nous la porte de Votre flanc ainsi qu'au centurion,
Afin que Vous nous soyez ouvert et que nous unissions Notre nature à Votre hypostase.
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La fameuse prière Anima Christi, insérée elle aussi dans le Missel de saint Pie V parmi les prières de remerciement pour la Messe, voit dans le sang eucharistique la source de l'enivrement spirituel :
Âme du Christ, sanctifie-moi.
Corps du Christ sauve-moi.
Sang du Christ, enivre-moi.
L'auteur n'a cependant pas tort d'insister sur la purification des péchés à travers le sang. C'est un thème éminemment biblique. La source la plus directe est Apocalypse 1, 5 qui, dans le texte de la Vulgate connu par l'auteur, disait : « Il nous a aimés et il nous a lavés de nos péchés par son sang ». Le lien entre le sang et la rémission des péchés est déjà affirmé dans les paroles de l'institution : « Ceci est la coupe de mon sang... versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ». La catéchèse apostolique ne se lasse pas de le répéter : « Le sang du Christ nous purifie de tout péché » (1 Jean 1, 7) ; « Le sang du Christ purifie notre conscience des œuvres de mort » (Hébreux 9, 14). À chaque Messe, nous avons la possibilité de nous soumettre à une espèce de dialyse spirituelle : les scories des péchés qui s'accumulent dans notre conscience sont dissoutes au contact du sang du Christ qui vient en nous par le signe du vin.
Se faire victime, ne pas faire des victimes
À la lumière de ces réflexions, nous ne pouvons pas ne pas faire allusion à un péché particulier duquel nous devons nous purifier avec la force qui nous vient du sang eucharistique du Christ : le péché qui est à la base du mécanisme du bouc émissaire et de la violence et que Jésus est venu dénoncer et rompre. L'histoire nous a donné une leçon amère. Le Christ est mort pour casser le mécanisme qui porte au bouc émissaire, mais dans certains cas, les chrétiens ont fait précisément ce que le Christ est venu abolir. Le cas du traitement des Juifs en est un exemple.
Au niveau personnel, le péché dont il faut prendre conscience est la tendance à nous excuser nous-mêmes systématiquement en accusant les autres, de faire des victimes au lieu de se faire victime. Lui, l'innocent a accepté de passer pour coupable ; nous les coupables, nous cherchons par tous les moyens à passer pour innocents.
Il y a une violence qui n'est pas seulement des mains et des armes mais aussi des pensées. Un Père du désert a des paroles claires et fortes à ce propos : « C'est pour cette raison que nous n'arrivons pas à progresser, à être tant soit peu utiles, et que nous passons tout notre temps à nous corrompre par les pensées que nous avons les uns contre les autres, et à nous tourmenter nous-mêmes. Chacun se justifie, chacun se néglige sans rien observer, et nous demandons compte au prochain des commandements »18. Que de bienfaits contribueraient à la communion ecclésiale si nous nous efforcions tous de suivre ce chemin de l'Agneau, en cessant de rendre responsables de tous les maux de l'Église ou de la communauté dans laquelle nous vivons, ceux qui pensent de façon différente de nous !
Comme toujours, nous ne voulons pas que la dernière pensée soit celle de la faute mais celle de la grâce. L'Eucharistie ne se limite pas à rappeler l'exemple du Christ mais elle nous donne aussi la grâce de le suivre. Il a vaincu aussi pour nous et nous pouvons dans la foi, nous approprier de sa victoire sur la violence, en essayant de la traduire en attitudes concrètes dans la vie.
Nous retrouvons les mêmes sentiments d'indignité et de confiance dans la puissance de purification du sang du Christ, qui animent cette strophe de l'Adoro te devote, dans une hymne de Charles Wesley, initiateur avec son frère John, de l'Église Méthodiste. Nous achevons avec ce texte cette méditation, heureux de pouvoir partager avec des chrétiens d'autres confessions l'amour pour l'Eucharistie, en espérant pouvoir un jour partager avec eux l'Eucharistie même :
Sale et odieux à moi-même,
Jésus, je ne suis pas digne
D'accueillir en mon sein
Toi qui es saint et pur.
Le cœur voudrait crier :
Éloigne-toi de moi Seigneur !
Et pourtant je dis : viens !
Purifie-moi dans mon intime,
Hôte et divin roi.
Je me penche vers la croix :
Toi, donne le salut
Et guéris ce que tu touches
19
Raniero Cantalamessa, Ceci est mon corps

1. Saint Ignace d'Antioche, Aux Romains, 7, 3.
2. À la place de totum mundum quit ab – omni scelere qui oblige à séparer le verset de manière artificielle, le texte de Wilmart a : totum mundum posset — omni scelere.
3. Saint Augustin, Discours sur les psaumes, 101, 8 (PL 36, 1299) ; Saint Isidore de Séville, Étymologies 12, 7, 26 ; Christianus Campiliensis, Speculum animalium, 2, 162 (CCL, CM, 19B, 1992) : « Pellicanus subitam pullis dat sanguine vitam » ; Dante Alighieri, Paradiso XXV, 112-113 : « Voici celui [Jean] qui reposa sur le sein de notre pélican ».
4. Saint Jean Chrysostome, Catéchèses baptismales, III, 19 (SCh 50 bis, p. 162).
5. Saint Thomas d'Aquin, Quodlibet, 2, q.1, a.2, sc.2 (Opera omnia, XXV, 2, sous la direction de la Commission Léonine et les Éditions du Cerf, 1996, p. 213). L'expression que saint Thomas attribue à saint Bernard, remonte en réalité à Nicolas de Clairvaux (PL 144,762) et se trouve dans diverses sources de l'époque, indiquées en note dans l'édition citée.
6. Cf. René Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972, p. 52.
7. Je m'appuie sur l'étude de Michael Kirwan, Discovering Girard, DLT, Londres 2004.
8. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris 1978 : c'est le titre du livre dans lequel Girard décrit les phases successives de cette recherche.
9. Saint Augustin, Confessions, X, 43.
10. Cf. Hans Urs von Balthasar, Theodramatik : Dritte Band, die Handlung JohannesVerlag, Einsiedeln 1980, pp. 309 s. ; cf. Michael Kirwan, opus cité, pp. 106-110.
11. Sur ces derniers développements de la pensée de Girard, on peut lire l'excellente étude de Franco Pignotti, Dal sacrificio arcaico al sacrificio di Cristo. Per una antropologia della conversione di René Girard, Fermo 2004.
12. Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique III, q.47, a.3.
13. La formule remonte à la Tradition Apostolique d'Hippolyte, 4 : Dom Bernard Botte, La tradition Apostolique de saint Hippolyte, Münster, 1963, p. 14 : « Qui cum traderetur voluntariae passioni ».
14. Saint Bernard de Clairvaux, Epistola 90, De errore Abelardi, 8, 21-22 (PL 182, 1070) : « Non mors, sed voluntas placuit sponte morientis ».
15. Ibid. : « Non requisivit Deus Pater sanguinem Fuji, sed tamen acceptavit oblatum ». S. Bernard dépend à son tour de saint Anselme d'Aoste, Meditatio redemptionis humanae, Opera Omnia, III, ed. F.S. Schmitt, Stuttgart 1968, p. 88 : « Le Père n'a pas imposé par commandement à l'homme Christ de mourir mais ce fut lui qui spontanément le fit, sachant que cela plairait au Père et serait utile aux hommes ».
16. Saint Grégoire le Grand, Morales sur Job, XX, 1 (CC 143 A, p. 1003).
17. Paul Claudel, Hymne du Saint Sacrement, in Œuvre poétique complète, Paris 1967, p. 400.
18. Dorothée de Gaza, Instructions, 7 (SCh 92, p. 300).
19. Charles Wesley, Hymne Savior, and can it be, in John and Charles Wesley, Selected Writings and Hymns, Paulist Press, New York 1981, pp. 257 s. : I am not worthy, Lord, so foul, so self-abhorr'd, Thee, my God, to entertain in this polluted heart : I am a frail sinful man, all my nature cries, Depart ! Yet come, thou heavenly Guest, and purify my breast ; come, thou great and glorious King, while before thy cross I bow, with thyself salvation bring, cleanse the house by entering now.