Au IVe siècle après
Jésus-Christ, les déserts d'Égypte, de Palestine, d'Arabie et de Perse furent
peuplés par une race d'hommes qui a laissé derrière elle une étrange
réputation. C'étaient les premiers ermites chrétiens, qui, abandonnant les
cités du monde païen, vécurent dans la solitude. Pourquoi ce choix ? Leurs
raisons, nombreuses et variées, peuvent toutes se résumer en quelques
mots : « la quête du salut ». En quoi consistait ce salut ?
Il ne se trouvait certainement pas dans une simple conformité extérieure aux
coutumes ou aux ordres d'une classe sociale quelconque. En ce temps-là, les
hommes étaient devenus profondément conscients du caractère strictement
individuel du salut. Ils
considéraient la société — c'est-à-dire la société païenne, dont les limites étaient
l'horizon et les perspectives de la vie terrestre comme un navire naufragé que
chaque individu devait fuir à la nage pour sauver sa vie. Notre propos n'est
pas de discuter le bien-fondé de cette conception : ce qui importe, c'est
de ne pas oublier que c'était
un fait. Ils jugeaient que se laisser dériver en acceptant passivement les
opinions et l'échelle des valeurs de la société était purement et simplement
désastreux. Le fait que l'Empereur était maintenant chrétien et que le monde interprétait la Croix comme un
signe de pouvoir temporel ne fit que les affermir dans leur résolution.
Nous devrions trouver cette fuite
paradoxale du monde, qui atteignit ses plus grandes dimensions (j'allais
presque dire sa frénésie) lorsque le monde
devint officiellement chrétien, beaucoup plus étrange que nous ne le faisons.
Ces hommes semblent avoir cru, comme de rares penseurs modernes, tel Berdiaev,
l'ont fait, qu'il n'existe pas d'État
chrétien. Ils paraissent n'avoir
pas jugé que le christianisme et la politique pourraient jamais s'unir pour
produire une société pleinement chrétienne. En d'autres termes, pour eux, la
seule société chrétienne était spirituelle et supraterrestre ; c'était le
Corps mystique du Christ. C'étaient, certes, des conceptions extrêmes, et il
est presque scandaleux de les rappeler à notre époque où de toutes parts on
accuse le christianisme de prêcher la négation, le repli, sans proposer aucun
moyen efficace d'affronter les problèmes de ce temps. Mais ne soyons pas trop
superficiels. Les Pères du désert, en réalité, « affrontèrent les
problèmes de leur temps » en ce sens qu'ils firent partie du petit nombre d'hommes qui furent en avance sur lui et
ouvrirent la voie au développement d'une
société nouvelle. Ils représentent ce que les philosophes sociaux
modernes (Jaspers, Muniford), appellent
l'apparition de l'homme axial,
précurseur des personnalistes modernes. Les
XVIIe et XIXe siècles, avec leur individualisme
pragmatique, ont dégradé et corrompu l'héritage psychologique de l'homme axial
qui venait des Pères du désert et des autres contemplatifs ; ils ont
préparé le terrain pour le vaste retour à la mentalité de masse qui nous domine
aujourd'hui.
L'évasion de ces hommes au désert
n'était ni purement négative ni purement individualiste. Ils ne se révoltaient
pas contre la société. Certes, c'étaient, en un certain sens, des rebelles, et il n'est pas erroné de les
juger tels. C'étaient des hommes qui refusaient de se laisser passivement
guider et gouverner par un État décadent, et qui jugeaient possible de vivre
sans être asservis à des valeurs conventionnelles admises. Mais ils
n'essayaient nullement de se mettre au-dessus de la société. Ils ne la
rejetaient pas avec une fierté méprisante, comme s'ils étaient supérieurs aux
autres. L'une des raisons, au contraire, qui leur faisaient fuir le monde des
hommes était que celui-ci
se divisait en deux catégories : celle de ceux qui réussissaient et
imposaient leur volonté aux autres, et celle de ceux qui devaient céder et obéir. Les Pères du désert
refusaient de se laisser mener par les hommes, mais ne désiraient nullement les
diriger eux-mêmes. Ils ne fuyaient pas non plus la compagnie des hommes :
le fait même qu'ils énoncèrent ces conseils
prouve qu'ils étaient très sociables. La société qu'ils recherchaient était
celle où tous étaient égaux et où la
seule autorité, après Dieu, était l'autorité charismatique de la
sagesse, de l'expérience et de l'amour. Naturellement, ils reconnaissaient
l'autorité bienveillante de leurs évêques : mais ceux-ci étaient loin et
se prononcèrent peu sur ce qui se passait dans le désert jusqu'au grand conflit
d'Origène, à la fin du IVe siècle.
Ce que les Pères cherchaient avant
tout, c'était leur vraie nature, dans le Christ. Et, pour le faire, ils
devaient rejeter complètement le moi faux et conventionnel que les obligations
sociales du monde avaient forgé. Ils
voulaient trouver une voie qui menât vers Dieu, une voie inexplorée, librement
choisie et non héritée d'autres qui l'auraient tracée d'avance. Ils cherchaient
un Dieu qu'ils pouvaient seuls trouver,
et non un Dieu donné sous une forme
stéréotypée, fixée par quelqu'un d'autre. Non qu'ils rejetassent aucun
des dogmes de la foi chrétienne ; ils les acceptaient et s'y accrochaient
sous leur forme la plus simple et la plus élémentaire. Mais ils étaient lents
(au moins au début, au temps de leur sagesse
première) à se laisser entraîner dans des controverses théologiques. Leur
départ pour les horizons arides du désert avait également le sens d'un refus de
se contenter d'arguments, de concepts
et de verbiage technique.
Nous
parlons ici exclusivement
des ermites. Il y avait aussi, dans le désert, des cénobites — par centaines et
par milliers, qui vivaient en commun dans d'énormes monastères, comme celui
fondé par saint Pacôme à Tabenne. L'ordre y régnait, ainsi qu'une discipline
quasi militaire. La personnalité et la liberté pouvaient cependant s'y épanouir,
parce que les cénobites eux-mêmes savaient que leur Règle n'était qu'un cadre extérieur, une sorte d'échafaudage destiné à les
aider à édifier la structure spirituelle de leur vie avec Dieu. Mais les ermites étaient plus libres à tous égards. Ils
n'étaient tenus de se conformer qu'à
la volonté de Dieu secrète, cachée et inscrutable qui pouvait être très
différente d'une cellule à l'autre. Il est très significatif que le premier de
ces Verba (n°3) fait
appel à l'autorité de saint Antoine pour ce qui est le principe essentiel de la
vie au désert, c'est-à-dire que Dieu est le Seul Maître, et qu'en dehors
de Sa volonté manifeste, il n'y a que peu ou pas de principes : « Par
conséquent, tout ce que votre âme désire accomplir selon la volonté de Dieu,
faites-le, et elle sera sauvée ».
Il est évident qu'une telle voie ne
peut être suivie que par un être très attentif et très sensible aux limites
d'un désert vierge de tout chemin battu. L'ermite devait avoir une foi
réfléchie et être détaché de lui-même à un point absolument terrible. Les
cataclysmes spirituels qui s'abattaient parfois sur certains visionnaires
présomptueux du désert sont là, comme des os qui blanchissent sur le sable,
pour nous montrer les dangers d'une vie solitaire. Les Pères ne pouvaient se permettre
d'être des illuminés. Il leur était impossible de courir le risque de
s'attacher à leur ego ou aux joies dangereuses de la volonté propre. Ils ne
pouvaient s'identifier en aucune manière à leur être superficiel, transitoire,
créé par eux de toutes pièces ; ils devaient se perdre dans la réalité
intérieure et cachée d'un moi transcendant, mystérieux, à peine connu, fondu
dans le Christ. Ils devaient mourir aux valeurs de l'existence éphémère comme
le Christ était mort à elles sur la Croix et ressusciter des morts avec Lui à
la lumière d'une sagesse entièrement nouvelle. D'où leur vie de sacrifice, qui
commençait par une rupture nette entre le monde et eux. Une vie passée dans la componction qui les amenait à déplorer
la folie des attachements aux fausses valeurs. Une vie de solitude et de
labeur, de pauvreté et de jeûne, de charité et de prière, qui effaçait le vieux
moi superficiel et laissait apparaître peu à peu l'être vrai et secret dans
lequel le croyant et le Christ ne formaient plus « qu'un seul
Esprit ».
Enfin, le but immédiat de tous ces
efforts était la pureté de cœur — une
vision claire et libre de la véritable condition humaine, une connaissance
intuitive de notre réalité intérieure telle qu'elle est ancrée, ou plutôt
perdue, en Dieu par le Christ. Le fruit en était le repos : quies. Pas le repos du corps, ni même la fixation de l'esprit
enflammé sur quelque point ou sommet lumineux. Les Pères du désert n'étaient
pas, généralement, adonnés à l'extase, et ceux qui firent exception à cette
règle ont laissé des histoires étranges et fallacieuses pour dérouter les
autres. Le repos que cherchaient ces
hommes était simplement l'équilibre et la modération d'un être qui n'est plus
obligé de se regarder, parce qu'il est porté par la parfaite liberté qu'il
trouve dans ce repos. Porté où ? Partout où l'Amour, c'est-à-dire l'Esprit
divin, juge bon d'aller. Le repos était donc une sorte de vide et d'absence de
volonté propre qui ne se préoccupaient plus d'un moi faux ou limité. En paix
dans la possession du sublime Rien
l'esprit restait attaché secrètement au Tout,
sans essayer de savoir au juste ce qu'il possédait.
Or les Pères ne s'intéressaient même
pas assez à la nature de ce repos pour en parler en ces termes, sinon très
rarement ; saint Antoine remarque, par exemple, que « la prière du
moine n'est pas parfaite jusqu'à ce qu'il ne s'occupe plus de lui ni du fait
qu'il prie » (Et il le dit en passant, sans insister). Pour le reste, les
Pères évitaient tout ce qui était sublime, ésotérique, théorique ou difficile à
comprendre — ou du moins ils refusaient d'en parler. Ils n'étaient d'ailleurs
pas davantage disposés à parler d'autre chose, même des vérités de la foi
chrétienne, ce qui explique le laconisme de leurs apophtegmes.
À bien des égards, par conséquent,
ces Pères du désert ressemblaient aux Yogis indiens et aux moines bouddhistes
Zen de la Chine et du Japon. Si nous voulions retrouver des hommes qui leur
ressemblent dans l'Amérique du XXe siècle, nous serions obligés de
les chercher dans des lieux étranges et écartés : de tels êtres sont
tragiquement rares. Ils ne se sentent évidemment pas dans leur élément sur les
trottoirs de la 42e
Rue et de Broadway.
Peut-être pourrions-nous en trouver parmi les Indiens Pueblos ou Navajos, mais
il s'agirait de cas différents qui présenteraient une simplicité, une sagesse
innée, mais aussi l'enracinement dans une société primitive. Les Pères du
désert ont rompu nettement avec une société conventionnelle acceptée, pour
lancer leur vie dans un vide absurde en apparence. Bien que l'on s'attende
peut-être à ce que je prétende que de tels hommes se trouvent dans nos
monastères de contemplatifs, je n'oserais l'affirmer. Là, il s'agit souvent
d'hommes qui ont quitté le monde pour
pénétrer dans un autre genre de société, celle de leur famille religieuse. Ils
échangent les idéaux, les concepts et les rites de l'une pour ceux de l'autre.
Et comme nous avons, derrière nous, des siècles de monachisme, nous contribuons
à placer cette démarche sous un jour différent. Les normes sociales d'une famille monastique ont parfois tendance à
être conventionnelles, et les suivre n'implique pas un saut dans le vide, mais
seulement un changement radical d'habitudes et d'idéaux. Les paroles et les
exemples des Pères du désert font tellement partie de la tradition monastique
que le temps les a fixés pour nous, et que nous ne sommes plus capables
d'apprécier leur prodigieuse originalité. Nous les avons pour ainsi dire
enterrés dans nos propres habitudes, nous protégeant ainsi solidement contre le
choc spirituel que pourrait produire leur manque absolu de banalité. J'espère
cependant qu'en choisissant et en publiant ces apophtegmes, j'ai pu les présenter sous un jour nouveau et rendre
leur fraîcheur évidente.
Les Pères du désert furent des
pionniers, sans autre exemple que celui de prophètes comme saint Jean-Baptiste,
Élie, Élisée et les Apôtres qui leur servirent également de modèles. Pour le
reste, la vie qu'ils embrassaient était angélique,
et ils ont suivi les sentiers inexplorés des esprits invisibles. Leurs cellules
ressemblaient à la fournaise de Babylone où, au milieu des flammes, ils se
trouvaient face à face avec le Christ.
Ils ne cherchaient à provoquer ni
l'approbation ni le blâme de leurs contemporains, parce que les opinions
d'autrui avaient cessé, pour eux, d'avoir de l'importance. Ils n'avaient pas
d'idées arrêtées sur la liberté, mais, en fait, ils étaient devenus libres en
payant le prix voulu. En tout cas, ces Pères distillèrent, pour eux, une
sagesse très simple et pratique, qui est à la fois primitive et éternelle et
qui nous permet de retrouver les sources qui ont été polluées ou complètement
obstruées par l'accumulation des déchets mentaux et spirituels de notre
barbarie technologique.
Notre temps a désespérément besoin de
ce genre de simplicité, de retrouver un peu de l'expérience que reflètent ces
apophtegmes. Insistons sur le mot expérience. Les quelques phrases
brèves réunies dans ce volume n'ont, du seul point de vue de l'information, que
peu ou pas de valeur. Il serait inutile de feuilleter ces pages et de remarquer
superficiellement que les Pères ont dit ceci ou cela. Quel bien retirerons-nous
du simple fait que ces choses ont été dites ? Ce qui est important, c'est qu'elles ont été vécues, qu'elles
jaillissent de l'expérience des niveaux les plus profonds de l'existence,
qu'elles représentent la découverte de l'homme, au terme d'un voyage intérieur
et spirituel qui est beaucoup plus crucial et infiniment plus important que
n'importe quel voyage dans la Lune.
Que gagnerons-nous à aller dans la Lune
si nous sommes incapables de traverser l'abîme qui nous sépare de
nous-mêmes ? Voilà le plus important de tous les voyages d'exploration,
et, sans lui, tous les autres sont non seulement inutiles, mais désastreux. La
preuve en est que les grands voyageurs et colonisateurs de la Renaissance
furent, pour la plupart, capables de réaliser leurs exploits justement parce
qu'ils étaient aliénés d'eux-mêmes.
Lorsqu'ils soumirent des terres primitives ils se contentèrent de leur imposer,
par la force des canons, leur confusion et leur aliénation personnelles. De magnifiques
exceptions comme Fra Bartolomé de Las Casas, saint François Xavier et le Père
Matthieu Ricci ne font que confirmer cette règle.
Ces pensées des Pères du désert sont
tirées d'une collection classique, les Verba Seniorum, qui se trouvent dans le volume 73 de la Patrologie latine
de Migne. Les Verba se distinguent des autres écrits des Pères du désert
par leur absence absolue d'artifice littéraire, leur simplicité loyale et entière.
Les Vies des Pères sont plus grandiloquentes, dramatiques, recherchées.
Elles abondent en événements merveilleux et en miracles. Elles sont fortement
marquées par les personnalités littéraires auxquelles nous les devons. Tandis
que les Verba sont des récits clairs, sans prétentions, qui se
transmettaient oralement, selon la tradition copte, avant qu'ils ne fussent
rédigés en syriaque, en grec et en latin.
Toujours simples et concrets, faisant
appel à l'expérience de ceux que la solitude a formés, ces proverbes et ces
récits voulaient être des réponses claires à des questions claires. Ceux qui
venaient chercher le
salut
au désert demandaient aux anciens une parole
qui les aiderait à le trouver : verbum salutis : une parole de salut.
Les réponses n'avaient pas la
prétention d'être des préceptes généraux et universels. Elles étaient plutôt
des clefs précises ouvrant certaines portes que certains êtres devaient ouvrir
à certains moments. Ce fut beaucoup plus tard seulement, après avoir été
souvent répétés et cités, que ces apophtegmes en vinrent à être considérés
comme monnaie courante. Nous les comprendrons mieux si nous nous souvenons de
leur qualité pratique et pour ainsi dire existentielle. Ils faisaient déjà
partie de la tradition monastique lorsque saint Benoît prescrivit, dans sa
Règle, de lire souvent à haute voix, avant Complies, les Paroles des Pères.
Les Pères étaient des hommes humbles
et silencieux qui n'avaient pas grand-chose à dire. Ils répondaient aux
questions en quelques mots, sans s'écarter du sujet. Plutôt que d'énoncer un
principe abstrait, ils préféraient raconter une histoire concrète. Leur
concision est rafraîchissante et lourde de sens. Il y a plus de clarté et de
joie dans ces apophtegmes laconiques que dans beaucoup de longs traités ascétiques
remplis de détails sur la montée d'un degré
spirituel à un autre. Ces dires des Pères ne sont jamais théoriques, au sens
moderne du terme. Ils ne sont jamais abstraits. Ils traitent de choses
concrètes et des travaux à faire dans la vie quotidienne des moines du IVe
siècle. Mais ce qu'ils expriment est tout aussi intéressant pour un penseur du XXe
siècle. On y trouve les réalités essentielles de la vie intérieure : foi,
humilité, charité, douceur, discrétion, abnégation. Et le bon sens n'est pas la
moindre des qualités des Paroles de salut.
Ceci est important. Les Pères du
désert eurent, avec le temps, une réputation de fanatisme par suite des récits
que leurs admirateurs indiscrets firent de leurs exploits ascétiques. Certes,
c'étaient des ascètes ; mais quand nous lisons leurs apophtegmes et que
nous voyons ce qu'ils pensaient de la vie, nous comprenons qu'ils étaient
dénués de tout fanatisme. C'étaient des hommes humbles, calmes, pleins de bon
sens, qui connaissaient assez profondément la nature humaine et les choses de
Dieu pour se rendre compte qu'ils savaient fort peu de choses sur Lui. Aussi
n'étaient-ils pas enclins à discourir longuement sur l'essence divine ni même à
épiloguer sur le sens mystique de l'Écriture. S'ils parlent peu de Dieu, c'est
parce qu'ils n'ignorent pas que lorsqu'on s'est approché tant soit peu de Sa
demeure, le silence est plus intelligent que de nombreuses paroles. Le fait que
l'Égypte, de leur temps, était en proie à de multiples controverses religieuses
et intellectuelles les incitait encore davantage à se taire. Il y avait les néo-platoniciens,
les gnostiques, les stoïques et les pythagoriciens. Il y avait les groupes
bruyants de chrétiens orthodoxes et hérétiques.
Il y avait les Ariens (auxquels
s'opposèrent passionnément les Pères du désert). Il y avait les disciples
d'Origène (certains moines furent des partisans d'Origène fidèles et dévoués).
À tout ce tumulte, le désert opposait un silence discret et détaché. Les grands
centres monastiques du IVe siècle se trouvaient en Égypte, en Arabie
et en Palestine. La plupart des histoires réunies ici concernent les ermites de
Nitrié et de Scété, au nord de l'Égypte, près de la côte méditerranéenne et à
l'ouest du Nil. Il y avait aussi de nombreuses colonies de moines dans le delta
du Nil. La Thébaïde, près de l'antique Thèbes, plus à l'intérieur, le long du
Nil, était un autre centre d'activité monastique, surtout cénobitique. La
Palestine avait, très tôt, attiré des moines venus de tout l'univers chrétien ;
le plus célèbre fut saint Jérôme, qui vécut dans une grotte, à Bethléem, où il
traduisit l'Écriture. Il y eut également une importante colonie monastique
autour du mont Sinaï, en Arabie, où fut fondé le monastère Sainte-Catherine qui
a tout à coup fait irruption dans l'actualité avec la découverte des chefs-d'œuvre d'art byzantin qui
y sont conservés.
Quel genre de vie menaient les
Pères ?
Quelques mots d'explication nous
aideront peut-être à mieux comprendre leurs pensées. Le Père était généralement
un Abbé (abbas) ou
un Ancien (senex). Un
Abbé n'était pas alors, comme maintenant, le supérieur canoniquement élu d'une
communauté ; c'était un moine ou un ermite qui avait passé des années dans
le désert et avait vécu en serviteur de Dieu. Avec eux, ou dans leur voisinage,
vivaient des frères et des novices, qui apprenaient à mener cette
vie. Les novices avaient encore besoin de la direction continuelle d'un Ancien
et vivaient avec lui pour être formés par sa parole et son exemple. Les frères
vivaient seuls, bien qu'ils se rendissent parfois chez un Ancien pour recevoir
quelques conseils.
La plupart des personnages de ces
histoires sont des hommes en marche
vers la pureté du cœur, mais qui n'y sont pas encore pleinement parvenus. Les
Pères du désert, inspirés par Clément, Origène et la tradition
néo-platonicienne, croyaient parfois pouvoir s'élever au-dessus de toutes les
passions et devenir indifférents à la colère, à la concupiscence et à
l'orgueil. Mais nous ne trouvons guère d'encouragements, dans ces apophtegmes,
pour ceux qui croyaient que la perfection chrétienne est une question
d'impassibilité (apatheia). C'étaient plutôt les voyageurs qui traversaient rapidement
les déserts et, rentrés chez eux, écrivaient les récits de ce qu'ils avaient vu, et non
ceux qui passaient toute leur vie dans le silence, qui exaltaient ces moines
qui étaient « au-delà de toute passion ». Les Pères étaient beaucoup
plus enclins à accepter les réalités banales de l'existence et à se contenter
du sort ordinaire de l'homme, obligé de lutter toute sa vie pour se vaincre. La
sagesse des Verba est évidente dans l'histoire du moine Jean, qui se
vantait d'être au-dessus de toutes les tentations et auquel un Ancien
clairvoyant conseilla de prier Dieu de lui envoyer quelques bonnes luttes à
soutenir pour que sa vie continuât à avoir quelque valeur…
À certaines périodes, tous les
solitaires et les novices se réunissaient pour la synaxis liturgique
(messe et prières en commun). Ensuite ils prenaient ensemble leur repas et
tenaient une sorte de chapitre pour discuter des problèmes de tous. Puis ils
retournaient dans leur solitude, où ils passaient leur temps à travailler et à
prier.
Ils gagnaient leur vie par le travail
de leurs mains ; ils tissaient généralement des paniers ou des nattes en
feuilles de palmier ou en roseaux et les vendaient dans les villes proches. Il est parfois
question, dans les Verba, de ces travaux et du commerce qu'ils
impliquaient. La charité et l'hospitalité avaient une importance primordiale,
et passaient avant le jeûne et les pratiques ascétiques personnelles. Les
innombrables apophtegmes qui témoignent de cette chaude bienveillance devraient
suffire à répondre à ceux qui accusent les Pères de détester leur prochain. Il
y avait plus d'amour, de compréhension et de bonté véritables dans le désert
que dans les villes, où, alors comme maintenant, chacun vivait pour soi.
Ce fait est d'autant plus important
que l'essence même du message chrétien est la charité et l'unité dans le
Christ. Les mystiques chrétiens de tous les temps n'ont pas seulement cherché
et trouvé l'unification de leur être, l'union à Dieu, mais l'union avec les
autres dans l'Esprit de Dieu. Pour un saint chrétien, s'unir à Dieu tout en se
séparant totalement, d'esprit et de corps, du reste des hommes, serait non
seulement absurde, mais tout à fait contraire à la sainteté. S'isoler en
soi-même sans pouvoir en sortir pour aller vers les autres signifierait qu'on
est incapable de dépassement. Demeurer ainsi prisonnier de notre égoïsme c'est,
en fait, être en enfer : vérité que Sartre, tout en faisant profession
d'athéisme, a exprimée de la manière la plus saisissante dans Huis clos.
Les Verba Seniorum insistent et reviennent sur la primauté de l'amour sur
tout le reste dans la vie spirituelle : sur la connaissance, la gnose,
l'ascétisme, la contemplation, la solitude, la prière. L'amour est, en fait, la vie spirituelle, et
sans lui tous les exercices de l'esprit, pour élevés qu'ils soient, sont vides
et illusoires. Et plus ils sont élevés, plus l'illusion est dangereuse.
Certes, l'amour est bien davantage
qu'un simple sentiment, que des témoignages d'amitié et des aumônes. Aimer,
c'est s'identifier intérieurement et spirituellement avec autrui, de sorte que
nous ne le considérons plus comme un objet
auquel nous faisons du bien. En fait, le bien effectué dans ces conditions n'a
que peu ou pas de valeur. L'amour considère son prochain comme un autre lui-même,
et l'aime avec l'humilité et la discrétion profondes, la réserve et le respect
sans lesquels nous ne devons pas prendre la liberté de pénétrer dans le
sanctuaire de sa subjectivité. Cet amour doit obligatoirement ne comporter ni
brutalité autoritaire, ni exploitation, ni tyrannie, ni condescendance. Les
saints du désert s'opposaient à tout expédient, grossier ou subtil, dont l'homme spirituel peut se servir pour intimider ceux
qu'il juge inférieurs à lui, afin de satisfaire son ego. Ils avaient renoncé à
tout ce qui sentait le châtiment et la vengeance, pour secrets qu'ils fussent.
La charité des Pères du désert n'est
pas exposée devant nous sous forme d'effusions peu convaincantes. Ils
reconnaissent toujours, sans jamais la minimiser, la pleine difficulté et
l'immensité de la tâche que représente l'amour du prochain. Il est dur d'aimer
vraiment les autres, si nous comprenons ce terme dans toute son acception.
L'amour exige une transformation intérieure complète, sans laquelle il nous est
impossible de nous identifier à nos frères. Nous devons devenir, en un certain
sens, la personne que nous aimons, ce qui implique une sorte de mort de
nous-mêmes, de notre être propre. Et, malgré tous nos efforts, nous nous
opposons à cette mort : nous luttons par la colère, les récriminations,
les exigences, les ultimatums. Nous cherchons tous les prétextes faciles pour
interrompre ce labeur difficile et l'abandonner. Mais nous lisons, dans ces Verba Seniorum, que l'Abbé Ammonas passa quatorze ans à prier pour dominer
la colère, ou plutôt, ce qui est plus important, pour en être délivré. Nous
lisons que l'Abbé Serapion vendit son dernier livre, un exemplaire des
Évangiles, pour donner l'argent ainsi gagné aux pauvres, vendant ainsi
« les paroles mêmes qui lui ordonnaient de se séparer de tout pour les
pauvres ». Un autre Abbé réprimanda sévèrement certains moines qui avaient
fait jeter en prison un groupe de voleurs ; ce qui amena les ermites
repentants à forcer la prison, la nuit, pour délivrer les voleurs. À maintes
reprises on nous apprend que des Abbés refusèrent de s'unir aux blâmes adressés
à tel ou tel délinquant ; comme l'Abbé Moïse, un Noir grand et doux, qui
pénétra au milieu de l'assemblée des juges tenant un panier rempli de sable
qu'il faisait couler par ses nombreux trous en disant : « Mes propres
péchés coulent comme ce sable, et cependant je juge les péchés d'un
autre ».
Si de telles protestations
s'élevaient, c'est évidemment qu'il y avait lieu de les faire. À la fin du Ve
siècle, Scété et Nitrié étaient devenues des cités monastiques rudimentaires,
avec des lois et des châtiments. Trois fouets étaient suspendus à un palmier,
devant l'église de Scété : un pour châtier les moines délinquants, l'autre
pour les voleurs et le troisième pour les vagabonds. Mais de nombreux moines,
comme l'Abbé Moïse, n'approuvaient pas ces châtiments ; ils représentaient
l'idéal primitif anarchique du
désert. Les plus remarquables d'entre eux furent peut-être les deux vieux frères qui, ayant vécu
ensemble pendant des années sans une dispute, décidèrent d'en avoir une pour faire comme les autres, et ne purent y réussir !
La prière était au cœur même de la
vie du désert ; elle comportait les psalmodies (prières vocales ;
récitation des Psaumes et d'autres passages des Écritures que tous devaient
savoir par cœur) et la contemplation. Ce que nous nommerions aujourd'hui prière
contemplative s'appelait alors quies ou repos. Ce
terme lumineux est demeuré dans la tradition grecque monastique : c'est hesychia, le doux repos.
Le quies est
une concentration silencieuse aidée par la tranquille répétition d'une phrase
isolée de l'Écriture, la plus populaire étant la prière du publicain :
Seigneur
Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi parce que je suis un
pécheur !
Sous une forme abrégée, cette prière
est devenue Seigneur ayez pitié, Kyrie
eleison — que les Pères répétaient intérieurement des centaines de fois par
jour, jusqu'à ce qu'elle devint aussi spontanée et instinctive que la
respiration.
Lorsqu'on dit à Arsène de fuir le Cenobium, de demeurer dans le silence et le
repos (fuge, tace, quiesce), c'est
un appel à la prière contemplative. Quies est un terme plus simple, moins prétentieux et beaucoup
moins trompeur. Il convient mieux à la simplicité des Pères du désert que le
mot contemplation, et se prête moins
au narcissisme spirituel et à la mégalomanie. Au désert, il y avait peu de
danger de quiétisme. Les moines étaient fort occupés, et si le quies était le but qu'ils cherchaient tous à atteindre, le repos
du corps (corporalis quies) était
l'un de leurs plus grands ennemis.
J'ai traduit corporalis quies par vie facile,
pour ne pas donner l'impression que l'agitation était tolérée au désert, car
elle ne l'était pas. Les moines devaient demeurer calmes, et autant que
possible au même endroit. Certains Pères blâmaient même ceux qui cherchaient à
travailler en dehors de leurs cellules, chez les fermiers de la vallée du Nil,
à l'époque des moissons.
Dans ces pages, nous rencontrons des
personnalités éminentes et simples. Bien que les Verba soient parfois
imputés à un Ancien (senex) anonyme, les apophtegmes sont, plus souvent, attribués
nominalement au saint qui les a prononcés. Nous rencontrons l'Abbé Antoine, qui
n'est autre que le grand saint Antoine, le père de tous les ermites, dont la
biographie, écrite par saint Athanase, suscita des vocations enflammées dans tout
le monde romain. Antoine fut, véritablement, le Premier de tous les Pères du
désert. Mais en découvrant ses pensées originales, nous voyons qu'il n'a rien
de l'Antoine de Flaubert ou du Paphnuce d'Anatole France.
Certes, Antoine atteignit l'apatheia après de longues luttes, quelquefois spectaculaires,
contre les démons. Mais il en conclut finalement que le démon lui-même n'était
pas totalement mauvais, car Dieu ne pouvant créer le mal, toutes ses œuvres
sont bonnes. Il peut sembler surprenant que saint Antoine jugeât que le démon
lui-même n'était pas sans quelque bon côté. Il ne s'agissait pas de simple
sentimentalité ; cela prouvait seulement qu'Antoine n'était guère suspect
de paranoïa. Nous pouvons réfléchir avec profit sur le fait que c'est l'homme des
masses modernes qui est revenu entièrement aux projections fanatiques de notre
propre perversité sur l'ennemi (quel
qu'il soit). Les solitaires du désert étaient beaucoup plus sages.
Ainsi, dans ces Verba, nous
rencontrons des hommes comme saint Arsène, l'étranger froid et silencieux qui
quitta la cour lointaine des empereurs de Constantinople pour venir dans le
désert où il refusait de laisser voir son visage. Nous rencontrons le doux
Poemen et l'impétueux Jean Colobos, qui voulait « devenir un ange ».
Poemen n'est pas le moins
attirant ; c'est l'Abbé qui apparaît le plus souvent dans ces récits. Ses
pensées se distinguent par leur humilité
pratique, leur compréhension de la fragilité humaine et leur solide bon sens.
Nous savons que le Pasteur était lui-même très humain, et l'on raconte que lorsque son propre frère se mit à le traiter
avec froideur et à préférer la conversation d'un autre ermite, il en ressentit
une telle jalousie qu'il dut se rendre près d'un Ancien pour voir les choses
sous un autre jour.
Ces moines tenaient absolument à
demeurer humains et ordinaires. Ceci,
qui peut sembler paradoxal, est très important. Si nous réfléchissons un peu,
nous comprendrons que se retirer dans le désert pour être extraordinaire, c'est
emporter le monde avec soi comme mesure de comparaison. Il en résulte une
contemplation de soi et une comparaison avec l'idéal négatif du monde que l'on
a abandonné. Certains moines du désert le firent et ils perdirent la tête en
conséquence. C'est parce qu'ils étaient venus dans le désert pour être
eux-mêmes, très ordinairement, et pour oublier un monde qui les éloignait
d'eux-mêmes, que ces hommes simples réussirent à vivre très vieux au milieu des
sables et des rochers. Il n'existe pas d'autre raison valable de chercher la solitude
ou de quitter le monde, car c'est, en réalité, l'aider à se sauver, en faisant
son propre salut. C'est la raison finale, et elle est importante. Les ermites
coptes, qui abandonnèrent
le monde comme on abandonne un navire en perdition, n'avaient pas seulement
l'intention de se sauver. Ils savaient qu'ils étaient impuissants à faire du
bien aux autres tant qu'ils restaient à se débattre au milieu des épaves. Mais
s'ils mettaient pied sur la terre ferme, tout changeait. Là, ils n'avaient pas
seulement la possibilité, mais l'obligation de sauver le monde.
C'est la leçon paradoxale qu'ils
donnent à notre temps. Peut-être serait-il exagéré d'affirmer que le monde a
besoin d'un autre mouvement analogue à celui qui poussa ces hommes dans les
déserts d'Égypte et de Palestine, bien que notre époque demande des solitaires
et des ermites. Mais nous contenter de reproduire la simplicité, l'austérité et
la prière de ces âmes primitives ne constitue pas une réponse complète ou
satisfaisante. Nous devons les dépasser, et dépasser tous ceux qui, depuis leur
époque, ont été plus loin qu'eux. Nous devons nous libérer, à notre manière,
d'un monde qui court au désastre. Mais notre monde est différent du leur. Nous
y sommes davantage mêlés. Le danger que nous courons est plus terrible. Nous
avons peut-être moins de temps que nous ne le pensons.
Nous ne pouvons pas agir exactement
comme eux. Mais nous pouvons être aussi absolus et impitoyables dans notre
résolution de briser toutes les chaînes spirituelles, de rejeter la domination
des contraintes étrangères, de trouver notre moi véritable, de découvrir et de
développer notre liberté intérieure inaliénable pour l'employer à édifier, sur
terre, le Royaume de Dieu. Ce n'est pas ici le lieu de méditer sur tout ce que
pourra impliquer cette vocation vaste et mystérieuse, qui appartient encore à
un domaine que nous ignorons. Qu'il me suffise de dire que nous avons besoin
d'apprendre, de ces hommes du IVe siècle, à ignorer les préjugés, à
braver les contraintes et à partir, sans peur, vers l'inconnu.
Thomas Merton, in La Sagesse du
désert