samedi 16 décembre 2017

En aphorant... Thomas Merton, Les Pères du désert


Au IVe siècle après Jésus-Christ, les déserts d'Égypte, de Palestine, d'Arabie et de Perse furent peuplés par une race d'hommes qui a laissé derrière elle une étrange réputation. C'étaient les premiers ermites chrétiens, qui, abandonnant les cités du monde païen, vécurent dans la solitude. Pourquoi ce choix ? Leurs raisons, nombreuses et variées, peuvent toutes se résumer en quelques mots : « la quête du salut ». En quoi consistait ce salut ? Il ne se trouvait certainement pas dans une simple conformité extérieure aux coutumes ou aux ordres d'une classe sociale quelconque. En ce temps-là, les hommes étaient devenus profondément conscients du caractère strictement individuel du salut. Ils considéraient la société — c'est-à-dire la société païenne, dont les limites étaient l'horizon et les perspectives de la vie terrestre comme un navire naufragé que chaque individu devait fuir à la nage pour sauver sa vie. Notre propos n'est pas de discuter le bien-fondé de cette conception : ce qui importe, c'est de ne pas oublier que c'était un fait. Ils jugeaient que se laisser dériver en acceptant passivement les opinions et l'échelle des valeurs de la société était purement et simplement désastreux. Le fait que l'Empereur était maintenant chrétien et que le monde interprétait la Croix comme un signe de pouvoir temporel ne fit que les affermir dans leur résolution.
Nous devrions trouver cette fuite paradoxale du monde, qui atteignit ses plus grandes dimensions (j'allais presque dire sa frénésie) lorsque le monde devint officiellement chrétien, beaucoup plus étrange que nous ne le faisons. Ces hommes semblent avoir cru, comme de rares penseurs modernes, tel Berdiaev, l'ont fait, qu'il n'existe pas d'État chrétien. Ils paraissent n'avoir pas jugé que le christianisme et la politique pourraient jamais s'unir pour produire une société pleinement chrétienne. En d'autres termes, pour eux, la seule société chrétienne était spirituelle et supraterrestre ; c'était le Corps mystique du Christ. C'étaient, certes, des conceptions extrêmes, et il est presque scandaleux de les rappeler à notre époque où de toutes parts on accuse le christianisme de prêcher la négation, le repli, sans proposer aucun moyen efficace d'affronter les problèmes de ce temps. Mais ne soyons pas trop superficiels. Les Pères du désert, en réalité, « affrontèrent les problèmes de leur temps » en ce sens qu'ils firent partie du petit nombre d'hommes qui furent en avance sur lui et ouvrirent la voie au développement d'une société nouvelle. Ils représentent ce que les philosophes sociaux modernes (Jaspers, Muniford), appellent l'apparition de l'homme axial, précurseur des personnalistes modernes. Les XVIIe et XIXe siècles, avec leur individualisme pragmatique, ont dégradé et corrompu l'héritage psychologique de l'homme axial qui venait des Pères du désert et des autres contemplatifs ; ils ont préparé le terrain pour le vaste retour à la mentalité de masse qui nous domine aujourd'hui.
L'évasion de ces hommes au désert n'était ni purement négative ni purement individualiste. Ils ne se révoltaient pas contre la société. Certes, c'étaient, en un certain sens, des rebelles, et il n'est pas erroné de les juger tels. C'étaient des hommes qui refusaient de se laisser passivement guider et gouverner par un État décadent, et qui jugeaient possible de vivre sans être asservis à des valeurs conventionnelles admises. Mais ils n'essayaient nullement de se mettre au-dessus de la société. Ils ne la rejetaient pas avec une fierté méprisante, comme s'ils étaient supérieurs aux autres. L'une des raisons, au contraire, qui leur faisaient fuir le monde des hommes était que celui-ci se divisait en deux catégories : celle de ceux qui réussissaient et imposaient leur volonté aux autres, et celle de ceux qui devaient céder et obéir. Les Pères du désert refusaient de se laisser mener par les hommes, mais ne désiraient nullement les diriger eux-mêmes. Ils ne fuyaient pas non plus la compagnie des hommes : le fait même qu'ils énoncèrent ces conseils prouve qu'ils étaient très sociables. La société qu'ils recherchaient était celle où tous étaient égaux et où la seule autorité, après Dieu, était l'autorité charismatique de la sagesse, de l'expérience et de l'amour. Naturellement, ils reconnaissaient l'autorité bienveillante de leurs évêques : mais ceux-ci étaient loin et se prononcèrent peu sur ce qui se passait dans le désert jusqu'au grand conflit d'Origène, à la fin du IVe siècle.
Ce que les Pères cherchaient avant tout, c'était leur vraie nature, dans le Christ. Et, pour le faire, ils devaient rejeter complètement le moi faux et conventionnel que les obligations sociales du monde avaient forgé. Ils voulaient trouver une voie qui menât vers Dieu, une voie inexplorée, librement choisie et non héritée d'autres qui l'auraient tracée d'avance. Ils cherchaient un Dieu qu'ils pouvaient seuls trouver, et non un Dieu donné sous une forme stéréotypée, fixée par quelqu'un d'autre. Non qu'ils rejetassent aucun des dogmes de la foi chrétienne ; ils les acceptaient et s'y accrochaient sous leur forme la plus simple et la plus élémentaire. Mais ils étaient lents (au moins au début, au temps de leur sagesse première) à se laisser entraîner dans des controverses théologiques. Leur départ pour les horizons arides du désert avait également le sens d'un refus de se contenter d'arguments, de concepts et de verbiage technique.
Nous parlons ici exclusivement des ermites. Il y avait aussi, dans le désert, des cénobites — par centaines et par milliers, qui vivaient en commun dans d'énormes monastères, comme celui fondé par saint Pacôme à Tabenne. L'ordre y régnait, ainsi qu'une discipline quasi militaire. La personnalité et la liberté pouvaient cependant s'y épanouir, parce que les cénobites eux-mêmes savaient que leur Règle n'était qu'un cadre extérieur, une sorte d'échafaudage destiné à les aider à édifier la structure spirituelle de leur vie avec Dieu. Mais les ermites étaient plus libres à tous égards. Ils n'étaient tenus de se conformer qu'à la volonté de Dieu secrète, cachée et inscrutable qui pouvait être très différente d'une cellule à l'autre. Il est très significatif que le premier de ces Verba (n°3) fait appel à l'autorité de saint Antoine pour ce qui est le principe essentiel de la vie au désert, c'est-à-dire que Dieu est le Seul Maître, et qu'en dehors de Sa volonté manifeste, il n'y a que peu ou pas de principes : « Par conséquent, tout ce que votre âme désire accomplir selon la volonté de Dieu, faites-le, et elle sera sauvée ».
Il est évident qu'une telle voie ne peut être suivie que par un être très attentif et très sensible aux limites d'un désert vierge de tout chemin battu. L'ermite devait avoir une foi réfléchie et être détaché de lui-même à un point absolument terrible. Les cataclysmes spirituels qui s'abattaient parfois sur certains visionnaires présomptueux du désert sont là, comme des os qui blanchissent sur le sable, pour nous montrer les dangers d'une vie solitaire. Les Pères ne pouvaient se permettre d'être des illuminés. Il leur était impossible de courir le risque de s'attacher à leur ego ou aux joies dangereuses de la volonté propre. Ils ne pouvaient s'identifier en aucune manière à leur être superficiel, transitoire, créé par eux de toutes pièces ; ils devaient se perdre dans la réalité intérieure et cachée d'un moi transcendant, mystérieux, à peine connu, fondu dans le Christ. Ils devaient mourir aux valeurs de l'existence éphémère comme le Christ était mort à elles sur la Croix et ressusciter des morts avec Lui à la lumière d'une sagesse entièrement nouvelle. D'où leur vie de sacrifice, qui commençait par une rupture nette entre le monde et eux. Une vie passée dans la componction qui les amenait à déplorer la folie des attachements aux fausses valeurs. Une vie de solitude et de labeur, de pauvreté et de jeûne, de charité et de prière, qui effaçait le vieux moi superficiel et laissait apparaître peu à peu l'être vrai et secret dans lequel le croyant et le Christ ne formaient plus « qu'un seul Esprit ».
Enfin, le but immédiat de tous ces efforts était la pureté de cœur — une vision claire et libre de la véritable condition humaine, une connaissance intuitive de notre réalité intérieure telle qu'elle est ancrée, ou plutôt perdue, en Dieu par le Christ. Le fruit en était le repos : quies. Pas le repos du corps, ni même la fixation de l'esprit enflammé sur quelque point ou sommet lumineux. Les Pères du désert n'étaient pas, généralement, adonnés à l'extase, et ceux qui firent exception à cette règle ont laissé des histoires étranges et fallacieuses pour dérouter les autres. Le repos que cherchaient ces hommes était simplement l'équilibre et la modération d'un être qui n'est plus obligé de se regarder, parce qu'il est porté par la parfaite liberté qu'il trouve dans ce repos. Porté où ? Partout où l'Amour, c'est-à-dire l'Esprit divin, juge bon d'aller. Le repos était donc une sorte de vide et d'absence de volonté propre qui ne se préoccupaient plus d'un moi faux ou limité. En paix dans la possession du sublime Rien l'esprit restait attaché secrètement au Tout, sans essayer de savoir au juste ce qu'il possédait.
Or les Pères ne s'intéressaient même pas assez à la nature de ce repos pour en parler en ces termes, sinon très rarement ; saint Antoine remarque, par exemple, que « la prière du moine n'est pas parfaite jusqu'à ce qu'il ne s'occupe plus de lui ni du fait qu'il prie » (Et il le dit en passant, sans insister). Pour le reste, les Pères évitaient tout ce qui était sublime, ésotérique, théorique ou difficile à comprendre — ou du moins ils refusaient d'en parler. Ils n'étaient d'ailleurs pas davantage disposés à parler d'autre chose, même des vérités de la foi chrétienne, ce qui explique le laconisme de leurs apophtegmes.
À bien des égards, par conséquent, ces Pères du désert ressemblaient aux Yogis indiens et aux moines bouddhistes Zen de la Chine et du Japon. Si nous voulions retrouver des hommes qui leur ressemblent dans l'Amérique du XXe siècle, nous serions obligés de les chercher dans des lieux étranges et écartés : de tels êtres sont tragiquement rares. Ils ne se sentent évidemment pas dans leur élément sur les trottoirs de la 42e Rue et de Broadway. Peut-être pourrions-nous en trouver parmi les Indiens Pueblos ou Navajos, mais il s'agirait de cas différents qui présenteraient une simplicité, une sagesse innée, mais aussi l'enracinement dans une société primitive. Les Pères du désert ont rompu nettement avec une société conventionnelle acceptée, pour lancer leur vie dans un vide absurde en apparence. Bien que l'on s'attende peut-être à ce que je prétende que de tels hommes se trouvent dans nos monastères de contemplatifs, je n'oserais l'affirmer. Là, il s'agit souvent d'hommes qui ont quitté le monde pour pénétrer dans un autre genre de société, celle de leur famille religieuse. Ils échangent les idéaux, les concepts et les rites de l'une pour ceux de l'autre. Et comme nous avons, derrière nous, des siècles de monachisme, nous contribuons à placer cette démarche sous un jour différent. Les normes sociales d'une famille monastique ont parfois tendance à être conventionnelles, et les suivre n'implique pas un saut dans le vide, mais seulement un changement radical d'habitudes et d'idéaux. Les paroles et les exemples des Pères du désert font tellement partie de la tradition monastique que le temps les a fixés pour nous, et que nous ne sommes plus capables d'apprécier leur prodigieuse originalité. Nous les avons pour ainsi dire enterrés dans nos propres habitudes, nous protégeant ainsi solidement contre le choc spirituel que pourrait produire leur manque absolu de banalité. J'espère cependant qu'en choisissant et en publiant ces apophtegmes, j'ai pu les présenter sous un jour nouveau et rendre leur fraîcheur évidente.
Les Pères du désert furent des pionniers, sans autre exemple que celui de prophètes comme saint Jean-Baptiste, Élie, Élisée et les Apôtres qui leur servirent également de modèles. Pour le reste, la vie qu'ils embrassaient était angélique, et ils ont suivi les sentiers inexplorés des esprits invisibles. Leurs cellules ressemblaient à la fournaise de Babylone où, au milieu des flammes, ils se trouvaient face à face avec le Christ.
Ils ne cherchaient à provoquer ni l'approbation ni le blâme de leurs contemporains, parce que les opinions d'autrui avaient cessé, pour eux, d'avoir de l'importance. Ils n'avaient pas d'idées arrêtées sur la liberté, mais, en fait, ils étaient devenus libres en payant le prix voulu. En tout cas, ces Pères distillèrent, pour eux, une sagesse très simple et pratique, qui est à la fois primitive et éternelle et qui nous permet de retrouver les sources qui ont été polluées ou complètement obstruées par l'accumulation des déchets mentaux et spirituels de notre barbarie technologique.
Notre temps a désespérément besoin de ce genre de simplicité, de retrouver un peu de l'expérience que reflètent ces apophtegmes. Insistons sur le mot expérience. Les quelques phrases brèves réunies dans ce volume n'ont, du seul point de vue de l'information, que peu ou pas de valeur. Il serait inutile de feuilleter ces pages et de remarquer superficiellement que les Pères ont dit ceci ou cela. Quel bien retirerons-nous du simple fait que ces choses ont été dites ? Ce qui est important, c'est qu'elles ont été vécues, qu'elles jaillissent de l'expérience des niveaux les plus profonds de l'existence, qu'elles représentent la découverte de l'homme, au terme d'un voyage intérieur et spirituel qui est beaucoup plus crucial et infiniment plus important que n'importe quel voyage dans la Lune.
Que gagnerons-nous à aller dans la Lune si nous sommes incapables de traverser l'abîme qui nous sépare de nous-mêmes ? Voilà le plus important de tous les voyages d'exploration, et, sans lui, tous les autres sont non seulement inutiles, mais désastreux. La preuve en est que les grands voyageurs et colonisateurs de la Renaissance furent, pour la plupart, capables de réaliser leurs exploits justement parce qu'ils étaient aliénés d'eux-mêmes. Lorsqu'ils soumirent des terres primitives ils se contentèrent de leur imposer, par la force des canons, leur confusion et leur aliénation personnelles. De magnifiques exceptions comme Fra Bartolomé de Las Casas, saint François Xavier et le Père Matthieu Ricci ne font que confirmer cette règle.
Ces pensées des Pères du désert sont tirées d'une collection classique, les Verba Seniorum, qui se trouvent dans le volume 73 de la Patrologie latine de Migne. Les Verba se distinguent des autres écrits des Pères du désert par leur absence absolue d'artifice littéraire, leur simplicité loyale et entière. Les Vies des Pères sont plus grandiloquentes, dramatiques, recherchées. Elles abondent en événements merveilleux et en miracles. Elles sont fortement marquées par les personnalités littéraires auxquelles nous les devons. Tandis que les Verba sont des récits clairs, sans prétentions, qui se transmettaient oralement, selon la tradition copte, avant qu'ils ne fussent rédigés en syriaque, en grec et en latin.
Toujours simples et concrets, faisant appel à l'expérience de ceux que la solitude a formés, ces proverbes et ces récits voulaient être des réponses claires à des questions claires. Ceux qui venaient chercher le salut au désert demandaient aux anciens une parole qui les aiderait à le trouver : verbum salutis : une parole de salut.
Les réponses n'avaient pas la prétention d'être des préceptes généraux et universels. Elles étaient plutôt des clefs précises ouvrant certaines portes que certains êtres devaient ouvrir à certains moments. Ce fut beaucoup plus tard seulement, après avoir été souvent répétés et cités, que ces apophtegmes en vinrent à être considérés comme monnaie courante. Nous les comprendrons mieux si nous nous souvenons de leur qualité pratique et pour ainsi dire existentielle. Ils faisaient déjà partie de la tradition monastique lorsque saint Benoît prescrivit, dans sa Règle, de lire souvent à haute voix, avant Complies, les Paroles des Pères.
Les Pères étaient des hommes humbles et silencieux qui n'avaient pas grand-chose à dire. Ils répondaient aux questions en quelques mots, sans s'écarter du sujet. Plutôt que d'énoncer un principe abstrait, ils préféraient raconter une histoire concrète. Leur concision est rafraîchissante et lourde de sens. Il y a plus de clarté et de joie dans ces apophtegmes laconiques que dans beaucoup de longs traités ascétiques remplis de détails sur la montée d'un degré spirituel à un autre. Ces dires des Pères ne sont jamais théoriques, au sens moderne du terme. Ils ne sont jamais abstraits. Ils traitent de choses concrètes et des travaux à faire dans la vie quotidienne des moines du IVe siècle. Mais ce qu'ils expriment est tout aussi intéressant pour un penseur du XXe siècle. On y trouve les réalités essentielles de la vie intérieure : foi, humilité, charité, douceur, discrétion, abnégation. Et le bon sens n'est pas la moindre des qualités des Paroles de salut.
Ceci est important. Les Pères du désert eurent, avec le temps, une réputation de fanatisme par suite des récits que leurs admirateurs indiscrets firent de leurs exploits ascétiques. Certes, c'étaient des ascètes ; mais quand nous lisons leurs apophtegmes et que nous voyons ce qu'ils pensaient de la vie, nous comprenons qu'ils étaient dénués de tout fanatisme. C'étaient des hommes humbles, calmes, pleins de bon sens, qui connaissaient assez profondément la nature humaine et les choses de Dieu pour se rendre compte qu'ils savaient fort peu de choses sur Lui. Aussi n'étaient-ils pas enclins à discourir longuement sur l'essence divine ni même à épiloguer sur le sens mystique de l'Écriture. S'ils parlent peu de Dieu, c'est parce qu'ils n'ignorent pas que lorsqu'on s'est approché tant soit peu de Sa demeure, le silence est plus intelligent que de nombreuses paroles. Le fait que l'Égypte, de leur temps, était en proie à de multiples controverses religieuses et intellectuelles les incitait encore davantage à se taire. Il y avait les néo-platoniciens, les gnostiques, les stoïques et les pythagoriciens. Il y avait les groupes bruyants de chrétiens orthodoxes et hérétiques.
Il y avait les Ariens (auxquels s'opposèrent passionnément les Pères du désert). Il y avait les disciples d'Origène (certains moines furent des partisans d'Origène fidèles et dévoués). À tout ce tumulte, le désert opposait un silence discret et détaché. Les grands centres monastiques du IVe siècle se trouvaient en Égypte, en Arabie et en Palestine. La plupart des histoires réunies ici concernent les ermites de Nitrié et de Scété, au nord de l'Égypte, près de la côte méditerranéenne et à l'ouest du Nil. Il y avait aussi de nombreuses colonies de moines dans le delta du Nil. La Thébaïde, près de l'antique Thèbes, plus à l'intérieur, le long du Nil, était un autre centre d'activité monastique, surtout cénobitique. La Palestine avait, très tôt, attiré des moines venus de tout l'univers chrétien ; le plus célèbre fut saint Jérôme, qui vécut dans une grotte, à Bethléem, où il traduisit l'Écriture. Il y eut également une importante colonie monastique autour du mont Sinaï, en Arabie, où fut fondé le monastère Sainte-Catherine qui a tout à coup fait irruption dans l'actualité avec la découverte des chefs-d'œuvre d'art byzantin qui y sont conservés.
Quel genre de vie menaient les Pères ?
Quelques mots d'explication nous aideront peut-être à mieux comprendre leurs pensées. Le Père était généralement un Abbé (abbas) ou un Ancien (senex). Un Abbé n'était pas alors, comme maintenant, le supérieur canoniquement élu d'une communauté ; c'était un moine ou un ermite qui avait passé des années dans le désert et avait vécu en serviteur de Dieu. Avec eux, ou dans leur voisinage, vivaient des frères et des novices, qui apprenaient à mener cette vie. Les novices avaient encore besoin de la direction continuelle d'un Ancien et vivaient avec lui pour être formés par sa parole et son exemple. Les frères vivaient seuls, bien qu'ils se rendissent parfois chez un Ancien pour recevoir quelques conseils.
La plupart des personnages de ces histoires sont des hommes en marche vers la pureté du cœur, mais qui n'y sont pas encore pleinement parvenus. Les Pères du désert, inspirés par Clément, Origène et la tradition néo-platonicienne, croyaient parfois pouvoir s'élever au-dessus de toutes les passions et devenir indifférents à la colère, à la concupiscence et à l'orgueil. Mais nous ne trouvons guère d'encouragements, dans ces apophtegmes, pour ceux qui croyaient que la perfection chrétienne est une question d'impassibilité (apatheia). C'étaient plutôt les voyageurs qui traversaient rapidement les déserts et, rentrés chez eux, écrivaient les récits de ce qu'ils avaient vu, et non ceux qui passaient toute leur vie dans le silence, qui exaltaient ces moines qui étaient « au-delà de toute passion ». Les Pères étaient beaucoup plus enclins à accepter les réalités banales de l'existence et à se contenter du sort ordinaire de l'homme, obligé de lutter toute sa vie pour se vaincre. La sagesse des Verba est évidente dans l'histoire du moine Jean, qui se vantait d'être au-dessus de toutes les tentations et auquel un Ancien clairvoyant conseilla de prier Dieu de lui envoyer quelques bonnes luttes à soutenir pour que sa vie continuât à avoir quelque valeur…
À certaines périodes, tous les solitaires et les novices se réunissaient pour la synaxis liturgique (messe et prières en commun). Ensuite ils prenaient ensemble leur repas et tenaient une sorte de chapitre pour discuter des problèmes de tous. Puis ils retournaient dans leur solitude, où ils passaient leur temps à travailler et à prier.
Ils gagnaient leur vie par le travail de leurs mains ; ils tissaient généralement des paniers ou des nattes en feuilles de palmier ou en roseaux et les vendaient dans les villes proches. Il est parfois question, dans les Verba, de ces travaux et du commerce qu'ils impliquaient. La charité et l'hospitalité avaient une importance primordiale, et passaient avant le jeûne et les pratiques ascétiques personnelles. Les innombrables apophtegmes qui témoignent de cette chaude bienveillance devraient suffire à répondre à ceux qui accusent les Pères de détester leur prochain. Il y avait plus d'amour, de compréhension et de bonté véritables dans le désert que dans les villes, où, alors comme maintenant, chacun vivait pour soi.
Ce fait est d'autant plus important que l'essence même du message chrétien est la charité et l'unité dans le Christ. Les mystiques chrétiens de tous les temps n'ont pas seulement cherché et trouvé l'unification de leur être, l'union à Dieu, mais l'union avec les autres dans l'Esprit de Dieu. Pour un saint chrétien, s'unir à Dieu tout en se séparant totalement, d'esprit et de corps, du reste des hommes, serait non seulement absurde, mais tout à fait contraire à la sainteté. S'isoler en soi-même sans pouvoir en sortir pour aller vers les autres signifierait qu'on est incapable de dépassement. Demeurer ainsi prisonnier de notre égoïsme c'est, en fait, être en enfer : vérité que Sartre, tout en faisant profession d'athéisme, a exprimée de la manière la plus saisissante dans Huis clos.
Les Verba Seniorum insistent et reviennent sur la primauté de l'amour sur tout le reste dans la vie spirituelle : sur la connaissance, la gnose, l'ascétisme, la contemplation, la solitude, la prière. L'amour est, en fait, la vie spirituelle, et sans lui tous les exercices de l'esprit, pour élevés qu'ils soient, sont vides et illusoires. Et plus ils sont élevés, plus l'illusion est dangereuse.
Certes, l'amour est bien davantage qu'un simple sentiment, que des témoignages d'amitié et des aumônes. Aimer, c'est s'identifier intérieurement et spirituellement avec autrui, de sorte que nous ne le considérons plus comme un objet auquel nous faisons du bien. En fait, le bien effectué dans ces conditions n'a que peu ou pas de valeur. L'amour considère son prochain comme un autre lui-même, et l'aime avec l'humilité et la discrétion profondes, la réserve et le respect sans lesquels nous ne devons pas prendre la liberté de pénétrer dans le sanctuaire de sa subjectivité. Cet amour doit obligatoirement ne comporter ni brutalité autoritaire, ni exploitation, ni tyrannie, ni condescendance. Les saints du désert s'opposaient à tout expédient, grossier ou subtil, dont l'homme spirituel peut se servir pour intimider ceux qu'il juge inférieurs à lui, afin de satisfaire son ego. Ils avaient renoncé à tout ce qui sentait le châtiment et la vengeance, pour secrets qu'ils fussent.
La charité des Pères du désert n'est pas exposée devant nous sous forme d'effusions peu convaincantes. Ils reconnaissent toujours, sans jamais la minimiser, la pleine difficulté et l'immensité de la tâche que représente l'amour du prochain. Il est dur d'aimer vraiment les autres, si nous comprenons ce terme dans toute son acception. L'amour exige une transformation intérieure complète, sans laquelle il nous est impossible de nous identifier à nos frères. Nous devons devenir, en un certain sens, la personne que nous aimons, ce qui implique une sorte de mort de nous-mêmes, de notre être propre. Et, malgré tous nos efforts, nous nous opposons à cette mort : nous luttons par la colère, les récriminations, les exigences, les ultimatums. Nous cherchons tous les prétextes faciles pour interrompre ce labeur difficile et l'abandonner. Mais nous lisons, dans ces Verba Seniorum, que l'Abbé Ammonas passa quatorze ans à prier pour dominer la colère, ou plutôt, ce qui est plus important, pour en être délivré. Nous lisons que l'Abbé Serapion vendit son dernier livre, un exemplaire des Évangiles, pour donner l'argent ainsi gagné aux pauvres, vendant ainsi « les paroles mêmes qui lui ordonnaient de se séparer de tout pour les pauvres ». Un autre Abbé réprimanda sévèrement certains moines qui avaient fait jeter en prison un groupe de voleurs ; ce qui amena les ermites repentants à forcer la prison, la nuit, pour délivrer les voleurs. À maintes reprises on nous apprend que des Abbés refusèrent de s'unir aux blâmes adressés à tel ou tel délinquant ; comme l'Abbé Moïse, un Noir grand et doux, qui pénétra au milieu de l'assemblée des juges tenant un panier rempli de sable qu'il faisait couler par ses nombreux trous en disant : « Mes propres péchés coulent comme ce sable, et cependant je juge les péchés d'un autre ».
Si de telles protestations s'élevaient, c'est évidemment qu'il y avait lieu de les faire. À la fin du Ve siècle, Scété et Nitrié étaient devenues des cités monastiques rudimentaires, avec des lois et des châtiments. Trois fouets étaient suspendus à un palmier, devant l'église de Scété : un pour châtier les moines délinquants, l'autre pour les voleurs et le troisième pour les vagabonds. Mais de nombreux moines, comme l'Abbé Moïse, n'approuvaient pas ces châtiments ; ils représentaient l'idéal primitif anarchique du désert. Les plus remarquables d'entre eux furent peut-être les deux vieux frères qui, ayant vécu ensemble pendant des années sans une dispute, décidèrent d'en avoir une pour faire comme les autres, et ne purent y réussir !
La prière était au cœur même de la vie du désert ; elle comportait les psalmodies (prières vocales ; récitation des Psaumes et d'autres passages des Écritures que tous devaient savoir par cœur) et la contemplation. Ce que nous nommerions aujourd'hui prière contemplative s'appelait alors quies ou repos. Ce terme lumineux est demeuré dans la tradition grecque monastique : c'est hesychia, le doux repos. Le quies est une concentration silencieuse aidée par la tranquille répétition d'une phrase isolée de l'Écriture, la plus populaire étant la prière du publicain :
Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi parce que je suis un pécheur !
Sous une forme abrégée, cette prière est devenue Seigneur ayez pitié, Kyrie eleison — que les Pères répétaient intérieurement des centaines de fois par jour, jusqu'à ce qu'elle devint aussi spontanée et instinctive que la respiration.
Lorsqu'on dit à Arsène de fuir le Cenobium, de demeurer dans le silence et le repos (fuge, tace, quiesce), c'est un appel à la prière contemplative. Quies est un terme plus simple, moins prétentieux et beaucoup moins trompeur. Il convient mieux à la simplicité des Pères du désert que le mot contemplation, et se prête moins au narcissisme spirituel et à la mégalomanie. Au désert, il y avait peu de danger de quiétisme. Les moines étaient fort occupés, et si le quies était le but qu'ils cherchaient tous à atteindre, le repos du corps (corporalis quies) était l'un de leurs plus grands ennemis.
J'ai traduit corporalis quies par vie facile, pour ne pas donner l'impression que l'agitation était tolérée au désert, car elle ne l'était pas. Les moines devaient demeurer calmes, et autant que possible au même endroit. Certains Pères blâmaient même ceux qui cherchaient à travailler en dehors de leurs cellules, chez les fermiers de la vallée du Nil, à l'époque des moissons.
Dans ces pages, nous rencontrons des personnalités éminentes et simples. Bien que les Verba soient parfois imputés à un Ancien (senex) anonyme, les apophtegmes sont, plus souvent, attribués nominalement au saint qui les a prononcés. Nous rencontrons l'Abbé Antoine, qui n'est autre que le grand saint Antoine, le père de tous les ermites, dont la biographie, écrite par saint Athanase, suscita des vocations enflammées dans tout le monde romain. Antoine fut, véritablement, le Premier de tous les Pères du désert. Mais en découvrant ses pensées originales, nous voyons qu'il n'a rien de l'Antoine de Flaubert ou du Paphnuce d'Anatole France.
Certes, Antoine atteignit l'apatheia après de longues luttes, quelquefois spectaculaires, contre les démons. Mais il en conclut finalement que le démon lui-même n'était pas totalement mauvais, car Dieu ne pouvant créer le mal, toutes ses œuvres sont bonnes. Il peut sembler surprenant que saint Antoine jugeât que le démon lui-même n'était pas sans quelque bon côté. Il ne s'agissait pas de simple sentimentalité ; cela prouvait seulement qu'Antoine n'était guère suspect de paranoïa. Nous pouvons réfléchir avec profit sur le fait que c'est l'homme des masses modernes qui est revenu entièrement aux projections fanatiques de notre propre perversité sur l'ennemi (quel qu'il soit). Les solitaires du désert étaient beaucoup plus sages.
Ainsi, dans ces Verba, nous rencontrons des hommes comme saint Arsène, l'étranger froid et silencieux qui quitta la cour lointaine des empereurs de Constantinople pour venir dans le désert où il refusait de laisser voir son visage. Nous rencontrons le doux Poemen et l'impétueux Jean Colobos, qui voulait « devenir un ange ».
Poemen n'est pas le moins attirant ; c'est l'Abbé qui apparaît le plus souvent dans ces récits. Ses pensées se distinguent par leur humilité pratique, leur compréhension de la fragilité humaine et leur solide bon sens. Nous savons que le Pasteur était lui-même très humain, et l'on raconte que lorsque son propre frère se mit à le traiter avec froideur et à préférer la conversation d'un autre ermite, il en ressentit une telle jalousie qu'il dut se rendre près d'un Ancien pour voir les choses sous un autre jour.
Ces moines tenaient absolument à demeurer humains et ordinaires. Ceci, qui peut sembler paradoxal, est très important. Si nous réfléchissons un peu, nous comprendrons que se retirer dans le désert pour être extraordinaire, c'est emporter le monde avec soi comme mesure de comparaison. Il en résulte une contemplation de soi et une comparaison avec l'idéal négatif du monde que l'on a abandonné. Certains moines du désert le firent et ils perdirent la tête en conséquence. C'est parce qu'ils étaient venus dans le désert pour être eux-mêmes, très ordinairement, et pour oublier un monde qui les éloignait d'eux-mêmes, que ces hommes simples réussirent à vivre très vieux au milieu des sables et des rochers. Il n'existe pas d'autre raison valable de chercher la solitude ou de quitter le monde, car c'est, en réalité, l'aider à se sauver, en faisant son propre salut. C'est la raison finale, et elle est importante. Les ermites coptes, qui abandonnèrent le monde comme on abandonne un navire en perdition, n'avaient pas seulement l'intention de se sauver. Ils savaient qu'ils étaient impuissants à faire du bien aux autres tant qu'ils restaient à se débattre au milieu des épaves. Mais s'ils mettaient pied sur la terre ferme, tout changeait. Là, ils n'avaient pas seulement la possibilité, mais l'obligation de sauver le monde.
C'est la leçon paradoxale qu'ils donnent à notre temps. Peut-être serait-il exagéré d'affirmer que le monde a besoin d'un autre mouvement analogue à celui qui poussa ces hommes dans les déserts d'Égypte et de Palestine, bien que notre époque demande des solitaires et des ermites. Mais nous contenter de reproduire la simplicité, l'austérité et la prière de ces âmes primitives ne constitue pas une réponse complète ou satisfaisante. Nous devons les dépasser, et dépasser tous ceux qui, depuis leur époque, ont été plus loin qu'eux. Nous devons nous libérer, à notre manière, d'un monde qui court au désastre. Mais notre monde est différent du leur. Nous y sommes davantage mêlés. Le danger que nous courons est plus terrible. Nous avons peut-être moins de temps que nous ne le pensons.
Nous ne pouvons pas agir exactement comme eux. Mais nous pouvons être aussi absolus et impitoyables dans notre résolution de briser toutes les chaînes spirituelles, de rejeter la domination des contraintes étrangères, de trouver notre moi véritable, de découvrir et de développer notre liberté intérieure inaliénable pour l'employer à édifier, sur terre, le Royaume de Dieu. Ce n'est pas ici le lieu de méditer sur tout ce que pourra impliquer cette vocation vaste et mystérieuse, qui appartient encore à un domaine que nous ignorons. Qu'il me suffise de dire que nous avons besoin d'apprendre, de ces hommes du IVe siècle, à ignorer les préjugés, à braver les contraintes et à partir, sans peur, vers l'inconnu.
Thomas Merton, in La Sagesse du désert