En 1847, l'Angleterre était encore une île.
Pourtant, depuis un demi-siècle, il y avait du nouveau
dans l'air. Le grand vent du large soufflait vers le vieux continent. Les
esprits et les cœurs, repliés dans un isolationnisme quelque peu maussade, se
sentaient subitement envahis d'un goût de conquêtes qui lézardait
dangereusement de vieux barrages psychologiques. C'était comme une poussée
irrésistible du printemps, un peu fou mais plein de charme. Tout anglais digne
de ce nom était pris d'une fringale de voyages et de découvertes. Ainsi naquit,
non sans douleurs, un prestigieux empire colonial, mais les retentissements de
cette crise de croissance, car c'en était une, furent incalculables sur tous
les plans, y compris le religieux.
En ce temps-là, comme aujourd'hui, de l'autre côté du Channel
il y avait la France. Or la fière Albion qui depuis trois siècles,
ostensiblement, tournait le dos à sa voisine, venait d'amorcer une opération de
virage qui lui réservait des surprises. Après tout, Paris valait un
déplacement. On se demandait même tout bas s'il ne serait pas opportun d'en
finir avec cette... querelle de famille.
À vrai dire, le vent avait tourné pendant la Révolution.
En se précipitant au secours de l'Ancien Régime, l'Angleterre, digne et
conservatrice, ne savait pas quels explosifs lui ramèneraient les fourgons des
émigrés qui fuyaient la Terreur.
Ce ne sont pas des familles riches et bien nanties qui
cherchèrent refuge en Angleterre. D'anciens préjugés jouaient peut-être ;
les chemins du continent étaient plus abordables ; l'argent donnait du
recul et permettait de prévoir les points de chute. N'oublions pas que le
fameux Relief Act qui octroyait enfin quelques libertés aux catholiques
anglais, notamment le droit de participer à la messe sans encourir de ce fait
même la peine de mort, ne datait que de 1791. Deux siècles de persécutions
pesaient lourd sur les relations entre les deux pays voisins. Dès le début, la
France avait octroyé le droit d'asile aux catholiques anglais qui fuyaient la
mort ; aux séminaires, comme celui de Douai, qui assuraient une relève secrète
et héroïque ; à des congrégations religieuses, comme les Sœurs bleues installées à Paris et en
plein essor au moment où éclata la Révolution.
Il fallait donc non seulement la Loi de Tolérance de 1791 ; il fallait encore un danger mortel
pour ébranler les émigrés anglais, prêtres et religieux, vers les chemins du
retour. Heureusement, ils se trouvèrent pris dans les remous des réfugiés
français qui, en 1793, les yeux pleins d'horreur et le cœur serré d'angoisse,
se ruaient littéralement vers l'Angleterre, havre de salut. La Navy de
Sa Majesté le Roi contribua avec empressement à ces opérations de sauvetage en
assurant la traversée à des centaines de prêtres, de religieux, de religieuses
catholiques, autant de missionnaires
malgré eux.
Une fois sur place, ils cherchèrent tout bonnement à
rester ce qu'ils étaient, au service de l'Église, sans complexes ni
arrière-pensées. De dignes prêtres, tous des non-assermentés, célébraient la
messe en toute tranquillité et sans se douter que peu d'années, ou de mois,
avant leur arrivée, toute fonction liturgique papiste était passible de mort.
Naturellement, ce sont de grandes familles catholiques
anglaises, de celles qui avaient survécu à la tourmente des XVIe et XVIIe
siècles, qui ouvrirent toutes grandes les portes de leurs maisons et de leurs cœurs
aux réfugiés. Sir Edward Smyth mit à la disposition des Bénédictines de Douai
sa propriété d'Acton Burnell ; Thomas Weld offrit une maison aux Jésuites
de Liège et de vastes terrains à exploiter aux Trappistes de Normandie, ce qui
lui valut d'acerbes épigrammes d'un anti-papiste. Les blue nuns (Sœurs
bleues) de Paris furent accueillies par Sir William Jerningham.
D'autres congrégations religieuses s'installèrent à
Winchester où « fut fondée une école florissante pour jeunes filles ».
Les moniales de Louvain passèrent neuf ans à Amesbury et suscitèrent de vifs
regrets (were much missed) parmi la population locale lorsqu'elles
furent transférées à Spettisbury. À Staphill, près de Wimborne, Lord Arundel établit
des Cisterciens.
Les prêtres séculiers étaient plus nombreux et plus à
plaindre. Les ressources des catholiques anglais étaient trop maigres pour les
abriter tous et l'accueil administratif ne fut pas toujours à la hauteur des
événements. Ainsi, à Gosport, 250 prêtres
furent parqués... dans une ancienne prison, avec une maigre allocation pour la
nourriture. À Winchester, beaucoup
s'installèrent dans le King's House, mais en 1796 la maison fut réquisitionnée comme caserne
et les locataires durent partir d'office. On note « 250 prêtres transférés
dans une vieille auberge et 102 disséminés aux alentours ». Évidemment,
dans ces résidences forcées, il n'était pas question de ministère.
Cependant, quelques prêtres plus dynamiques trouvèrent moyen
de prêter main-forte au clergé local. Naturellement, pour commencer, ils durent
apprendre l'anglais, ce que certains « ne firent pas sans peine ». Il
y eut dans leur nombre des bâtisseurs
d'églises comme l'abbé Delarue à Portsea, qui trouva des fonds en
enseignant le français aux marins de Sa Majesté. À Sopley, Hampshire, un prêtre
émigré dont nous ignorons le nom quêta tout bonnement dans toute la région pour
pouvoir construire une église catholique. À Plymouth (il en sera question dans
ce livre) un autre prêtre français, outré de devoir dire la messe « dans
une pièce au-dessus des écuries de George Inn » se démena si bien qu'il
réussit à bâtir « une église permanente (a permanent church) ». Ce qu'aucun prêtre anglais
n'aurait osé, les émigrés l'entreprenaient en toute candeur, et la population
anglaise, un peu surprise de tant d'audace, mais naturellement sportive et
aimant le fair play, s'en accommodait mi-figue, mi-raisin.
Ainsi la Révolution, si féroce pour l'Église en France,
par un choc en retour d'ordre politique mais non moins effectif, provoqua en
Angleterre une véritable détente sans laquelle le renouveau religieux du XIXe
siècle, cristallisé autour du Mouvement
d'Oxford, aurait été inconcevable.
Après le Concordat
de 1802, la plupart des prêtres émigrés en résidence forcée s'empressèrent de
rentrer en France, ravis (overjoyed) de voir l'épreuve de l'exil toucher
à sa fin. Les congrégations religieuses, mieux installées et moins mobiles,
suivirent peu à peu, de sorte qu'aux environs de 1817, il n'en restait plus en
Angleterre.
En revanche, les séminaires et les couvents anglais qui
avaient fui la persécution en Angleterre, puis la Terreur en France, ont si
bien réussi à s'acclimater et à reprendre racine dans leur patrie d’origine qu'il
ne fut plus question de reprendre le chemin de l'exil. La plupart étaient
d'ailleurs dans un état florissant :
les vocations affluaient.
Cependant, l'invasion
papiste avait provoqué en Angleterre toute une levée de boucliers des
sectes et mouvements non conformistes, jaloux de leurs droits. Prise dans cet
étau, l'Église anglicane secouait l'engourdissement d'un long sommeil et
s'examinait honnêtement. De ces examens de conscience naquit le Mouvement d'Oxford inauguré par le
fameux sermon de Pusey sur l'Apostasie
nationale, qui ouvrit le chemin de Rome à tous ceux qui osèrent en tirer
les ultimes conséquences.
Le 9 octobre 1845, John Henry Newman fit son acte
d'abjuration. Le 30 mai 1847, il fut ordonné prêtre à Rome.
Cette date éclatante, signalée au début de ce chapitre,
marqua sans nul doute d'autres tournants décisifs dans l'histoire des âmes de l'Île des saints, violemment confrontée
avec son passé par le souffle de l'Esprit. Il est certain qu'elle amorce la
merveilleuse aventure d'une jeune fille anglaise à laquelle nous consacrons ce
livre.
Caroline Sheppard 1 ne connaît même pas de
nom les réformateurs tractariens
d'Oxford. Elle vient d'atteindre ses vingt-quatre ans dans une famille de style
victorien, solide et close. Pour briser ce cercle enchanté, tout un concours de
petits faits conspire secrètement.
Dans la perspective d'un siècle, nous voyons comme ils
s'emboîtent, tel un « puzzle » patiemment reconstruit. Au moment
donné, il n'y eut que ce choc souverain et apparemment absurde de la grâce irrésistible
que l'on appelle conversion.
Car, face à Dieu, il n'y a point de grandes ni de petites
âmes, et le retour aux sources, en 1847, d'une sage jeune fille anglaise ne fut
pas moins onéreux, quoique bien moins spectaculaire, que celui de John Henry
Newman.
Maria Winowska, in La Béatitude des Pauvres
1. La
vie de Caroline Sheppard, contemporaine de John Henry Newman, gagne en actualité au lendemain de Vatican
II.
Convertis tous les deux, ils ont
vérifié les exigences de l'appel qui, depuis Abraham, dépouille et arrache ceux
qui le perçoivent de « ce monde qui passe », pour mieux les y enraciner.
Douloureux et fécond écartèlement qui constitue le fond même de la condition
humaine et de la vocation chrétienne ! Car, point de jonction de l'esprit
et de la matière, l'homme naît crucifié, champ de hautes tensions qu'il refuse
ou qu'il assume, pour se faire
ou pour se défaire. Toute religion authentique l'invite à ces graves
options, mais seule la grâce du Christ l'habilite à tenir à la fois, non sans
peine, les deux bouts de la chaîne, d'être à la fois citoyen de la terre et
citoyen du ciel, de percevoir le sens sacramentel de la création. Expérience
ineffable qui échappe aux « habitués » de la grâce baptismale, mais
qui terrasse les pèlerins du chemin de Damas. D'où ce caractère de parenté
entre les grands convertis qui connaissent le vertige du saut dans le vide, en
réponse à Celui qui les appelle par leur nom ! D'emblée, la foi leur est
offerte non pas comme chose,
mais comme relation avec quelqu'un. Familiers des abîmes et des
cimes, ils mesurent leur faiblesse à la force du DIEU VIVANT, infiniment
disponible. Bienheureux paradoxe qui transfigure la mort par la vertu de la
Croix ! Comme John Henry Newman, la fille de Samuel Sheppard, joaillier
attitré de Sa Majesté la reine Victoria, a passé sa vie à explorer le
mystère nuptial de l'amour qui comble tout en consumant : l'indicible
fécondité du grain qui consent à
mourir.
Ce
que le génie de Newman a cerné en
des termes d'une frappe inoubliable,
Caroline Sheppard l'exprime sans le moindre souci littéraire, dans une langue
étrangère, avec une simplicité merveilleusement transparente. Son français
émaillé d'anglicismes est toujours en quête de l'expression exacte et juste. Elle ne se doutait certes pas
qu'en rapportant sa prodigieuse aventure elle nous livrait, jour par
jour et en direct, l'histoire d'une conversion « à l'état pur ».
Pour son biographe, cette absence d'interprétations et d'affabulations ultérieures,
est d'un prix inestimable.
Devenue Sœur Emmanuel, elle passe les trente-trois ans de
sa vie religieuse à explorer les richesses insondables de la « béatitude
des pauvres », que Jeanne Jugan a choisie comme pierre
angulaire de son Institut. Chargée des fondations en Grande-Bretagne, elle
vérifie à chaque pas la force irrésistible de la charité, au service des plus
indigents, des vieillards partout pareils, au cœur transis, plus affamés de
tendresse que de pain. Et voilà que cette voyageuse infatigable ouvre sans le
savoir des chemins œcuméniques ! Ce
que les colonnes d'Oxford ont réalisé
sur le plan doctrinal, les Petites Sœurs des Pauvres l'ont illustré de ces
vivantes leçons de choses que la droiture anglo-saxonne accueille avec tant de
sympathie. Chaque fondation suscitait des remous hostiles à l'« invasion
papiste » que l'on observait de très près, non sans étonnement, pour céder
finalement aux arguments massifs de la charité parfaite qui n'attend rien en
retour des services rendus. Témoin de « l'Église
des pauvres » aussi ancienne que l'Évangile, Sœur Emmanuel voyait à chaque
nouvelle fondation des protestants rivaliser avec les catholiques en
libéralités joyeusement gratuites, selon le précepte du Seigneur, commun à
tous, et frayant les chemins de l'UNITÉ. Depuis cent ans, à son exemple,
les Petites Sœurs des Pauvres en Grande-Bretagne ont abattu par leur humble
exemple des murs de préventions accumulés par les siècles, et elles ont amorcé ce
dialogue de charité que Vatican II a consacré de tout le poids de son
autorité comme signe et moyen de convergence œcuménique.
Il ne me reste plus qu'à exprimer ma reconnaissance à la
maison généralice des Petites Sœurs des Pauvres, qui m'a ouvert ses archives et
facilité le travail en multipliant les démarches pour mettre à ma portée de
rares et précieux documents, avec cette souriante humilité qui ne parvient pas
à dissimuler entièrement une véritable
compétence intellectuelle et souvent des qualités d'écrivain de race.
Puisse Sœur Emmanuel, à travers ces pages qui lui sont
consacrées, continuer de porter témoignage et d'ouvrir les routes vers Celui en
qui déjà nous sommes UN, par la charité.