Ego sum qui sum
Exode III, 14
Exode III, 14
L'Être de Dieu est proprement un être
de supériorité ; parce que c'est un être qui ne dépend d'aucune chose et
de qui toutes choses dépendent.
Il ne dépend d'aucune chose, parce
qu'il est la première de toutes. Il est le premier et le souverain être, ou
plutôt il est l'Être même, puisqu'il n'y a rien dans sa définition qui ne soit
être ; car il dit lui-même : Je suis celui qui suis. Et Moïse
disait aux Israélites qui étaient captifs dans l'Égypte : Il est Celui
qui est. 2 Oh !
que ce mot est court : Je suis ! mais qu'il est plein !
qu'il est incompréhensible ! Il veut dire que Dieu est l'Être même,
c'est-à-dire un être si pur qu'il n'a rien du tout du non-être. Car, comme le
non-être ou le néant n'a rien du tout de l'être, ainsi il est impossible que l'Être
pur ait quelque chose du non-être, comme en ont toutes les créatures qui ont
infiniment plus du néant et du non-être que de l'être.
Voilà l'ordre des choses. Dieu est un
être qui n'a rien du non-être ; le néant est un non-être qui n'a rien de
l'être ; et les créatures sont dans un milieu, où elles ont tout ensemble
quelque chose de l'être et du non-être.
Vous inférerez donc de là que Dieu
est un être absolu, souverain, indépendant ; car, étant l'Être même et
essentiel, il est nécessairement et par lui-même ce qu'il est. Mais au
contraire toutes choses dépendent de lui ; car c'est lui qui a créé le
monde, qui en a mis les parties dans l'ordre où elles sont, qui a imprimé aux
éléments leurs sympathies et leurs antipathies, qui a donné à tous les êtres
leurs génies et leurs instincts, qui en un mot a donné à toutes les créatures
ce qu'elles ont et qui les a même faites ce qu'elles sont ; en sorte qu'il
n'y en a pas une qui ne crie à notre esprit d'une voix forte et intelligible :
C'est lui qui nous a faites, et nous ne nous sommes pas faites nous-mêmes 3. Elles
font, par cette voix qui est continuelle, un aveu public que, comme Dieu est
essentiellement, ainsi essentiellement elles ne sont point. Celles mêmes qui
sont possibles ne sont possibles que parce que Dieu est ; et si Dieu
n'était point, nulle ne serait possible, puisqu'il n'y aurait point de
puissance qui pût les tirer du néant pour leur donner l'être.
Vous m'avez aussi fait de rien comme
tout le reste, ô grand Dieu, ô Être des êtres ! Vous m'avez donné un corps
que vous avez composé de parties, d'ossements, de veines, d'artères, de nerfs,
de puissances ; et surtout, vous lui avez donné des sens capables de jouir
des biens corporels que vous avez créés pour le service de l'homme. Vous avez
joint à ce corps une âme spirituelle enrichie du libre arbitre, capable de
sagesse, et dont l'activité est si prompte qu'elle peut en un moment aller de
la terre au ciel et d'une extrémité de la terre à l'autre. Et ce qui fait son
plus grand honneur, c'est que vous l'avez faite à votre image et ressemblance,
et qu'elle est capable de jouir de vous et de votre gloire.
Il faut donc que je me joigne à
toutes les autres créatures, et que je dise comme elles que c'est vous qui
m'avez fait et que je ne me suis pas fait moi-même ; que vous êtes l'Être
même et que je suis le néant même ; que si j'ai l'être, cet être vous
appartient ; que je dois demeurer continuellement anéanti en votre
présence afin de rendre un juste hommage à votre Être souverain ; et enfin
que je dois consumer cet être que vous m'avez donné à votre service et à
l'accomplissement de vos saintes volontés. Et encore, quand je me serai
entièrement anéanti à votre service, je pourrai dire que je suis un serviteur inutile 4 :
non seulement parce que je n'aurai rien fait que ce que j'ai dû faire, mais
encore parce que ce que j'aurai fait ne sera rien, puisque mon être en
comparaison du vôtre n'est rien.
Dieu Esprit
Spiritus est Deus
Jean IV, 24
Jean IV, 24
Dieu est un esprit très pur,
infiniment éloigné de la matière, et parfaitement dégagé de la pesanteur et des
autres qualités des corps. Le premier jugement que nous faisons de lui, c'est
qu'il est le plus parfait de tous les êtres, puisqu'il en est le principe et la
première cause. D'où il faut inférer qu'il est purement spirituel, et tout
esprit, puisque, parmi les créatures à qui il a donné l'être, il y en a qui
sont purement spirituelles. Car, s'il était corporel, il n'aurait pu faire des
créatures plus nobles et plus parfaites que lui.
Que si l'Écriture lui attribue
quelquefois des qualités, des affections et des opérations qui ne sont propres
qu'aux créatures corporelles, c'est pour s'accommoder à la portée de notre
faible esprit, qui ne peut concevoir les choses spirituelles que par les
corporelles.
C'est ainsi qu'elle dit 1
qu'il est plus haut que le ciel, pour nous donner l'idée de la hauteur
de sa divinité ; qu'il est plus profond que l'enfer, pour exprimer la profondeur de sa sagesse et de ses conseils ; qu'il est
plus long que la terre qui n'a point de bout, pour marquer la longueur infinie de son éternité ; qu'il est
plus large que la mer, pour nous faire comprendre l'étendue de sa charité.
Elle dit quelquefois qu'il est debout, pour exprimer sa force et sa puissance
infatigable. Elle dit d'autres fois qu'il est assis, pour déclarer la stabilité
et l'immutabilité de son être. Si elle dit qu'il dort, c'est pour faire
connaître la tranquillité de son repos et de sa paix. Si elle lui donne des
oreilles, c'est pour faire comprendre la ponctitude avec laquelle il écoute nos vœux et nos prières. Par ses yeux,
elle marque la lumière de son esprit, avec laquelle il voit tout jusque dans
les abîmes du néant. Par ses mains,
elle représente sa puissance et la facilité avec laquelle il fait les prodiges
les plus surprenants. Et par ses pieds, elle nous fait entendre qu'il est
toujours prêt à venir à notre secours, quand nous l'invoquons dans nos
afflictions et dans nos peines.
Ainsi, ô mon Dieu, votre être
adorable est bien différent de ceux à qui on donne injustement le nom de dieu
qui n'appartient qu'à vous seul.
Ils ont des bouches, et ils ne
parlent point ;
Ils ont des yeux, et ils ne peuvent voir ;
Ils ont des oreilles, et ils n'entendent rien ;
Ils ont des mains, et ils ne peuvent ni agir ni toucher ;
Ils ont des pieds, et ils ne peuvent marcher ni changer de place. 2
Ils ont des yeux, et ils ne peuvent voir ;
Ils ont des oreilles, et ils n'entendent rien ;
Ils ont des mains, et ils ne peuvent ni agir ni toucher ;
Ils ont des pieds, et ils ne peuvent marcher ni changer de place. 2
Mais vous, ô grand Dieu ! vous
n'avez point de bouche, et vous parlez. Vous parlez premièrement à vous-même,
en produisant votre Verbe ; et à nous, faisant secrètement savoir vos
volontés à notre esprit. Vous n'avez point d'yeux, et vous pénétrez jusque dans
les abîmes pour voir ce qui s'y passe, et jusque dans nos cœurs pour en voir
les pensées et les affections les plus secrètes. Vous n'avez point d'oreilles,
et vous entendez toutes nos paroles avant qu'elles soient formées dans notre
bouche et lorsqu'elles sont encore en notre esprit. Vous n'avez point de mains,
mais vous pouvez tout, vous faites tout, et vos touches se font sentir jusqu'à
nos cœurs. Enfin vous n'avez point de pieds, et, quand il vous plaît, vous vous
rendez présent partout avant même qu'on vous y appelle. C'est, ô grand
Dieu ! que vous êtes un être purement spirituel, et que, n'ayant point les
bassesses et les imperfections des corps, vous en avez les perfections et les vertus.
Vous voyez, ô mon âme, que le Dieu
que vous adorez n'est pas un dieu de pierre ni de bois, ni d'argent, ni d'or,
ni de quelque autre matière encore plus précieuse comme étaient ceux des
infidèles. Il est un esprit très pur ; et, s'il vous était possible de le voir, vous
avoueriez que ce qu'il y a de plus beau et ce qui charme davantage votre cœur
n'est rien en comparaison. Si même vous pouviez voir un ange, ou une âme
séparée du corps, vous diriez que dans leur substance il n'y a rien de plus
charmant dans le monde : vous en seriez ravi ; et, si la foi ne
redressait votre jugement, vous les prendriez facilement pour des divinités.
Que serait-ce donc si vos yeux pouvaient voir cet Esprit immense et infini, en
comparaison duquel les esprit les plus purs et les plus sublimes sont moins que
des rayons en comparaison du soleil ? Méprisez donc tout ce qu'il y a de
sensible et de matériel dans le monde, pour aimer, adorer, et servir uniquement
ce Dieu spirituel et invisible.
Dieu simple
Je
suis
Exode X, 14
Exode X, 14
La simplicité est tellement propre et
essentielle à Dieu, que l'Écriture, qui parle de toutes ses perfections, ne dit
rien de celle-ci, le Saint-Esprit voulant nous faire entendre qu'il nous suffit
de savoir qu'il est Dieu pour savoir qu'il est simple.
Dieu, disant simplement qu'il est, sans rien ajouter, montre qu'il
exclut tout ce qui marque quelque composition ; parce que c'est le propre
de ce mot est de composer et d'unir une chose avec
une autre. Il faut donc exclure de Dieu tout ce que cette parole est peut joindre avec Dieu, et dire
seulement qu'il est,
c'est-à-dire qu'il
est, comme parle un saint Père, la simplicité toute pure : « mera simplicitas »3.
Dieu est donc un être parfaitement
simple, encore que plusieurs de ses perfections semblent être opposées à sa
simplicité.
Il est grand par son infinité, qui le
répand au-delà de toutes les limites imaginables ; et néanmoins, avec
cette grandeur, il est comme un point indivisible.
Il contient par l'éminence de sa
nature tous les êtres qu'il a produits, tous ceux qu'il produira, et tous ceux
qu'il peut produire ; et cependant, avec cette plénitude de tous les
êtres, il est souverainement simple et sans multiplicité, parce que toutes ces
choses, dont le nombre serait infini hors de lui, ne sont en lui qu'une seule
chose.
Il se trouve présent par son
immensité en toutes choses, et même en celles qui sont le plus divisées ;
et, nonobstant cet épanchement, il demeure parfaitement indivisible.
Il est présent par son éternité à
tous les temps, passé, présent et avenir ; et néanmoins, dans cette
succession perpétuelle, sa durée n'est point composée de moments comme l'est
celle des années et des siècles, parce qu'elle n'est qu'un seul moment, mais
qui est fixe et qui ne passe point, et qui est présent à tous ceux qui passent
et qui se succèdent.
Il se communique, par le mystère
incompréhensible de la très Sainte Trinité, à trois personnes réellement et
actuellement distinctes ; et dans cette distinction il conserve
toujours l'unité simple de sa divinité, dans laquelle il n'y a rien de distinct
ni de partagé.
Il est nécessaire qu'un si grand Dieu
soit simple et indivisible, puisqu'il est indigne de sa grandeur qu'il soit
composé de parties, de quelque nature qu'elles soient.
Il n'est point composé d'acte et de
puissance, parce qu'il est tout acte. Il n'est point composé d'esprit et de
corps, parce qu'il est tout esprit. Il n'est point composé de forme et de
matière, parce qu'il est tout forme. Il n'est point composé de substance et
d'accidents, parce qu'il est tout substance. Il n'est point composé d'essence
et d'existence, parce que son essence est son existence, et son existence est
son essence. Il n'est point composé de substance et de subsistance, parce que
sa subsistance est sa substance et sa substance est sa subsistance. Il n'est point non plus
composé des perfections que je viens de rapporter, parce que cet acte, cet
esprit, cette forme, cette substance, cette existence, cette subsistance, ne
sont qu'une très pure, très simple, très indivisible
perfection, qui pour son excellence n'a point de nom que nous puissions
proférer, ni d'idée que nous puissions concevoir.
Ô grand Dieu ! Qui ne se
perdrait dans cette vaste simplicité ? Vous êtes un point indivisible, et
la profondeur de ce point est un abîme où mon esprit et mes pensées
s'anéantissent, en sorte que voyant tout je ne vois rien, et ne voyant rien je
vois tout ; car comme votre infinité est simple et la simplicité même,
ainsi votre simplicité est infinie et la même infinité.
Dieu invisible
Regi saeculorum
immortali et
soli Deo honor et gloria
1 Timothée I, 17
immortali et
soli Deo honor et gloria
1 Timothée I, 17
Dieu est un être si subtil et si
spirituel qu'il n'y a créature dans l'ordre des choses naturelles qui le puisse
voir.
Il nous a donné trois yeux
différents, qui sont tous très pénétrants et très vifs, chacun en son ordre.
Le premier est tout
de chair : c'est notre corps, qui voit seulement les objets corporels et
sensibles.
Le second est tout esprit :
c'est notre entendement, qui est l'œil de l'âme et qui découvre les choses
spirituelles, qui pénètre même dans les matérielles pour en tirer l'essence qui
est spirituelle afin d'en contempler la vérité.
Et le troisième est corporel et
spirituel tout ensemble : c'est l'imagination, qui reçoit les objets
corporels afin de les rendre spirituels, et qui donne aux spirituels des formes
corporelles, comme quand elle donne une figure à Dieu, aux anges, aux âmes
raisonnables.
Mais Dieu est si élevé au-dessus de
la portée de la créature et si disproportionné à nos puissances, qu'encore
qu'il soit dans notre œil, dans notre imagination, et dans notre entendement,
nous ne pouvons ni le voir, ni le concevoir, ni le comprendre. Il est plus
présent à nous que nous-mêmes, et cependant il nous est aussi imperceptible que
s'il en était infiniment éloigné.
L'œil du corps ne le peut voir, parce
que ce sens ne peut découvrir que les choses corporelles ; et encore
est-il nécessaire qu'elles soient revêtues de couleurs et éclairées de quelque
lumière à la faveur de laquelle on puisse les découvrir. Mais Dieu est un pur
esprit qui ne peut recevoir de couleurs, qui ne sont que des qualités
corporelles. Il demeure encore caché dans cette lumière corruptible qui vient
et qui se retire en un moment, et qui au regard de son être invisible n'est
qu'une sombre nuit.
L'œil de l'imagination ne peut non
plus le voir que celui du corps, parce que cette puissance ne se porte qu'à des
espèces matérielles ou qui tiennent beaucoup de la matière ; et si nous
regardons Dieu sous des espèces matérielles, ce n'est plus Dieu que nous
voyons, mais une ombre et un fantôme qui n'est pas Dieu.
L'œil même de l'esprit, quoiqu'il ne
soit fait que pour voir Dieu, ne peut le voir néanmoins que par le secours
particulier d'une lumière surnaturelle, parce que l'entendement ne peut
naturellement voir ni contempler que ce qui passe par les sens, et Dieu est un
être trop grand et trop immense pour passer par des portes si petites. Et quand
il y pourrait passer, l'entendement est une puissance qui ne peut voir que les
objets qui lui sont naturels et proportionnés, et qui par conséquent ne peut
atteindre jusqu'à Dieu, qui est d'un ordre surnaturel et infiniment élevé
au-dessus de la nature.
L'âme, même détachée du corps et
séparée des sens, quoiqu'elle soit toute spirituelle en ses opérations aussi
bien qu'en sa nature, ne peut encore atteindre à cette majesté invisible, à
cause de l'infinie disproportion de ses puissances avec son objet ; mais,
si Dieu veut se faire voir à elle pour la glorifier, il faut qu'il lui donne
une lumière de gloire, laquelle jointe à son entendement fait en elle comme un
quatrième œil, savoir un œil surnaturel par lequel il voit Dieu comme il est en
lui-même ; et c'est ce qui fait sa souveraine et dernière félicité.
Ô Dieu ! que vous êtes éloigné
de moi, encore que vous soyez si présent à moi ! Que vous êtes caché à mes
yeux, encore qu'ils soient tout pénétrés de votre substance ! Donnez-moi,
ô mon Dieu ! un parfait désir de votre vision bienheureuse. Et cependant,
puisque je ne puis vous voir, faites au moins que je vous aime, et que ma
volonté soit aussi ardente que mon entendement est aveugle.
Dieu immense
Coelum et terram ego impleo
Jérémie XXIII, 24
Jérémie XXIII, 24
La grandeur souveraine et infinie de
Dieu demande qu'il soit immense, et que par son immensité il remplisse toutes
les créatures et tous les lieux ; non comme y étant enfermé, mais plutôt
comme les enfermant lui-même, et excédant les limites de leur substance par sa
grandeur infinie ; de même que notre âme remplit notre cœur, où elle est
tout entière pour le faire vivre, en sorte néanmoins qu'elle en surpasse toutes
les limites pour s'étendre par tout le corps, en chaque partie duquel elle est
encore tout entière, sans y être bornée ou enfermée non plus que dans le cœur.
Aussi saint Paul, voulant expliquer
l'immensité de Dieu, ne dit pas qu'il est en nous, qu'il vit en nous, et qu'il
agit en nous, quoiqu'il y soit en effet, qu'il y vive, et qu'il y agisse ;
mais il dit que nous sommes, que nous vivons, et que nous
agissons en lui 4,
voulant montrer par là qu'étant en nous il est encore au-delà de
nous, en sorte qu'il est vrai de dire que nous sommes aussi en lui.
Voilà donc ce que Dieu opère par son
immensité. Il remplit et renferme toutes choses. Il est dans toutes les
créatures et dans tous les lieux, et il est hors de toutes les créatures et de
tous les lieux. Il est aussi en moi et hors de moi ; il est dans mon corps
et hors de mon corps ; il est dans mon âme et hors de mon âme ; il
est dans mon cœur et hors de mon cœur.
Ainsi il est très difficile de dire
où est Dieu, parce qu'il n'y a point de lieu où il soit enfermé, et il n'est
pas plus facile de dire où il n'est pas, parce qu'il n'y a point de lieu où il
ne soit présent. Les sages même du monde ont reconnu cette vérité quand ils ont
dit que « Dieu est une sphère spirituelle et intelligente, dont le centre
est partout et dont la circonférence n'est nulle part »5. S'il est sphère, il est tout centre
et tout circonférence ; et il est vrai de dire qu'il est partout, parce
qu'il n'y a point de lieu qu'il ne remplisse ; et il n'est nulle part, parce
qu'il n'y a point de lieu qui le renferme.
Voici comme un des premiers saints et
des plus anciens docteurs de l’Église parle de l'immensité de Dieu : « Il
touche les choses., et les choses ne le touchent point ; car il est
tellement présent à un lieu, que par la dignité et la hauteur de sa nature il
est infiniment éloigné du lieu ; il lui est très uni, et il en est très
séparé ; il est très abrégé et il est très diffus »6.
Et s'il est présent aux lieux et aux
créatures, ce n'est point par aucune nécessité qu'il ait des lieux et des
créatures, mais c'est par la nécessité que les lieux et les créatures ont de sa
présence, sans laquelle elles retourneraient dans le néant. Il est aussi
indépendant des lieux, du monde et de toutes choses, qu'il l'était avant leur
création, où « il était tout ensemble à soi-même son lieu, son monde, et
son tout »7.
De là vient qu'il est plus présent à
la créature que la créature n'est présente à elle-même. Car il est tout présent
à toute la créature, et il est tout présent à la plus petite partie de la
créature, même au point le plus imperceptible ; mais il est tout visible
que le tout de la créature n'est point présent à chacune des parties qui le
composent. C'est pour cette même raison que l'âme raisonnable, qui porte la
plus parfaite image de l'immensité de Dieu, est plus présente au corps que le
corps n'est présent à lui-même, parce qu'elle est toute présente à chaque
partie du corps, et tout le corps n'est pas présent à chacune de ses parties.
Ô Dieu ! que votre Prophète a eu
raison de dire qu'il n'y a point de nation sur la terre dont les
dieux soient aussi proches d'elles que notre Dieu est proche de
nous ! 8
Ô grandeur
inconcevable ! Mais plutôt, ô bonté incompréhensible, qu'un Dieu immense
et infini remplisse une poignée de terre, un homme, une mouche, un ver !
Quelle confusion aux pécheurs d'avoir
en eux et devant eux le
témoin et le juge de leurs péchés ! Et au contraire quelle joie, quelle
consolation aux justes, d'être si intimement pénétrés de celui qui est l'unique
objet de leur amour, de leurs complaisances et de leurs services !
Donnez-moi, mon Dieu, un vif sentiment de cette vérité, afin que je vous sois
toujours présent par la foi et par l'amour, comme vous m'êtes toujours présent
par votre immensité.
Dieu vivant
Vivo ego, dicit Domines
Jérémie, XXII, 24
Jérémie, XXII, 24
Dieu est vivant, c'est lui qui le
dit. Il le faut croire, car il est aussi la vérité. Il est vivant même
puisqu'il parle et qu'il le dit ; parce que la parole est une action qui
suppose un principe de vie.
Notre Dieu n'est donc pas comme les
dieux des païens, qui ont une bouche et qui ne parlent point, qui ont des yeux
et qui ne peuvent voir, qui ont des pieds et qui sont immobiles 9.
Notre Dieu, au contraire, n'a point de bouche et il parle ; il n'a point
d'yeux et il voit ; il n'a point de pieds et il vient à nous aussitôt que
nous l'appelons à notre secours ; parce que parler, voir, marcher, sont
des actions de vie qui ne se peuvent rencontrer que dans les êtres vivants.
Or la vie de Dieu est proprement une
vie de contemplation, et d'une contemplation très profonde ; parce que
Dieu est un entendement très pur ; et comme la vie de l'entendement c'est
son propre acte et son actuelle application à son objet, il est évident que la
vie de Dieu ne peut être qu'une vie d'une très pure et très simple
contemplation. La contemplation de l'homme spirituel consiste dans
l'application de son entendement à Dieu ; et la contemplation de Dieu
consiste dans l'application de son entendement à lui-même.
Et de fait, l'occupation de Dieu dans
son éternité est de contempler sans relâche son essence divine, ses perfections
infinies, les émanations de sa fécondité, l'excellence de sa gloire, le nombre
de ses élus, les idées des choses possibles qui vivent en lui comme lui-même 10,
et toutes ses autres grandeurs qui font l'objet de la plus pure et de la plus
haute contemplation.
Si la vie, selon qu'on la définit
ordinairement, est le principe intérieur du mouvement et du repos qui se trouve
dans la chose vivante, on ne peut nier que Dieu ne vive de contemplation,
puisque la contemplation est le principe de son repos et de ses mouvements.
Elle est le principe de son repos,
parce que, contemplant son essence divine et tous les biens qu'elles comprend,
il se fait à lui-même une félicité consommée et infinie qui est son repos
naturel.
Et elle est le principe de ses
mouvements, c'est-à-dire de ses émanations, parce que, dans cette même
contemplation, son entendement fait tout l'effort qu'il peut faire ; en
sorte que, par une génération profonde — qui est en lui un mouvement immobile
et un acte de vie qui demeure en lui-même —, il produit un Verbe ; et ce
Verbe est un Fils, qui lui est semblable, consubstantiel et égal, en bonté, en
sagesse, en puissance, en éternité. Avec ce Fils, il produit ensuite — ou
plutôt en même temps et au même point d'éternité — un amour distinct du Père et
du Fils, mais égal à tous les deux. Et, bien que cette production soit le terme
de la volonté, si est-ce qu'elle suppose selon l'ordre de son origine la
contemplation de l'entendement.
Ainsi, il est toujours vrai de dire
que la contemplation est le principe des mouvements de Dieu c'est-à-dire de ses
productions, comme elle l'est de son repos c'est-à-dire de sa béatitude ;
et, par conséquent, que la vie de Dieu est une vie de contemplation. Quant aux
mouvements et productions extérieures par lesquelles Dieu a donné aux créatures
la participation de son être, il est encore constant que sa contemplation en
est le principe. Car, comme témoigne le Prophète, il a fait toutes choses
dans son entendement, c'est-à-dire
selon l'idée de sa contemplation ; et, après les avoir créées, il les
contempla toutes et les trouva très bonnes 11 ; puis, il demeura dans un repos —
qu'il nous ordonne d'honorer nous-mêmes par un repos semblable —, en
contemplant les grandeurs de ses œuvres, et encore plus celles de sa majesté
souveraine.
La vie de Dieu est donc une vie
parfaitement contemplative. Ô contemplation profonde et incompréhensible !
Ô contemplation continuelle et jamais interrompue ! Contemplation
lumineuse, puisqu'elle produit un Verbe qui est la lumière même ; et
ardente, puisque la volonté produit un Esprit-Saint qui est un amour personnel,
qui par la communication de son ardeur embrase tous nos cœurs ! Que cette
lumière, ô mon Dieu, dissipe toutes les ténèbres de mon esprit ! Que cet
amour échauffe mon âme, et qu'il n'y souffre aucun amour que le vôtre !
Dieu parfait
Estote perfecti sicut Pater
vester coelestis perfectus est
Matthieu V, 48
vester coelestis perfectus est
Matthieu V, 48
Dieu est un être souverainement
accompli ; et la perfection lui est si naturelle et si nécessaire, que
s'il avait quelque imperfection il ne serait pas Dieu. Etre Dieu, et n'être pas
parfait sont deux opposés incompatibles. Car une chose est imparfaite quand
elle a quelque défaut ou qu'il lui manque quelque chose. Mais la seule raison
nous apprend que Dieu est sans défaut et que rien ne lui manque. Autrement, il
serait un dieu vicieux ou indigent semblable à ceux des infidèles ; et
s'il était vicieux et indigent comme eux, il ne serait pas plus Dieu qu'eux.
Mais, ô grand Dieu ! ils sont
dans l'indigence et ils n'ont rien, parce qu'ils ne sont rien eux-mêmes ;
et ils sont dans le vice, parce que ce sont des hommes abominables qui ne
méritent pas le nom d'homme, et beaucoup moins celui de dieu. Vous, au contraire,
vous ne pouvez être sujet à l'indigence, parce que le trésor de vos richesses
est infini 12, et vous-même vous êtes tout bien 13 : c'est le nom que l'Écriture vous
donne. Vous êtes encore moins sujet au vice qu'à l'indigence, parce que vous
êtes le Dieu des vertus 14,
la vertu même, la pureté même, la sainteté même.
Cette pleine et souveraine perfection
est fondée sur l'éminence de l'être de Dieu. Car, sous le nom de Dieu, nous
concevons un être si accompli, qu'on ne puisse concevoir aucune perfection qui
lui manque. Autrement, s'il lui manque ou s'il lui peut manquer quelque
perfection, l'idée que nous nous formons de Dieu est fausse, et ce n'est point
là le Dieu que nous adorons.
Notre Dieu est donc un être
absolument accompli ; ou plutôt il est l'Être même, c'est-à-dire l'Être pur,
l'Être subsistant, l'Être dégagé de toute autre chose que de l'Être. Et
partant, il doit nécessairement avoir tout ce qui est capable d'être, savoir
toutes les perfections possibles, et ne rien avoir de ce qui peut tenir du
non-être, comme est le vice et l'imperfection.
Si je pense plus particulièrement à
vos perfections, ô mon grand Dieu ! je ne vois que des abîmes où je me
perds. Je vois d'abord ces perfections qu'on nomme simplement simples ou parfaitement
parfaites, c'est-à-dire des perfections pures et sans imperfection, comme
sont la bonté, la sagesse, la puissance, la justice et autres semblables, où
l'on ne remarque rien d'imparfait ni d'impur. Ainsi, ô mon Dieu, vous êtes bon,
vous êtes sage, vous êtes puissant, vous êtes juste ; et encore avec cet
avantage que, vos perfections n'ayant point de bornes non plus que vous-même,
il faut dire que vous êtes infiniment bon, infiniment sage, infiniment
puissant, infiniment juste. D'où il faut inférer deux choses : la
première, que vous êtes la bonté même, la sagesse même, la puissance même, la
justice même ; la seconde, que, tout étant en vous sans distinction et
sans limites, chaque perfection est parfaite et infinie comme vous-même. Votre
bonté est sagesse, puissance, justice ; votre justice est puissance,
bonté, sagesse ; votre sagesse est bonté, justice, puissance ; votre
puissance est justice, sagesse, bonté ; et, en un mot, chaque perfection
est en vous, ô mon Dieu ! toute perfection. De sorte que, comme une pierre
serait absolument parfaite et d'un prix inestimable si elle était tout ensemble
diamant, perle, rubis, saphir, topaze, émeraude, escarboucle ; ainsi il
faut dire que vous êtes absolument parfait puisque vous possédez toute
perfection, et que chaque perfection enferme en vous toute perfection. Ô océan
immense ! Ô abîmes infinis !
Dieu possède encore les perfections
imparfaites des créatures, comme sont le raisonnement, la vie, les sens, et les
autres de cette nature. Il les possède, puisqu'il les a données — car nul ne
peut donner ce qu'il n'a pas — ; mais il n'en possède que ce qu'elles ont
de parfait, et non ce qu'elles ont d'imparfait et de défectueux. Il voit la vérité
du raisonnement par son intelligence, mais il n'en peut faire les circuits qui
sont des marques de faiblesse ; il possède l'acte de la vie par son
éternité, mais il n'est point sujet à sa succession ni à ses changements ;
il a la connaissance des sens par sa puissance, mais il n'en souffre point
l'altération.
Et quant aux vertus chrétiennes,
comme sont l'humilité, l'obéissance, la patience, et les autres qui font notre
perfection morale mais qui sont toujours mêlées d'imperfection, il possède dans
une perfection éminente ce qu'il y a en elles de pur et de saint. Il a le haut
sentiment que l'humilité a de Dieu, mais il ne peut avoir le mépris ni le bas
sentiment de soi-même ; il accomplit parfaitement toutes ses volontés
divines, qui est ce qu'il y a de parfait dans l'obéissance, mais il ne se
soumet point à un Supérieur, parce qu'il n'en peut avoir ; il a le support
de la patience, mais il n'en peut avoir ni la peine ni la douleur. En un mot,
il possède dans une éminence incompréhensible, c'est-à-dire sans aucun défaut,
tout ce que l'esprit humain, tout ce que l'esprit angélique, et même tout ce
que son esprit divin peut concevoir de saint et de parfait.
Avec tout cela, ô Dieu infini, Être
des êtres, abîme incompréhensible de perfection, vous me commandez d'être
parfait comme vous êtes parfait ! Est-il possible que je puisse accomplir
le commandement que vous me faites : Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait 15. Mais enfin vous le voulez, et il
faut que je fasse mon possible pour vous obéir.
Dieu saint
Sanctus,
Sanctus, Sanctus
Isaïe VI, 3
Isaïe VI, 3
Les effets que cette divine vertu
doit opérer en votre âme sont l'admiration, l'adoration, l'anéantissement de
votre propre esprit, et s'il est possible de tout vous-même.
C'est une perfection très simple et
pourtant infinie, qui dans sa simplicité contient toutes les autres, mais d'une
façon qui lui est particulière. Car, au lieu que les autres ont du rapport aux
créatures, comme la bonté pour leur faire du bien, la sagesse pour les
gouverner, la providence pour leur donner leurs nécessités, la justice pour les
punir ou pour les récompenser ; la sainteté le détache de toutes choses,
et le rend parfait, en lui-même et sans rapport aux créatures.
Cette incompréhensible perfection
renfermant Dieu en lui-même, et le séparant, non seulement de tout ce qui est,
mais encore de tout ce qui peut tomber sous notre conception, du rapport même
qu'il peut avoir aux choses créées, sitôt que l'esprit humain y veut penser, il
est contraint de s'arrêter, et de quitter la pointe de sa contemplation ou de
ses recherches, pour demeurer dans l'admiration la plus profonde et dans un
parfait anéantissement de toutes ses lumières.
Cette admiration et cet
anéantissement dans la vue de la sainteté de Dieu occupent les anges et les saints dans le
ciel, et les occuperont durant toute l'éternité. Ils arrêteront tellement leurs
pensées et leurs paroles, que tout ce qu'ils pourront dire ou penser se réduira
à ce seul mot : Saint, Saint, Saint ! C'est un seul mot mais
qui est triplé, non seulement pour montrer que les trois Personnes divines
n'ont qu'une même sainteté, mais encore pour nous apprendre que cette sainteté
triple et multiplie à l'infini l'admiration des esprits bienheureux, à mesure
qu'ils y pensent et qu'ils la regardent ; en sorte que tout ce qu'ils
pourront faire durant toute l'éternité, ce sera d'admirer la sainteté de Dieu,
ou pour mieux dire, Dieu même dans sa sainteté.
C'est avec raison que les anges et
les saints demeurent dans l'admiration de la sainteté de Dieu, et que leurs
louanges se terminent à cette suréminente perfection en disant sans fin : Saint,
Saint, Saint ! C'est qu'ils trouvent les autres perfections en celle-ci ;
et ainsi, en l'admirant et la louant, ils admirent et louent toutes les autres.
Mais, au lieu que les autres vertus
et perfections divines considérées en elles-mêmes ont quelque rapport aux
hommes et aux autres créatures, étant considérées dans la sainteté de Dieu
elles sont absolues et sans rapport, et par conséquent la sainteté même ;
d'où vient que, ces esprits bienheureux n'y trouvant rien où ils se puissent
prendre, ils ne peuvent faire antre chose que d'admirer et de dire : Saint,
Saint, Saint !
Ô sainteté ! Ô sainteté !
Admirez donc cette sublime vertu de votre Dieu, cette plénitude infinie de
perfections, ce dégagement et cette indépendance de toutes choses, cet attribut
incompréhensible qui le fait subsister, en lui-même, par lui-même et pour
lui-même, sans vue, sans rapport, sans liaison à quoi que ce soit ; et,
frappant votre poitrine comme pour vous détruire et vous anéantir en sa
présence, ne cessez de dire ce sacré trisagion : Saint, Saint,
Saint ! Mais au même temps, voilez votre face comme firent les séraphins,
c'est-à-dire cachez votre esprit dans la foi la plus obscure et dans
l'humiliation la plus profonde ; car, si Dieu avait commandé que le Saint
des saints fût couvert d'un voile, de crainte qu'il ne fût vu du peuple ni même
des prêtres lorsqu'ils entraient dans le sanctuaire, combien plus vous devez
vous cacher lorsque vous paraissez devant la sainteté même ! Cachez-vous
donc dans votre propre perte ; anéantissez vos propres lumières, de
crainte que votre vue toujours impure ne souille la sainteté de Dieu par
l'impureté de ses regards.
Dieu pur
Deus fidelis
et absque ulla iniquitate,
justus et rectus
et absque ulla iniquitate,
justus et rectus
Deutéronome XXXII, 4
Comme la perfection de Dieu demande
qu'il soit infiniment saint, elle demande aussi qu'il soit infiniment pur. Et
comme sa sainteté consiste en un amas infini de toutes sortes de perfections,
ainsi sa pureté consiste dans un éloignement infini de toutes sortes de taches,
de quelque nature qu'elles soient.
Il est infiniment éloigné des taches
ou impuretés de nature, parce qu'il est infiniment au-dessus de toutes les
natures qui sont capables d'impureté ; et, étant essentiellement parfait
en sa nature, sa nature ne peut avoir d'impureté.
Il ne peut être non plus sujet aux
impuretés de mœurs qu'à celles de nature. Sa pureté suprême ne peut souffrir
aucun mélange d'impureté, comme fait celle des hommes et des anges, dans la pureté desquels,
comme témoigne l'Écriture, Dieu trouve de l'impureté 16.
Il y a des hommes dont la pureté se
trouve flétrie, ou entièrement perdue par le péché, comme est celle de quelques
chrétiens qui tombent et se relèvent continuellement.
Il y en a d'autres qui ne pèchent
point, ou qui pèchent peu et légèrement ; ce sont ceux qui embrassent la
perfection évangélique, et qui en observent les conseils avec toute la fidélité
que la vie présente peut permettre. Mais leur pureté n'est point sans vice et
sans défaut.
Il s'en trouve d'autres qui n'ont
point de vices ni de défauts positifs, comme sont les bienheureux dans le Ciel,
et comme nous croyons que la Très Sainte Vierge a été lorsqu'elle vivait sur la
terre. Mais leur pureté, pour éminente qu'elle soit, n'est point sans cette
sorte d'impureté et d'imperfection qu'on appelle privative ; c'est-à-dire, qu'elle n'est point sans la
privation de quelque pureté et perfection, parce qu'ils ne sont point tellement
purs qu'ils ne le puissent être encore davantage ; et la privation de
cette pureté qu'ils n'ont pas, mais qu'ils peuvent avoir, passe devant Dieu
pour une impureté. C'est en ce sens que l'Ecriture dit que Dieu trouve de
l'impureté dans ses anges 17,
et que les cieux — c'est-à-dire ceux qui habitent dans les
cieux — ne sont pas purs en sa présence 18.
Mais Dieu ne peut être sujet à aucune
de ces impuretés. Car, premièrement, il ne peut pécher ; parce que pécher,
c'est vouloir ce que Dieu ne veut pas, ou ne pas vouloir ce que Dieu veut. Mais
il est impossible que Dieu veuille ce qu'il ne veut pas, ou qu'il ne veuille
pas ce qu'il veut : autrement il voudrait et ne voudrait pas une même
chose, qui est une contradiction toute visible.
Il ne peut non plus avoir de vice, ni
d'imperfection ; parce qu'il est la pureté même et la perfection
essentielle, qui par conséquent exclut (11) les moindres atomes d'impureté et
d'imperfection.
Il n'a rien même de l'impureté
privative ou de la privation de la pureté ; parce que, sa pureté étant
infinie, elle ne peut recevoir d'accroissement, et il ne lui peut manquer aucun
degré ni aucune espèce de pureté.
Dieu donc est infiniment pur, et il
ne peut avoir aucune impureté, de quelque nature que ce soit. Et c'est la
raison pour laquelle l'Ecriture la compare au feu, et que lui-même s'est
souvent rendu visible aux hommes sous le symbole de cet élément. Car, comme le
feu purifie tout et ne peut contracter aucune impureté, de même Dieu purifie
toutes nos taches et ne peut jamais en recevoir aucune.
0 grand Dieu ! quand je pense à
votre pureté infinie et que je me regarde dans votre Etre comme dans un miroir
sans tache, que je me trouve éloigné de l'original sur lequel je dois former ma
vie, ma conduite et mes mœurs ! Je me vois si monstrueux et si impur, que
je me fais horreur à moi-même. Je compare ma pureté à la vôtre, et elle ne me
paraît qu'impureté. Dans cette comparaison, je ne puis penser qu'à mon
anéantissement ; car comment l'impureté peut-elle paraître devant la
pureté même ? On ne peut être plus pur que vous êtes, et on ne peut être
plus impur que je suis. Mais, ô Dieu de pureté ! ô feu purifiant !
brûlez consumez, nettoyez en moi tout ce qui est contraire à votre infinie
pureté !
Dieu sage
Sapientiae ejus non est numerus
Psaume
CXLVI, 5
La sagesse de Dieu est si grande et si
profonde, qu'encore que toutes ses perfections soient infinies et également
sublimes, le sage néanmoins, parlant de celle-ci, dit qu'elle est le trésor de
ses richesses ; comme s'il voulait dire que les
autres perfections de Dieu sont des richesses, mais que sa sagesse leur étant
comparée est un trésor, et un trésor infini 19.
Ce trésor en effet des richesses de
Dieu n'a point de bornes. Il comprend, avec toute l'évidence possible, la
connaissance de son essence adorable, des trois Personnes divines, de ses
attributs infinis, de ses conseils profonds, de ses décrets incompréhensibles,
et généralement de tout ce qui est dans sa divinité, et de ce que son esprit a
pu penser durant toute l'éternité. C'est là un abîme où tout esprit humain doit
se perdre et s'anéantir, et où, ô mon Dieu ! je veux perdre et anéantir le
mien.
Cette divine sagesse contient encore
une connaissance actuelle et très claire de toutes les essences, soit créées
soit possibles, de tous les êtres, en général et en particulier, de toutes les
propriétés des choses, de leurs inclinations, de leur lieu, de leur temps, de
leur durée, de leur nombre ; si bien que Dieu sait au vrai et sans erreur
le nombre des anges,
des hommes, des étoiles, des grains de sable, des gouttes d'eau, des moments du
temps, des atomes de l'air. Et pour montrer qu'il connaît toutes ces choses
distinctement, sans confusion et jusque dans leur fond, il leur donne leur nom
propre et particulier : Il les appelle par leur nom 20, dit le
Prophète ; et il les appelle, avant qu'elles soient, de même que si
elles étaient en effet 21, comme
saint Paul nous l'enseigne.
Dieu, par sa sagesse, connaît et peut dire sans hésiter le poids de la
masse du monde et combien pèsent les montagnes et les collines, parce qu'il les
a pesées dans sa balance 22 ; il sait combien il y a de
gouttes d'eau dans la mer, parce qu'il les a mesurées dans le creux de sa
main ; il sait combien la mer a d'étendue, parce qu'il en a pris les
dimensions avec ses doigts ; il sait au juste le nombre des grains de
sable, des gouttes de la pluie et des moments du temps qui composent le siècle,
parce qu'il les a comptés par un seul regard de son esprit 23.
Cette divine sagesse sait tout cela,
non par un effort de l'étude et par une science acquise semblable à celle des
hommes qui, après une longue recherche, à peine peuvent» . ils acquérir un
simple rayon de l'infinie sagesse de Dieu ; mais dans la simple vue de son
essence, où toutes choses sont écrites, non d'un style d'homme dont parle
Isaïe, mais d'un style de Dieu qui n'est autre que l'expression de son Verbe.
Et elle voit cela, non
successivement, comme nous connaissons les belles choses qui ayant des espèces
différentes ne peuvent être conçues que l'une après l'autre ; mais elle
les voit tout ensemble et d'un simple regard, parce que son Verbe très pur,
très simple, très indivisible lui étant comme une espèce qui comprend toutes
choses, elle les connaît sans
succession et toutes à la
fois.
Enfin elle ne voit point ces choses
par intervalles et par une vue interrompue, comme nous connaissons les objets
de la terre ; mais elle les connaît perpétuellement, sans interruption,
sans relâche, sans dégoût, parce qu'elle ne cesse point de voir le Verbe, qui
est toujours le même et qui lui représente incessamment et nécessairement
toutes choses.
Quel sentiment, ô mon âme,
pouvez-vous avoir dans la vue d'une sagesse si profonde ? Écriez-vous
comme saint Paul avec admiration : Ô profondeur de la sagesse et de la
science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, que ses voies
sont inscrutables 24,
et cachées, que ses effets sont
admirables et surprenants ! Car ce que vous devez encore admirer, c'est
l'économie ravissante avec laquelle elle dispose tellement toutes choses, qu'on
ne peut rien désirer de plus sage ni de mieux réglé.
Dieu lumière
Deus lux est,
et tenebrae in eo non sunt ullae
et tenebrae in eo non sunt ullae
1 Jean
I, 5
Tout entendement est une espèce de
lumière, parce que cette puissance découvre et fait voir à l'âme toutes les
choses qu'elle est capable de connaître. Et parce que Dieu est un entendement
très subtil, ou plutôt une connaissance et intellection toute pure, subsistante
et séparée de tout ce qui n'est pas intellection et connaissance, il faut dire
qu'il est aussi une lumière toute pure, subsistante et séparée de tout ce qui
n'est pas lumière. Dieu est lumière, dit le disciple bien-aimé, et il
n'y a en lui ni ombre ni ténèbres 25.
Il est nécessaire que le monde
spirituel ait son soleil, aussi bien que le monde visible ; autrement les
esprits seraient dans une profonde nuit et dans une continuelle obscurité, et
leur condition serait pire que celle des corps, qui ont un soleil qui les
éclaire. Ce soleil spirituel, c'est Dieu qui, outre qu'il se fait jour à
lui-même pour voir toutes les perfections et toutes les beautés de son essence,
éclaire encore les esprits supérieurs, qui sont les anges et les âmes
bienheureuses, qu'il remplit des lumières de sa gloire. Car, comme dit un
apôtre, il n'y a point de soleil dans le ciel, mais la lumière de Dieu
l'éclaire ; et la lampe où cette lumière est attachée, c'est l'Agneau 26.
C'est donc là le soleil qui éclaire
le paradis.
Et il éclaire les esprits inférieurs
– les hommes de la terre – à qui il découvre en mille manières les vérités
nécessaires à leur salut.
Avant la loi écrite, il les a
éclairés par la loi naturelle, qu'il a imprimée dans leur esprit comme le sceau
de son visage ; et le Prophète donne à ce sceau le nom de lumière : Vous
avez, dit il, appliqué sur notre esprit comme un sceau la lumière de
votre visage 27.
Dans la loi écrite, il les a éclairés
par une infinité d'apparitions et de révélations miraculeuses, et par une
infinité de lois très saintes et très sages, dont la lumière s'est communiquée
depuis à toutes les nations. Il les a éclairés même par l'obscurité des
figures, des ombres, des prophéties et des énigmes de l'Ancien Testament.
Il a plus fait dans la loi de grâce,
où il les a éclairés par son propre Fils, qui a dit lui-même : Je suis
la lumière du monde, et celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres 28. Ses
conseils évangéliques, ses paroles toutes divines, ses exemples admirables, ses
miracles surprenants, ont été les rayons de ce soleil, qui a découvert aux
hommes, avec plus de jour qu'il n'avait fait depuis la création du siècle,
l'excellence des mystères qu'ils doivent croire, et les charmes de la gloire à
laquelle ils doivent aspirer.
Il les éclaire encore aujourd'hui, à
toute heure, à tout moment, par les inspirations secrètes qu'il leur forme dans
le cœur, pour leur faire voir les précipices où ils peuvent tomber, les routes
qu'ils doivent tenir, le mal qu'ils doivent éviter et le bien qu'ils doivent
mettre en pratique. C'est la lumière intérieure de la grâce, qui nous fait voir
si clairement et avec tant de douceur ce que nous devons faire pour plaire à
Dieu et pour faire notre salut, qu'il semble que Dieu nous le fasse voir au
doigt.
Il faut donc croire que Dieu est
lumière, et qu'il n'y a
pas en lui le moindre mélange de ténèbres 29. Ainsi le Père est lumière, le Fils
est lumière, le Saint-Esprit est lumière ; et pourtant ce ne sont point
trois lumières, mais une seule et simple lumière. Le Père est soleil, le Fils
est soleil, le Saint-Esprit est soleil ; et néanmoins ce ne sont point
trois soleils, mais un seul et très simple soleil.
Ô Dieu ! puisque vous êtes
lumière, puisque vous êtes soleil, éclairez tellement mon esprit qu'il découvre
les voies qui me peuvent conduire à vous. Que vos divins rayons soient lumineux
et ardents tout ensemble, afin que je puisse y marcher avec une sainte ferveur,
et mériter d'être mis au nombre de ceux que votre Fils appelle les enfants de la
lumière 30.
Dieu aimant
Diligis ontnia quae sunt,
et nihil odisti eorum quae fecisti
et nihil odisti eorum quae fecisti
Sagesse
XI, 25
Dieu est un abîme d'amour sans rives
et sans fond qui, non content de s'aimer d'un amour éternel et infini, et de
produire par l'ardeur de sa volonté une Personne divine parfaitement égale aux
deux autres et qui est tout amour ; sa sagesse lui a encore fait trouver
l'invention de donner de l'accroissement à l'éternité et à l'infinité de son
amour, produisant un nombre innombrable de créatures dans lesquelles il a mis
comme des parcelles de ses perfections, qui les lui rendent aimables et qui
font qu'il les aime en effet. Ainsi il a trouvé le moyen d'élargir sa bonté, et
ensuite de dilater son cœur et son amour.
Mais les plus tendres objets de son
affection sont les anges et les hommes, qui lui sont les plus semblables. Il
n'y a point d'amour plus fort que celui d'un ami, d'un père, d'une mère, d'un
frère, d'un époux. Dieu nous aime en toutes ces manières.
Il nous aime d'un amour d'ami, parce
qu'il nous communique ses plus grands secrets et ses plus profonds mystères 31 ; et plus
que d'ami, parce que, ne trouvant point en nous l'égalité qui est nécessaire à une
parfaite amitié, il a pris notre nature pour se faire semblable à nous, et il
nous a communiqué la sienne par la grâce pour nous faire semblables à lui.
Il nous aime d'un amour de père,
parce qu'il nous a donné notre corps, aussi bien et encore plus que l'homme
dont il s'est servi pour nous mettre au monde ; et d'un amour plus que de
père, parce qu'outre le corps, il nous a encore donné notre âme avec tous les
dons dont elle est ornée, et de plus nous a élevés à la grâce d'une adoption
surnaturelle. Et c'est pour cela qu'il nous ordonne de ne plus reconnaître de
père sur la terre, mais dans le ciel 32.
Il nous aime d'un amour de mère 33,
parce qu'il nous a enfantés à la grâce par son Verbe sur le lit de la
Croix ; et d'un amour plus que de mère, puisque pour nous faire vivre il a
voulu mourir dans les douleurs de son enfantement. Il a voulu même que son côté
demeurât ouvert, pour nous faire ressouvenir que nous sommes sortis du lieu de
son amour, et que nous sommes les enfants de son cœur.
Il nous aime encore d'un amour de
frère 34, puisqu'il a voulu
naître homme parmi les hommes, et se faire comme nous membre d'une même
nature ; et d'un amour plus que de frère, car, encore qu'il soit l'aîné de
tous ses frères 35, il ne leur partage pas néanmoins l'héritage,
mais il veut bien le leur donner tout entier.
Enfin il nous aime d'un, amour
d'époux, nous aimant jusqu'à la jalousie 36, et doutant que son
amour attire si absolument le nôtre que nous ne le partagions en faveur de
quelque créature que ce soit ; et d'un amour plus que d'époux, parce que,
les liens de l'alliance que nous avons avec lui étant des liens de grâce, ils
sont infiniment plus intimes, plus forts, plus purs, plus saints, plus doux,
plus fermes, plus constants, et plus féconds que ceux qui lient les hommes dans
le sacrement ordinaire.
Quoi ? Vous m'aimez, ô Dieu
d'infinie majesté ! Hé ! qui suis-je pour mériter votre amour ?
Un homme infirme, un ver méprisable, un néant informe, un pécheur
abominable ? Cependant vous m'aimez, et je reconnais que c'est le plus
grand, ou pour mieux dire, l'unique bonheur qui me puisse arriver. Mais parce
que vous n'aimez vos créatures que par les bonnes qualités que vous leur donnez
et qui vous les rendent aimables, mettez en moi, ô mon Dieu, les perfections,
les grâces, les vertus que vous savez qui me sont nécessaires pour plaire à vos
yeux et pour me rendre digne de votre amour.
Dieu aimable
Ostendam tibi omne bonum 37
Exode XXXIII, 19
Dieu est infiniment bon, puisqu'il a
toutes les perfections qui peuvent agréer, et que toute volonté, soit créée
soit incréée, peut aimer. Et parce qu'être bon et être aimable sont une même
chose, il est évident que s'il est infiniment bon il est aussi infiniment
aimable.
Il est encore souverainement beau,
puisqu'il a toutes les proportions, toute l'intégrité et toute la splendeur qui
doit être dans sa nature infiniment parfaite, n'ayant d'ailleurs aucun défaut
qui puisse déplaire ni donner de l'aversion et du dégoût. Et parce qu'être beau
et être désirable sont une même chose, il faut dire que s'il est infiniment
beau, il est aussi infiniment désirable.
Il est la source foncière de toutes
les beautés et de toutes les bontés que nous voyons répandues dans les
créatures et que nous estimons si précieuses et si aimables. Il est donc
nécessaire qu'il possède toutes ces beautés et toutes ces bontés, puisqu'il ne
peut rien donner qu'il ne l'ait, et qu'étant une cause infinie, en le donnant il ne peut rien
perdre.
Comme le feu ne perd rien de sa
chaleur quand il échauffe, et que le soleil ne souffre point de diminution en
sa lumière quand il éclaire ; de même Dieu ne perd rien quand il répand
les rayons de sa beauté et de sa bonté, mais plutôt il recevrait de
l'accroissement — si cela était possible — parce que c'est beaucoup plus de communiquer
actuellement sa beauté et sa bonté, que d'avoir seulement le pouvoir de les
communiquer.
Il n'a pas seulement les beautés et
les bontés des créatures que nous voyons : il a encore celles de toutes
les créatures qui ont été et qui seront, et même de celles qui peuvent être et
qui ne seront jamais. D'où il faut inférer que Dieu est infiniment bon et
aimable, puisqu'il peut faire des créatures à l'infini, dans lesquelles il
ferait reluire des rayons de sa bonté.
Et il n'a pas ces beautés et ces
bontés séparément et successivement comme elles sont dans les créatures ;
mais il les a unies et toutes à la fois ; en sorte qu'il est vrai de dire
qu'il est un abîme infini de beautés et de bontés qui le rendent aimable.
Ô abîme ! ô océan
d'amabilités ! Que tout mon amour, ô mon Dieu, se perde en cet abîme, et
qu'il n'en reste rien pour quelque créature que ce soit. Je déplore
l'aveuglement des hommes, je déplore le mien propre, d'avoir de l'attachement
et de l'amour pour les créatures, dans lesquelles il n'y a rien d'aimable que
je ne trouve en vous d'une manière infiniment plus abondante, plus douce, plus
pure, plus constante et plus solide.
Mais ce que je trouve en vous de plus
aimable, ô mon grand Dieu ! c'est l'amour que vous avez voulu avoir pour
moi et que vous avez encore. Car le plus puissant charme pour attirer l'amour,
c'est l'amour.
Amour que je puis appeler infini,
puisque les effets en sont en quelque façon infinis. Votre amour pour moi
n'a-t-il pas été infini lorsque vous m'avez donné l'être, puisqu'il y a une
distance infinie du néant à l'être ? N'a-t-il pas été infini lorsque vous
m'avez appelé de l'état de péché à celui de la grâce, dont la distance n'est
pas moins éloignée ? N'a-t-il pas été infini lorsque vous m'avez donné, et
que vous me donnez encore tous les jours votre Fils, dont la personne est
parfaitement égale à la vôtre ? N'a-t-il pas été infini lorsqu'en me
donnant ce Fils adorable, vous m'avez donné avec lui tout le reste ? 38
Enfin cet amour n'a-t-il pas été infini lorsque vous m'avez promis de vous
donner vous-même avec toute votre gloire, et de vous donner pour une éternité
si je me rends digne de l'effet de votre bonté ?
Mais, ô bonté infinie ! votre
amour ne me paraît jamais plus aimable ni plus digne d'un amour réciproque, que
quand vous vous faites voir à l'âme dans la contemplation fondée sur une
conscience pure. Vous vous présentez à elle avec une douceur si intime et si
pénétrante, que ceux qui en ont l'expérience, encore qu'ils ne vous voient que
voilé et par de petits moments, ils ne voudraient pas donner ces moments pour
les royaumes et les empires. Que serait-ce donc si vous tiriez le voile et que
cette vue ne passât point ?
Dieu provide
Tua autem, Pater, providentia gubernat
Sagesse
XIV, 3
Dieu est une cause bien différente de
celles de la terre. Celles-ci, après avoir produit leurs effets et leurs
ouvrages, les laissent à leur propre conduite, comme les pères font leurs
enfants quand ils sont en âge de se gouverner eux-mêmes, ou ils les abandonnent
entièrement, comme les architectes et les artisans font leurs édifices et leurs
ouvrages quand ils y ont mis la dernière main. Mais Dieu, après avoir créé
l'univers, n'a point cessé de le gouverner. Il le conserve, tant en son tout
qu'en ses parties, avec une providence toute pleine d'amour, et avec une
attention si continuelle qu'on aurait de la peine à le croire, si la foi ne
nous y obligeait.
Dieu étant infiniment sage, il ne
peut rien faire qu'il ne
le fasse pour une fin, et qu'il ne lui donne les moyens pour y arriver. Et
c'est en cela que consiste la Providence, qui est une subordination et un
enchaînement des moyens par lesquels Dieu conduit chaque chose à la fin pour
laquelle il l'a créée.
Son soin n'est point limité. Il en a
un général, pour toutes choses en général ; et il en a un particulier,
pour chaque chose en particulier. Il en a pour les petites aussi bien que pour
les grandes, pour les basses aussi bien que pour les nobles, vu même que les
grandes et les nobles ont pour l'ordinaire tant de liaison avec les basses et
les petites, qu'il n'est pas possible de conserver les unes sans les autres.
Ainsi, cette aimable Providence a l'œil
ouvert pour conserver une pourriture à laquelle il semble naturellement que ce
soit une chose indigne de lui de penser. Il la conserve pour nourrir un ver, il
conserve le ver pour nourrir un oiseau, il conserve l'oiseau pour nourrir un
homme, et il conserve cet homme pour lui-même et pour sa gloire.
Ainsi, l'on s'étonne d'abord comme
Dieu souffre tant de choses viles dans le monde, qui semblent en ternir le
lustre et la beauté. Mais, si l'on savait les fins auxquelles elles sont
destinées, on admirerait les secrets de sa Providence, et on avouerait qu'il
les permet par une très profonde sagesse, et peut-être par nécessité.
Ce qui est encore admirable, c'est
que ce qu'il fait au regard d'un ver, d'un oiseau, d'un homme, il le fait au regard
de tous les vers, de tous les oiseaux, de tous les hommes. Ce qu'il fait en un
temps, il le fait en tous les temps. Ce qu'il fait en un lieu, il le fait en
tous les lieux, en sorte que rien ne sort de l'ordre de sa Providence.
Il le fait si universellement, que
les plus petites créatures aussi bien que les plus grandes sont un objet
particulier de ses soins ; si continuellement, que c'est ce qui entretient
les choses dans leur ordre et dans leur être, en sorte que, s'il cessait un
moment de veiller sur elles, elles tomberaient dans la confusion et dans le
néant ; si intimement, qu'il est dans les choses mêmes pour les gouverner, et les conduire à leur fin ; si assurément, que tout
le monde renversera plutôt, que le dessein qu'il a sur la plus vile créature
n'ait son effet ; si délicieusement, que l'application qu'il a à conduire
les choses à leur fin semble faire une partie de sa félicité et de son bonheur ;
si facilement, qu'il semble qu'il n'y pense pas et que les choses se fassent
par hasard ; et si paisiblement, qu'il ne perd rien de sa paix ni de sa
tranquillité.
Tout cela m'apprend deux choses, ô
mon Dieu : la première, que je dois adorer votre Providence en tous ses
desseins et en tous ses événements, étant persuadé que rien n'arrive par
hasard, mais que tout se fait par une disposition concertée et très sage de
votre volonté, toujours juste, toujours sainte, toujours infaillible, toujours
adorable, toujours aimable ; la seconde, que je dois absolument me reposer
entre les bras de votre très sage Providence, sans m'inquiéter de ce qui
m'arrivera ni de ce que je deviendrai, soit durant ma vie soit après ma mort,
la foi m'obligeant de croire — comme je le crois en effet — que vous avez plus
de soin de moi que je n'en ai moi-même, que vous pensez plus à moi que
moi-même, et que vous avez un plus parfait amour pour moi que moi-même.
Dieu modérateur
Attingit a fine asque finem fortiter
et disponit omnia suaviter
et disponit omnia suaviter
Sagesse
VIII, 1
Dieu est le suprême Pasteur, le Supérieur indépendant, le
Roi souverain, le Modérateur universel de toutes choses.
Son gouvernement s'étend par tout le
monde, et il a pour inférieurs et pour sujets toutes les créatures à qui il a
donné l'être. Son gouvernement est éternel et il n'aura jamais de fin ;
c'est un règne de tous les siècles 39, en comparaison duquel
ceux des rois de la terre ne sont que des règnes d'un moment.
Il est ferme, solide et constant,
rien n'étant capable de lui donner atteinte ; au lieu que ceux des princes
du siècle ont leurs catastrophes et leurs révolutions : ils sont
semblables à la lune, qui croît et décroît, et qui enfin se perd et devient à
rien.
Il est tranquille et fondé dans la
paix. Que si quelques créatures semblent exciter du trouble et rompre l'union
qu'elles doivent avoir entre elles, Dieu, par les ressorts cachés de son
gouvernement, rétablit la concorde et convertit le trouble dans une abondance
de paix.
Nul n'est exempt de sa domination. Depuis
le premier chérubin jusqu'au dernier des anges ; depuis le premier
monarque jusqu'au dernier des hommes ; depuis la plus noble créature
jusqu'à la plus vile, tout est sujet aux lois de son gouvernement.
L'aveuglement des infidèles leur a
fait dire qu'il ne s'abaissait pas jusqu'à prendre le soin et la conduite des
créatures ; parce que, disaient-ils, c'est une chose indigne de sa
grandeur infinie d'appliquer son attention à tant de choses viles et méprisables, que les hommes mêmes estiment
indignes d'eux et de leur application. Mais les lumières saintes de la foi nous
obligent de croire que Dieu prend un soin très exact de tout ce qu'il a créé,
et que c'est une chose aussi digne de lui et de, sa grandeur de les gouverner
que de les produire.
Ainsi, il ne tombe pas une feuille
d'arbre que ce ne soit par son ordre ; il ne s'élève pas un atome en l'air
que parce qu'il l'ordonne, et pour des raisons si sages que nous les
admirerions si elles nous étaient connues.
Dans ce gouvernement universel, il
fait reluire ses divines perfections avec tout leur éclat.
Un roi qui quitte la conduite de son
état, de ses provinces, de ses villes, de ses sujets pour en donner le soin à
des ministres fait voir qu'il a peu de sagesse, puisqu'il est obligé de
chercher les lumières et le conseil de plusieurs personnes ; qu'il a peu
de puissance, puisqu'il est contraint de se servir d'une infinité de bras sans
le secours desquels il serait peut-être un des plus faibles hommes de son
royaume ; qu'il a peu d'amour pour ses sujets puisqu'il en laisse le
gouvernement à d'autres.
Dieu n'en use pas ainsi. Mais,
étendant son gouvernement sur toutes choses, il montre que sa sagesse est
immense, puisqu'il pénètre tout, et qu'il n'emprunte ses lumières de qui que ce
soit — car qui serait capable de lui donner conseil ? 40 —
que sa puissance est infinie, puisque lui seul les gouverne par le seul
mouvement de sa volonté, comme lui seul les a créées par une seule parole de sa
bouche ; que son amour est incompréhensible, puisqu'il s'en réserve le
soin et qu'il n'en confie la conduite entière à personne.
Ô Dieu, que votre Fils a eu raison de
dire que son règne qui est aussi le vôtre n'est pas de ce monde 41,
et qu'il est bien différent de ceux de la terre !
Mais, ô mon Dieu, quelle joie, quelle
douceur, quelle consolation, quel repos à mon âme, quand elle pense que votre
soin s'étend jusqu'à elle, et qu'elle peut dire avec votre Prophète : Le Seigneur
me gouverne et rien ne me manquera ! 41 Vous avez soin de moi, nonobstant la bassesse de
ma nature, de ma naissance, de mon extraction, de mes talents, de mes
mœurs ; et — ce qui est encore plus surprenant — vous me gouvernez en père
plein d'amour et de tendresse, et vous pensez à moi en particulier comme si
j'étais votre fils unique et que vous n'en eussiez point d'autres à gouverner.
Soyez donc, ô mon divin Père, le gouverneur absolu de mon âme, de mon corps, de
mes puissances, de mes sens, de mes affections, de mes mouvements ! Comme
ce serait me perdre de suivre ma propre conduite, je m'abandonne entièrement à
la vôtre, toute paternelle et toute aimable.
Dom Claude Martin, in Perfection du
chef
1. Job, XI,
8-9.
2. Psaume CXIII, 4-7.
3. LXXXe sermon de saint Bernard sur le
Cantique des cantiques, n. 8 : P.
L., t. CLXXXIII, col. 1170.
4. Actes
XVII, 28.
5. ms., en marge : Cujus centrum
est ubique, et circumferentia nusquam. (Trismegist). Un quart de siècle après Pascal, on est presque surpris de
ne pas lui voir attribuer ici une formule que tant d'auteurs ont cru imaginée
par son génie pour l'avoir lue dans les Pensées. Certes la grande âme de
Pascal aurait pu la concevoir, et son admirable plume l'exprimer. Il est
aujourd'hui prouvé qu'elle est beaucoup plus ancienne, et l'on peut en suivre
la trace tout au long du Moyen Âge. Pour d'aucuns elle remonterait à Empédocle,
pour d'autres à Hermès Trismégiste. On pourra se reporter sur ce point au
commentaire de Havet dans l'édition des Œuvres de Pascal, Paris,
Delagrave, 1887, t. I, p. 14, ou, mieux encore, à l'étude très fouillée de
Ernest Jovy, La « sphère infinie » de Pascal, dans Études
pascaliennes, VII, Paris, Vrin, 1930, pp. 7-58. On ne peut que reconnaître
au passage l'information très sûre de dom Claude Martin qui, comme tant
d'autres, aurait pu renvoyer ici à Pascal ou à quelque auteur médiéval ayant
fait usage de la même comparaison — Alain de Lille ou Vincent de Beauvais, — et
qui remonte, d'un seul coup, aux origines les plus probables. Sur l'attribution
à Hermès Trismégiste, on pourra se reporter notamment à Jovy, op. cit., pp.
26-30, 38-39, 44-49.
6. ms., en marge : Dion. de coelest.
hier., c. 11. Cette référence est fausse. Le passage
en question est emprunté au De divinis nominibus, cap. III, § 1 : P. G., t. III,
col. 687.
7. « Ante omnia enim
Deus erat soles, ipse sibi et mundus et locus et omnia » (Tertullianus, Adversus Praxeam, cap. V : P.
L., t. II, col. 160.
8. Deutéronome, IV, 7.
9. Cf. Psaume CXIII, 4-5.
10. Cf. Jean I, 4.
11. Genèse, I, 31.
12. Le sens de l'original est ici un peu modifié. Dans le
passage auquel renvoie le manuscrit (Sagesse VII, 14), le texte sacré ne
parle pas des richesses de Dieu : il dit que la sagesse est un grand
trésor pour les hommes : Infinitus enim thesaurus est
hominibus. Ce sens littéral implique d'ailleurs l'autre, le Seigneur ne
mettant à la disposition des hommes les trésors infinis de ses richesses
que parce qu'il en est lui-même tout plein.
13. Exode
XXXTII, 19.
14. Psaume
LXXXIII, 2, 4, 9,
13.
15. Matthieu V, 48
16. Job IV, 18.
17. Job IV, 18.
18. Job XV, 15.
19. Sagesse VII,
14.
20. Psaume CXLVI,
4.
21. Romains IV,
17.
22. Cf. Isaïe XL, 12.
23. Cf. Ecclésiaste
I, 2-3.
24. Romains XI,
33.
25. 1 Jean I, 5.
26. Cf.
Apocalypse XXI, 25.
27. Psaume IV,
7.
28. Jean VIII,
12.
29. Jean I, 5.
30. Jean XII,
36.
31. Cf. Jean XV,
15.
32. Cf. Matthieu XXIII, 9.
33. Cf. Isaïe
XLIX, 15.
34. Cf. Jean XX,
17.
35. Cf. Romains VIII, 29.
36. Cf. Exode
XXXIV, 14 ; Osée, XXIV, 19.
37. Le texte exact de la Vulgate est : Ego ostendam
omne bonum tibi.
38. Cf. Romains VIII, 32.
39. Cf.
Psaume CXLIV, 13.
40. Cf.
Romains XI, 34.
41. Cf.
Jean XVIII, 36.