Ce qui rend la miséricorde de notre
Sauveur si irrésistible (si l'on peut ainsi la qualifier) c'est qu'elle tient
compte des temps et des lieux, des personnes et des circonstances ; c'est
le tendre discernement dont elle fait preuve. Elle examine et tient conseil pour
chaque individu qui vient à elle. Elle agit pour ceux-ci d'une façon, pour
ceux-là d'une autre ; elle ne peut jamais, si l'on peut dire, se
manifester de la même manière ; elle a pour chacun une nuance et un mode
différents ; et elle se répand sur certains hommes comme si Dieu Lui-même
faisait dépendre de leur bonheur son propre bonheur. Je pourrais rappeler ici,
comme on l'a fait souvent, l'exemple de Lazare, que Notre-Seigneur traita si
tendrement ainsi que ses sœurs ; ou encore les larmes du Sauveur sur Jérusalem ;
ou encore sa conduite envers saint Pierre, avant et après le reniement, ou
envers saint Thomas quand il douta ; ou bien son amour pour sa mère et
pour saint Jean. Mais j'attirerai votre attention plutôt sur la manière dont Il
en usa avec Judas le traître ; d'abord parce qu'on y insiste moins
souvent, ensuite parce que s'il y avait un être au monde que l'on pût croire
rejeté de sa présence comme maudit et réprouvé, c'était celui dont le Seigneur
avait prévu qu'il Le trahirait. Pourtant nous verrons ce malheureux lui-même suivi
et enveloppé par le regard serein, quoique grave, du Seigneur, jusqu'à, l'heure
même de la trahison.
Judas était dans
les ténèbres, et haïssait la lumière ; et il « alla vers sa destinée » ;
mais il y va poussé non pas par des forces naturelles qui développaient leur
marche inévitable, ni par quelque Destin insensible qui condamne les méchants
l'enfer ; mais par un juge qui l'examine de la tête aux pieds, qui le
sonde jusqu'au plus profond de lui-même, pour voir s'il n'y reste pas un rayon
d'espoir, une étincelle cachée de foi ; qui l'avertit sans cesse, et qui,
lorsqu'Il l'abandonne enfin, pleure sur lui avec l'affection blessée d'un ami
plutôt qu'avec la sévérité d'un juge de l'univers. Ainsi, rappelez-vous d'abord
l'émouvant avertissement, un an avant l'épreuve : « Ne vous ai-je pas
choisis tous les douze, et voici que l'un de vous est un démon ? » Puis,
quand le temps fut venu, cette humiliation, la plus basse qui se pût, devant un
homme qui allait Le trahir et mériter le feu inextinguible : « Il se
leva de la table, et... versant de l'eau dans un bassin, Il commença à laver
les pieds des disciples » ; et Judas était du nombre. Puis, un second
avertissement en même temps, ou plutôt une lamentation attristée en Lui-même :
« Vous n'êtes pas tous purs ». Puis, ouvertement : « En vérité,
en vérité, je vous le dis, l'un de vous me trahira. Le Fils de l'Homme s'en va
comme il a été écrit de lui ; mais malheur à l'homme par qui le Fils de
l'Homme est trahi ! Il aurait mieux valu pour cet homme qu'il ne fût pas
né ». Alors Judas, qui Le trahit, prit la parole et dit : « Maître,
est-ce moi ? » Jésus lui dit : « Vous l'avez dit ». Enfin,
au moment où la trahison s'accomplissait : « Mon ami, pourquoi
êtes-vous venu ? Judas (il l'appelle par son nom), trahissez-vous le Fils
de l'Homme dans un baiser ? »1 Je n'essaye pas ici de concilier sa prescience
divine avec cette anxiété prolongée, cette pitié personnelle pour Judas ; mais
je veux vous arrêter sur ce sentiment, afin que vous observiez ce qui nous est
donné par la révélation du Dieu Tout-Puissant dans l'Évangile, je veux dire la
connaissance d'une Providence qui s'étend à tous les individus, et qui
donne la lumière de son soleil aux méchants comme aux bons. C'est de la même
façon, sans aucun doute, qu'au dernier jour les méchants et les impénitents
seront condamnés, non pas en masse, mais un par un ; chacun paraîtra à son
tour devant le juste Juge, dans la gloire qui rayonnera de sa face ; on le
pèsera dans la balance et il sera trouvé trop léger ; on le traitera, non
pas sans doute avec hésitation ou faiblesse, car la justice divine réclame
satisfaction, mais avec toute la sollicitude, toute l'attentive considération
d'un Dieu qui ferait volontiers, s'Il le pouvait, le fruit de sa Passion plus
abondant encore qu'il n'est.
Considérons encore, pour donner plus
de poids à ces graves réflexions, la conduite de Notre-Seigneur à l'égard des
étrangers qui venaient à Lui. Judas était son ami ; mais nous, nous
ne L'avons jamais vu. Comment nous regardera-t-Il ; comment nous regarde-t-Il
déjà ? Que sa manière d'être envers la foule dans l'Évangile nous rassure.
Il est le Très Saint, le Tout-Puissant, et Il s'est montré tel : pourtant,
sans oublier Sa majesté divine, Il montrait une tendre sollicitude pour tous
ceux qui L'approchaient, comme s'Il ne pouvait tourner ses yeux sur aucune de ses créatures sans l'affection
débordante d'un père qui regarde son enfant avec une joie entière, et qui désire
seulement son bonheur et son plus grand bien. Ainsi, quand le jeune homme riche
vint à Lui : « Jésus, le regardant, l'aima, et lui dit : ‘Une
seule chose te manque’ ». Quand les Pharisiens demandaient un signe de sa
puissance : « Il soupira profondément dans son cœur ». Une autre
fois : « Il se tourna et les considéra tous » l'un après
l'autre, comme pour voir si par hasard il n'y avait pas ici ou là, une
exception à l'incrédulité générale, et pour condamner un par un ceux qui
étaient coupables 2. « Il les considéra tous avec colère,
en s'affligeant de la dureté de leurs cœurs ». Et encore, quand le lépreux
vint à Lui, Il ne se contenta pas de le guérir, mais « ému de compassion,
Il étendit sa main »3.
Comme elle est consolante, cette
révélation de la Providence particulière de Dieu envers ceux qui le cherchent !
Comme elle est consolante pour ceux qui ont découvert que ce monde n'est que
vanité, et qui se sentent solitaires et isolés au fond d'eux-mêmes, quelles que
soient les ombres de puissance et de bonheur qui les entourent ! La
multitude, sans doute, vit sans penser à cela, les uns par insensibilité, parce
qu'ils ne comprennent pas leurs propres besoins, les autres passant d'une idole
à l'autre, à mesure que chacune les trahit. Mais les cœurs plus clairvoyants
seraient écrasés par le découragement, ou même maudiraient l'existence, s'ils se
croyaient soumis seulement à
l'action de lois invariables, impuissantes à attirer la pitié ou l'attention de Celui
qui les a réglées une fois pour toutes. Et que feraient en particulier ceux qui
son jetés au milieu
d'êtres incapables d'entrer dans leurs sentiments, et ainsi étrangers à tous, même à ceux qu'une longue
coutume a faits leurs amis ! Ou bien ceux qui ont des perplexités d'esprit qu'ils
ne peuvent s'expliquer à
eux-mêmes, encore moins écarter, et qui n'ont personne pour les aider ;
ou ceux encore qui sentent étouffer au fond d'eux-mêmes des affections et des
aspirations qui n'ont pas pu trouver leur objet ; ceux qui sont incompris des êtres
qui les entourent et s'aperçoivent qu'ils n'ont pas de mots pour les éclairer, ou pas de principes communs
à quoi en appeler ;
ceux qui s'imaginent n'avoir ni place, ni but dans le monde, ou n'être
qu'un obstacle pour d'autres ; ceux qui doivent suivre leur propre idée du devoir
sans conseils et sans appuis, bien plus, résister peut-être aux vœux, aux
prières de leurs supérieurs ou de leurs parents ; ceux encore qui portent
le fardeau de quelque douloureux secret, de quelque peine solitaire et incommunicable ! Les récits évangéliques viennent
en aide à tous ces
besoins, lorsqu'ils nous présentent non pas seulement un Créateur immuable,
mais un Gardien plein de compassion, un Juge plein de dévouement, un Soutien.
Dieu te
regarde, qui que tu sois. Il « t'appelle par
ton nom », Il te voit, et Il
te comprend, aussi bien qu'Il t'a fait. Il sait ce qu'il y a en toi, tous tes sentiments et tes pensées
propres, tes inclinations et tes goûts, ta force et ta faiblesse. Il te voit dans tes jours de joie et dans tes
jours de peine, Il sympathise avec toi dans tes espoirs et tes tentations. Il prend intérêt à toutes tes anxiétés et
tes souvenirs, à tous les élans et à tous les découragements de ton esprit. Il a compté
jusqu'aux cheveux de ta tête et aux coudées de ta taille. Il t'entoure de Ses
bras et te soutient ;
Il t'élève et Il te remet à terre. Il regarde ton visage, dans le sourire ou
les pleurs, dans la santé ou la maladie. Il regarde tes mains et tes pieds ; Il entend ta voix, le battement de
ton cœur, et jusqu'à ton souffle. Tu ne t'aimes pas mieux toi-même qu'Il ne
t'aime. Tu ne peux pas trembler devant la souffrance plus qu'Il ne répugne à te voir la subir ; et s'Il la fait descendre sur toi,
c'est comme tu l'appellerais toi-même, si tu étais sage : pour qu’elle se tourne ensuite en un plus
grand bien. Tu n'es pas seulement Sa créature (quoique des passereaux mêmes Il ait
souci, et soit pitoyable au nombreux
bétail de Ninive),
tu es un homme racheté et sanctifié, Son fils adoptif, gratifié d'une part de
cette gloire et de cette bénédiction qui découlent éternellement de Lui
sur le Fils unique. Tu as été choisi pour être sien, au-dessus même de tes
frères de l'Orient et du Midi. Tu étais un de ceux pour qui le Christ offrit au
Père sa dernière prière, et y mit le sceau de son sang précieux. Quelle pensée
que celle-là, pensée presque trop grande pour notre foi ! À peine pouvons-nous nous retenir,
quand nous la considérons, de faire comme Sarah, de rire d'étonnement
et de perplexité. Qu'est donc l'homme, que sommes-nous, que suis-je, pour que le Fils de Dieu ait de moi si grand souci ? Que suis-je, pour qu'Il m'ait élevé presque de la nature d'un démon
à celle d'un ange ?
pour qu'Il ait changé la constitution originelle de mon âme, qu'Il m'ait
créé à nouveau, moi
qui ai été depuis ma jeunesse un prévaricateur, et pour qu'Il habite Lui-même personnellement en mon propre cœur, faisant de moi Son temple ? Que suis-je pour que Dieu
l'Esprit-Saint veuille entrer en moi, et élève mes pensées vers le Ciel « avec d'indicibles plaintes » ?
Telles sont
les méditations qui viennent consoler le chrétien tandis qu'il est avec le
Christ sur la montagne sainte. Et quand il descend vers ses devoirs quotidiens,
elles sont encore sa force intérieure, bien qu'il ne lui soit pas permis de communiquer
sa vision à ceux qui l'entourent.
Elles font
briller son visage, elles le rendent gai, maître de soi, serein et ferme au
milieu de toutes tentations, persécutions ou abandons. Avec de telles pensées
devant nous, combien bas et misérable apparaît le monde dans tous ses desseins
et toutes ses doctrines !
Combien vraiment misérable doit-il sembler de rechercher un bien dans les
créatures ; de convoiter
le rang, la richesse ou le crédit ; de choisir pour nous-mêmes en imagination tel ou tel
genre de vie ; d'affecter
les manières des grands ;
de dépenser notre temps en folies ; d'être mécontents, querelleurs, jaloux ou envieux,
prompts au blâme ou à
la rancune ;
amis des paroles frivoles et avides de la nouvelle du jour ; agités
d'affaires publiques qui ne nous regardent point ; ardents pour la cause de tel
intérêt ou tel parti ;
âpres au gain ou acharnés à la poursuite d'une science stérile ! Et à la fin de nos jours, quand la chair et le cœur nous
trahiront, quelle sera notre consolation, de nous être enrichi, d'avoir rempli un poste,
d'avoir été le premier parmi nos égaux ou d'avoir écrasé un rival, d'avoir tout
conduit à notre guise, d'avoir acquis une situation splendide, ou connu
l'intimité des grands, ou mené une vie de luxe, ou conquis un nom !
Dites-moi, même si nous obtenons ce qui dure le plus, une place dans
l'histoire, pourtant quelles cendres après tout nous aurons mangées comme pain ! Et, à cette heure terrible où la mort est en vue, Celui dont
l'œil est si tendrement sur nous aujourd'hui, dont les mains se posent si
doucement sur nous, Celui-là nous reconnaîtra-t-il encore ? ou s'Il parle
encore, sa voix aura-t-elle
le pouvoir de nous remuer ? Ne nous repoussera-t-elle pas plutôt, comme elle fit pour
Judas, par la tendresse même avec laquelle elle nous invitera à aller Lui ?
Essayons
donc, avec sa grâce, de bien comprendre ce que nous sommes et ce qu'Il est à notre
égard ; tendre et
compatissant au possible, et pourtant, malgré toute sa pitié, ne dépassant pas
de la largeur d'un cheveu les éternelles limites de la vérité, de la sainteté, de la justice. Il est Celui
qui, quoiqu'Il pleure et se lamente d'abord, peut condamner au malheur éternel.
Celui qui, une fois tombée la sentence de condamnation, effacera à tout jamais notre souvenir et ne nous connaîtra plus. L'ivraie fut liée en bottes pour le feu, indistinctement, publiquement, ignominieusement.
« Soyons donc
dans la crainte, de peur qu'une promesse nous étant laissée d'entrer dans son
repos, l'un d'entre nous ne paraisse en être incapable ».
John Henry, cardinal Newman, in
Newman
(sermons choisis par Henri Brémond)
(sermons choisis par Henri Brémond)
1. Matthieu, XXVI, 24, 25, 50. Luc. XXII, 48.
2. Marc, X, 21 ; VIII, 12 ; III, 5.
3. Voyez aussi Matthieu, XIX, 26 ; Luc, XXII, 61 ; Marc, III, 34 ; I, 41.
2. Marc, X, 21 ; VIII, 12 ; III, 5.
3. Voyez aussi Matthieu, XIX, 26 ; Luc, XXII, 61 ; Marc, III, 34 ; I, 41.