On ne rencontre que rarement dans sa vie des êtres exceptionnels, c'est à dire des personnes qui vous rendent meilleurs que vous n'étiez avant de les avoir rencontrés. Des personnes qui vous donnent confiance en vous. Des personnes qui s'inquiètent pour vous et partent à votre recherche, y compris de nuit, lorsque vous êtes en errance. Des personnes qui vous aiment et vous font sentir combien vous êtes unique. Des personnes qui vous font rire, et qui vous donnent de la joie, y compris au milieu de situations les plus difficiles. Des personnes qui veulent que vous grandissiez et progressiez, et dont c'est le bonheur d'être passeur et éveilleur. Des personnes qui ont envie de pleurer et crier en voyant votre malheur, et s'avancent dans la boue et les immondices pour vous y rejoindre et vous en tirer. Des personnes qui osent vous sourire, vous prendre dans leurs bras et vous pardonner alors que vous êtes enfermé dans votre honte d'avoir failli. Des personnes qui donnent tout par amour, jusqu'à mourir dans la simplicité. Des personnes créatives pour faire le bien, qu'on a envie de suivre jusqu'au bout du monde. Des personnes dont l'audace et la foi sont communicatives. Des personnes dont le souffle de vie vous soulève et vous rend léger, comme l'air soulève les feuilles mortes vers le ciel et les fait danser avec les oiseaux. La vie de ce type d'homme ou de femme est une pépite qui vaut plus que tout l'or du monde. En premier lieu, en te voyant, Christian, j'ai d'abord vu un couple. Celui que tu formais avec Marie-France, elle qui a été la réponse a tes prières et au défi que tu avais lancé au Seigneur. Je me souviens avec émotion de vos 50 ans de mariage, à Phnom Penh. Qu'il était beau de vous voir tous les deux entourés de votre famille et de vos amis, assis côte à côte pour rendre grâce.
Votre amour partagé, vos rêves
communs, ont été la source
de grandes choses ! Dans une complémentarité extraordinaire entre vous.
Un autre point sur lequel tu m'as enseigné, cher Christian, c'est ta
capacité d'incarnation.
Toi et Marie-France êtes quand même devenus citoyens cambodgiens ! Quand on y
pense ! Ce Papy comme les enfants t'appellent.
Toi, Papy, tu es devenu
Cambodgien ! Non pas parce qu'on t'aurait aplati le nez... Mais parce que tu avais le cœur cambodgien ! Mais plus
encore qu'un passeport, c'est cette ouverture et cette confiance faite aux gens
des pays où tu as vécu qui était remarquable.
C'était déjà, le cas au Maghreb, où vous invitiez volontiers et fréquemment à votre
table les gens du pays. C'était le cas chez IBM
où tu as travaillé pour que
les agences africaines soient
dirigées par des locaux. Et tu as voyagé dans votre camping-car, inlassablement, à la rencontre des autres, avec vos enfants, durant ces deux voyages inoubliables autour du monde mais aussi pour les
tournées annuelles en France et en Europe. Et tu as voulu
que vos écoles PSE
soient dirigées par de belles personnalités
khmères. Ton souci de te faire proche des Khmers a même été jusqu'à
demander la crémation, car tu souhaitais que tes amis Cambodgiens puissent
s'associer à ton
départ. Et la Reine-Mère est même venue te rendre hommage.
Ton ouverture aux autres
dont tu étais
curieux des coutumes, de la façon de vivre, et de la religion, est un exemple inoubliable ; et ta capacité
à te faire proche des lointains m'a beaucoup édifié.
Et puis, enfin, parlons de la décharge.
Votre découverte avec Marie-France de la décharge de Stung Mean Chey, à Phnom Penh, fut comme la
découverte de l'enfer
sur terre. Nous gardons tous en mémoire ton image, marchant en bottes
dans cette boue noire et visqueuse, au milieu d'innombrables mouches, pour aller au contact de ces enfants
décharnés, sales, non scolarisés
et souvent maltraités. Ce fut une descente aux enfers. Tu as fait cette plongée dans l'enfer humain pour libérer
des milliers d'enfants
et leur donner un avenir. Il y a quinze
jours, j'ai longuement contemplé ce dessin d'un écolier de PSE posé près de toi : on y voyait une vallée infranchissable qui
séparait deux plateaux montagneux. Sur le plateau de gauche étaient dessinées la violence,
la misère, la faim, la maladie, la mort. Sur le plateau de droite, la santé, l'école, le travail, les magasins. Et au milieu, l'artiste
en herbe qui voulait te rendre
hommage t'avait
dessiné, allongé, le corps tendu d'un plateau l'autre, les pieds
touchant le plateau de gauche et les bras atteignant jusqu'au plateau de droite, faisant de
ton corps un pont sur lequel
s'engageaient de nombreux
enfants pour passer vers l'éducation, la santé, une vie plus digne. Il
me faut m'arrêter
là, Christian. Ta vie extraordinaire fut un cadeau magnifique pour nous tous, que je ne peux limiter qu'à
quelques mots. Dieu seul sait ce qu'il t'a réservé. Mais la joie, sûrement, toi qui étais
déjà si joyeux ici-bas. Avec ton nez de clown, provoquant les sourires, les sourires d'adultes, les
sourires d'enfants.
À Dieu, Christian.
Tu nous précèdes et nous donne courage.
À Dieu, notre ami.
Père Vincent Sénéchal, homélie de la
messe d’enterrement