Le début de ce nouveau livre m'est
imposé par la fin de celui qui le précède. Fidèle à la promesse que je t'y ai
faite, je te propose que nous considérions ce qui t'est subordonné.
De quoi s'agit-il donc ? Non, ce
n'est point là une question que je puisse attendre de toi, Eugène, de toi le
meilleur des prêtres ; et mieux vaudrait, je crois, me demander ce qui
échappe à ton pouvoir. Il devrait sortir des limites de cette terre, celui qui
se mettrait en tête de découvrir ce qui ne relève pas de ta sollicitude. Car
c'est la terre tout entière, et non quelques-unes de ses provinces, que tes
prédécesseurs ont reçu mission de conquérir. Il leur fut dit :
« Allez par tout l'univers »1. Alors, vendant leurs
tuniques, ils reçurent de Dieu ces glaives, ces armes toutes puissantes que
sont l'inspiration véhémente et l'éloquence de feu. Où ne parvinrent-ils pas ces
glorieux vainqueurs, ces « fils de bannis »2 ? Quel but n'ont point atteint
« les flèches acérées de ces hommes forts » ? Où n'ont-ils
point porté « leurs brandons ravageurs »3 ? Oui, « le son de leur voix a parcouru
toute la terre, leurs paroles ont retenti jusqu'aux confins de ce inonde »4. Partout elles
ont pénétré, partout elles ont porté le feu, ce feu que le Seigneur a fait
descendre sur la terre et qui les a embrasées. On les a vus tomber, ces
combattants opiniâtres, mais non point succomber, car leur mort même était un
triomphe. Quelle solidité que celle de leur empire 5 ! Ils ont été placés au premier
rang ; pouvoir leur
a été donné sur toute la terre. 6 C'est de ces
hommes-là que tu es successeur et héritier : ton héritage, c'est le Monde !
Mais, dans
quelle mesure cet héritage te revient-il ? Dans quelle mesure revint-il à tes ancêtres ? Voilà ce que tu dois considérer
dans un esprit de sagesse. Je ne pense pas, en effet, que ce soit sans réserve
aucune que tu aies reçu, je ne dis pas la possession du monde, mais bien, à ce
qu'il me semble, un certain pouvoir de le gérer.
Si tu
prétends en usurper aussi la possession, tu entres en contradiction avec Celui
qui a dit :
« L'univers m'appartient, et tout ce qu'il renferme. 7 Non, ce n'est
pas à toi que s'applique cette parole du Prophète : « Il possédera
toute la terre »8 ;
elle s'applique à Jésus-Christ. Cette terre qu'il revendique comme sienne,
elle est à lui de droit puisqu'il en est le créateur ; il l'a gagnée puisqu'il en est le
rédempteur ; il l'a reçue en don de son père. À quel autre que lui a-t-il été dit « Il te suffit de
m'en faire la demande. Je te donnerai les nations pour héritage, les extrémités
de la terre pour domaine »9 ?
Ne lui dispute donc pas la propriété de ce domaine. Contente-toi d'en
prendre soin : telle est ta
part. Garde-toi bien d'étendre la main au delà.
Eh quoi,
vas-tu me dire, en m'accordant le premier rang, tu m'interdis de dominer ?
Cela est parfaitement exact. Ne serait-ce point à tes yeux une bonne manière d'occuper le premier rang
que de l'occuper par la sollicitude ? Le fermier n'a-t-il pas autorité sur sa ferme ? L'enfant de la maison ne doit-il
pas obéissance à son précepteur ?
Et pourtant, le fermier n'est pas plus le maître de sa ferme que le
précepteur ne l'est de son pupille. Il en va de même pour toi. Toi aussi, tu ne
dois occuper le premier rang que pour pressentir les besoins, décider des
mesures à prendre, que pour remplir fonctions de gérant et de garde. Tu ne dois
l'occuper, ce premier
rang, que pour y servir, « comme cet esclave prudent et fidèle à qui son
maître avait donné autorité sur les gens de sa maison »10. Pourquoi
as-tu reçu autorité ?
C'est pour que tu donnes à ceux qui te sont confiés, et au moment où ils en
ont besoin, la nourriture 11 ; autrement dit, c'est pour
que tu répartisses, non pour que tu commandes. Oui, agis en serviteur. Homme
toi-même, ne cherche pas à asservir les autres hommes : cela t'asservirait à mille
iniquités. Mais je t'en ai déjà dit assez là-dessus, quand nous avons examiné
plus haut qui tu es.
J'ajouterai
pourtant un mot, car il n'est ni fer ni poison que je redoute autant pour toi
que la passion de dominer. Oui, quelque opinion que tu aies de ton pouvoir,
crois bien que tu irais loin dans l'erreur s'il t'arrivait de dépasser, même
d'un rien, celui que t'ont transmis les grands Apôtres.
Rappelle-toi
maintenant cette parole de saint Paul : « Je suis le débiteur de ceux qui savent et de ceux qui
ne savent pas »12. Si tu la
juges applicable à toi-même, note donc en passant le titre obscur de débiteur.
Ne convient-il pas mieux au serviteur qu'au maître ? C'est au serviteur qu'il a été dit
dans l'Évangile :
« Combien dois-tu à mon maître ? »13. Si tu
reconnais donc en toi le débiteur de ceux qui savent et de ceux qui ne savent
pas, et non leur maître, tu leur consacreras tes soins les plus vigilants, ta
considération là plus attentive ; tu rechercheras les moyens qui te permettront de faire
tenir la vérité à ceux qui ne l'ont pas et de ramener à cette vérité ceux qui
l'ont perdue. De tous les ignorants, les plus ignorants, si je puis dire, ne
sont-ils pas les infidèles ? Oui, tu te dois aussi aux infidèles : aux Juifs, aux Grecs, aux Gentils.
Saint Bernard,
in De consideratione
1. Marc, XVI, 15.
2. Ps. CXXVI, 4.
3. Ps. CXIX,
4.
4. Ps. XVIII, 4.
5. Ps. CXXXVIII, 17.
6. Ps. XLIV, 16.
7. Ps. XLIX, 12 (et I Cor. X, 26).
8. Ps. CIII, 24.
9. Ps. II, 8.
10. Matthieu XXIV, 45 (et Luc, XII, 42).
11. Ibid.
12. Romains, I, 14.
13. Luc, XVI, 5.