vendredi 22 novembre 2019

En jubilant... Jacques d'Arnoux, La Grâce, 7e colonne de l'héroïsme



[En septembre 1917, abattu par un avion allemand, Jacques d'Arnoux se brise la colonne vertébrale. Il est âgé de 21 ans. Il reste 26 heures allongé sous le feu de l'ennemi qui tente puis renonce à l'achever. Grâce au brouillard il est enfin ramené dans les lignes françaises. Après 5 ans d'hôpital, il restera immobilisé jusqu'à la fin de sa vie, en 1980. En 1923 il publie Paroles d'un revenant, et en 1938 Les sept Colonnes de l'héroïsme]

C'était donc bien vrai qu'à lui seul, il portait en se jouant plus que tous ces Anges réunis dans l'effort et que ce dôme, qui, sans lui, les eût écrasés, planait sur ses mains levées, plus léger que l'arc-en-ciel. C'était donc bien vrai que vous viviez de son souffle, Intelligence, Enthousiasme, Mémoire, Volonté, Ire, Sacrifice, vous qui m'êtes apparus l'espace d'une seconde, dans l'éclipse de sa beauté, et que je n'ai pas reconnus, pauvres colosses que je croyais si forts et devenus soudain faibles et mornes comme nos premiers pères dans la disgrâce du grand Soleil.
Pourrai-je désormais vous évoquer sans que surgisse, plus haut que vous tous l'éblouissant géant, l'unique enchanteur de ce temple, l'animateur de toutes ces pierres, la colonne de toutes ces colonnes : l'Archange de la Grâce ?
Les bras levés dans la gloire, embrasant de ses paumes la clef de voûte de l'édifice, il allait impétueux et doux, ravissant et triomphant, et tous pris dans son tourbillon, nous le suivions fascinés vers un monde mystérieux que lui seul voyait.
Immergé dans sa lumière, je le distinguais mal, mais tout s'éclairait à sa splendeur et j'ai vu comment s'exerçait sa magnificence. Son ardente blancheur se décomposait comme les feux du spectre pour s'épandre sur ces vivantes cariatides d'un rythme égal, limpide, radieux.
Baigné comme elles de ce flux merveilleux, j'admirais dans la diversité des nuances l'uniformité de ce rayonnement. Cette grâce sanctifiante qui nous inonde au Baptême, c'était bien elle qui m'imprégnait délicieusement ; et avec elle coulaient dans les puissances de mon être toutes les vertus infuses.
La Foi, l'Espérance, la Charité et d'autres perfections surnaturelles, que l'habitude ne saurait acquérir, m'étaient comme insufflées. Une Justice trop nuancée pour la conscience des païens, une prudence trop subtile pour leur raison, une tempérance trop châtiée pour leur sagesse et une force inconnue des héros de la terre dont je sentais la surhumaine énergie.
Mais quelles sont ces ondes qui se pressent sur ce fond de clarté pour en accroître l'intensité ?
Le géant reçoit du dôme des poussées d'incandescence qui se propagent dans tout le temple.
Comme on voit, les jours de houle, de grandes lames rouler sur la mer plus vite et plus haut que ses flots, ainsi sur cette lumière harmonieuse qui déferle comme la vie même de Dieu en mon âme, passent des vagues au rythme inégal qui m'apportent un surcroît d'élan et d'ivresse. Et sous les mêmes rafales vibrent, étincellent, flamboient les colonnes. Feux subits, feux passagers de la grâce actuelle, je vous reconnais... Et l'extraordinaire réceptivité de ces Anges, si sensibles aux moindres irradiations, n'est-ce pas là ce que nous appelons dons du Saint-Esprit, ces merveilleuses aptitudes qui nous disposent aux plus subtiles comme aux plus puissantes touches divines ?
Je surprenais enfin le dynamisme de la Grâce dans chacune de nos facultés et j'allais ravi, haletant, de colonne en colonne, pour en dévorer le mystère.
Immergée dans la foi comme en un fleuve d'azur, l'Intelligence suivait son cours. Purifiée de ses taches par cette vertu infuse, guérie par sa lustrale clarté, elle avait retrouvé peu à peu sa limpidité primitive. Par-dessus ce courant d'azur, trop pressées pour le suivre, des vagues étincelantes passaient pour fondre sur cette Vierge, dont les dons de sapience, d'intellection et de savoir répondaient par autant d'illuminations. Éclairs sublimes dont je ne saurais rendre la nuance que par l'impression ressentie. Certains m'emportaient à des hauteurs inouïes où j'embrassais d'un regard les choses créées comme en une fresque brossée par une main de feu, la main de l'Amour qui avait tout disposé pour l'harmonie de l'ensemble.
Comme autrefois du haut des nues où tout me semblait minuscule, hommes et événements serraient leurs mailles exiguës sur une trame presque uniforme où l'objet de nos peines m'apparaissait dans son éphémère et misérable petitesse ; ô immobile limpidité ! ô cristal ! ô sapience !... Ô immuable sérénité, béatitude promise aux pacifiques !
D'autres éclairs déchiraient le mystère des âmes et les mystères de la foi. Des discernements admirables s'offraient à mon œil purifié et la moindre erreur blessait ma vue. Des vérités encloses s'ouvraient, je voyais à perte de raison et d'une vue soudaine avec de magnifiques élargissements. Ô regard, netteté intuitive du don d'intellection !
Dans d'autres éclairs m'étaient révélées les lois des corps, des hommes et des Anges et l'histoire lamentable des rébellions et des perditions et la grande pitié de ma propre misère. Ô savoir, terrible savoir qui m'eût épouvanté s'il n'eût ouvert aussi l'abîme des miséricordes et toute l'histoire des guérisons et des résurrections et le secret de s'enrichir de minute en minute d'une grâce et d'une gloire sans fin.
Je m'expliquais maintenant par ces dons de l'Esprit tant de merveilles dont le génie humain ne saurait rendre compte. Un philosophe, Thomas d'Aquin, composant d'une seule traite nocturne, à la lueur de ces éclairs, un traité de deux cent cinquante pages ; une illettrée, Catherine de Sienne, inspirant des papes et des rois et dictant parfois à quatre secrétaires.
Je ne m'étonnais plus, qu'inondés de cette Lumière, les plus dépourvus de moyens naturels fussent devenus des prodiges de sagacité et d'intuition ; qu'un Joseph de Cupertino après les rudes et trop souvent inutiles efforts sur le catéchisme pénétrât si profondément nos mystères, qu'un Jean-Marie Vianney mieux que dans les livres lût dans les consciences et démêlât d'un mot les plus embrouillés pelotons. « Je ne sais pas s'il est instruit, mais il est éclairé ». Je songeais à cette réplique de son Évêque à quelque fier savant, quand j'entendis une Voix venir des éclairs.
« Que pourraient-ils ne pas voir ceux qui voient Celui qui voit tout ? »1.
Et moi les mains tendues vers le fleuve d'or : « Bienheureux les anges d'ici-bas qui t'ont vue, Lumière ! »
— Bienheureux surtout les humbles, reprit la Voix, qui croient plus à mon secours qu'à leur force.
— Vérité souveraine, n'es-tu pas cependant à la cime de notre effort ?
— Le plus sage effort est d'implorer d'abord ton Créateur. Je ne suis qu'à la cime du courage qui prie.
— Que ferai-je donc, Seigneur, pour obtenir de tes largesses ?
— Retiens, moins fougueux, le labeur et, plus véhémente, soutiens la prière. Tu t'épargneras force et temps. Je tire plus droit, j'amène plus vite le pèlerin dont chaque pas est un appel. Je le garde contre les distractions, écoulements des sens, du cœur et de l'esprit, je lui montre les raccourcis, je soulève sa course. Vois comme j'ai conduit Thomas d'Aquin. « C'est dans la contemplation de ma vérité qu'il trouva la Lumière, surnaturelle et la science infuse ; et cette grâce lui fut acquise bien plus par la prière que par l'étude »2.
C'est aux fontaines de ma Passion, c'est dans mes Plaies que les Docteurs puisent leur savoir. Jamais l'Angelico n'eût pris le pinceau qu'il n'eût d'abord bu à cette source. Et Vincent Ferrier avant d'aborder les foules, quelles plongées ! quels puisages haletants ! Aussi n'était-ce plus lui qui parlait mais Moi en lui.
— Ah ! Seigneur ! m'écriai-je, ce sont des Saints. Nous, pécheurs, comment être dignes ?
— En tout chrétien justifié, j'habite avec mes dons, avec mes grâces, mais combien peu me font violence pour me les ravir !
Et le souvenir des grands artistes chrétiens s'imprima mystérieusement en mon esprit. Je songeai à Léonard de Vinci dont Vasari écrivait : « Il fait connaître à l'évidence qu'il agit par un don de Dieu et non par un effort de l'art humain », à Jean Sébastien Bach dont tous les manuscrits portaient la devise : Soli Deo Gloria, à Haendel qui, en écrivant le fameux Alleluia du Messie, avait cru voir, disait-il, « tout le ciel et Dieu Lui-même », à Haydn qui, dès que l'inspiration le quittait, se levait de son clavecin pour égrener son rosaire, assurant lui-même que « ce moyen ne manquait jamais son effet ». Ne disait-il pas qu'il devait exclusivement à la bonté de Dieu tous les triomphes de son art et ne voulait-il pas en témoignage de reconnaissance que toutes ses partitions portassent en exergue l'une de ces trois devises : In nomine Domini, ou Soli Deo Gloria, ou Laus Deo ? Je le revoyais au soir de sa vie, assistant à l'exécution de son oratorio : La Création. Au moment où éclatait au milieu des acclamations, la fameuse parole : « Et la lumière fut », lui, debout, les mains vers le ciel, clamant à l'assistance : « Elle vient de là-haut ! ».
Et la voix des éclairs se tut et je laissai deux courants me prendre qui allaient, émeraude et or, de l'Archange de la Grâce aux colonnes de l'Enthousiasme et de la Volonté.
Comme deux rivières jointes sans que leurs eaux se confondent, ainsi coulaient unies, et pourtant distinctes, les vertus infuses, l'Espérance et la Charité. Par-dessus le double courant, des vagues roulaient, étincelantes. Je les attendais, frémissant, et quand elles brisaient sur moi, je fermais les yeux sous le choc. Ineffable félicité, dont certains chœurs de Bach, certains cris du Gloria de la Messe Solennelle en Ré, et « ces grands coups de tonnerre de l'Apocalypse qui disent : Alleluia », m'ont rendu quelquefois l'ivresse !
La grâce lève ainsi dans l'âme les tempêtes de joie. J'ai senti alors de combien l'amour passe le raisonnement, j'ai compris le mot de Benoît Labre au sujet de la Sainte Trinité : « Je ne sais rien... mais je suis emporté ».
J'ai compris en même temps l'extase des Saints dans les transports de la Sapience, l'avidité de leur prière, et leurs tendresses d'adoration et les cris et les gémissements : comment un Philippe de Néri, une Catherine de Sienne, sitôt qu'ils nomment Dieu s'enflamment, comment une Madeleine de Pazzi sonne les cloches à la volée pour la fête nuptiale des âmes ; comment une Véronique Guliani court comme une folle à travers les bosquets de son monastère et appelle, hors de soi, les pécheurs du monde entier : « Oh vous ne connaissez pas l'Amour !... Si vous connaissiez l'Amour ! Venez tous, venez à l'Amour. Donnez-vous à l'Amour ! Aimez l'Amour ! »3
J'observai la colonne de la Volonté. Jointes sur elle à la Charité, d'autres vertus, la Prudence, la Justice, la Force croisaient leurs feux. Elle y gagnait un tel surcroît de vie que le Dispensateur de ces dons ne pouvait être que l'Auteur même de la nature. Oui, grâce et nature procèdent du Même. Celui-ci, dès lors, pourquoi Le redouter ? Consentir à la Beauté créatrice, n'est-ce pas s'affranchir soi-même de toute laideur, comme de toute peine ?... Céder en tout au Vouloir divin, n'est-ce pas s'achever soi-même dans l'idéal ?
Ainsi l'abandon de Gertrude, quand le Christ lui offrant d'une main la santé, de l'autre la maladie, elle refuse de choisir, pour n'avoir de recours qu'au Cœur du Maître. Ainsi la joie de Thérèse Martin anéantie dans l'union totale « ne désire pas plus mourir que vivre. Si le Seigneur m'offrait de choisir, dit-elle, je ne choisirais rien ; je ne veux que ce qu'Il veut, c'est ce qu'Il fait que j'aime ».
Tel est, unanime, le secret du bonheur des Saints libérés jusqu'à « ne plus savoir ce que c'est que souffrir par la chair, le monde ou le démon »4.
Mais d'où vient tout à coup ce souffle sur mon enthousiasme ? Quel mauvais ange forme ce nuage ?
Pour quelques rares vainqueurs, essaie de compter les victimes. Combien, après le bain de la pénitence, combien de plaies aussitôt rouvertes et qui saignent jours après jours ! La guérison n'est l'œuvre que du temps ! Elle exige le long effort.
La guérison répondit, plus vive aux profondeurs de mon âme, la Voix mystérieuse, la guérison, elle est toute l'œuvre de Ma grâce et de votre courage. L'Éternel n'a besoin du temps. Ressuscités dans le sacrement de mon pardon, criez vers Moi, « vos bras deviendront comme des arcs d'airain » (Reg., 3, 4). Le glaive de vos volontés, je le retrempe au Sang de mon Fils et telle, de ce Sang, est la vertu, que « ni démon ni créature ne vous peuvent, sans que vous ne vouliez, contraindre au moindre péché »5. Satan lui-même l'avouait à Cyprien tandis que celui-ci s'adonnait aux rites magiques : nul maléfice, nul sortilège ne prévaudront contre un vrai disciple du Christ.
Je ne demande pas l'impossible. Si je commande le difficile, c'est pour inviter à l'appel d'une grâce qui toujours suffit. Quiconque prie combat « sous la grâce » et il triomphe. « Où est l'Esprit du Seigneur, là est aussi la liberté » (Paul).
Je restais à savourer, quand un jet de clarté m'inonda. Comme celui qui rêve, paupières mi-closes au bord des vagues, une lueur soudaine l'avertit que la mer au couchant s'embrase, je m'aperçus que l'Archange de la Grâce n'avait pas jeté toute sa flamme.
Les deux fils de la foudre, le Sacrifice et le Courroux, les deux exterminateurs qui escortaient la Volonté s'embrasaient dans une lumière pourpre où je distinguai comme deux teintes, la Force et la Tempérance en leur surnaturelle plénitude. Plus que les autres vertus celles-ci me permettaient de mesurer l'abîme qui sépare du ciel nos perfections humaines. Il me semblait que mon corps, investi d'ondes mystérieuses, fût devenu autre : plus de convoitises, plus de craintes, aucun poids mort, un allégement au minimum pour un maximum de l'esprit. La vie divine dans mon âme ruisselait sur ma chair, la pénétrait, en subtilisait les atomes déjà emportés tels des grains de sable dans le simoun, comme demain aux rafales de la gloire.
Ici m'apparut, distinct en sa plénitude de la vertu, le don de Force. Je ne me sentais plus seulement dispos, intrépide, par amour du Christ, mais j'étais encore poussé à des prodiges de patience, à des ruées d'énergie. Chaque radiation venue à mon âme y provoquait des explosions de courage, comme l'étincelle inspiratrice fait éclater le génie. Dans ma soif de sacrifice, j'appelais sur moi les tourments du martyre. Que n'étais-je l'un des mille jeunes hommes livrés sous des peaux de bêtes aux molosses ou flambants, torches vivantes, au jardin de Néron ; que n'étais-je fouetté de scorpions, asphyxié dans un cachot ! Oui, toutes ces tortures, m'écriai-je, peuvent devenir par la puissance de la grâce notre ravissement, et l'enthousiasme du martyre qui flambait aux premiers âges de l'Église ne s'éteindra jamais.
À mains jointes je répétais la supplication de ce Mexicain tombé récemment pour sa foi : « Tous, nous prions le Seigneur de se choisir parmi nous de nombreuses étoiles rouges ! » Et de quelle avidité suivais-je dans le ciel leurs constellations empourprées ! Un enfant de douze ans, à genoux dans un cimetière du Mexique, se lève avec un grand signe de croix et se livre à ceux qui vont le pendre en disant : « Je suis prêt ». Un autre du même âge, José del Rio, qui vient d'assister à l'exécution, défend à son père de verser un seul centavo pour sa rançon et tombe fusillé en criant : Viva Christo Rey !
Voici Anselmo Padilla, jeune paysan du Jalisco, qui râle près d'un brasier. Ses bourreaux lui ont arraché la plante des pieds, la chair des joues et ont scié le nez à la racine. Aux sicaires qui le relèvent ruisselant de sang et le poussent vers les flammes « Puisque j'ai l'honneur de souffrir pour le Christ, dit-il, le feu ne m'épouvante pas, j'éteindrai s'il le faut le feu avec mon sang ». Et sans une plainte, les pieds déchirés, sanglant, magnifique, il traverse les charbons ardents et tombe mort 6. Je ne m'étonnais plus que les païens aient prétendu expliquer par la sorcellerie cette force incompréhensible ; que les prières des martyrs leur aient semblé des incantations pour charmer leurs tortures et cette impassibilité due à des onguents magiques !
— Ô onctions du Saint-Esprit ! m'écriai-je ravi.
Et la voix du Seigneur comme un écho en mon âme : « Quand j'appelle quelqu'un à la grâce du martyre, j'environne son âme et son courage d'une cuirasse de fin or et de diamant qui le rend comme inaccessible à tous les traits enflammés de l'enfer et à toute la malice des démons. C'est la foi et la charité la plus pure qui composent cette cuirasse impénétrable ; et si je n'exempte pas mes confesseurs de toute espèce de crainte ni même de sensibilité à la douleur, soyez sûr que je suis engagé, et comme obligé de les soutenir puisque c'est pour ma cause qu'ils combattent. Une grâce suppléera encore à la faiblesse de la nature ; et quand il le faudra, le dernier des miens montrera plus d'intrépidité et de force que tous les héros de la profane antiquité »7.
Mais quels feux soudain me pénétrèrent d'un sentiment nouveau ? Était-ce la crainte ? Non, pas celle qui transperçait les chairs du Psalmiste, mais cette crainte filiale pour qui déplaire à Dieu serait le plus grand malheur et je pouvais dire comme Catherine de Gênes : « Le purgatoire ni l'enfer, ni les plus terribles choses ne m'eussent épouvantée ; mais si j'avais vu en moi la moindre opposition à l'action divine, c'est là vraiment ce qui eût été pour moi un enfer pire que celui des démons ». C'était bien là le don de crainte où l'Ange de l'Ire puisait comme dans le don de Force son saint courroux. Je le sentais à ces sursauts d'abomination contre l'assassin des âmes, le péché déicide.
Un exécrable dégoût se mêlait à la fureur devant ce meurtrier que je ne savais pas haïr. Turbatus est a furore oculus meus (Psaume).
Le souvenir de mes fautes se répercutait dans mon âme et me lacérait. En évoquant mes vaines excuses, j'avais l'impression de me réveiller sur un nid de reptiles. Je m'expliquai comment ce don de Crainte avait pu faire l'audace des Saints et les rendre aussi intrépides en face des bourreaux qu'impitoyables pour eux-mêmes. Et je croyais entendre le ton de justicier de l'enfant martyre, la vierge Eulalie reprochant à Dacien ses cruautés : « Servante de Jésus-Christ, je vous parle au nom du Roi des rois ».
Et l'apostrophe de celle qui remporta tant de victoires « par le don de Dieu et son Conseil » : « Roi d'Angleterre, archers nobles et gentils, allez-vous-en dans votre pays, c'est l'ordre de Dieu ! Je suis envoyée par le Roi du Ciel pour vous bouter tous hors de la France. Si vous ne voulez pas croire les nouvelles de la part de Dieu et de la Pucelle, nous frapperons sur vos gens et nous ferons un si grand tumulte, que depuis mille ans, il n'y en a pas eu de si grand en France ».
Cette éblouissante vision m'avait laissé dans une attente ravie, mais les éclairs ne devaient plus resplendir et je n'entendis plus la Voix du Seigneur.
Ces merveilles de la Grâce… une fontaine scellée pour tant de chrétiens ! soupirais-je. Combien en ont le désir ou même l'intelligence ? Le baptême en ouvre pourtant la source infinie. Quelle métamorphose ce mystère d'illumination » n'avait-il pas opéré en Cyprien ! Il ne croyait pas tout d'abord qu'un magicien comme lui pût s'arracher à des vices auxquels il s'était identifié. « Mais dès que les souillures de ma vie eurent été lavées dans le bain régénérateur, dit-il, et que les effusions de l'Esprit en faisant de moi un homme nouveau m'eurent procuré le bienfait d'une seconde naissance, alors, ô merveille, mes doutes s'éclaircirent, ce qui était fermé s'ouvrit, les difficultés insurmontables s'aplanirent et les obstacles tombèrent d'eux-mêmes ». Alors, pourquoi tant d'âmes, hier plongées dans cette piscine baptismale, inspirent-elles toujours cette grande pitié ?
Et mon Guide semblant répondre à ma prière :
— Comme se propage une maladie dans vos forêts faisant dépérir toute flore, ainsi s'est répandue dans le genre humain la faute originelle. De la terre maudite les sucs peuvent monter encore, rien ne saurait rendre à cette flore flétrie sa primitive fécondité, rien ne saurait la guérir si ce n'est l'Arbre de vie.
Vos ramures stériles doivent être régénérées par une sève divine, greffées, « insérées sur ce tronc qui seul fait mûrir les vertus vraies, bois tailladé aux plaies béantes, Fils de Dieu, Verbe incarné. Merveilleuse greffe où la douceur est mêlée à votre amertume, la splendeur aux ténèbres, la sagesse à la folie, la vie à la mort, l'infini au fini »8.
Ce mystère d'amour qui devrait transporter tous les hommes, trouve encore des rebelles parmi vous. Cette dépendance les humilie. Ne voulant rien devoir qu'à eux-mêmes, ils préfèrent ne rien produire pour l'éternité et vivre de leur sève propre. D'abord entés sur l'Arbre sauveur, ils s'en détachent pour revenir à l'humus natal. Il en est sans doute parmi eux qui parviennent à une certaine croissance et poussent quelques fruits sauvages, car leur nature reste vivace encore. Mais combien d'autres qui, à l'écorce, paraissent robustes et au-dedans sont pourris.
Dans les forêts du Brésil, le voyageur rencontre parfois des arbres si remplis de terre que seule une légère couche de bois les maintient debout dans la mort. Une blessure accidentelle fut un jour faite à ces arbres et des fourmis spéciales à ces climats vinrent l'élargir et la creuser jusqu'à évider le tronc, pour le remplir de terre et y fixer leur demeure. N'est-ce pas l'image de ces superbes qui ne croient pas à la blessure originelle et dont la plaie sans cesse élargie ouvre la brèche à la fourmilière des vices ? Ils ont voulu se suffire et ne dépendre que d'eux : les voilà peuplés de ravageurs, vidés de substance, prêts à s'effondrer.
J'en vois cependant, Raphaël, qui restent sur l'Arbre de vie chétifs et rabougris. Cette sève nourricière de la grâce sanctifiante qui court dans leurs rameaux et avec elle ces divins germes des vertus et des dons, devraient pourtant les féconder.
N'attribue leur stérilité qu'à la résistance au Saint-Esprit, car sa magnificence est plus avide de donner que la plus clairvoyante misère de recevoir. Ils veulent rester sur l'Arbre de vie sans se prêter à l'action fécondante. L'âpre sauvageon ne doit-il pas pleurer son amertume, accepter l'émondage des pousses folles, se laisser travailler, assouplir, mûrir par mille épreuves qui le rendront perméable à l'infiltration de la divine sève ? Cette condition déjà nécessaire aux vertus infuses l'est plus encore à l'exercice des sept dons.
Et mon Guide pour me donner une impression de la richesse de ces dons :
— Sur la côte de Guinée, à l'Ile du Prince, le suc échauffé par les flammes solaires bouillonne sous l'écorce, gonfle les ramures, enivre l'arbre tout entier. Des fleurs s'ouvrent comme des éclairs bruissants. Cette explosion de fécondité ressemble un peu à celle de la vie héroïque dans la plénitude de ses dons. Ce n'est plus seulement la germination des vertus produite par la sève régulière de la grâce sanctifiante ; l'énergie de la floraison est ici causée par un afflux soudain et véhément des sucs nourriciers, par une irradiation plus vive des flèches lumineuses, images des grâces actuelles, qui précipitent les éclosions, font éclater les fruits.
En cette soif de rayons et de sève, en cette extraordinaire aptitude à s'en imprégner soudainement, admire la puissance de ces dons ! Les Saints la doivent d'abord à leur confiante humilité. Alors que l'homme moderne ne voit guère dans sa vie que son action personnelle, les héros qui font beaucoup plus en s'agitant moins constatent surtout l'action de Dieu. Ne s'attribuant jamais aucun succès, ils méritent que Dieu fasse tout. Si constante soit la magnificence de leur courage, elle leur apparaît si peu de chose auprès de celle de la grâce qu'ils reconnaissent avec Vincent Ferrier « ne pouvoir absolument rien faire si, d'heure en heure, ils ne sont poussés et comme contraints par la vertu divine ».
— Ô puissé-je mériter cette ravissante contrainte et « me faire magnétiser par le Seigneur s, comme le désirait Thérèse de Lisieux en qui le prodige se réalisa, afin de « ne plus faire d'actions humaines et personnelles mais des actions toutes divines, inspirées et dirigées par l'Esprit d'Amour ».
Et comme mon Guide se taisait :
— Ô, dis-moi que ce rêve n'est pas vain, m'écriai-je, et qu'un jour, emporté au souffle de l'Esprit, je serai mû par Dieu, comme ces grands êtres, en tous mes actes, à tout moment, jusqu'à demeurer divin dans mes premiers mouvements ! Mon âme se soulève éperdument vers cette beauté : vivo, autem jam non ego ... Mihi vivere Christus est ! Ah ! comment refuserait-Il de créer avec nous cette sublime unité, Lui qui cherche en chaque membre de son corps mystique comme une humanité de surcroît pour y prolonger sa vie terrestre. Et j'attends avec quelle impatience cette fusion de nos vies, quand je ne pourrai plus me servir de mon esprit, de mon cœur, de mes lèvres, que pour permettre au Christ de penser, d'aimer, d'exprimer par moi tout ce qu'Il désire ; quand j'aurai, ainsi que Benoît Labre, « comme un muscle aux paupières » qui m'empêche de regarder ce qu'Il ne veut pas voir par mes yeux. Si tu savais comme je protège cette espérance ! Suis-je tenté de m'embusquer dans l'universelle excuse : « C'est le privilège des grands prédestinés », aussitôt François de Sales me ramène sur la ligne de feu : « à quoi tient-il donc que nous ne sommes pas si avancés en l'amour de Dieu que saint Augustin, saint François, sainte Catherine de Sienne ? C'est parce que Dieu ne nous en a pas fait la grâce. Mais pourquoi est-ce que Dieu ne nous en a pas fait la grâce ? Parce que nous n'avons pas correspondu comme nous devions à ses inspirations. Et pourquoi n'avons-nous pas correspondu ? Parce qu'étant libres, nous avons ainsi abusé de notre liberté »9.
Je crois tout de même que ces favoris de la grâce avaient un secret pour s'enrichir si prodigieusement.
— Ils avaient un secret, répéta mon Guide. Puis d'une voix altisonnante :
— Votre grand monarque du fer et de l'acier, Carnegie, révélant un jour la recette de son extraordinaire fortune, déclarait que « la meilleure condition pour avancer est d'attirer sur soi l'attention de son chef. Il doit faire quelque chose d'inaccoutumé, disait-il, et surtout ne pas s'en tenir aux strictes limites de ses devoirs, faire un peu plus ; et cet un peu plus, insistait-il, est de la plus grande importance ». Il en est de même pour les grands fortunés de la grâce. Ils ont su attirer l'attention du Maître en faisant quelque chose de plus que les âmes les plus vertueuses.
— Quoi donc ? Raphaël.
— Ce quelque chose n'est pas dans le nombre ni dans la nature des œuvres, mais dans la disposition qui les accomplit.
C'est un génie spécial fait d'intuition, de fougue et de magnificence, qui non seulement pénètre les volontés du Seigneur mais prévient ses désirs secrets et les exauce dans un élan radieux. Tous n'ont pas eu cependant la même manière, mais j'en sais une infaillible et grandiose que j'adopterais si j'étais homme.
Et comme si elle devait être celle de ma vocation, mon Guide me fixant profondément :
— Si j'étais toi, je me cuirasserais de diamant pour ne rien faire, penser ou dire qui ne tende à l'unique fin :
AJOUTER SANS CESSE À LA FÉLICITÉ DU SACRÉ-CŒUR 
EN L'AIMANT ET EN LE FAISANT AIMER IMMENSÉMENT
Ad malus Dei Gaudium : telle serait ma devise. Je n'aurais pas d'autre souci. Cette seule pensée dominerait mon existence, en serait l'unité, la règle et la loi. J'en ferais mon labarum enflammé, car nul n'entraîne plus vite à la plus haute sainteté. Délivrée des complications de l'amour-propre et de ses circuits fatigants, ma vie, toute simplifiée, trouverait dans cette concentration sa force et sa joie.
Qui donnera une goutte de bonheur à la Béatitude Incarnée qu'il n'en fasse jaillir dès la terre des fleuves de félicité.
Et comme fulgurait le souvenir de ma jubilante protectrice, la Reine de l'enthousiasme, mon Guide lisant en ma pensée :
— Tel fut, dit-il, l'unique et constant principe d'activité de Thérèse de Lisieux : demeurer la consolatrice du Sacré-Cœur, Lui être « une joie de surcroît ». Secret de sa gloire immense, si rapidement conquise. « Pour ne perdre ni mon temps, ni ma peine, disait-elle, j'essaie d'agir uniquement pour réjouir Notre-Seigneur ».
Jésus, Lui-même, durant toute sa vie n'eut que ce brûlant désir : être la joie de son Père. « Je fais toujours ce qui lui plaît ». Il y voit la raison d'un continuel secours et d'une jubilation si nourrissante qu'Il en oubliait les aliments de la terre 10.
— Je ne veux plus d'autre mobile de mes pensées et de mes actes que cette unique passion de réjouir Dieu en toutes choses. Mais, dis-moi, Raphaël, que faut-il pour y parvenir ?
Le vouloir... « Vous êtes saints, dans la mesure où vous voulez l'être »11.
Et mon Guide précisa avec une indicible énergie les conditions essentielles de ce vouloir qui se retrouvent dans toutes les grandes œuvres et les grandes vies :
1. Le vouloir avec l'audace des magnanimes, sans restriction et sans peur, à tout prix.
Jacques d’Arnoux, in Les sept Colonnes de l’héroïsme

1. Saint Grégoire le Grand.
2. Le Seigneur à Catherine de Sienne dans le Dialoguer Thomas d'Aquin reconnaissait lui-même avoir puisé sa science beaucoup moins dans l'effort de l'esprit que dans l'assiduité à l'oraison.
3. Sainte Véronique Guliani.
4. Aveu de sainte Catherine de Gênes. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus disait aussi : « J'en suis arrivée à ne plus savoir ce que c'est que souffrir, toute souffrance m'est douce (Histoire d'une âme).
5. Dialogue de Sienne, t. I, p 6o.
6. Le Mexique martyr, du P. BESSIÈRES, relatant les dernières persécutions.
7. Révélations de la Sœur de la Nativité.
8. Lettres et dialogue de sainte Catherine de Sienne.
9. Traité de l'Amour de Dieu, t. II, 2.
10. Jean, IV, 31-35. « Celui qui m'a envoyé est avec moi. Il ne m'a pas laissé seul, car je fais toujours ce qui Lui plaît » (Jean, 8-29).
11. Mot de Rusbroeck l'Admirable dont « ses frères ont affirmé que, près de mourir, il leur laissa pour testament et pour dernière parole cette solennelle affirmation de n'avoir jamais écrit un mot en l'absence du Saint-Esprit » (Traduction d'Ernest Hello).