Nativité (École de Rublev, début du XVe siècle) |
Très riche en contenu narratif, cette icône juxtapose sur trois plans une série de récits, à la fois évangéliques et traditionnels : en haut, la chevauchée des rois mages et l'annonce des anges faite aux bergers, venus adorer ; ceux-ci se trouvent au plan du milieu à droite, en symétrique de l'adoration des trois anges de gauche ; en bas à droite, les ablutions faites par les sages-femmes, à la fois rite de purification et préfiguration du baptême, et à gauche la tentation de saint Joseph par Satan, déguisé en Dieu Pan avec une peau de chèvre, qui essaie sans succès de suggérer à l'époux de Marie l'impossibilité d'une naissance contre les lois de la nature.
Au milieu de cet espace-temps, éclatés, immobiles dans leur
allongement, axes autour desquels s'ordonne la composition, la Vierge, d'une
part, sur sa pourpre royale (à prendre au sens spirituel, comme feu de
l'Esprit, car, dans son dénuement, il n'y avait point place pour elle dans
l'hôtellerie), détourne un regard douloureux, celui d'une jeune accouchée,
celui d'une mère inquiète aussi, dont le cœur pressent déjà le destin de son
fils, de l'agneau immolé ; le nouveau-né, d'autre part, comme déjà
emmailloté avec des bandelettes d'un cadavre, est étendu dans un sépulcre,
enfoui à l'intérieur d'un triangle noir, symbole du séjour des morts, le « schéol »,
creusé dans la croûte terrestre. La naissance de Dieu se situe d'emblée au
creux de la souffrance, de la désespérance des hommes, « dans les ténèbres
et l'ombre de la mort », pour y faire lever une nouvelle espérance. Cet
enfant, qui vient au monde, naît pour mourir, comme tous les enfants, mais sa
mort sera une victoire sur le pouvoir de la mort, sera le triomphe de la vie.
Ainsi s'éclaire le début de l'évangile selon saint Jean : « La
lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point dominée (ou :
reçue) ». C'est-à-dire que les ténèbres seront dissipées, expulsées par la
lumière de celui qui, par sa mort, a vaincu la mort.
La descente du rayon trisolaire jailli de l'arc de cercle
céleste — symbole de la présence du Père, impossible à représenter
iconographiquement — avec, à mi-course, l'étoile lumineuse suggérant la
présence de l'Esprit Saint qui guide les hommes vers le lieu de leur salut,
donne à l'ensemble l'allure d'une manifestation épiphanique, scelle
l'engagement de la Trinité tout entière dans l'acte d'incarnation assumé par un
seul.
On peut donc dire que cette vision, à
la fois mystique et théologique, nous situe au point de départ de la venue de
Dieu parmi les hommes, tout en intégrant également les fins dernières. Par
ailleurs, elle se trouve rehaussée, sur le plan humain, par les attitudes
corporelles des personnages croqués sur le vif, les expressions parlantes des
visages, et, sur le plan cosmique, par de nombreux animaux et un foisonnement
d'arbres. Le salut des hommes passe aussi par la transfiguration du monde.
La fête de la Nativité fut instituée
au IVe siècle, peu après le Concile de Nicée (325) qui formula le
Credo. L'icône de la Nativité illustre avec force cette affirmation que Dieu,
en la personne de son Fils unique, « est né de la Vierge Marie et s'est
fait homme ». Cette grande idée de la divino-humanité, du Dieu fait homme
pour que l'homme retrouve sa condition divine, va devenir un thème prédominant
dans le déroulement de l'office liturgique, va sceller l'union du ciel et de la
terre. L'Église d'Orient, par conséquent, verra déjà dans la naissance de Dieu
sur la terre toute l'économie du salut, les souffrances, la mort et la
résurrection. L'Occident latin, en particulier sous l'influence franciscaine,
se penchera, non sans un apport fécond, sur l'image de la Sainte Famille,
attendrie par la venue d'un nouveau-né, enfant de la promesse. D'un côté, donc,
le Dieu fait chair, descendu dans la nature humaine pour la relever, la déifier :
la méditation se concentre sur le côté divin de Jésus ; de l'autre côté,
la vision touchante du petit enfant de Bethléem : la méditation se porte sur
son humanité. Deux aspects complémentaires, d'une même réalité, qui bouleverse
les lois de notre entendement.
Michel Evdokimov, in Lumières d’Orient