La grosse infirmière blonde
introduisit Largilier vers deux heures du soir.
Augustin dut déblayer les traits
nouveaux : la soutane, le chapeau de « curé », le ruban des
décorations militaires, pour retrouver l'essentiel du visage d'autrefois. Sous
un gris de cheveux trop récent pour n'être pas transparent, l'ancienne nuance
blond de lin s'apercevait encore. L'ascétisme du sourire, la méditation
continue du regard rentré, s'accommodaient des petites rides, du teint brouillé
couleur de son, de la calvitie naissante, qui formait tonsure, beaucoup mieux
qu'autrefois de traits plus jeunes. Ce visage avait enfin conquis sa forme.
— C'est bien lui, dit Augustin, d'un
ton de familiarité gaie.
Tout cependant n'était pas joie ni
fraîcheur d'un passé retrouvé. Bien d'autres choses s'y fondaient : le
demi-remords de relations détendues, de correspondances dont la réponse était
restée en route, une chaleur d'amitié lentement éteinte, et plus encore :
un sentiment dont Augustin n'eût pu dire s'il était plaisir, envie, amertume et
admiration mêlés, si singulier que cela fût.
Largilier approchait son visage si
près qu'Augustin comprit subitement qu'il allait l'embrasser. L'émotion le gêna
au lieu de l'aider. Il hésita pour les premiers mots, qui furent plaisantins,
ou banalement lyriques, ou non moins banalement extraits des guides bleus.
— Cela me paraît drôle de t'appeler mon Révérend Père... As-tu aisément
trouvé le sanatorium ?... Tu es venu par Sion, Martigny, Aigle ?...
As-tu remarqué, au sortir du funiculaire, tous ces cubes blancs de sanatorium,
non pas verticaux, mais penchés en arrière, pour un baiser d'extase au
soleil ? Simple effet d'optique. C'est le voyage en funiculaire qui les
renverse, non l'extase...
Puis le sujet changea :
— Oui, on le soigne beaucoup, le
jeune malade à pas lents...
Il montrait la masse des couvertures
que la boule d'eau chaude soulevait à ses pieds.
— J'ai une occupation passionnante.
J'explore mon état de santé. Thermomètre matin et soir, et dans l'intervalle,
d'autres normes par moi constituées : fatigue de mes jarrets,
raccourcissement des distances que je parcourais, trajectoires changées :
d'abord dehors, puis à la chambre, suppression de la descente dans la salle à
manger, variations de mon appétit, son maximum, son minimum, ses changements de
signe, variations dans mes vues générales des choses...
Augustin observait en même temps
l'effet de ces confidences dans le tendre et attentif regard de son ami, mais
celui-ci ne marquait ni pitié ni incertitude, s'étant défait de ces inutiles
accessoires : la pitié, l'incertitude.
— Ma sœur Christine t'a
raconté ? finit-il par dire d'un ton de fatigue et de sérieux, moins
fatigue physique que lassitude de cette mise en scène.
Installé sur sa commode chaise
longue, face au balcon de cure, sur les jambes de douces couvertures velues, il
savourait la détente de son pauvre corps.
— Laisse-moi te voir un peu,
voyons... sors de là ; ne te mets pas contre le jour, fit-il du fond des
coussins et des laines.
Il promenait ses yeux sur la soutane
de Jésuite dont les bras laissaient passer, sans manchettes, les ingénieuses
mains du savant expérimental.
Quel Largilier lui était le plus
présent et le plus cher ? Celui de la cour grand A ? aux jours de
Bernier Félix et du premier Hertzog ? Augustin s'en rappelait de rares
paroles volontiers cassantes, des sourires d'une bonté nullement ingénue. Il
avait été long à goûter ce taupin
transfuge et prestigieux, passionnément aimé par la suite.
À l'Ecole, sa vie intérieure s'était
faite plus riche et plus séparée, malgré la simplicité avec laquelle il
permettait qu'on y accédât ; peut-être à cause de cette simplicité.
D'ailleurs, l'écart intellectuel grandissait entre les deux amis. L'immense
ésotérisme des sciences contemporaines étendait entre eux un espace dont
Augustin se rendait compte qu'il ne le franchirait pas. Jamais plus de
profondeur et de respect ne s'était mêlé à une amitié. La grande crise de sa
Foi l'avait attiédie. Non de son côté à lui, Largilier, mais parce qu'Augustin
enveloppa dans la même rancune les disciplines religieuses et ceux qu'il avait
aimés avec elles.
Il n'eût pu dire pourquoi il se
rappelait un détail qui l'avait amusé autrefois. Le jeune savant détestait
qu'on lui fît perdre son temps. Son aménité avait trouvé un moyen d'exprimer
cette haine, une façon particulière d'arrêter, quand il ne pouvait le faire
autrement, les conversations oiseuses. Ses yeux gris, méditatifs et froids,
cessant de s'intéresser à ce que disait l'interlocuteur, le prenaient lui-même,
les détails de son corps et de son visage, comme objet d'une exploration
excédée.
De cet air de hauteur involontaire,
sûre défense — Jean-Paul Denisot, le Renanien de l'École, en savait quelque
chose, — rien ne restait sans doute, et il ne semblait même pas qu'elle lui fût
de nouveau possible.
Augustin mit ses deux mains à plat
sur sa poitrine.
— Je suis atteint des deux côtés, ce
qui m'interdit les traitements mettant un poumon au repos momentané. On a aussi
cessé les exhortations, — du moins j'ai cru le voir : « mon moral
essentiel, ma collaboration indispensable, on ne me guérirait pas sans
moi », bref, tous les coups de fouet. D'ailleurs, mes hauts, mes bas, ma
collaboration, mon moral !...
Et il observait de nouveau quel effet
faisaient sur Largilier ces paroles.
Largilier avait déjà vu le
médecin : son pronostic sonnait encore dans ses oreilles :
« ...Que voulez-vous ?... La première condition pour guérir est
d'avoir envie de vivre... » Il laissa reposer son ami, en un silence qui
dura quelques minutes.
— Ma sœur ne t'a rien dit ? demanda Augustin, faisant,
sans la soulever, pivoter sa tête sur l'oreiller. Rien que de venir me
convertir ? C'est déjà beaucoup.
— Elle m'a dit que tu avais de grandes peines et que ma
visite te ferait du bien.
Il aima cette discrétion dans la
pitié. Il se sentait faible, d'émotion facile, agacé plutôt qu'irritable,
présentant ce qu'il appelait lui-même ce psychisme de la maladie, qu'il avait
montré devant l'abbé Bourret, coupé d'intervalles inertes, peuplé d'une sorte
d'insensibilité intermittente, stoïque et funèbre. Un assez grand
renouvellement de son âme, peu bruyant, mais profond, lui venait cependant de
la présence de son ami.
— Je crois que je préférerais qu'elle t'ait dit... Tu ne
comprendras pas, il va falloir que je t'explique : d'ailleurs, les
réserves, les secrets, c'est comme toute appropriation : arrive un moment
où ça n'a plus de sens... il faut bien qu'on parte dépouillé et nu...
Largilier, dans ces phrases hachées,
de sens obscur, de valeur sentimentale assez claire, vit ce qu'il fallait y
voir : les approches et les hésitations des grandes secousses émotives.
Mais Augustin ne sentait qu'une
chose : il allait connaître de nouveau, comme déjà dans les confidences
entrecoupées fournies à Christine, le bonheur de retrouver, tièdes et neufs, de
beaux filets de sang. Il allait revoir Anne exactement comme en ses songes,
disparue de sa vie, devenue parcelle de l'imaginaire, dans la fraîche
inatteignabilité de l'impossible.
Cependant, il commençait mal, par
pudeur de savoir où prendre.
— Ce n'est pas qu'à proprement parler, je souffre. J'ai des
moments de fureur, d'autres d'insensibilité, plus souvent ces derniers.
Sa vieille défiance contre tout
verbalisme émotif lui fit dire :
— Excuse-moi de tant de romanesque et je fais bien des
manières pour raconter des choses finies.
Le récit commença plein
d'interruptions, de faiblesses, de caprices de débit.
Tout s'avouait ensemble, tout
ruisselait : les aveux confus bridés de pudeurs, les reprises, les retours
sur soi-même, les arrêts subits, suivis d'analyses pour expliquer son cas comme
celui de tout autre, feindre qu'il y fût moins engagé...
Il suspendait, reprenait, fléchissait
dans son obscure histoire, laissant jaillir ses confidences en saccades
d'artère coupée où marquerait le rythme des battements de cœur.
— Repose-toi, recueille-toi, fit calmement Largilier.
— Je me domine si peu maintenant..., disait le malheureux.
En même temps, il sentit qu'il
n'aimait pas ce verbe « se recueillir », d'aspect trop religieux.
Opportunément, la grosse infirmière
blonde entra portant une bouillotte chaude, la lui mit aux pieds, refit sa
couverture, reprit la bouillotte froide, ouvrit largement la fenêtre, la
referma à demi, dosant la teneur de lumière. Des tintements de grelots
montaient de la rue où donnait la galerie de cure, des rires, des phrases
allemandes, ou cet anglais banal qui court dans tous les lieux de tourisme et
plaît comme un autre grelot.
— Schlittenfahrt ? dit-il à l'infirmière.
Elle dut défaire son dosage de
lumière, se pencher sur la galerie de cure, regarder.
Elle revint, rose, large, épanouie,
expliquant en allemand qu'en effet c'était un départ en traîneaux pour les
pistes. Lui aussi, sourit-elle, lorsqu'il serait mieux, il irait.
— Elle aime qu'on lui parle allemand, fit Augustin, et vous
en récompense par ses pronostics.
Après sa sortie, il put recommencer
avec plus de froideur et de méthode.
— Il faut que je t'explique mieux, que je te dise qui. (Ni
noms, ni prénoms, il n'avait rien dit). Tu es devant des ombres.
C'était plus simple à raconter qu'il
n'eût supposé. Le grand nom de M. Henri Desgrès n'était ignoré de personne.
Encore moins des savants qui connaissent les immensités économiques où se
ramifient les techniques de science pure. Largilier savait là-dessus tout ce qu'il
fallait savoir. De plus, si Mgr Hertzog s'était naturellement tu sur
toutes les intimités où Augustin se trouvait mêlé, il était bien naturel aussi
qu'il fît appel à Largilier pour l'organisation scientifique des Écoles
normales, secondaires libres, annexes des
Universités Catholiques. Le nom de Melle de Préfailles fut prononcé
comme il devait l'être.
— Alors, tu vois de qui il s'agit, et c'est bien.
Ses confidences ainsi aérées et toute
son âme ouverte, ce fut désormais très facile. Un flot large coula, d'un cœur
repris par tous les enivrements du passé.
— J'ai cru, mon Dieu, l'aimer presque depuis toute mon
enfance. Bien que les émotions dont elle était le centre ne s'appliquassent pas
initialement à elle.
Il commença d'expliquer,
s'arrêta :
— Non, c'est inutile. Peu importe ce transfert. Il me suffit
de dire que, dès longtemps avant sa venue, toute mon adolescence était pleine
d'elle, et toute ma jeunesse l'avait désirée. C'est là, si tu veux, mes
premiers foyers.
« Dans les jours du début, comme
il ne me semblait pas qu'aucun espoir fût possible, ni que rien lui permît de me
remarquer jamais, j'ai commencé de beaucoup souffrir...
« Ce m'est une grande peine de
parler... Non dans le sens de douleur, mais plutôt d'émotion, de fatigue
émotive, d'une sorte de joie imbécile, tu comprends bien ; une peine
douce, d'une brûlante douceur stupide...
Il ferma les yeux comme s'il la
goûtait.
Largilier fit signe qu'il comprenait.
Ces diversions hachées, ce commentaire auquel son ami s'attardait autour du
plus déchirant et douloureux bonheur, étaient moins une confidence nouvelle,
qu'un relâchement dans ses confidences. Moins intime, il constituait une
effraction moins sensible, une tension moindre de son cœur, que le récit
direct : « Je l'ai vue ainsi, de telle manière, dans telle
robe ; j'ai, tel jour, senti son bras sur le mien ; elle a eu tel
geste, dit tel mot ». C'était un palier, c'était un repos.
D'ailleurs, Augustin reprit, dès que
son calme fut revenu au niveau nécessaire :
— Ces temps de froideur et de souffrance, je les aime bien.
Et aussi les jours de sa toute petite adolescence. Ils ne m'ont pas déçu, ne
m'ont pas trompé, ne m'ont rien promis. Glacialement étrangère, presque autant
que maintenant. Peu importe, c'est ainsi que je l'aimais. J'ai eu la joie de
souffrir tout mon saoul devant elle. Les temps d'après ne comptent plus.
Quelque chose d'eux semblait bien
compter encore cependant, et bouillonner dans les aveux.
— Prié chez eux à plusieurs reprises, je l'ai revue,
longtemps revue...
Du reste, les plus violents moments
furent tus. Il s'écarta des lieux enflammés où le sol brûlait encore et
brûlerait jusqu'à la toute prochaine fin. Il frôla la nuit lunaire, le
bouleversement des préaveux, tout ce fugitif ineffable.
Il s'énervait cependant, et sifflait
ses consonnes :
— Moi aussi, je l'ai lu, le Cantique des Cantiques, à genoux, la face tournée vers
là-bas...
Largilier, vit lentement virer vers
lui un visage blanchâtre et grimaçant, semblant compter le nombre de secondes
après lequel il aurait le droit de ne plus se retenir, d'éclater en sanglots.
— Ces souvenirs t'appartiennent,
fit-il avec le même calme.
Augustin s'arrêta, prit le temps de
s'apaiser, ce qui fut long. Les mains se détendirent, la respiration se refit à
peu près paisible. D'autres sujets, voisins, se présentèrent, qu'il prit
provisoirement.
— L'émotion ?... « de toi à moi, ça m'est égal,
mon vieux ». Ne te rappelles-tu pas ?
Et comme Largilier cherchait :
— Je me souviens mieux que toi.
Lorsque tu m'as vu frotter mes yeux rouges, à quatre heures du matin, en turne
de seconde année, sur des extraits du brave Holtzmann...
— Est-ce moi qui ai dit cela ?
— C'est moi, mais parce que tu l'avais dit le premier, dans
d'autres circonstances, quand j'ai lu sur ton carnet. As-tu oublié ?
Chaud encore de ses confidences, il
prenait plaisir à gêner Largilier, comme une sorte de rançon.
— Et moi qui me serais fait volontiers Jésuite, pour
continuer de vivre avec toi !
— Je me souviens, fit Largilier avec un sourire tout simple.
Augustin retomba dans l'appui de ses
oreillers.
— Ces souvenirs m'appartiennent ?... Ah ! mon
ami ! Je ne sais même plus à quoi je pense quand je pense à eux. Il fit le
geste de palper de la fumée.
Reprenant d'un ton de récit, sans
souci apparent que d'être clair :
— Le soir même, en rentrant dans la voiture qui nous
ramenait, Mgr Hertzog et moi, j'appris de lui que ce que
j'appellerai ma candidature pouvait être agréé. On désirait m'étudier davantage.
Je n'avais pas caché toutes les composantes de mes incertitudes, ce mélange
d'agnosticisme ; d'inquiétude métaphysique, ce goût de vie morale et
l'attrait d'un Dieu inscrutable. On souhaitait néanmoins me connaître mieux.
« Qu'est-ce que je lui aurais dit ?
fit-il, rejetant les couvertures et s'appuyant sur le coude. Oui, quoi ?
« Quelque chose comme ça : que
la critique de la critique a beau effondrer la critique, elle ne nous rend pas
à l'état initial ? Que je restais éloigné du catholicisme, non par conviction
inverse, mais par habitude de m'en passer, par goût de parler positif ? comme un enfant enlevé aux siens
trop jeune (ma comparaison n'est pas, là, très exacte) ne les déteste pas, ne
les rejette pas, les oublie simplement ?
« J'aurais terminé par l'aveu.
« Mais tout cela était
avant !
Il commença deux ou trois coups d'un
triste et âcre rire en se rejetant sur ses oreillers.
— Je n'en parle pas assez doucement,
avec la gratitude qu'il faut...
Le grelot des traîneaux s'était tu.
Le cou et la tête abandonnés en
arrière, dans un traversin mou qui épousait sa nuque, Augustin semblait écouter
une extraordinaire absence de vie qui pénétrait le sanatorium et la rue. Le
relief des rares bruits s'enchâssait dans une immense ouate inerte.
Quand prit fin le mutisme nécessaire,
Largilier le vit tourner vers lui son sourire livide :
— C'est là que je me relie à toi.
Le Jésuite chercha à comprendre, fit
le geste de toute ignorance : élever les sourcils sur un visage étonné.
— Mais si. Tu m'as dit :
« Dieu ne laisse périr aucune âme de bonne volonté. Il enverrait plutôt un
ange ». Tu te rappelles ?
Largilier ne se rappelait pas
exactement ; mais telle était bien la pensée de saint Thomas.
— Oui, enfin ! dit Augustin avec
un certain ressentiment mélancolique.
« Eh bien ! j'ai senti la
présence de l'ange. Je n'ai pas eu un amour de brute, tout lyrisme et musique.
« Ce me fut une nuit
d'enivrement religieux, une nuit pleine de Dieu, une nuit de résurrection, des
Pâques, le sommet des béatitudes terrestres, plus un grand feu jeté par les
autres.
« Je sentais une sorte
d'épouvante que Dieu daignât s'occuper de moi individuellement. Une fulguration
à moi destinée, portant mon nom et mon adresse, traversant tous les
déterminismes, perçait mon cœur au point juste. Le grand texte classique :
« telle goutte de sang pour toi », je le transformais :
« pour toi, telle étincelle du buisson ardent ». Même les mots qui
l'appelaient elle seule, rendaient le son de Dieu : « Tu m'as ravi le
cœur, ma sœur fiancée, d'un seul de tes regards, d'une seule des perles de ton
collier... Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent... »
Naturellement, j'écartais les plus violents, les moins prononçables du Cantique...
« Sauf, à l'aube, un bout de
sommeil noir, cet enivrement d'humilité triomphale et foudroyée dura toute la
nuit. Ah ! j'oublie les roses, un parfum intermittent venu de mes roses...
Largilier vit ses mains sortir de la
couverture, se rejoindre et se renverser en tordant leurs doigts. Il entendit
une toux quinteuse et secouante. Quatre ou cinq petits coups au plus. Puis,
d'une voix sourde :
— Donne-moi de l'eau froide.
Le verre d'eau se trouvait sur la
table de nuit, avec la fleur d'oranger et le sucre. Largilier fit le mélange et
le lui porta.
— Merci. J'aurais préféré de l'eau pure.
Mais ça ne fait rien. Pleurer me brûle un peu. Rire aussi.
Il but lentement, avec des souffles
entre les gorgées. Du sucre non fondu resta au fond du verre. Sa voix revint à
une calme lassitude.
— Christine t'a dit tout le reste.
Dans la même semaine, son petit garçon et ma mère sont morts entre nos bras. En
rentrant du cimetière, j'ai craché du sang, incidents communs à toute vie. Il
faut qu'ils nous frappent sur l'épaule pour qu'on ose y voir un destin
singulier, un manque de simplicité,
une sorte d'exagération dans l'attitude du monde envers nous...
Restait une partie des aveux non
dite, un débris particulier surnageant sur ce désastre, suivant la loi des
grandes douleurs. Il le prit par le bout le plus lointain, le plus funèbre et
le plus doux.
— Dans cette boue glacée du double enterrement, je la revois
encore, ma presque fiancée. On nous avait dit nous attendre, Christine et moi.
J'ai vu leur geste d'attente, debout contre leur voiture. J'ai vu tous ces
détails nets pour jamais, mon jamais à
moi, bien entendu. Un jamais de trois
mois. Notre accablement n'a pas eu l'audace d'aller se faire consoler.
« Des gens guérissent de ce que
j'ai... Pouvais-je proposer à Melle de Préfailles trois ans
d'attente ? Évidemment, non, n'est-ce pas ?
— Évidemment, fit Largilier.
— Évidemment...
Sa décision avait été beaucoup plus
dure et immédiate, sans cette fade hésitation d'espérance qu'il lui prêtait
aujourd'hui. Il le savait bien. Il était plus faible, voilà tout. Et il
remodelait un peu ses souvenirs, quêtait un pauvre conseil rétrospectif...
Comme le silence, cette fois, durait
plus que d'habitude, Largilier, levant sur lui les yeux, vit qu'il pleurait
sans secousse ni effort, sans rien cette fois qui pût le brûler. Rien non plus
pour se cacher, ni mouchoir, ni détournement de tête, rien du mécanisme social
des pleurs. Elles coulaient tranquillement de ses yeux fermés, sur ses joues
non rasées, de chaque côté de ses oreilles. Il se mit à tâter autour de ses
poches, sans s'essuyer le visage.
— Je voudrais te montrer leur lettre affreuse... Eh !
non, c'est dans un autre veston... eh ! non, c'est dans un portefeuille
qui se trouve dans l'armoire... D'ailleurs, peu importe.
Il tremblait d'anxiété fébrile et
d'asthénie.
— J'ai cassé tout lien… elles ont dû voir là de l'inexplicable,
une sorte d'insulte... Peu importe... peu importe... Ce qui sauve tout, c'est
la mort. Elle console de la vie. Je compte les jours et je les barre, comme à
la caserne. Peut-être je m'en irai plus tôt, je déserterai. Christine restera seule.
C'est elle qui a deviné que j'aimerais te voir. Moi, je ne savais pas. C'est
tout. Je t'ai pris beaucoup de temps.
— Mon temps ? fit Largilier s'arrachant lentement à
l'oppression de ce cauchemar. J'ai demandé la permission d'être auprès de toi
tout le temps que je te serai nécessaire.
...Les plus grands dons
scientifiques, des perspectives d'Institut et de prix Nobel, et « j'ai
demandé la permission » comme un petit écolier ! Une vigoureuse
saveur de bouffonnerie arracha au malade deux ou trois secousses d'un rire
désolé.
Mais Largilier ne s'en inquiéta pas.
— Les approches de la mort ? fit-il, les deux mains
méditativement jointes, supportant un visage aux yeux baissés. On a tort
d'attribuer à cette proximité une importance unique. Elle ne change pas nos
devoirs. Nous faut-il aimer Dieu davantage parce que nous allons mourir ou
détester plus fortement nos fautes ? La loi de toute vie se fait-elle plus
contraignante précisément à la fin de la vie ? Et si nous venions à
récupérer un certain nombre d'années, nous faudrait-il moins aimer Dieu ?
C'est une grande bénédiction que d'être prévenu de sa mort. Tous nos motifs se
simplifient, subissent une hiérarchie que nous ne discutons plus.
— Tous les motifs en suspension dans la vie se précipitent,
sauf un. Nul doute que ce ne soit très commode. Et parfait si leur élimination
et la nôtre étaient contemporaines, mais c'est le temps entre les deux... Écoute !...
Largilier écoutait en effet cet
incessant mélange de sarcasme et de misère. Mais le petit rire forcé ramena la
toux et la brûlure. Le malade, de nouveau, posa ses paumes à plat sur la
poitrine, tendit une main, reçut le verre d'eau froide et le but lentement.
— Écoute, reprit Augustin quand fut reconquis l'équilibre
respiratoire, je voudrais te faire comprendre.
Il eut l'air de compter sa distance,
de prendre son élan avant de sauter dans un sujet qu'il avait ruminé tant de
fois depuis deux mois.
— J'ai eu un vertige physique qui m'a fait peur. C'était un
des premiers soirs après ma lettre et leur réponse. Cette sensation m'a pris au
lit. J'ai bien vu que j'effrayais Christine. Je me suis cru à l'intérieur d'une
sphère tournante. Qu'est-ce qui tournait ? Ma chambre ? Mon rideau de
fenêtre ? Le plafond ? Impossible de le dire. Je les voyais stables
et tournants à la fois, et cette contradiction me donnait la nausée. Leur
mouvement giratoire, arrêté par mes rectifications, recommençait quand elles
fléchissaient. C'est sur leur modèle, à ces objets tournants, que j'ai senti
vaciller des choses plus personnelles : ma conscience d'être au lit, la
sensation de mes draps, et celle de mon crâne ; puis mes habitudes
d'esprit les plus permanentes, je ne pourrais préciser lesquelles, peut-être
l'idée que je me trouvais dans un monde stable, parmi des choses classées et
intelligibles, et aussi mon pouvoir de faire un raisonnement, de prévoir. Tout,
— sans que je puisse dire ce qu'était ce tout — semblait quitter la surface
plate où cela reposait, et la quitter en rond. J'ai effrayé Christine qui
posait son lait froid sur la table de nuit. Je disais : « Ce n'est
pas le plafond qui tourne, mais le pôle », voulant dire : mon pôle
mental.
« Elle est revenue à plusieurs
reprises, doucement, croyant que je ne l'entendais, ni ne la voyais.
— Je crains que tu ne te fatigues, dit Largilier. Cesse de
parler. Repose-toi.
Augustin fit :
« non ! » de la tête.
— Il y a une technique de la vie réduite, une technique de
la toux, du crachat, de l'effort verbal. C'est la première chose qu'on apprend
ici. D'ailleurs, t'y voir m'apporte une petite exaltation, tu le devines bien.
« Le vertige né de ma faiblesse
et de mon estomac vide, je ne m'en serais pas occupé. Mais le point de départ
n'était pas physique, quoique ce fût
sur des sensations visuelles qu'il m'ait été perceptible. J'extériorisais un
vertige moral. Je m'en rendais compte. L'essentiel était une souffrance morale
véritablement nauséeuse. Je vis là, — j'en pris mesure, — le bouleversement de
cette partie de mon moi qu'étaient mes motifs et mes valeurs morales. Tous mes
crochets étaient cassés, toutes les prises de mon âme, santé, bonheur,
carrière, tout. Que veux-tu ? les unes ni les autres ne se prêtent aux
simplifications de la mort.
« En termes de psychologie
pédante, j'ai fait, comme disent les psychiatres, un déséquilibre du sentiment
du moi, de forme très légère. Ç'a été décrit. Un Beitrag quelconque dans une Archiv allemande. Je la
retrouverais si je voulais.
« Je filais vers un inconnu que
je ne sentais pas être Dieu, différent aussi de l'anéantissement pur et simple.
Comme ma nausée morale avait enfanté une rotation de lit et de plafond, ce
départ vers un monde inconnu procréa lui aussi quelque chose de matériel :
le glissement sur les parois lisses d'une immense cuve, et aussi un nombre
limité et précis de minutes, ruisselant à petit bruit d'eau sous mon lit. Tout
cela ne m'a pas effrayé, mais m'a montré l'obligation de conquérir un nouveau
pôle pour ce monde où je ne me retrouvais plus. Il en faut un, si peu qu'on
dure. Jusqu'à ma mort, j'ai besoin d'un centre, comme j'ai besoin de manger. La
plus violente faim fut à la date de mon vertige, mais il y en eut d'autres,
avant et depuis.
On heurta à la porte, un heurt
cotonneux, comme d'une main gantée. Elle s'ouvrit sans qu'Augustin eût besoin
de parler.
La grosse infirmière blonde entra,
portant sur un plateau le goûter de quatre heures et sous l'autre bras une
bouillotte chaude. Elle avait dû heurter la porte, du genou.
— Déjà ? fit Augustin.
Des biscottes enduites de beurre et
de confiture, des toasts, deux tasses dé cacao sur une table passée au ripolin
blanc frôlèrent la chaise longue. Puis l'infirmière changea la bouillotte comme
la première fois, fit à Augustin un large sourire d'Allemande, eut envie de
parler, fut sans doute intimidée par le visiteur et partit.
— Je n'avais jamais pensé que mes motifs dussent finir avant
moi, que nous ne mourrions pas ensemble. Trouve-moi un motif qui transcende mes
dernières semaines, ou mes derniers mois, l'unité de temps ne compte pas.
À peine posés, le cacao et le pain
grillé s'étaient mis à donner ce petit fumet des réveils qui traverse l'odeur
des lits.
— Je voudrais, fit Augustin, que tu m'écartes un peu ça.
Quand ça fut écarté, Largilier le vit hausser lentement, par-dessus la
chaise longue, deux maigres jambes chaussées de pantoufles, se lever, assurer
sa main au dossier et recommencer dans la blanche chambre ripolinée un de ces
voyages entre fenêtre et lit dont il devait peupler, tant bien que mal, les
après-midi déserts.
— Prends une de ces tasses, dit-il en passant. Le chocolat
suisse est bon.
— Je crains encore que tu ne te fatigues, l'avertissait
Largilier, comme le pilonnement sourd et glissé des pantoufles allait et
venait.
Se retrouvant près du lit, il s'y
étendit sans répondre, la tête sur le coude et le coude sur l'oreiller, ce qui
obligea Largilier à installer sa chaise auprès de lui, sous le feu de ses yeux
ardents, restés impérieux jusque dans leur détresse, à bien peu de distance des
osseuses pommettes rose fièvre.
— Tu n'as pas de rabat ? dit-il, indiquant la soutane.
Ah ! oui, tout ça c'est romain.
Puis, retour aux timbres
graves :
— J'ai peur de t'exposer des désirs
impossibles : la paix de tes dogmes sans tes dogmes, ta stabilité sans tes
étais ? Que veux-tu, mon ami, il faut voir les choses comme elles sont, et
la mort n'y change rien.
— Dis-moi, fit Largilier, quand tu as souhaité me voir (je
serais d'ailleurs venu de toutes manières), qu'as-tu le plus souhaité ?
as-tu voulu l'ami ; et toléré le prêtre ? ou désiré l'un et l'autre à
la fois ? et seulement l'un plus que l'autre ? Ne cherche pas trop
superficiellement. Laisse parler tes sincérités profondes.
Ils s'entretenaient d'une voix assez
sourde, presque tout bas, se trouvant si près l'un de l'autre que le souffle
d'Augustin tombait sur les mains de Largilier, posées sur le rebord du lit. Il
en sentait le coup de chaleur périodique.
— Si j'ai voulu un ami ? Pas
Ixe, ni Ygrec, ni Zède. Pas l'incompréhension des gens à bonheurs terrestres...
« Si j'ai voulu un prêtre ?
Pas le chanoine B..., ni Amplepuis, ni des professionnels du sermon. (Avec une
brusque violence, devant le fantôme de ses fiançailles).
Pas Hertzog ! Prêtre et ami ensemble ? Ami, pour que je puisse,
devant lui, m'agacer librement. Prêtre, ça m'est égal. Voilà.
Largilier voyait aller, venir, geste
chasseur de mouches, une maigre main blanchâtre aux ongles bombés. Il comprit
que son ami commençait une de ces impatiences de malade, qu'il ne lui
connaissait pas.
— Et s'il n'a à me proposer qu'une nouvelle application de
ses dogmes, aussi fatiguée que les autres, je veux pouvoir lui dire :
« Il vaut mieux que tu t'en ailles, vois-tu »...
Il ajouta, tremblant et la mâchoire
dure :
— Qu'il ne profite pas de mon désarroi !... Qu'il ne me
jette pas à la tête ses hypothèses catholiques !... Qu'il ne prenne pas sa
revanche sur moi avec les cartes truquées de la mort... Pas ça ! pas
ça !
Il ouvrit et ferma deux ou trois fois
la main droite, fléchit tout à coup, laissa retomber sa tête dans l'oreiller, continua
de siffler : « Pas ça », du fond de sa lassitude, et pianota une
sorte de mesure sur le drap, pendant quelques secondes.
La figure grisonnante, au teint
brouillé, couleur de son, restait inaffectée, immobile et douce sous l'orage.
Augustin sentit un commencement de remords.
— Cette « sortie » te montre ce que je suis
devenu. Tu ne m'en veux pas, dis ?
— Je prends ton âme telle que Dieu me la présente.
— Une réponse de Révérend Père. Je veux celle de l'ami.
— T'es bébête, fit Largilier.
Augustin eut une sorte de vague
détente des traits, intermédiaire entre le sourire, l'indifférence et l'ennui.
— Oh ! non, finit-il par dire, en une conversation à la
fois décousue et logique. On ne m' « a » pas facilement. Moi-même, je
ne m' « ai » pas facilement. Dans ce débat entre le Dieu catholique
et moi, j'ai toujours fait en sens arrière à peu près le même nombre de pas
qu'en avant. Trois mois de la vie des miens m'ont porté assez près de ses
sanctuaires. La grande houle de mon bonheur m'avait jeté sur leurs seuils. La
douleur m'a repoussé aux zones glacées. Non, il n'est pas très facile de savoir
ce qu'on veut dire, quand on affirme croire en Dieu.
Il saisit les barreaux métalliques de
son lit, sentit leur froid, se haussa sur leur point d'appui.
— Ce lit me lasse. J'y transpire. J'y étouffe. Tantôt chaud,
tantôt froid, comme mes pensées.
Il se leva péniblement, fantôme aux
couvertures, recommença de promener dans la chambre son incessant caprice vite
lassé. Largilier se demandait s'il était ainsi tous les jours ou seulement ce
jour-là, par énervement et à cause de lui. Il le rejoignit près de la galerie
de cure, face à la dérive des nuages qu'ils regardèrent ensemble.
— J'aurais voulu que tu voies les cimes...
Ce qui s'apercevait, dans la
capricieuse disposition des neiges, c'était un paysage splendide et
théâtral : l'énorme vallée du Rhône, les débouchés perpendiculaires,
bleuâtres et devinées, la Gryonne, l'Avançon, la Grande Eau, très bas dans les
brumes du début du soir. Des ouates confuses obstruaient tous ces creux. Et les
cimes aussi restaient obstinément cachées, le plafond des nuages décapitant les
pentes blanches. Mais aux moyennes hauteurs, neigeuses ou violettes, dans le
désordre romantique des montagnes, des villages s'apercevaient, bâtis à la mode
du pays, sur des ressauts perdus le long des pentes, pleins de sensibilité
suisse : une sorte de liberté pastorale, casanière et chantante, rude et
douce, blottie contre les monts.
— Il y a trop de neige cette année, fit-il agacé. Des
brumes, des brumes ! Rien que des brumes ! On dirait mon cœur.
« Oui, j'aurais voulu que tu
voies ces cimes... Enfin ! des cimes d'un autre ordre ne te sont pas
refusées. Moi, la douleur m'a rejeté aux mécanismes impassibles du monde.
D'ailleurs, je ne te dis cela qu'avec les catégories les plus basses de ma
pensée, et pour que tu voies tout.
...Comment saisir cette pauvre âme
contradictoire et ravagée ? parmi ces caprices de sensibilité, ces sautes
de sujets, cette suite continue d'excitations et de fatigues, d'argumentations
et d'affaissements, de refus et de désirs ? Largilier avait-il été trop
dur en lui parlant d'emblée de la mort ? Son ami n'était cependant pas de
ceux à qui l'on déguise ni édulcore, ni qu'on convainc par atténuation, ni pour
qui l'on grisaille les vigoureux noirs funèbres.
— La douleur ! dit le jeune Religieux d'une voix de
gorge douce et sourde, ah ! c'est le grand mot et le grand scandale.
Revenu s'étendre, les pieds sur la
bouillotte, Augustin répondit par un geste très ironique, court mais fort
vaste, embrassant la pièce, le bâtiment, la ville et l'espace. Largilier
continuait dans la plus profonde immobilité méditative, penchant sur la chaise
longue un dos courbé de vieil homme, baissant les paupières sur un regard
intérieur dont il eût été à peu près indifférent qu'il vît les couleurs du
monde ou qu'il fût aveugle.
— Aucun Saint ne s'en est inquiété ni laissé distraire. Ils
vivent d'elle, ils la sollicitent. Quelle autre mesure mesurerait leur
amour ? Atteindre Dieu par la voie des joies, on s'y heurte à trop de
concurrences. Par celle des douleurs, on L'y trouve, pur et seul.
Augustin se remémora sa vieille
formule : « Douleur, matière première de la Sainteté ».
— Mon âme n'est pas de cette sorte, fit sa voix excédée, et
c'est de moi qu'il s'agit.
— Ce n'est ni de toi, ni d'eux, ni d'aucun en particulier. Il
s'agit de chercher, sur les données les plus claires, les traces de Dieu dans
l'âme humaine. Si tu n'es pas un Saint, tu sais reconnaître une vie de Saint,
quand elle t'est présentée. Tu n'es pas renfermé dans ton habitat propre. Tous
les novices ont l'œil sur l'effigie des Saints ; tous les Saints sur
l'effigie du Christ.
Augustin dit qu'il n'ignorait pas ce
curieux attrait de la vie des Saints, la plus haute poésie de la terre.
— La douleur révèle sa vraie nature aux réactifs de la
sainteté. Pour Faber, qui s'y connaît, certains moments privilégiés suppriment
presque la Foi. Il y a d'identiques transformations des douleurs.
— J'ai peut-être vu le début d'une... rêva Augustin qui
pensait à Christine.
— Même à notre niveau d'hommes faibles, elles commencent à
prendre un sens, redeviennent une partie de notre moi dominé et compris, et non
une prolifération folle de l'âme.
« Tous les mécanismes
impassibles du monde, rien n'est plus facile que d'en croire Dieu absent. Ils
ont cependant été supportés par lui, en fait, à une certaine heure du temps
humain, historiquement, devant des yeux de gens qui ont vu, sous des poings qui
ont frappé, et des bouches qui ont craché. Dieu s'est infligé, dans leurs
inadaptations et leurs injustices, tous les déterminismes de la Terre, la
passion, la souffrance, la mort, avant de nous les imposer.
Les souples mains dociles de savant
expérimental commencèrent de numéroter quelque chose dans l'air,
— Il a pris le corps humain, la physiologie humaine,
l'économique de la pauvreté, les modes de vie des basses classes, l'ânesse pour
luxe et la poussière des voyages à pied ; le type social
semi-nomade : pêcheurs et bergers ; les plats de poisson et les pains
d'orge, le parasitisme de l'apostolat...
Il parlait avec la plus extrême
simplicité et, sauf l'élévation
numératrice des
doigts, sans la moindre intention de geste, rien qui passât le timbre d'une
sourde exhortation de confessionnal. Augustin remarquait cependant un certain
goût d'images concrètes et familières, qu'il n'avait pas jadis.
« Technique des instructions et sermons ?... ou méthode des
méditations selon saint Ignace ?... Je ne puis pas décider ».
— J'ai entendu, continuait Largilier, ce sermon populaire
dans une église d'Italie « On le coudoyait sans le connaître : — Qui
c'est, là-bas ? — C'est chose... chose... comment, déjà ? Jésus, le
fils de l'artisan à domicile, vous savez bien, le type qui prêche entre les barques et les jardins. Il fait encore
son bout d'effet sur les étrangers, mais nous autres, on le connaît. Où a-t-il
passé, aujourd'hui ? Quelque part, au bord du lac. Il raconte ses petites histoires. Il y a
toujours du monde pour les écouter. Il pousse
les porcs à l'eau. — Faudrait pas qu'il fasse ça aux miens ! »
« C'est bien, en effet, sous ce
vêtement humain de déterminisme et de misère, scandale de l'expérience commune,
qu'Il propose aux Saints, sur deux mains d'homme percées, deux morceaux d'un
réel effrayant : le sens de Dieu et celui de la douleur. Combien d'entre
eux sont morts de son terrible amour !
Augustin, pour mieux voir Largilier,
tourna lentement la tête dans son oreiller, ce qui fit un léger bruit de plumes
molles, perdu parmi ses souffles.
— Il a pris, continua le jeune prêtre, les catégories
sociales de son pays et de son temps ; les obligations rituelles, les
codes pénaux, la forme des peines capitales, les images et récits d'un
Israélite de Palestine, l'exposition de ses idées et de ses actes par des
procédés d'innocents.
« Il a bronché. Il est tombé
comme un autre. La pesanteur joue sur lui. Pour lui aussi, les pierres sont
dures et les madriers lourds. Il a sué en travaillant.
« Il a sué du sang d'homme à
Gethsémani, émis des exsudats
humains sous le coup de lance du Calvaire. Le microscope ne s'y tromperait pas.
Il a souffert avec des nerfs d'homme tous les détails d'une mort d'homme, la
soif des hémorragies, l'immobilité terrible de la Croix. Ses poumons ont jeté
leur dernier soupir, comme pour tous les morts.
« Il a souffert avec son âme
d'homme, l'amertume des œuvres humainement brisées, l'accablement des grandes
défaites, les rires des gens, les branlements de tête, ce ridicule sur ses
dernières heures, tout ce qu'il goûtait déjà dans la lie du calice, à un jet de
pierre des dormeurs. Sa mère lui pleurait sur les pieds.
« Il a subi le délaissement de
son Père, l'abandon de Dieu, la sécheresse et le désert des dérélictions
absolues : cette croix sur la Croix, cette mort dans la mort.
« C'est tout cela, accepter la
terre. Il s'est fait passible, mortel, très lentement connu.
« Jamais je ne contemplerai
assez l'abîme de la Sainte Humanité de mon Dieu.
...Bien des moments, depuis trois
mois, avaient paru à Augustin uniques et inretrouvables, vraiment singuliers,
spéciaux dans l'éphémère. Mais aucun n'eut le caractère étrange de cette
méditation dans un sanatorium, où s'entrelaçaient si curieusement le
déterminisme expérimental et le donné divin, les causes secondes et l'Éternité.
Un autre trait vint s'ajouter à la
riche personnalité de la minute. Aucune n'y manqua des irisations du précaire,
tout ce qui composait cette gaieté des maisons de cure, à substance
superficielle et si mince, pellicule de neige, de flirts, de mort et de
musiques. Les traîneaux à grelots rentraient des pistes. On joua du piano dans
un rez-de-chaussée voisin. Des rires, l'éclat des voix, toutes les apparences heureuses
montaient jusqu'aux étages. Les notes rondes et claires ruisselèrent sur le lit
blanc de neiges, et, dans leur intervalle, revenait
cette purification de tout contexte sonore, cet isolement des sons sur un fond
mat de silence absolu.
Augustin perdit, pendant sa courte
distraction, plusieurs phrases de Largilier. Lorsqu'il rejoignit, celui-ci
parlait de la douleur subie par Dieu-démonstrateur, imposée par
Dieu-législateur. Du point de vue théorique, la coexistence de la douleur et de
la paternité de Dieu, comme l'origine de l'énergie, comme la pénétration de la
matière dans la conscience, et leur existence même, à l'une et à l'autre,
constituait l'une des données primitives de l'Univers : pas plus obscure
ni pas moins. Mais pour des âmes pénétrées du Christ-Dieu, cette coexistence
sort des préoccupations pratiques autant que des atteintes : c'est un
problème mort.
Tout émotion et respect, Augustin
écoutait le jeune religieux, l'homme rasé, gris-blond, à demi chauve, de taille
médiocre et de nuque maigre, ce grand scientifique, ce mystique, peut-être ce
saint, cet homme de la plus haute double vie, son ami.
— J'ai, disait Largilier, entendu
d'un ex-athée, cette formule singulière : « Sans le Christ, j'aurais
la haine de Dieu ». Qu'Il me garde de ce blasphème, dont je devine
toutefois les racines. Loin que le Christ me soit inintelligible, s'Il est
Dieu, c'est Dieu qui m'est étrange s'Il n'est le Christ.
...Lui aussi, Augustin, jadis avait
senti son cœur sollicité par la sainte Humanité de Jésus. Cette rencontre
s'expliquait comme toutes les rencontres : le sujet flottait dans l'air
religieux contemporain. Il avait sur les âmes la prise la plus naturelle et la
pins forte. Des fiches lui étaient
consacrées parmi celles qu'il avait relues dans la fameuse nuit. Dans le
cristal adamantin des dogmes, c'était la facette, qui frappait l'âme moderne,
scientifique et mystique ensemble. La nature humaine de Jésus, subissant les
déterminismes que Sa nature divine avait Elle-même institués, se soumettait au
mécanisme social des expositions historiques lacunaires. Curieux pont suspendu
entre la douleur et la question biblique, les entrelacs des lois positives le
supportaient comme des filins.
— Tu n'avais jamais pressenti que tu
te ferais Jésuite ? demanda Augustin, comme le silence vibrait encore...
autrefois, dans nos années d'École ?
— Non, fit Largilier.
— Figure-toi que je t'ai imaginé
fondant un Ordre... ou l'ai-je conjecturé d'après une conversation que nous
tenions ensemble ?
Avait-il vu réellement toutes ces images
ou en inventait-il : un contrôleur d'omnibus et un receveur, écoutant leur
dialogue religieux, sa gêne à lui, la totale indifférence de Largilier parlant
devant eux à voix haute, un omnibus démarrant, les bouts d'un foulard
voltigeant sur le cou de Largilier qui courait ?
— J'y ai pensé. Une connaissance plus
exacte de moi-même m'a montré que ce projet dépassait mes forces.
Sans donner l'impression de désirer
rien celer, il parlait visiblement de lui-même dans le moins de mots possible.
— Comment as-tu su qu'il dépassait
tes forces ?
— Très simplement. L'abbé Hertzog me
connaissait par ses propres observations et par les aveux et comptes rendus,
que je n'avais qu'à lui présenter docilement.
Augustin vit les deux mains ouvertes
qu'il étendait.
— Il t'a imposé ta décision ?...
Oui, je connais le cliché : ta liberté se parfait et se meurt à la fois.
— Si on cherche l'abandon à Dieu,
autant commencer dès la décision même.
— Je vois, dit Augustin, battant du
bout des doigts le bras aplati de la chaise longue, comme il avait auparavant battu
son drap de lit... Nous constituions, dans ce lycée universitaire, un joli
noyau mystique. C'est fort rare, mais ça arrive.
Avec une indiscrétion tenace :
— Il t'a imposé d'être Jésuite ?
— Non. Un directeur n'est pas un Supérieur
d'Ordre. Il se contente d'apporter les secours d'une bonne tête, de deux yeux
désintéressés et d'un cœur qui aime Dieu.
— Que comportaient ces aveux et
comptes rendus qui fût spécialement pro-Jésuite ? continua le policier.
Quelle part de ta sensibilité s'accordait à leur règle ? Le Manrèse ?
Le « Perinde ac cadaver » ? y a-t-il
eu clarté intuitive ? véritable appel nominal ? simple convergence de
réflexions ? quoi et où ?
Il tourmentait Largilier, comme il
avait tourmenté jadis Christine adolescente. Mais Largilier s'y prêta avec son
habituel mépris des réserves et une parfaite simplicité d'aveu.
— Le moyen a été plus simple. D'une
part, les conditions de ma plus grande utilisation. De l'autre, une totale
absence d'attraits sensibles, aucun appât, aucune pente, aucun motif humain.
— Alors, je ne comprends plus.
— Alors, il a bien fallu comprendre
que c'était ce dépouillement d'attraits sensibles que Dieu voulait de moi.
Augustin se tut un long moment.
Pourquoi, désormais, demander les conditions de temps ? de lieu ? la
date exacte ? Qu'importaient les anecdotes ? N'avait-il pas le cœur
des confidences ? l'aveu central ? Il lui semblait lire une seconde
fois dans le carnet égaré.
— Moi aussi, finit-il par dire, d'une
voix d'hésitation, de regret et de mélancolie, j'ai peut-être, jadis, été
infidèle à quelque formidable désir...
Ces confessions coupées de silences,
ce profond calme, cette lumière du soir dont on ne savait si elle était verte
ou rose, tout semblait chargé de provisoire, de bientôt fini, de déclin accepté
et de vague aurore.
Mais à ce moment, le corridor se mit
à vibrer sous des pas qu'accompagnaient des sifflets et des rires. Les gens
heureux qui venaient parurent vouloir s'arrêter juste à la porte d'Augustin.
Puis ils reprirent leur promenade.
— C'est le moment de leur thé. Dans
les débuts, ils entraient souvent. Moins maintenant.
Sur la petite table ripolinée, les
deux tasses s'étaient depuis longtemps refroidies. La pile de toasts restait
entière et dédaignée.
Manges-en un ou deux, qu'on ait l'air
d'y avoir touché. Sans quoi, nous aurions des plaintes en allemand et l'énoncé
d'une compassion.
Ils furent devancés par l'infirmière
blonde.
— Nichts mehr gegessen ?
fit-elle d'un petit ton triste mal accordé à sa grosseur.
La présence de Largilier
encore, coupa les ailes à la compassion. Elle se borna à lever ce doigt dont on
menace les petits enfants. Le fade foin de ses cheveux d'Allemande débordait,
sous le bandeau de son front. Elle remporta le plateau dans sa main droite
renversée, tandis qu'à gauche, s'accentuait, compensateur, l'évasement de sa
hanche.
— À quelque profondeur que me
touchent tes appels, disait Augustin d'une voix qu'idéalisait sa faiblesse,
leur sérénité n'est pas la seule qui s'offre à moi. Un appel identique part de
bien d'autres pôles de la pensée. Le Christianisme est puissance libératrice...
parmi d'autres ! Ce qui me le murmure à l'oreille, c'est ma longue
habitude de ranger les thèses catholiques, côte à côte avec les concurrentes,
sous les mêmes mesures. Peut-être le néant a sa sérénité ? Peut-être la
mort la plus sereine est la plus menaçante pour l'immortalité ? Peut-être
que je n'ai pas su le voir le soir de mon vertige, et qu'il ne faut pas
chercher de fond aux cuves où l'on tombe ? peut-être ne sont-elles que parois
lisses et glissement éternel ?
— Bien entendu, d'une éternité
mesurée par le nombre des minutes qui ruisselaient sous ton lit ?
— Bien entendu, et heureusement.
Quittant ses coussins, Augustin se
retourna vers Largilier d'un demi-tour pénible et lui prit les deux mains,
tandis que dans son dos un oreiller s'effondrait.
— Vois-tu, il n'est aucune des
sollicitations de Dieu qui n'ait déclenché en moi sa contrepartie de thèses
adverses, automatiquement, comme une deuxième demi-onde. Un cœur indécis, avec
un esprit éclairé, cela existe. Les vieilles incroyances ont leur inertie, que,
selon les incrédules, les croyances seraient seules à connaître. Une croyance
inentretenue s'écroule. Une incroyance somnolente demeure.
— Je veux bien... fit le malade avec
une grimace lassée. En tout cas, la chiquenaude suprême me manque. Des marais
où je me meurs aux hauts lieux où tu m'appelles, je ne m'élancerai pas, faute
d'ailes. Je ne connais même pas cette espèce de repos intellectuel qu'est l'acceptation
de l'incertitude, dans les choses, douteuses par leur nature, vers lesquelles
tu veux m'entraîner. J'ai l'incertitude de mon incertitude.
Il parlait sans entrain, ni ardeur,
ni sentiment de la nouveauté de quoi que ce fût.
Largilier s'aperçut que les deux
mains qui tenaient les siennes pesaient. Augustin se levait encore. Il semblait
chercher à ranger sa couverture, à gonfler ses coussins. Puis ses pieds
rejoignirent le sol. Peut-être plantait-il là toute discussion, en ayant pour
le moment assez.
Il s'approcha de la galerie de cure.
— Il n'y a plus de nuages, fit-il.
Leur départ découvrait un ciel mauve
et vert citron aux puretés extrêmes. Un filet de rose cernait le contour d'une immense
merveille rugueuse, dépolie, mate et d'un bleu d'eau sale, vaguement
translucide, comme une verrerie d'art.
— La Dent du Midi, d'où pendent des
glaciers.
— Je vois, murmura Largilier.
Parmi les hautes dents de scie, entre
les deux branches du V formé par une échancrure, reposait, très nette et
minuscule, une sorte de tache de peinture, d'un blanc absolu.
— Qu'est-ce donc ? demanda
Largilier.
— Tu l'as vu ? Je voulais
justement te le laisser découvrir. C'est lui.
— Lui ?
— Le Mont Blanc, fit Augustin une
main accrochée à la crémone et l'autre en arche de pont sur la vitre. La
fenêtre lui ayant enfin donné tout ce qu'il attendait d'elle, il revint sur la chaise
longue. Largilier compta que c'était la quatrième fois qu'il se déplaçait
ainsi.
« Quand j'ai pu sortir, après la première semaine de lit
qu'ils m'ont imposée, nous avons pris une voiture, Christine et moi. À cette
date, j'allais mieux que maintenant. Nous nous sommes fait conduire bien
au-dessus de Leysin, par un chemin forestier déjà enfoui sous les premières
neiges, qui s'amorce au Grand Hôtel. Il mène aux Chalets et à la Tour d'Aï à
travers des sapinières. En hiver, on ne le trace, en coupant la neige, que
jusqu'à une étable au tiers de la route.
« À mesure que nous montions, à
tous les endroits où la vue crevait la barrière des sapins, ce point blanc que
tu vois fixé et collé au fond des dentelures, grossissait, se compliquait,
débordait les autres cimes, remplissait les cantons les plus inhumains de
l'espace. Nous assistions, stupéfaits, à la naissance d'un monde inconnu.
« C'était le Mont Blanc, vu par
sa face Nord-Est, par Argentière, le glacier du Géant et toutes les aiguilles,
de l'Aiguille Verte au Mont Maudit. Bien entendu, on ne peut les apercevoir,
mais seulement de ternes creux bleus, de hautes vallées ombrées, une matière
hirsute et supra-terrestre, libérée du poids, de la solidité, de l'utilisation,
de toutes les matérialités du monde.
« Je voudrais que tu ailles le
voir par un beau soir découvert.
Largilier dit qu'il irait. Il faisait
doux.
— Nous sommes restés devant lui longtemps. Un troupeau de
vaches sortait de l'étable ou y rentrait, piétinant dans la neige. J'étais
bien, enveloppé de laine, une bouillotte aux pieds et les mains dans des
moufles. Autour de nous, des morceaux de l'Alpe pastorale, les beuglements et
bousculades des vaches, des sons fêlés de
clarines, très différentes de celles du Cantal, des odeurs de
bestiaux, les plus douces, les plus pacifiques après celles des neiges. Notre cœur
n'était pas là ; tout entier pris par la grande cime pure. (Il
poursuivait, les yeux plissés, son souvenir).
« Nous échangions des
symbolismes que tu devines. Dans l'état où nous nous trouvions tous les deux,
il suffisait de bien peu de chose pour nous déprendre des griffes de la
terre : deux doigts de blanc fixe et la suprême altitude des Alpes.
Il la montrait du menton, dans sa
réduction minuscule.
— C'était la première fois que je voyais Christine sortir de
son calme affreux, s'intéresser à quelque chose depuis la mort de son enfant.
« Elle n'arrachait pas ses yeux
de la cime souveraine. Elle l'affirmait clémente, purificatrice, simplifiante,
pleine de Dieu. Je la disais sans âme, invinciblement lointaine et dédaigneuse,
au-dessus de toute vie, sans passage, sans chemin, d'une interminable stupidité.
Je l'interpellais, la personnifiais : « Tu suggères des solutions de
sérénité sans dire leur nom. Si tu le sais, dis-le ».
« C'était il y a un mois. Ma
première promenade et la seule. L'homme qui nous conduisait se retourna :
« Maintenant, nous ne pouvons aller plus avant. Faudrait des
traîneaux ».
« La route où nous avions passé
n'était qu'une tranchée rayée d'ornières terreuses, creusées entre deux
falaises d'épaisse neige mate. Au-delà, toute tranchée s'arrêtait, les deux
falaises se rejoignaient. Plus rien qu'un champ de neige.
« Nous avions vu tout ce que
nous voulions voir. L'homme retourna sa voiture vers Leysin.
« C'est ainsi, conclut Augustin,
que je contredisais Christine, par taquinerie peut-être, car je n'étais pas
bien sûr que mes pensées, au fond, ne fussent pas les siennes, ni ne le suis
encore.
Dans la chambre, la nuit commençait
de brunir la lumière.
— As-tu, demanda Largilier, assez présente à ton souvenir la
vie du Curé d'Ars ?
— Je crois, dit Augustin, après un silence de quelques secondes,
pendant lesquelles il s'étonna du manque de transition.
— Tu aurais pu, pèlerin d'Ars, venir dans sa petite église,
peut-être vers une heure du matin. C'est l'heure où il commençait d'accorder
ces consultations morales, ces entretiens particuliers qu'on venait lui
demander de tous les coins de France.
— J'aurais pu. J'y aurais du moins accompagné Christine.
— Le Curé d'Ars t'aurait dit : « Mon ami,
commencez par vous agenouiller ici et confessez-vous ».
« Il y a trois petites
différences très accessoires. Les pécheurs s'en allaient vers lui, et c'est moi
qui me suis déplacé. Ensuite, c'étaient des pécheurs chargés de fautes graves,
et j'oserai dire que très probablement tu ne l'es pas. Enfin, c'était un Saint.
Il vit les yeux d'Augustin vrillés sur
lui.
— Mais comme c'est Jésus-Christ lui-même qui t'absoudra,
l'âme du Curé d'Ars et la mienne sont, en ce qui regarde la sainteté, à égale
distance de cet Infini.
« Je te dis donc, ainsi que
l'eût fait le Saint : « Reste étendu comme tu es. Mais recueille-toi ;
nulle oreille ne peut nous surprendre. Je vais t'entendre en confession ».
Augustin commença de chercher dans
les paroles de Largilier un autre sens que le sens naturel, évidemment
impossible. Mais tout autre sens n'était pas moins impossible et d'ailleurs
sans relation quelconque avec leur conversation.
Largilier, assis, gardait les mains
jointes, les lèvres serrées, les yeux clos. Il attendait. Augustin sentit
bouillonner un immense trouble, une tempête de colère et de pitié, et presque
le recommencement de son ancien vertige.
Il se rappelait des prêtres, assis
sur une chaise, exactement comme celui-ci, en des occasions où les confessions
se passaient hors des confessionnaux, par exemple dans le petit réduit à odeur
de cuisine où se tenait autrefois l'aumônier du lycée. Largilier était si près
qu'il voyait les marques rousses de sa figure.
— Je ne me trompe pas ? demanda-t-il avec un
tremblement bégayé. Tu veux que sans la Foi au Sacrement... C'est trop
peu dire, sans une Foi quelconque sentie par moi, et même sans sérieux...
— Sans la Foi au Sacrement, mais non sans Foi quelconque
puisque tu désires Dieu avec une partie de ton cœur quoique non pas avec ton
cœur tout entier. Je te dis ce que le Curé d'Ars disait à ceux que conduisaient
vers lui d'obscurs désirs de paix : « Mon ami, mettez-vous ici, et
confessez-vous ».
Largilier venait de parler avec la
plus grave douceur et une sorte de tendre autorité qu'Augustin ne lui avait
jamais connue.
Alors la houle changea de nature,
devint épouvante. Augustin s'en aperçut, comprit en même temps qu'il ne
résistait pas comme il aurait cru, ce qui augmenta son trouble. Il criait d'une
pauvre voix basse : « Je ne suis pas préparé, voyons ! Je n'ai
pas le cœur au point ! J'ai besoin de voir clair. Aie tout de même un peu
de pitié !... »
— Ton profond désir, que ta pensée déforme, par fausse
pudeur, par manque de sincérité simple dans l'aveu de tes poussées intérieures,
par crainte d'un réel trop beau, eh bien ! je ne dépasse rien en
t'affirmant que Dieu l'agrée comme préparation.
Augustin resta suffoqué de silence,
trop écrasé pour répondre, et le grand tacticien qui le violentait s'emparait
de ses silences comme d'acquiescements.
Tout refus s'appuyait sur une
résistance déjà fléchissante et que des complicités minaient au fond de lui.
D'autres forces en lui, malgré lui, trahissaient ; un murmure spontané,
presque audible, chuchotait : « Hors des rives, en pleine eau, hors
des rives, en pleine eau », par répétitions continues et tenaces, diminuant
chaque fois la distance entre lui et l'invraisemblable. En même temps, un autre
éclairage, une sorte de jour intérieur, des rayons partis d'un foyer nouveau
regroupaient ses points de vue et même toute son âme. La stupeur d'Augustin
venait de cet
envahissement lumineux. Il n'était pas purement dogmatique ni doctrinal. Il
était autre chose : une approche très longtemps terrifiante, agréée enfin.
Elle quittait tous voiles. On en parlait ouvertement. Elle n'effrayait plus. On
voyait grandir et se préciser la couleur orange et noire qu'elle envoyait
au-devant d'elle, par-delà les porches de la Mort.
— Pour l'aveu de tes péchés, je
t'aiderai. Une confession générale portant sur une longue période de vie, ne
comporte, par la nature de la mémoire, qu'une précision assez lointaine. Mais
de cela, je suis juge. Et cet aveu fait, je t'interdirai, même en pensée, d'y
revenir. Tes deux devoirs, d'être docile envers Dieu et d'assurer la paix de
ton cœur, se confondront. Pour ta contrition, le fait même que tu m'écoutes
avec bonne volonté en est une suffisante preuve. C'est plus qu'un sentiment que
tu offres à Dieu. C'est tout toi-même dans un seul acte, ta pauvre âme tout
entière, douloureuse et tourmentée, affamée de repos.
Ainsi se continuait ce mélange de
calcul, d'audace, de confiance et de joie, comme le plus habile et le plus
libre des chants.
Largilier vit Augustin rejeter
lentement sa couverture, découvrir ses jambes, sa bouillotte, se redresser. Il
l'observait de l'autre côté de la chaise longue. Aux premiers efforts de
l'agenouillement, il se leva en hâte, courut à lui, mit sous ses genoux des
coussins. Augustin disait : « Laisse ! laisse ! »
Largilier releva et étendit sur son dos une des couvertures douces et chaudes,
tombée de la chaise longue.
— Ferme la porte à clef, entendit-il,
parmi de petits sanglots, mêlés de toux et de mouchures.
Mais il dut pencher l'oreille sur
lui. Augustin parlait bas, pleurait d'émotion, d'agacement, de désarroi, de
dépit et de joie, cœur contraint et consentant.
— Je ne sais même pas si je dois m'accuser
de ma longue incrédulité. Je n'en sais rien !
Largilier dut se tenir tout près de
lui, deviner ses paroles et ses sentiments, l'envelopper d'une caresse morale
protectrice, perspicace, robuste.
— Bien sûr, mon cher ami, le jeu de
l'intelligence n'enferme en soi ni faute ni mérite. Il est pure technicité. La
faute ne fut pas de conclure aux lumières de tes prémisses, mais de n'avoir pas
éclairé ailleurs. Compare. En un danger mortel au corps, les hommes tranchent
tout lien, bouleversent vie, carrière, viennent ici deux, trois ans. Tout,
disent-ils, sauf la mort. On ne conserve pas Dieu à un prix moindre.
L'équivalent en une grave crise d'âme était de tout jeter dans la bataille, quitter
l'École s'il eût fallu, épuiser auprès des grands spécialistes catholiques leur
technique et leur foi. On ne met pas Dieu au second rang. On n'est pas
calculateur des moindres frais, ni opportuniste, ni léger, quand il s'agit de
Dieu.
— Quitter l'École ?... Celui qui
lui parlait ne l'avait-il pas fait !...
Ainsi Augustin s'entendit-il dire au
fond de lui-même.
Après quoi, tout devint
secondaire : non seulement, le dépit, le désarroi initial, l'énervement et
le trouble qui ne persistaient plus qu'en souvenirs, vagues comme des
brumes-témoins, mais aussi cet acquiescement : « ne l'avait-il pas
fait ? » et même la suite des aveux, la partie technique de la
confession. Tout était secondaire, remplissage, manière de combler un discret,
miséricordieux et écrasant silence. Une présence le dominait, différente de
toute réalité terrestre, Reine de l'Être, donnée dans le temps, transcendant
tous les temps, à laquelle il confiait à la fois sa pauvre âme infiniment lasse
et les morceaux rongés qui restaient de sa vie.
— Tort fait au prochain ?
demandait Largilier. Augustin fit : non, de la tête, sans cesser de porter
attention à ses réponses et de subir cette lumière.
— Luxure ? impureté ?
Augustin prit le temps de reconnaître
et d'explorer cette sorte d'honorabilité austère, marque de son exceptionnelle
vie, cette rigidité orgueilleuse, survivance de son adolescence et de sa
première jeunesse, qui avait traversé ses longues années d'absence et
d'inadoration.
— Chasteté de vie, fit-il tout bas.
Moindre chasteté de cœur.
Du reste, tout allait très vite.
Largilier posait les questions essentielles, les grandes ouvertures générales
sur cette bonne volonté. Le pénitent était faible, il ne fallait pas l'occuper
longtemps.
En péchés capitaux, ceci sans nul
doute, qu'il voyait clairement dans cette limpide lumière inexorable : une
sûreté de soi omniprésente, étayante, hautaine, tranquille, qu'il n'avait
entrepris de tempérer que depuis peu d'années ; toute pénétrée
d'intelligence, et orgueilleuse de sa modestie même ; une conscience
pleine et dure de sa valeur et de ses réalisations terrestres. Le souvenir de
ses conversations avec l'abbé Bourret le suivit ici, la cursive et dédaigneuse
pitié avec laquelle il lui jetait des remarques qui eussent pu être
bienfaisantes, qui peut-être l'auraient été...
Incontestablement, l'incroyance
l'avait durci. Il n'avait commencé de céder, de sentir « l'autre ordre et
supérieur » que devant la profonde humilité des deux femmes auprès
desquelles, parfois, il venait vivre.
Comme l'aveu se terminait, on frappa
à la porte, essayant de l'ouvrir. Largilier dut se lever, parlementer à travers
la porte, demander qu'on attendît. Revenu, il n'ajouta que quelques mots.
— Je vais te donner une très courte
pénitence : un seul Pater et
un acte de Charité, dits très lentement, dans ton lit, en exercice
destiné à te faire sentir la présence de Dieu : c'est une chose si
simple ! Elle se voit comme la lumière du jour.
Dès la fin de l'aveu, la Présence qui
l'opprimait augmenta sa douceur violente. Les mots latins de l'Absolvo le
heurtèrent comme des balles. Agenouillé, il se prosterna en pensée, tomba à
terre, fit un cercle par terre, sa tête touchant ses genoux, écrasé, d'un
anéantissement sans nom, il était le grain de sable des textes bibliques, un
grain de sable conscient qui eût devant lui vu tout le rivage, toute la mer, et
par-delà, la planète ; et par-delà encore, l'énormité démente de l'espace,
et dans le suprême au-delà, le Roi de tous les Absolus, ou selon la formule
qu'il aimait : « Celui qui s'est fait Dieu ».
Il put encore murmurer :
« preuves expérimentales... expérimentales… » Et aussi :
« Moi qui demandais un centre pour ma pauvre vie... » Perdu dans
cette puissante douceur, il cessa bientôt de se demander quoi que ce fût.
Il sentit que Largilier le prenait
sous le bras.
Enveloppé de ses couvertures, il sourit et claqua des dents.
— Il faut vous mettre au lit,
monsieur, dit l'infirmière que Largilier fit entrer. Vous dînerez couché.
Largilier et elle l'aidèrent à se
déshabiller. Ils passèrent le vêtement de nuit sur le dos voûté et le chapelet
des vertèbres. Dans le lit, les frissons augmentèrent quelque temps, puis se
calmèrent.
Quand ils furent de nouveau seuls,
Largilier se mit à genoux devant son malade et l'embrassa pour la seconde fois.
— Tu communieras demain l'ouvrier de
la onzième heure ? demanda Augustin d'un pauvre sourire.
Puis il regarda partir la petite
taille et la nuque creuse de l'ami qui était venu.
La lumière éteinte, la solitude
retrouvée, revinrent les grandes nappes de la lumière intérieure. Il s'arrêtait
à cette pensée de la « onzième heure ». Il s'énumérait les
inquiétudes qu'elle supprimait : le lent effort ultérieur, après que
serait passée la présence de Dieu, le patient travail de refonte de soi, la
lutte de toutes les heures contre les tentations, les reculs, les dégoûts, la
dure conquête de l'humilité ; tout ce qu'on appelle la persévérance des
conversions lui était rendu facile. Il présenterait à Dieu ses mains vides,
simplement chargées de son cœur transformé.
« Je saute tout, se
disait-il ; une fuite vers Dieu par les raccourcis. J'imite — en plus mal
— le Bébé mort ».
De son lit, il aurait pu, s'il
s'était redressé, voir un, vaste morceau du paysage nocturne. Huit jours plus
tôt, il l'eût fait. Ce qui lui vint à l'esprit fut ce grand texte de saint
Luc : « Reste avec nous, Seigneur, parce qu'il se fait tard ».
Très loin, visible dans sa rêverie
comme, à ras des terres, parmi les lacis des choses antérieures, vingt ans de
vie intellectuelle et toute la minutie de ses réflexions sur des ombres, il ne
lui était pas difficile de retrouver, caché ainsi qu'en un coffret de bois
précieux laissé par un mort, tout ce qui restait d'inapaisé dans le violent
roman de son pauvre cœur.
Mais il fallait évidemment avoir
quelque chose à offrir à Celui qui restait « parce qu'il se faisait
tard ».
— « Donne-moi tout ! »
S'il donnait tout, c'était avec une joie sanglotante d'avoir effectivement tout à donner. La sienne ne serait pas
une acceptation inerte de la mort. Même à la onzième heure, on travaille
encore. Mais les mêmes grâces abrègent à la fois les vies et les passions
terrestres.
Commençant de dire l'acte de Charité,
il prononça à débit lent : « Parce que vous êtes infiniment bon et
infiniment aimable ». Comme le lui avait prescrit Largilier, il se
laissait pénétrer par la présence de Dieu, cette chose si simple.
Joseph Malègue, in Augustin, ou le
Maître est là.