« Ça ne peut plus durer comme ça ».
« Je vous en supplie :
rendez-moi mon espérance ».
En face de ces deux cris, on pourrait
chercher à énumérer toutes les raisons d'angoisse. On pourrait promener, à la
manière d'un cinéaste, un projecteur dans toutes les directions de la planète
pour manifester la hauteur, la largeur, la profondeur de l'angoisse humaine
aujourd'hui, oui toutes ses dimensions : politiques, individuelles,
physiques, psychologiques. On ne cesse pas de le faire, et on n'a pas tort.
S'il fallait la définir, nous dirions
qu'on constate partout un décalage entre l'image du monde que l'on a, les idées
que l'on se donne et dont on a besoin absolument pour vivre et penser d'une
part, et d'autre part la réalité. On n'a plus ce qu'on avait, on n'a pas ce
qu'on attend :
— qu'il s'agisse des conditions
sociologiques les plus élémentaires de notre vie avec les déracinements urbains ;
— qu'il s'agisse des difficultés,
dans tant de secteurs d'activité, pour inventer un minimum d'éthique professionnelle ;
— qu'il s'agisse des tâtonnements
pour donner un peu de réalisme honnête aux idées politiques qui mobilisent nos
affectivités ;
— qu'il s'agisse des décisions sur le
début ou la fin de notre vie ;
— qu'il s'agisse de la nécessité de
n'être pas incohérent avec les doctrines qui précisent la portée religieuse de
notre destin : qui ne redoute pas aujourd'hui le décalage entre ses idées
et la réalité ?
De plus, cette rupture n'est pas
ressentie ni vécue de manière identique par nos compagnons. Dans l'angoisse
elle-même, nous ne sommes pas contemporains les uns des autres. Nos
incertitudes et nos questions ont des millésimes... Et cette
non-contemporanéité dans la recherche n'est pas un des aspects les moins
redoutables de l'angoisse.
De Karl Jaspers à Ivan Illich, des
philosophes de la déchirure aux théologiens de la mort de Dieu et de la
nouvelle chute d'Adam, tous les disciples de Nietzsche ont depuis cent ans
décrit cette angoisse 1. Et, qu'on le sache ou non, qui aujourd'hui n'est pas disciple de Nietzsche, plus ou moins un homme révolté ? Non, on n'a pas
tort de chercher à décrire les motifs de ses incertitudes : tout
simplement parce que cela est.
Mais nous nous ferons grâce de cette
description. Je préfère vous renvoyer à la conscience personnelle que chacun de
vous en a, même si vous n'avez pas envie de regarder. Oui, en face de notre
angoisse, je préfère m'en remettre à elle, et me borner à une remarque, une
seule remarque, une remarque pour moi préalable mais capitale. Il n'est pas
question de minimiser cette angoisse de tout homme, ni de nous sécuriser de
quelque façon que ce soit. Il faut la prendre à bras le corps, sinon on n'a
rien à dire. Il n'y a pas d'autre point de départ à tout chemin vers
l'espérance : l'angoisse telle que chacun la connaît, à la fois toujours
la même et cependant différente pour chaque homme.
Cette première remarque est que le
propre de l'angoisse est d'être totalitaire, et donc l'espérance ne peut
qu'être aussi totalitaire qu'elle, ou bien alors l'espérance n'est pas. Pas
plus que l'angoisse, l'espérance ne se détaille. Elle porte indissociablement
sur le but à venir, à espérer et sur les moyens, pour tout de suite, d'espérer
et de construire. Précisons ceci : l'angoisse fondamentale qui étreint
toute vie d'homme a un double aspect. Et elle n'est angoisse justement que
parce que ces deux aspects sont inséparables. Elle porte à la fois sur ce qui
va arriver maintenant et sur ce qui va arriver plus tard. Même pour celui qui
n'est pas croyant, la question est là : qu'arrivera-t-il à l'humanité
après ma mort ? Qu'en sera-t-il pour les enfants de notre génération une
fois que je n'y serai plus ? Même le témoin incroyant qui condamnait à
mort au Procès de Nuremberg voulait que « cela serve au moins aux
générations futures ». Oui, l'angoisse ne se détaille pas, et la force de
ce qui lui répond doit être de même nature.
Aucune considération sur l'au-delà ne
détournera les hommes de ce temps de leurs angoisses temporelles. La promesse
d'un paradis ne résout pas nos problèmes d'aujourd'hui ni ne nous apaise, et
nous attendons de l'Église qu'elle nous donne une réponse justement à ces
problèmes et pas seulement par un discours sur l'au-delà et un Paradis
aseptisé.
Mais inversement, aucune construction
temporelle, aucun messianisme terrestre ne nous délivrera, en fait, de
l'angoisse de l'au-delà qui nous travaille tous. Ne serait-ce que les jours où
nous n'avons plus envie d'être là pour ne pas voir ce que nos successeurs
risquent de voir. Et ce ne serait pas la peine d'avoir un siècle de
psychanalyse derrière nous, si on nous refusait le droit de faire appel à ce
fait sous prétexte qu'il est souvent inconscient. L'angoisse de l'homme est
telle qu'elle porte à la fois sur le temporel et sur l'éternel, de telle sorte
qu'une réponse sur l'éternel seulement ne vient rien apaiser pour le temporel
et qu'une réponse sur le temporel ne vient rien apaiser pour l'éternel. La
guérison ne peut être qu'aussi totalitaire que la question, ou elle n'est pas.
Et un salut qui n'assumerait pas entièrement cette affirmation ne serait pas
sérieux. Si donc l'Évangile, le Christ, Dieu et l'Église ont à nous offrir
quelque chose de sérieux en face de cette angoisse, ce ne peut être qu'en nous
offrant une espérance aussi globale qu'elle.
Un programme ne suffit pas
Vous l'avez constaté vous-même bien
souvent. Souvenez-vous. Ce n'est pas parce qu'on nous proposerait des programmes
qui nous donneraient une réponse définitive sur tous les problèmes temporels et
éternels que notre angoisse disparaîtrait. Même si l'on nous donnait la réponse
une à une à toutes nos questions, ce ne serait pas l'espérance. L'angoisse
est totale non pas en ce sens qu'elle accumule des angoisses. Non. Mais en ce
sens qu'elle est une et indissociable quand elle porte et questionne le présent
et l'avenir : c'est
une seule angoisse qui nous tient et plusieurs réponses ne font pas l'affaire,
même si elles couvrent tous les horizons. Au fait écrasant de notre
incertitude, on ne peut répondre que par un autre fait encore plus fort. La
seule réponse que donne l'Évangile et, avant même l'Évangile, notre vie d'homme,
c'est qu'il existe une réalité aussi forte, aussi totale que l'angoisse, à
savoir cette passion d'espérer qui habite tout homme. Il ne s'agit pas alors de
fabriquer l'espoir, car il est, mais de comprendre ce en quoi il est, lui
aussi, totalitaire.
Et j'ajouterai alors immédiatement,
avant d'écouter les objections, que cet espoir que je constate partout n'est ni
une réponse, ni une extinction de l'angoisse. La seule véritable réponse n'est
pas de dire qu'une espérance va éteindre l'angoisse. Non, mais l'inverse :
qu'aucune angoisse finalement n'est arrivée à éteindre l'espérance. Voilà tout
ce qu'on peut répondre et rendre manifeste : non pas prétendre que le
Christ va dissoudre l'angoisse dans l'espérance, ni même que l'espérance va
dépasser l'angoisse. Non, pour le chrétien il n'est pas nécessaire pour espérer
que l'espérance triomphe, mais il suffit que l'angoisse ne triomphe pas de
l'espérance. Aux motifs de découragement et de désespoir, qui sont un fait
terrible pour qui veut ne pas tricher, on ne peut répondre que par un fait
encore plus fort : l'espérance est aussi vivante et aussi totale que
l'angoisse elle-même, et elle seule est à son niveau.
Ce n'est qu'après avoir constaté et
admis cela qu'un chrétien peut voir comment l'Évangile vient consolider et
creuser encore plus profondément, exaucer et surélever à la fois cette
espérance spontanée. « Dieu nous invente avec nous », a admirablement
dit Emmanuel Mounier en reprenant l'idée force de toute la conception de
l'homme de Thomas d'Aquin 2. Oui, Dieu ira plus loin que nous dans
cette espérance. Dieu la veut avec nous, pour nous, encore plus que nous, mais
jamais sans nous. C'est pourquoi nous devons nous dire : ne tuons pas cet
espoir spontané et total qui est en tout homme, il est, il tient la réponse et
la complicité la plus profonde de Dieu en chacun de nous.
Mais Dieu n'était plus là
Oser parler d'espérance, c'est pour
certains, aujourd'hui, à l'intérieur même du christianisme, pactiser avec une
tricherie, et c'est pour eux peut-être le suprême mensonge. L'objection a été
formulée de bien des manières.
N'est-ce pas risquer l'évasion et
détourner les hommes de leur combat que d'annoncer un salut par l'espérance ?
La nouveauté religieuse du christianisme n'est-elle pas d'avoir décidé du sens
de l'histoire, non par une idéologie, mais par une incarnation, concrète, déjà
commencée ? Et d'autres, avant, avec ou après Bonhoeffer, suspectent les
clercs d'enfermer la religion dans l'angoisse et le pessimisme pour mieux
rendre nécessaire leur Dieu, devenu le bouche-trou des insuffisances humaines,
l'espérance ne devenant alors qu'une drogue de plus. Rappelez-vous comment
cette suspicion se traduit chez nos contemporains. Voici l'aveu d'un des
derniers prix Nobel français : « Connais-tu la légende de saint Dimitri ?...
Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait,
lorsqu'il rencontra un paysan dont la voiture était embourbée. Alors saint
Dimitri l'aida. La boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut
batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dimitri courut au
rendez-vous. Mais Dieu n'était plus là » (Camus, Les Justes, acte
IV). Voici comment est imaginée l'attitude du chrétien. On espérerait le Ciel,
la rencontre avec Dieu, et l'on se hâterait dans la steppe, dans la traversée
difficile du quotidien ; mais au terme il n'y aurait plus personne, et
nous ne ferions, en espérant, que courir vers le vide.
J'accepte le soupçon. Oui, ils
auraient pleinement raison, tous ceux qui craignent que l'espérance dévirilise
ou désincarne l'homme. Mais ils se trompent d'espérance. Et avant de leur répondre,
je dis oui, j'accepte, et pleinement, d'être suspect, mais à une condition :
que ce soit au moins au nom de la véritable espérance. Elle n'a rien de
chrétien, cette espérance qui séparerait le temporel de l'éternel et qui
achèterait l'un au détriment de l'autre. Quant à moi, je refuse de séparer la
terre et le Ciel et de sacrifier l'un à l'autre. Car l'un et l'autre reniements
sont aussi coupables à mes yeux.
On n'a pas le droit, au nom de
l'espérance chrétienne, d'arracher du cœur humain l'espoir temporel. Qu'il soit
impossible de préciser le quand et le comment de notre libération, il reste que
nous avons tous besoin — et un besoin fou de savoir que dès maintenant l'aspect
intolérable du mal peut disparaître. On n'a pas le droit de nous détourner de
cette bataille. Et la véritable espérance chrétienne non seulement ne doit pas
démentir cet espoir mais elle en est le soutien. Justement parce que Dieu ne
nous abandonne pas, il nous demande d'espérer que les malédictions
disparaissent. Et nous devons l'espérer jusqu'au bout. On n'a pas le droit de
tuer cet espoir. Et toute l'histoire du peuple hébreu de la Bible le montre :
c'est à propos d'un espoir temporel que Dieu a appris à son peuple à espérer 3.
Et ce ne fut peut-être pas la moindre tentation d'un Luther que d'abandonner ce
monde d'ici-bas aux ténèbres et de n'espérer que l'au-delà.
Mais réciproquement sont aussi
coupables ceux qui sous prétexte de planification, de futurologie, de
programme, de description explicite des lendemains qui chantent, attaquent
l'espérance d'un au-delà, souvent tout aussi informulé dans le cœur des hommes,
et n'espèrent que pour cette terre 4. Oui, contrairement aux
théologiens de la mort de Dieu et aux théoriciens de l'opium du peuple selon
lesquels il faut bannir l'idée d'une vie
éternelle qui serait une consolation apportée à des êtres qui n'auraient plus
d'espoir humain, je dis : c'est le contraire qui est vrai, notre cœur a
besoin, à la fois, d'espérer pour ici-bas et d'espérer une vie dans l'au-delà.
Qu'il se lève, celui qui peut trouver le bonheur sans y inclure l'avenir, celui
qui peut s'épanouir pleinement et tenir sans tricherie ni égoïsme, dans la
solitude, en face de la mort et de l'avenir ! Car même le bonheur ici-bas
est impossible, mais impossible absolument, s'il n'y a pas une espérance ferme
de vie éternelle. C'est en cela que l'espérance est chrétienne, redisons-le :
parce qu'elle est totalitaire.
Le Royaume, le Royaume et encore le
Royaume !
Le pape Paul VI a fait très
exactement de ce problème l'objet de son message de Pâques 1971. Mais a-t-on
remarqué la force du propos ? Nous ne faisons ici que le reprendre.
Sous une allure apparemment anodine,
mais juste, Paul Misraki a fait apparaître ce paradoxe, propre à l'espérance
chrétienne, dans son roman La mort d'un P.-D.G. Un mari qui se croit
plus chrétien que son épouse défend la cause d'une vie authentiquement
chrétienne — fondée sur l'espérance d'un au-delà, mais au détriment du
quotidien. Le mari paraît avoir raison, jusqu'à la fin du récit où son épouse
retourne tout, de manière inattendue... justement à partir du message de Pâques
de Paul VI en 1971.
« Soit, dit la jeune femme, les doigts tremblants. Il
y a le Royaume, le Royaume, et encore le Royaume. Mais moi ce qui m'intéresse,
c'est la terre, la terre et encore la terre et tout ce qui reste à faire dans
ce monde pour y rendre la vie plus supportable. Et en dépit de tout ce que tu
peux me dire, l'Evangile lui-même m'y encourage et me fournit les directives
nécessaires... Et il se trouve, tu vois, que j'aime, oui, j'aime cette vie... »
Et après débat et répliques très
dures de son mari :
Claire ouvrit la porte. Elle
brandissait un vieux journal qu'elle tendit à son mari dans un geste de
triomphe : « Tiens, dit-elle. Tu vas voir : j'étais certaine
d'avoir raison contre toi. En voici la preuve formelle ! Le pape, mon
cher. Le pape en personne. Tu ne me crois pas ? Alors, lis !... »
La cause de l'homme n'est pas perdue
— message pascal du pape Paul VI prononcé à Rome le 11 avril 1971.
Le préambule en était des plus
sombres et ne paraissait pas justifier pareille euphorie. Le pape évoquait le
panorama d'un monde bouleversé par la tempête, déchiré par les guerres, affolé
par la menace d'armements de plus en plus terrifiants, agité par les luttes
sociales, plongé dans l'oubli de la religion et des valeurs spirituelles ;
l'Église elle-même était secouée, sur le plan doctrinal autant que sur le plan
disciplinaire. L'humanité, disait Paul VI, éprouve un besoin
douloureux et — en un sens — prophétique d'espérance, comme on sent le besoin
de respirer pour vivre. Et le paragraphe suivant éclatait comme une bombe :
Eh bien ! sachez-le, amis qui
nous écoutez, nous sommes en mesure aujourd'hui de vous adresser un message
d'espoir. Non seulement la cause de l'homme n'est pas perdue, mais elle est en
situation avantageuse et sûre. Les grandes idées, qui sont comme les phares du
monde moderne, ne s'éteindront pas. L'unité du monde se fera. La dignité de la
personne humaine sera réellement reconnue et pas seulement pour la forme. Le
caractère inviolable de la vie sera admis par tous d'une manière effective. Les
injustes inégalités sociales seront supprimées. Les rapports entre les peuples
seront fondés sur la paix, la raison et la fraternité.
On ne pourra certes pas abolir la
faiblesse humaine, la caducité des buts atteints, la souffrance, le sacrifice,
la mort temporelle. Mais toute misère humaine pourra bénéficier d'assistance et
de réconfort. Elle connaîtra même ce surcroît de valeur que notre secret peut
conférer à toute décadence humaine. L'espérance ne s'éteindra pas, en vertu
même de ce secret.
Il ne s'agit pas d'un songe, ni d'une
utopie, ni d'un mythe : c'est le réalisme évangélique. C'est sur ce
réalisme que nous, croyants, nous fondons notre conception de la vie, de l'histoire,
de la civilisation terrestre elle-même, que notre espérance transcende, mais en
même temps encourage dans ses conquêtes.
Ainsi aujourd'hui, le pape adoptait
soudainement une politique nouvelle, qui eût comblé d'aise Karl Marx et Jean
Jaurès : il préparait le monde à
de glorieux lendemains.
Pure démagogie ? Tentative
désespérée de raviver des espérances mortes ? Baume illusoire coulé sur
les blessures du siècle ? Paul VI s'était-il bien rendu compte de l'aspect
insolite, voire choquant, de sa déclaration ? Eh bien ! oui. Il s'en
était rendu compte, et il en faisait ouvertement état, sans pour autant
s'expliquer pleinement sur ses intentions cachées :
Ce n'est pas le moment de vous
expliquer les raisons solides de ce paradoxe, c'est-à-dire comment nous, hommes
de l'espérance transcendante et éternelle, nous pouvons encore soutenir — et
avec quelle vigueur ! — l'espérance qui concerne l'horizon temporel et
présent. Mais c'est ici le moment où notre voix se fait l'écho de celle du
Vainqueur, le Christ Seigneur : « Ayez confiance, j'ai vaincu le
monde »....
Et le message se terminait sur la
glorification des innombrables cohortes des gens honnêtes et bons qui, dans
le silence, par la prière et par l'action, avec fidélité et esprit de
sacrifice, donnent un sens au déroulement du temps... 5
Une « loi contre les suspects »
Alors on peut accepter d'être
suspect, mais au nom de cette espérance. Et ici le chrétien sera toujours
suspect, comme il l'a toujours été dans le passé. Oui, nous serons suspects
comme les prophètes du peuple juif l'ont été, en refusant les alliances
politiques avec les Assyriens et les Egyptiens, car leur espérance et leur Dieu
étaient plus que l'espérance ou le dieu d'une seule nation. Oui, nous serons
suspects comme les Apôtres le furent à Jérusalem, à Ephèse, à Athènes ou à
Rome, lorsqu'ils « ne pouvaient pas ne pas parler » du Christ et pour
cela risquaient la prison. Oui, nous le serons comme les premiers chrétiens
lorsqu'ils refusèrent qu'un homme, fût-il empereur, présidât à la vie et à la
destinée de l'humanité. Ils étaient suspectés d'être des « casseurs
d'illusions », d'être contre les dieux, d'être des athées. Pour eux un
homme ne pouvait être le maître absolu du destin. Et des siècles plus tard, au
moment de la révolution française, on ne s'est pas trompé lorsque, en 1793,
voulant réduire l'Eglise à n'être qu'un appareil au service de la politique, on
décréta « la loi contre les suspects », c'est-à-dire contre ceux qui,
au nom de leur foi, refusaient l'Église d'État. On avait vite oublié le rôle du
clergé dans la nuit du 4 août et dans le renversement des privilèges, c'est-à-dire
dans la naissance même de la révolution 6. Et, à l'entrée de ce
siècle, les religieux furent assez suspects pour qu'on les expulse. Ce n'est pas si vieux. On a déjà oublié cela... Et nous le
savons bien, aujourd'hui encore, des chrétiens sont suspects dans de nombreuses
régions, très différentes, mais toujours pour la même raison.
C'est la loi même de l'espérance
chrétienne que d'être casseur d'illusions,
que de refuser toutes les limites humaines de nos sociétés et de nos idées.
C'est la logique même de notre espérance de nous rendre suspects dans la mesure
où nous refuserons toujours de réduire le but et le terme de notre vie à un
parti, à une idole, à un système, fût-ce le plus noble aux yeux des hommes.
Oui, nous serons toujours suspects d'être, au nom de notre espérance,
contestataires de toutes les idéologies, de tous les messianismes temporels,
comme de toutes les évasions, car toujours l'espérance nous obligera à regarder
plus loin que notre horizon d'homme pour comprendre cet horizon lui-même.
Bienheureuse suspicion. Elle devrait nous réjouir, ne détient-elle pas la
preuve que notre espérance est justement pleinement religieuse et d'abord
pleinement humaine. Et quand il est suspect, en ce sens où il ne veut rien
lâcher des deux dimensions de son espoir, le chrétien peut alors se dire qu'il
est animé par le même dynamisme qui a donné la victoire à ses frères du passé.
Bernard Bro, op, in Contre toute
espérance (1975)
1. « Le cheminement de Karl
Jaspers, ce psychiatre et psychologue devenu philosophe, est caractéristique de
notre temps comme de sa philosophie. C'est une philosophie de la déchirure et
de la conciliation, mais d'une conciliation vers laquelle on tend sans
véritablement l'atteindre, d'une conciliation qui est seulement objet de foi.
Cette foi n'est pas la foi reposante du chrétien, c'est la foi rationnelle du
philosophe qui n'élimine pas l'inquiétude. Entre la négation athée et la
croyance religieuse, Jaspers a voulu suivre la voie étroite et ardue de celui
qui répond pleinement à l'appel d'un Dieu inconnu et toujours caché. Cette
philosophie est tragique puisque c'est celle de l'existence déchirée.
« Le philosophe ainsi se
distingue du savant par une certaine attitude, une tenue de conscience. Il est
celui qui, par-delà tout objet, par-delà même la distinction du sujet et de
l'objet, veut pénétrer jusqu'à leur source commune. Philosopher, c'est vivre
dans cet entre-deux qui consiste à ne pas s'en tenir au monde, à ne pas
davantage s'en évader, mais à le déchiffrer... Je suis libre d'une liberté qui
m'est entièrement remise, qui ne m'est pas garantie et qui ne peut être en
définitive qu'un défi — un défi qui semble aboutir à une impasse. Telle est la
situation-limite ultime, source de toutes les autres. Le défi, a-t-on dit,
c'est la déchirure-pensée. Il aboutit à cet échec que Jaspers appelle la
passion de la nuit — de la nuit qui est la poussée de l'existence vers sa
propre perte.
« L'enseignement de la nuit :
tout ce qui devient doit être ruiné. Mais une philosophie radicalement déchirée
est impossible. La déchirure ne peut être que pleinement vécue ; la dire
c'est déjà la surmonter. Ce que le philosophe cherche, par-delà tous les
déchirements, c'est la paix — la paix du " jour ", la
transcendance... " Dans l'échec, faire l'épreuve de l'Etre. " Cette
admirable devise de Jaspers signe sa philosophie. Mais il n'en faudrait pas
tirer une conclusion rassurante. En un sens, dans cette philosophie, qui ne
veut pas dépasser le tragique et qui s'inspire de Nietzsche, c'est la nuit qui
domine. Il y a des échecs insurmontables qui ne peuvent être dits dans aucun
langage... La vertu ici exigée porte un beau nom : elle s'appelle
patience. La patience vraie n'est pas seulement passive, mais une force de
résistance, une volonté de " tenir ". Le " silence plein "
n'est peut-être pas encore exactement l'espérance, mais ce qui la soutient et
la remplace dans la pire déréliction et qu'on appelle communément l'attente.
Car lorsqu'un être attend, même obscurément, même dans la nuit, quelque chose
de l'existence, c'est qu'il entend encore l'appel de la transcendance »
(Jean LACROIX, pour la mort de Jaspers, Le Monde, 28 février 1969).
2. C'est bien une des intuitions
majeures de la théologie de saint Thomas d'Aquin que de reconnaître, en toute
question, l'autonomie et la consistance propre du créé (qu'il s'agisse
de la présence de Dieu, de la théologie du salut, de l'incarnation, des
sacrements, de la prière, de l'espérance, etc.). Ce n'est peut-être qu'à partir
de là qu'on peut vraiment parler d'espérance, comme ce n'est qu'à partir de là
qu'on a pu parler d'une authentique « présence » de Dieu au monde.
Contrairement à ce que disent
certains, Thomas d'Aquin est, par son réalisme, à la véritable origine de la
pensée moderne. J.B. Metz a marqué la rupture et la nouveauté de la pensée de
Thomas d'Aquin sur ce point de la reconnaissance de l'autonomie et de la
consistance propre du réel : cf. L'homme. Anthropocentrique chrétienne.
Pour une interprétation ouverte de la philosophie de saint Thomas, Marne,
1968, p. 47 ss. (Sur la différence entre une eschatologie gnostique ne donnant
pas consistance à la terre, et une eschatologie biblique comportant l'espoir
d'un avenir meilleur, cf. op. cit., p. 156 et Gott vor uns, Francfort,
1965, pp. 227-241.) J. B. METZ est proche des vues développées par J. MOLTMANN
dans sa Théologie de l'espérance, Munich, 1964 ; Paris, Cerf-Mame,
1973.
3. Cf. A. GELIN, « L'Espérance
dans l'Ancien Testament », Lumière et Vie n° 41, janv.-mars 1959,
p. 12 ss ; A. HULSBOCH, « L'attente du salut d'après l'A.T »., Irenikon,
1954, pp. 4-20 ; A. GELIN, « Expérience et attente du salut dans
l'A.T »., Lumière et Vie n° 15, mai 1954, pp. 297-308.
4. « J'ESPÈRE DONC JE SERAI ».
On sait la séduction récente de la
pensée du philosophe marxiste Ernst Bloch sur les théologiens catholiques et
protestants, au nom de l'espérance ; cf. J. MOLTMANN, Théologie de
l'espérance, Ed. du Cerf, 1973, pp. 367 ss, et tome II, Débats, Ed.
du Cerf, 1973, pp. 24 ss. Sur la pensée de Bloch, cf. l'ouvrage de L. HURBON, Ernst Bloch. Utopie et Espérance, Ed.
du Cerf, 1974 (avec bibliographie pp. 143-145).
Il faut reconnaître la force d'esprit de Bloch, son appel
à la sincérité, le bienfait du large courant d'optimisme qu'il introduit en
face du pessimisme et du nihilisme des nietzschéens et des structuralistes.
Mais il est d'autant plus nécessaire d'être attentif au phénomène de
récupération du christianisme et à la falsification radicale et meurtrière
qu'il opère dans l'idée du Dieu chrétien. « Dieu est devant » :
Bloch semble ouvrir une troisième voie, celle d'une réconciliation entre
christianisme et athéisme au nom de l'espérance : 1/ Dieu ne serait plus
ni père, ni principe, ni origine, ni source ou créateur, ni objet d'adoration.
Ce Dieu-là, terrifiant et mythique, est mort et doit être éliminé dans toutes
ses reviviscences. 2/ Une deuxième voie n'est pas plus supportable : celle
du vide et de la négation, telle que l'athéisme la propose, n'est pas
suffisante pour motiver la vie humaine. 3/ Reste une troisième voie : Dieu
est ce que l'homme a à fabriquer, il est son horizon.
« Seul un athée peut être bon chrétien, seul un
chrétien peut être bon athée » (Tübingen Einleitung in die Philosophie,
tome II, Francfort, 1961, p.
176). Cette phrase déjà célèbre ne concerne point n'importe quel athée, ni
n'importe quel chrétien. Il ne s'agit point de l'athée « petit-bourgeois »
et nihiliste, mais de l'athéisme « plein d'espérance » comme le
disait Bonhoeffer ; non du pieux fidèle des églises, mais du chrétien qui
est passé par la catharsis du marxisme, seule porte qui puisse libérer l'homme,
seule porte ouverte sur le commencement de la réalisation de l'Utopie (cf. Das
Prinzip Hoffnung, Francfort, 1959, p. 123).
C'est naturellement Job qui incarne le plus parfaitement
la révolte contre Yahweh-Ptah, Job qui s'affirme meilleur qu'un Dieu qui n'agit
point contre le mal et écrase l'innocent. Avec Job, nous avons comme un second
Exode qui est la libération du joug. de Yahweh. La réponse de celui-ci est
décevante. Les paroles de Yahweh sont le témoignage de l'athéisme de Dieu
lui-même (cf. Das Prinzip Hoffnung, p. 161). Le Dieu cruel nie être
obligé de tenir compte de la morale ; en ce sens il nie le Dieu de la
moralité, il est lui-même athée.
« Là où il y a espérance, là aussi il y a religion,
mais là où il y' a religion, il n'y a pas toujours espérance » (ibid., p.
346).
Répétons combien en reprenant en christianisme les thèses
de Bloch, on est amené à évacuer radicalement, et à travers une idéologie
séduisante, ce qui est le fondement et l'originalité même de la foi chrétienne.
« Le Dieu de l'espérance de Bloch ne réintroduit pas
le Dieu transcendant, déguisé en Dieu du futur ; il n'y a d'autres mystères
que ceux de l'Homme, et le " Dieu caché " n'est rien d'autre que 1'
" Homme caché ". Il n'est rien d'autre que l'espérance humaine et la
profondeur de son destin... À la fin, Dieu sera ; mais le Dieu de
l'espérance ne sera pas l'apothéose du kosmos, il sera l'Homme : Homo
homini Deus ! la formule de Feuerbach a cependant changé de sens... Le
Dieu-Espérance n'est pas le Dieu de l'espérance chrétienne, le Dieu de
la promesse et de la fidélité, qui est le garant de notre espérance. Pour
l'espérance chrétienne, l'avenir de l'homme, la liberté des enfants de Dieu, la
libération de la créature qui " gémit " dans le présent sont ouverts
et déterminés par l'avenir et la promesse du Ressuscité. Pour Bloch, le "
bon chrétien " est celui qui est libre, libéré du joug
hétéronomiste du tyran créateur, du Vater-Ich, il est donc athée ;
mais il ne l'est point parce que sa vie est remplie de l'espérance
eschatologique.
De son côté, le bon athée " n'est point l'athée
quelconque, le tenant de l'athéisme vulgaire. Lui aussi est rempli d'espérance
eschatologique, et en ce sens il est chrétien... En somme, l'athéisme a été
dépassé par l' « Anthropothéisme eschatologique ». (L.B. GILLON,
o. p., « La joyeuse espérance du Chrétien Athée " selon Ernst
Bloch », Angelicum 48, 1971, pp. 490-508. Voir aussi L. B. GILLON, « Planification,
espérance, résurrection », Angelicum 50, 1973, pp. 3-19, et du même
auteur : « Le " Dieu de l'espérance " », Laval
Théol. et Phil., févr. 1974, pp. 55-61. Ces trois articles nous paraissent
être les plus aigus pour aider à situer et comprendre Bloch et les réactions
qu'il suscite chez Moltmann.)
5. P. MISRAKI, Mort d'un P.-D. G., Marne, 1972, pp. 166-
172. Cf. PAUL VI, « Message de Pâques », 1971, Documentation
catholique, n° 1 585, 2 mai 1971, pp. 347-375.
6. Cf. A. LATREILLE, L'Eglise catholique et la
Révolution française, tome I, « Foi
vivante » n° 131, Ed. du Cerf, 1970.