Peu après l'âge de vingt ans, j'étais
devenu un poète connu dans mon pays. Je parlais à la radio. J'écrivais dans les
grandes revues et dans les journaux. J'étais l'auteur de livres couronnés. Les
grands poètes de mon pays m'adressaient des éloges. On mettait de l'espoir dans
mes dons poétiques. Mais je ne gagnais pas assez d'argent pour aider mon père.
Et, cela, c'était une chose fort urgente. Mon père était extrêmement fier que
je fusse poète. Il savait que la grandeur de l'homme sur terre commence avec
les saints, les poètes et les philosophes. Dans l'Église orthodoxe, il n'y a
pas de frontières entre la poésie et la prière. L'une et l'autre ont comme but
le beau, le sublime et le divin. L'harmonie et la beauté sont leurs lois — à
toutes les deux — et par elle, l'homme communie avec le cosmos et l'éternel. La
somme théologique de l'Église orthodoxe — l'encyclopédie de la foi et de la
prière — s'appelle Philokalia 1 qui signifie précisément l'amour du beau. Le beau et le divin sont une seule et même chose.
Car le divin est beau et le beau est divin. Un saint homme — un moine — c'est
un philokalos, un amoureux du beau,
car Dieu c'est la beauté suprême. Les moines, les ermites, les ascètes et les
saints sont appelés Kalogeros, qui signifie les beaux vieillards, ou,
dans le grec byzantin, ceux qui ont une belle vieillesse. Nulle part le
poète, le peintre, l'artiste, n'est davantage chez lui que dans l'Église et
dans la foi orthodoxe. Étant poète, je m'approchais de Dieu plus que les autres
hommes. Le poète est, après le prêtre, l'homme qui s'approche le plus de Dieu.
Un grand cardinal catholique écrivait, au siècle passé : « Plus
intelligente et plus généreuse que Platon, qui couronne le poète pour le
conduire à la frontière et le bannir, l'Église orthodoxe lui a ouvert ses
temples, lui a cédé une place d'honneur en ses sanctuaires, et lui a emprunté
ses mélodies pour occuper, le jour et la nuit, les longues heures de la prière
orientale. Nulle part la poésie n'a reçu de l'Église un plus grand honneur que
dans la patrie d'Homère, chez les orthodoxes »2.
De grands poètes, de grands peintres,
de grands musiciens et de grands orateurs ont été canonisés, comme Saint
Romanos le Mélode, Saint Joseph l'Hymnographe, Saint Nerses le Gracieux, Saint
André de Crète, Saint Éphrem le Syrien, Saint Jean « Bouche d'or » ou
Chrysostome, Saint Jean « qui roule de l'or » ou Chysorrhoas
Damascène... Des peintres ont aussi été canonisés comme Saint Andrei Roublev,
le plus grand des peintres russes. La poésie comme la prière est une échelle
vers le ciel. Et mon père était fier de moi. Je n'étais pas devenu prêtre,
malheureusement mais j'étais poète, je venais donc, sur l'escalier qui monte
vers le ciel, tout de suite après le prêtre.
Un jour mon père arriva dans la capitale.
C'était une grande surprise pour moi. Il ne venait dans la capitale qu'en
automne, avant la rentrée des classes, pour faire un emprunt sur son salaire, à
la caisse du ministère des Cultes, afin qu'il pût envoyer mon frère et mes
sœurs à l'école, leur acheter des livres et des chaussures.
Ce n'était pas l'automne. Et il était
là ! J'ai tout de suite compris qu'il s'était passé quelque chose de
grave. De très grave.
Mon père est arrivé, dans mon petit
appartement du centre de la capitale, vers cinq heures et demie du matin. C'est
l'heure à laquelle arrivent dans la capitale les trains des provinces
lointaines. J'ai eu peine à me réveiller. Il a dû sonner longtemps avant que la
porte ne s'ouvrît. C'est que je venais à peine de me coucher. Cinq heures et demie
du matin, c'était l'heure à laquelle habituellement je me couchais. Pour payer
mes cours et mes droits d'inscriptions à l'Université, je devais travailler. Je
faisais la chronique des faits divers dans divers journaux. 3
Le plus dur, dans ce métier, c'était
de veiller toute la nuit, jusqu'au moment où sortaient les premières éditions,
vers cinq heures du matin. Un reporter ne doit jamais manquer de faire le
reportage d'un incendie, d'un accident de la circulation ou d'un drame qui se
produisent à l'aube. Or toutes les choses notables qui concernent la rubrique
des faits divers se produisent au petit matin. Je l'ai vérifié. Ainsi toutes
les nuits je veillais sur la grande métropole, installé près du téléphone.
Quand le jour se levait, j'allais me coucher.
Ouvrant la porte à mon père, j'étais
très heureux, mais j'avais terriblement sommeil. Afin de pouvoir garder les
yeux ouverts, je me suis d'abord lavé le visage à l'eau froide. Puis je suis
revenu et j'ai bien regardé mon père. Je l'ai regardé comme on regarde une
icône. Comme je le regardais depuis notre première rencontre. Cette fois, au
lieu de me réjouir, je me suis rembruni. Mon père était en uniforme de saint,
ce qui veut dire qu'il était littéralement en loques. Sa soutane était en
loques. Or mon père n'en a eu qu'une seule toute sa vie. — comme il n'a eu
qu'une seule vie. Il a porté une seule soutane comme on porte un seul visage.
De temps en temps, la nuit, la presbytera lavait la soutane, la
rapiéçait, la raccommodait. Mais, à présent, après vingt ans de service,
l'unique soutane de mon père ne tenait plus... C'était une loque. Elle n'était
ni noire, ni rouge, ni beige. Les loques n'ont point de couleur. Et puis il y
avait les morceaux rajoutés, raccommodés. La vue de ce saint en loques m'a
tellement attristé que j'ai baissé les yeux. C'était une image trop dure à
supporter. Elle me déchirait le cœur. Ce prêtre, de plus, était mon père et
l'être que j'aimais le plus au monde. Ce n'était plus supportable. Je ne
pouvais plus voir le visage de martyr, et la soutane en loques, de mon père.
Mais mes peines ne faisaient que
commencer. Car, en baissant les yeux, j'ai vu les bottes de mon père. Et le
spectacle des bottes était plus terrible que celui de la soutane.
Mon père avait les mêmes bottes,
ferrées, avec de grands clous, qu'il avait toujours portées. Il était le cheval
du Christ. Il devait être ferré comme un cheval. Il servait son maître, la
plupart du temps, avec ses jambes. Il devait donc avoir de grosses bottes. Les
bottes étaient un instrument essentiel, pour l'exercice de son sacerdoce dans
les hautes montagnes. Mais, cette fois, les bottes ne tenaient plus. Elles
étaient trouées partout. Par les trous, on voyait des chaussettes de laine
écrue, couleur naturelle — non teinte grossièrement tricotées par la mama
presbytera. Mais, à certains endroits, la chaussette de laine aussi était
trouée. Et l'on voyait les orteils gelés, enflammés par les rhumatismes et par
la fatigue. À travers les trous des bottes et des chaussettes, on voyait la
peau des pieds, la peau blanche comme de la craie, la peau presque morte.
J'ai fermé les yeux. Et j'ai serré
les paupières, afin que les larmes ne puissent pas passer, comme on serre les
lèvres afin que le cri ou le hurlement de douleur ne sorte pas. Afin que les
larmes et les cris restent comprimés dans le cœur. Jusqu'au moment où les cris
et les larmes et les hurlements et toute la douleur éclatent, explosent, à
force d'être trop serrés en-dedans, sous une trop grande pression. Mais alors
ce ne sont pas uniquement des larmes et des cris, car la cage de la poitrine,
et les côtes et toute la chair explosent. Pour le moment, je pouvais encore
comprimer tout cela au-dedans de moi. Subir. Je serrais, je serrais les
paupières, pour arrêter les larmes. Et les dents et les lèvres, je les serrais.
Et tout mon cœur était serré. Tout l'univers avait le cœur serré. Mon père a
rougi. Il a caché vite ses jambes sous la table. Il avait honte. Il était gêné,
rouge de gêne et de honte, parce que moi, son fils, j'avais vu sa terrible misère.
Il a dit, pour s'excuser : « À cause de la guerre, on ne peut plus
faire de chaussures. Ni même les réparer. Le cuir manque totalement. Chez nous,
à Petrodava, il est interdit de tanner les peaux. Si l'on découvre que
quelqu'un a tanné des peaux, on le fusille sur place. Sans jugement. Sans
interrogatoire. Sans un mot. On le fusille. Alors on n'a plus du tout de cuir.
Dans toute la région. Et si on n'a pas de cuir, on ne peut pas faire de
chaussures ».
— J'ai une paire de brodequins de
ski, ai-je dit. C'est un admirateur de mes vers qui m'en a fait cadeau. Il a un
grand magasin, ici dans le centre... Je te les donne.
J'ai cherché les brodequins de ski.
J'ai comparé les semelles de mes brodequins aux semelles trouées, presque
inexistantes, des bottes de mon père. C'était exactement la même pointure.
J'étais extrêmement fier de chausser la même pointure que mon père. Et j'étais
très fier de pouvoir lui venir en aide.
— Tu auras besoin de tes brodequins,
dit mon père.
— Non, ai-je répondu. Je n'en ai pas
besoin. Je n'ai même pas le temps de dormir. Comment aurais-je le temps de
faire du ski ? Je suis mort de sommeil. Constamment. J'ai sommeil tout le
temps.
Mon père regardait les brodequins
comme on regarde un trésor. Dans ces chaussures, ses pieds seraient protégés du
froid, de l'eau, de la boue. Avec mes chaussures, il pourrait mieux transporter
le corps et le sang de Jésus. Il pourrait les transporter plus vite, et avec
moins de peine et de douleur.
— Dis-moi, tu n'en as réellement pas
besoin ?
— On ne porte pas des chaussures de
ski en ville, répondis-je. Pendant quelques années encore, je ne pourrai pas
prendre de vacances. Je dois travailler dur. Pas question d'aller faire du ski.
Prends les brodequins, ils sont à toi. C'est Dieu qui me les a offerts, afin
qu'à mon tour je te les donne. Maintenant, raconte-moi pourquoi tu es venu dans
la capitale ?
Mon père oublia brusquement la joie
d'avoir reçu de si belles chaussures. Sun visage se crispa. Il serra les
lèvres. Je compris sa gêne. Il lui était pénible de raconter ce qui lui
arrivait.
— Je vais faire une tasse de café,
dis-je. Repose-toi un peu. Tu peux essayer les chaussures. Voilà la salle de
bains. Tu me diras, après, le motif de ton voyage. En buvant le café...
Et je suis sorti. Je l'ai laissé
seul. Penché sur le réchaud dans ma petite cuisine, loin du regard de mon père,
je ne pouvais plus retenir mes larmes. J'avais tellement pitié de mon
père ! Tellement pitié que je ne pourrais le dire... Pitié de lui, et de
tout mon peuple moldave et roumain. Mon pays est un des plus riches de
l'Europe. Nous sommes plus riches que tous nos voisins de ces grandes banlieues
du sud-est européen. Nous sommes plus riches que les Bulgares, que les
Yougoslaves, que les Polonais, que les Hongrois. Nous sommes extrêmement riches.
Et toutes ces richesses sont entre les mains des oligarques, des satrapes, qui,
à l'aide des envahisseurs successifs, se sont implantés dans la chair du pays,
comme des sangsues... Nos montagnes regorgent d'or, et nous mendions de porte
en porte ! Nos fleuves coulent sur du sable d'or, et nous mourons de faim.
Nous sommes vingt millions de mendiants et d'esclaves. Quelques milliers
d'oligarques sucent notre sang et dévorent notre chair. Nous sommes pauvres
comme les bêtes de la forêt. Et les satrapes oligarques, maintenus au pouvoir
par les étrangers, organisés en bandes appelées partis politiques, et en meutes
comme les loups, dévorent le peuple. Comme les loups. Ils se nourrissent de
notre chair et de notre sang. Je savais que si, par malheur, les envahisseurs
de l'est occupaient de nouveau mon pays, les oligarques ne subiraient aucun
dommage. Au contraire ! Ils prospéreraient, comme ils ont prospéré
toujours en cas de malheur. Une partie des oligarques entreraient au service de
l'occupant venu de l'est. Comme ils l'ont toujours fait. Et les autres
oligarques s'en iraient aux États-Unis. Comme, avant, ils allaient à
Constantinople.
À New York, le peuple américain
nourrira nos tyrans, les soignera, les dorlotera, leur fera suivre des cures de
rajeunissement, les accouplera, pour qu'ils se multiplient, et les entraînera,
afin de les lancer de nouveau sur mon pays, le jour où l'occupation étrangère
prendra fin. Exactement comme on lance des bouledogues affamés. Les États-Unis
deviendront une pépinière de tyrans, venus de tous les pays du monde,
rassemblés comme les vipères et lancés ensuite sur leurs malheureux peuples.
Les États-Unis deviendront un grand vivier de sangsues, destinées aux pays
étrangers, parmi lesquels se trouve le mien.
Et je souffrais, parce que je ne
voyais venir aucune aide, aucun espoir de libération possible — ni de gauche,
ni de droite. Mon peuple devait souffrir. Toujours. Et l'aide ne pouvait venir
jamais que d'en-haut. De nulle part ailleurs. Comme il est dit :
« Car tout don excellent et toute grâce parfaite sont d'en-haut, venant de
Toi, le père des lumières... »4.
En essuyant les larmes, en refusant
tout espoir qui viendrait de droite et tout espoir qui viendrait de gauche, je
mets en-haut mon espérance et celle de mon peuple.
* * *
En apportant le café, j'ai trouvé mon
père souriant. Il avait chaussé mes brodequins. Il était content. Il avait les
pieds bien à l'aise là-dedans :
— Dis-moi, père, pourquoi es-tu venu
dans la capitale ? ai-je demandé.
Il a oublié les brodequins. Il est
devenu triste. Il a dit :
— Je suis suspendu de mon ministère.
On va me juger.
— Tu n'as plus le droit de célébrer
la Divine Liturgie ? me suis-je écrié. Pour moi, c'était le plus grand
malheur qui pût arriver sous le soleil. Tous les autres disparaissaient, en
comparaison. Je ne pouvais m'imaginer mon père autrement que comme serviteur
dans le ciel. C'était assez de malheur, que je fusse – moi – privé du
sacerdoce. Mon père, je ne pouvais l'imaginer que prêtre. Et je préférerais le
voir mort qu'éloigné de l'autel.
— Tu n'as plus le droit de célébrer
la Divine Liturgie ? ai-je répété.
— J'en ai le droit, dit-il, parce
qu'il n'y a pas d'autre prêtre pour me remplacer. Je continue provisoirement à
célébrer. Mais je suis suspendu administrativement. On ne me paie plus. Je suis
suspendu pour un temps illimité. On va me juger. Et on va me condamner
définitivement. Car c'est très grave. Très grave. C'est à cause de cela que je
suis venu dans la capitale. Tu dois m'aider.
— Mais qu'as-tu fait ?
— Je suis accusé de profanation de
cimetière.
— Ce n'est pas vrai, c'est une
calomnie, n'est-ce pas ?
— Ce n'est pas une calomnie, répondit
mon père. C'est la vérité.
— Depuis que le monde existe, on n'a
jamais vu de prêtre profanateur de cimetière. On a vu des prêtres commettre de
terribles péchés. Mais, cela, non ! Profaner des cimetières ? Ce
n'est pas possible !
— Si, répondit mon père... Je suis
coupable. Tu dois m'aider. Bien que je sois entièrement coupable. Tu dois venir
avec moi. Tu es mon fils. Viens chez le ministre des Cultes. Viens le supplier
d'avoir pitié de moi.
— Je ne peux pas te croire, père. Tu
ne peux pas être un profanateur de cimetières ! Je te connais. C'est une
chose qui ne peut arriver à aucun prêtre. Surtout à toi. Jamais je ne le
croirai. Qu'as-tu fait ?
— J'ai profané notre cimetière,
répondit mon père.
— Comment as-tu pu faire une telle
chose ?
— J'ai retiré tes sœurs et ton frère
de l'école, dit mon père. Il faut que tu m'accompagnes chez le ministre. Afin
qu'il me donne mon salaire. C'est mon unique moyen d'existence. Il est petit.
Misérable. Mais je n'en ai pas d'autre... Il ne faut pas qu'on me coupe les
vivres. C'est comme si on me condamnait à mort. Moi et les nôtres. Ta mère, et
ton frère, et tes sœurs...
Il était en proie à la panique, mon
pauvre et malheureux père ! C'était la première fois que je le voyais en
proie à la panique. À cause de privations trop grandes. De souffrances trop
grandes.
— Comment as-tu profané le
cimetière ? ai-je demandé.
— Je te dis que je suis coupable. Ils
ont raison de me punir. D'après les lois et les canons de notre sainte Église,
je suis un profanateur de cimetières. Mais ils ne doivent pas me couper les
vivres pour la cause. Pas le salaire ! Toute autre peine, oui. Ils peuvent
me couper une jambe. Ils peuvent me couper un bras. Mais ils ne doivent pas me
couper le salaire. Je ne suis pas seul sur terre. Il y a ta pauvre mère, et tes
sœurs, et ton frère. Il y a six âmes à faire vivre avec ce salaire ! Je
reconnais ma faute. Mais il n'y a pas un homme vivant qui ne tombe dans
l'erreur. Seul Dieu est juste et sans péché. Qu'ils aient pitié de moi !
Et des nôtres...
— Comment les choses se sont-elles
passées ?
— C'est à cause de la guerre,
répondit mon père. C'est la guerre qui m'a poussé à ce terrible égarement.
Depuis que cette guerre a éclaté, on rencontre sur toutes les routes des hommes
errants. Errants comme des chiens. Ce sont des évadés. Des déserteurs. Des
prisonniers. Toute sorte de gens traqués. Ils marchent sans savoir où ils vont.
Des créatures humaines à la dérive. Dans notre village, il ne passait jamais
d'étrangers. C'est un endroit sauvage et sans route. Eh bien, aujourd'hui, nous
voyons chaque jour et chaque nuit des gens qui arrivent de tous les points
cardinaux. Il en arrive de partout. Ils traversent le village et s'en vont,
sans savoir où. Ils traversent le village sur la pointe des pieds, en
tremblant, en regardant derrière eux, pour voir s'ils ne sont pas suivis.
D'autres, malgré leur peur, frappent aux portes et demandent à manger et à
boire. Il y en a de toutes les nationalités. Il y a aussi des Roumains parmi
eux. Des déserteurs. Mais peu. La plupart viennent d'ailleurs. Et ils ne savent
pas un seul mot de roumain. D'ailleurs ils n'ont pas besoin de mots. Il y a des
situations où l'homme n'a que faire des mots. Tout ce qu'ils pourraient avoir à
dire est écrit sur leurs visages, dans leur démarche, dans leurs gestes. Toute
parole, même la plus brève, serait superflue. Tous, ils ont faim, ils ont peur,
ils ont soif, ils sont fatigués, ils sont malheureux. Mais surtout, surtout,
les malheureux, ils ne savent pas où aller.
« Un de ces malheureux est mort
d'épuisement au milieu de notre village. On l'a trouvé un matin, recroquevillé
et froid au bord de la route. Personne ne l'avait vu entrer au village. Les
chiens n'avaient pas aboyé. Car si les chiens avaient aboyé, les gens se
seraient réveillés. Et ils l'auraient invité chez eux. Pour lui donner du lait,
de la bouillie de maïs, de la inamaliga froide. Et pour lui donner
ensuite un coin de leur chambre et une couverture. Afin qu'il se repose
jusqu'au matin. C'est comme cela que font les gens, d'habitude. Chaque fois que
des gens sans terre, sans abri et sans but s'arrêtent chez nous.
« Mais celui-là, celui qu'on a
trouvé mort, personne ne l'avait entendu entrer dans le village. Ni homme ni
chien. Comme s'il était tombé du ciel. Et il est mort. Tout seul. Étendu dans
les mauvaises herbes au bord de la route.
« On a porté le mort chez nous.
Dans la cour du presbytère, dans le cimetière. C'est un acte spontané. C'est à
l'église qu'on apporte les morts. J'ai expliqué cela aux autorités. Chez nous,
il n'y a ni poste de police, ni gendarmerie, ni morgue, ni hôpital. Tu sais
cela. L'endroit où l'on apporte les morts, c'est l'église.
« Après avoir déposé le cadavre,
pieusement, dans le cimetière, on est venu m'appeler. C'est aussi un acte
spontané. J'ai expliqué cela aux enquêteurs. Quand un homme meurt, on appelle
d'abord le père des hommes, le prêtre.
« Cela s'était passé très tôt le
matin. J'ai trouvé le mort étendu sur l'herbe, près du clocher, à l'entrée du
cimetière. Là où l'avaient étendu ceux qui l'avaient trouvé. Ils ne pouvaient
pas le porter dans l'église ; l'église était fermée. Le mort était un tout
jeune homme. Un homme de la ville, vêtu seulement d'un pantalon et d'une
chemise. Il avait la peau blanche. Une barbe rousse, soyeuse. Un visage maigre,
osseux, pâle et crispé. On lisait clairement sur ce visage – comme dans un
livre – qu'il avait eu terriblement peur de mourir. Qu'il avait lutté, effrayé
et désespéré, contre la mort. Ensuite on voyait que c'était un jeune homme
malade. Nous avons pensé qu'il s'était enfui d'un hôpital. Ce pouvait être
aussi un prisonnier évadé. Les prisonniers et les malades ont le même visage.
Exactement le même. C'est cela que nous avons pensé, en le regardant. J'ai eu
pitié de lui. Et tous les gens, rassemblés en hâte, autour de lui, dans le
cimetière, ont eu pitié du jeune mort. Nous nous sentions tous un peu
coupables. Le jeune homme souffrant et inconnu avait rendu l'âme au milieu de
notre village. Tout près de nous. Pendant que nous dormions. Sans que nous
puissions le secourir, ni même l'assister au moment de la mort. Cela nous
concernait. Tous. Et, à cause de cela, nous nous sentions un peu coupables.
« Afin que les chiens, les chats
et les mouches ne pussent profaner le corps du mort, nous l'avons transporté à
l'église. C'est la première chose que nous avons faite.
« Ensuite j'ai envoyé un homme à
cheval avertir les gendarmes, au village voisin. En attendant les gendarmes,
j'ai allumé deux cierges au chevet du mort. Nous l'avons étendu sur la civière,
au milieu de l'église. Ensuite j'ai mis l'epitrakhêlion et j'ai dit la
prière des morts, pour le repos de l'âme de ce jeune inconnu.
« Les gendarmes sont arrivés
dans l'après-midi. Ils ont déshabillé le mort, ils ont examiné le corps, pour
voir s'il n'a pas été assassiné. Ils l'ont fouillé. Ensuite les gendarmes sont
partis, en disant qu'il ne s'agit pas d'un crime. Que c'était une mort
naturelle. Et qu'ils feraient un rapport.
« — Et le mort avons-nous
demandé. Que faites-vous du mort.
« — Vous pouvez l'enterrer, ont
dit les gendarmes. Nous n'y voyons pas d'inconvénient. C'est un mort anonyme.
Il n'a aucun papier. Rien. Enterrez-le.
« — Vous pensez que c'est un
chrétien ? avons-nous demandé.
« — Qu'est-ce que ça peut vous
faire, qu'il soit chrétien, ou païen, du moment qu'il est mort ? ont dit
les gendarmes. Et ils ont ri.
« — C'est pour savoir où
l'enterrer.
« — Vous compliquez les choses,
dirent les gendarmes. Faites un trou dans le cimetière, fichez le mort dedans,
comme pour tous les morts. Et si le cœur vous en dit dites une prière pour lui.
Une prière ne peut pas lui faire de mal. Même s'il n'est pas chrétien. Il est
toujours bon que quelqu'un prie pour vous. Et maintenant, salut.
« Après le départ des gendarmes,
nous avons lavé le mort. Nous l'avons rasé. Nous avons coupé ses cheveux. Nous
l'avons habillé d'une chemise blanche et propre, selon la coutume. Ensuite nous
l'avons enterré.
« Chrétiennement ? ai-je
demandé. Je savais que l'Église réserve les cérémonies de l'enterrement à ses
fidèles, à ceux qui sont baptisés et qui ont reçu les sacrements.
— Oui, répondit mon père. Nous
l'avons enterré avec tous les honneurs que l'Église accorde aux chrétiens
morts.
— Tu as eu tort, ai-je dit. Tu as
procédé contrairement aux lois et aux canons sacrés.
— Je sais, dit mon père. Mais, en
lisant la prière des morts, je me suis laissé entraîner. Tu connais la prière
des morts : « Je suis fait de terre et de cendre ». J'ai regardé
le tombeau et j'ai vu les os blanchis et je me suis demandé : quels sont
les os du soldat, quels sont les os du général, quels sont les os du juste,
quels sont les os du pécheur ? Tous sont pareils.
Je n'étais pas d'accord. La nouvelle
création de l'homme, du chrétien, c'est celle du huitième jour. C'est la
résurrection du Christ. Donc le baptême. Mais je ne voulais pas accabler mon
père. J'ai demandé :
— Et ensuite ?
— Ensuite, parce que nous ne savions
rien de cet homme mort parmi nous, nous avons prié Dieu de lui pardonner tous
ses péchés et de le recevoir au paradis, parmi les saints.
— C'est tout ?
— Ce n'est pas tout, répondit mon
père. Comme nous ne savions pas son nom, nous l'avons appelé Théognostos,
« Celui qui est connu de Dieu », de Dieu uniquement. Nous l'avons
enterré avec tout le cérémonial funèbre. Nous avons posé sur sa tombe une belle
croix de bois, et nous avons écrit sur la croix : « Ici repose Théognostos,
décédé dans notre village ».
Ce n'était pas du tout légal, ce que
mon père avait fait. Mais le cœur de l'homme n'a jamais appris à lire. Le cœur
est toujours analphabète. Si l'on ne sait pas lire la lettre de la loi, c'est
comme si elle n'existait pas. Mon père avait officié avec le cœur d'un père. Il
a commis une faute terrible, en tant que prêtre. Mais, comme père, il a été
admirable – c'est-à-dire au-dessus de la loi. Un père n'est pas tenu de
respecter la loi, mais d'aimer. Aimer au-dessus des lois.
— J'ai officié la cérémonie
d'enterrement de Théognostos, avec une très grande émotion.
Comme s'il avait été mon fils selon
la chair. Car il était seul, anonyme, abandonné parmi nous, Tout le village
était présent. Et tout le village a pleuré. Comme s'il avait été le fils de
chacun d'entre nous.
— Pour cela, tu as droit à un sévère
avertissement, ai-je dit. Un très sévère avertissement. Et puis on n'en
parlerait plus.
— Ce n'est pas tout, dit mon père. Un
mois après, les gendarmes sont revenus au presbytère. Ils étaient accompagnés
de gens de la ville. Ils avaient l'autorisation d'exhumer Théognostos, ce
qu'ils ont fait. Les gens de la ville ont regardé attentivement le corps, après
l'avoir déshabillé. La chair commençait à se décomposer. Mais les gens de la
ville ont dit, sans hésitation aucune, que Théognostos était leur fils. Ensuite
ils ont dit de garder leur fils dans l'église. De ne plus le mettre dans la
tombe. Car ils viendraient le chercher le lendemain. Ils sont partis.
« — Nous allons l'enterrer
conformément à sa religion, dans le cimetière juif de la ville, ont-il dit.
« Maintenant, Théognostos
n'était plus Théognostos. Car il était reconnu, aussi, par les hommes. Par les
siens. Sa tombe est restée vide. Et nous l'avons tous regretté. Car nous
l'aimions déjà. Nous l'avions tous adopté. Et sa tombe, sur laquelle nous
avions planté un beau cerisier, et des rosiers, et des lilas, était la plus
soignée de tout le cimetière. Chacun se sentait obligé de soigner une tombe que
personne n'était obligé à soigner. Et maintenant Théognostos nous manquait. Sa
tombe vide nous faisait mal...
Mon père revint aux faits :
— Entre-temps, quelqu'un a envoyé une
dénonciation au ministère des Cultes et à la Patriarchie. On demandait que je
fusse jugé et condamné. Pour profanation de cimetière. Parce que j'y avais
enterré un païen. Et ensuite que je fusse suspendu. Car j'avais accordé les
honneurs de l'église à un « non-chrétien ». On a envoyé un
fonctionnaire de la préfecture, pour vérifier les faits. On a trouvé que
j'avais agi contrairement aux lois. Et que la dénonciation était fondée. J'ai
été suspendu. On a supprimé mon salaire. Pour le moment, on m'a permis de
célébrer les offices, afin que les gens ne restent pas sans prêtre. Car on ne
trouve pas de remplaçant. Mais, dès qu'on trouvera un autre prêtre, je n'aurai
plus le droit d'entrer dans l'église.
Mon père était de nouveau très
abattu.
— Je te supplie de venir avec moi au
ministère. Il faut parler au ministre. Il faut lui dire de me pardonner. Sans
mon salaire, nous serions à la maison dans une situation désespérée. Je te le
dis, sans exagération : nous mourrions de faim.
Je suis allé avec mon père au
ministère. Il marchait à côté de moi. Chaussé de mes brodequins de ski.
D'habitude, mon père adorait marcher sur l'asphalte. Lui qui n'a marché toute
sa vie que sur les sentiers rocailleux des montagnes, il avait la sensation
agréable qu'on lui caressait la plante des pieds, quand il marchait sur
l'asphalte. Il me disait qu'il lui semblait marcher pieds nus sur du velours.
Les trottoirs le ravissaient. Il disait que c'est un plaisir, de marcher sur l'asphalte,
sans être obligé de regarder tout le temps où l'on pose les pieds. Dans les
montagnes, on risque de se casser les pieds à chaque pas. Car chaque pas peut
vous mener à l'abîme. À présent, marcher sur l'asphalte ne le réjouissait plus.
Il était préoccupé. Ennuyé. Il souffrait. À cause de l'interdiction, à cause de
la suppression du salaire, à cause du procès qui s'ensuivrait.
Le secrétaire du ministère des Cultes
était un de mes amis. Je le connaissais parce qu'il était aussi journaliste. Un
homme âgé et admirable. Il nous a bien reçus, dans son grand bureau aux
fauteuils de cuir. Il a cherché le dossier de mon père. Avec l'affaire de la
profanation de cimetière, Il l'a ouvert. Il s'est rembruni. Ensuite il a écouté
mon père. Attentivement. Avec sympathie et compréhension.
— C'est une accusation grossière,
ai-je dit. Il ne faut pas faire d'une puce un éléphant. Qu'il y ait une faute
grave contre les canons et les règlements de l'Église, j'en conviens. Mais
qu'on ne parle pas de profanation de cimetière. Et surtout qu'on ne suspende
pas mon père. Et qu'on ne le laisse pas mourir de faim. Sans moyens
d'existence. À cause d'une dénonciation stupide.
— Ce n'est pas une simple
dénonciation, répondit le fonctionnaire. C'est plus grave. C'est même très
grave. On prétend – des deux côtés – que le prêtre, votre père, savait
parfaitement que le mort anonyme était un juif. On l'a déshabillé et on l'a
lavé. Tout nu. On tient pour acquis que votre père a vu que le mort était
circoncis.
— Chez nous, on ne déshabille pas complètement
les morts, ai-je dit. Jamais on ne le fait. C'est par pudeur. Ce n'est pas
comme à la morgue ou comme à l'hôpital. Il s'agit d'un lavement pieux,
religieux.
— Il est écrit que le mort a été
déshabillé. On en déduit logiquement qu'on a vu qu'il était circoncis. Donc
juif. Et puisque le mort était juif, on lui a fait violence en lui faisant un
enterrement chrétien. On l'a violé, religieusement parlant. On lui a imposé, post-mortem,
une religion étrangère. C'est la famille du mort qui soutient cela. Et
l'Église, d'autre part, accuse le prêtre d'avoir foulé aux pieds les canons, en
enterrant un juif avec le cérémonial réservé aux chrétiens. De deux côtés, on a
crié à la profanation. Les deux parties sont lésées. Et les deux demandent avec
vigueur, même avec violence, des comptes à votre père. Son acte est un acte
grave. Il a déclenché une vraie guerre de religion. À Petrodava.
Mon père est devenu tout pâle. Et moi
aussi.
— Pour l'Église, vous êtes coupable
d'avoir profané le cimetière. Pour la famille du mort, vous êtes coupable
d'avoir profané le cadavre. Vous êtes en très mauvaise posture. Très mauvaise.
Si les journaux apprennent cela, ce sera une nouvelle affaire Dreyfus. Car tout
le monde prendrait parti. Pour ou contre. Comme dans la légende du roi Midas,
qui transformait en or tout ce qu'il touchait, aujourd'hui chacun de nous
transforme en acte politique tout ce qu'il fait... Vous avez touché un juif
mort, en le bénissant comme prêtre chrétien. C'est un motif suffisant pour
déclencher des meurtres, des émeutes, des massacres... Car l'atmosphère de
notre siècle est faite de soufre, comme l'atmosphère de l'enfer. Et la haine,
la folie, les passions se déclenchent partout et détruisent tout, comme les
langues de feu d'un incendie. Toute l'Europe est en feu. Je plains bien votre
fils. Il doit commencer sa vie dans une atmosphère empoisonnée... Vous avez
fait un geste, absurde et gentil, qu'on a transformé en un crime double et
monstrueux. Allez en paix. Je classe votre dossier. Votre salaire sera rétabli.
Nous nous sommes levés. Le haut
fonctionnaire s'est prosterné profondément et a baisé la main de mon père en
lui disant :
— Vous êtes un saint prêtre et un
saint homme, mon père.
Mon père a rougi, comme un collégien
ou comme une petite fille. Et il n'a su rien répondre.
Nous sommes sortis du ministère,
contents d'avoir réglé l'affaire, mais avec dans le cœur une ombre de
tristesse. Nous nous rendions compte que nous vivions dans une atmosphère
toxique, malsaine et diabolique. Car il fallait avoir l'enfer comme complice,
pour considérer l'acte de mon père — un acte tendre et pur et un peu puéril,
comme il sied aux actes des saints — comme une double déclaration de guerre aux
chrétiens et aux juifs, comme un affront à l'Église et à la Synagogue, au Christ
et à Moïse... C'était trop. Plus tard, j'aurais moi-même l'occasion
d'expérimenter, dans ma propre chair, la toxicité infernale qui règne dans
l'atmosphère de mon siècle. Car, pour avoir décrit comment et qui a profané,
dans la ville de Kishinev, la chapelle de mon collège – où j'ai prié pendant toute
mon adolescence – on m'a brûlé à petit feu, et on me brûle encore
aujourd'hui... Avec joie, et dans tous les pays du monde occidental.
— Il faut commettre une faute pour
que l'on puisse reconnaître les cœurs innocents, ai-je dit à mon père. Car ceux
qui ont l'âme pure deviennent plus purs en commettant des fautes. Comme toi. Et
ceux qui sont mesquins, ignobles, deviennent plus ignobles, même quand ils
restent dans la légalité et dans le droit.
J'ai invité ensuite mon père au
restaurant. Il a refusé. Il ne pouvait pas déjeuner avec moi. Il voulait
prendre le train de midi, pour retourner à son église, à sa paroisse, à sa
pauvreté...
En attendant le train, à la gare du
Nord, j'étais heureux d'être assis de nouveau à côté de mon père. Mais je
souffrais de ne pas pouvoir lui acheter une autre soutane. De ne pas pouvoir
lui faire réparer les dents. De ne pouvoir, même pas, lui faire cadeau de
quelques chemises...
Mon père est monté dans le wagon de
troisième classe, un wagon aux bancs de bois blanc. Il est venu à la fenêtre.
Encadré comme une belle icône.
— Bénis-moi, mon père ! lui
ai-je dit, en lui baisant la main, comme le train se mettait en marche.
— Que Dieu te bénisse, toi qui es
doublement mon fils !
Et le train est parti. Emportant,
dans le cadre de la fenêtre d'un wagon de troisième classe, l'icône de mon
saint père, qui me bénissait, cependant que le vent faisait flotter l'ample
manche de sa soutane en loques...
C'était la dernière fois que je
voyais mon père sur cette terre. La dernière.
* * *
Quelques jours s'étaient écoulés
depuis la visite de mon père. Un de mes camarades de l'école militaire, qui
était revenu du front, en permission, me téléphona. Il me demanda des nouvelles
de mon père.
— Quel est le prénom de ton
père ? demanda-t-il brusquement.
— Constantin, ai-je répondu.
— Ton père a été fusillé, me dit mon
camarade. Je l'ai appris par hasard. Je te préviens, car, à cause de la
censure, tu ne l'aurais pas appris avant longtemps. Et il faut que tu saches.
— Qui a assassiné mon père ?
ai-je demandé.
— Il n'a pas été assassiné. Il a été
exécuté. Dans la gare de Pascani. Il y a trois jours. Il a été trouvé chaussé
de brodequins militaires. Il descendait du train de Bucarest. Les ordres sont
extrêmement sévères. Le premier officier de gendarmerie qu'il a rencontré l'a
fait fusiller.
— Ce n'étaient pas des brodequins
militaires, ai-je dit. C'étaient mes chaussures de ski. Je ne sais plus ce que
j'ai dit ensuite. Je savais que c'était moi qui avais tué mon père, en lui
offrant les maudites chaussures. J'étais ivre de douleur, pour la première
fois. Sans savoir où j'allais, et ce que je faisais, j'ai frappé à toutes les
portes. Et j'ai demandé justice. Et je me suis lamenté. Comme si le monde avait
disparu et que tout s'était retourné dans les ténèbres. Et c'est alors que
Dieu, ayant pitié de moi et de ma terrible douleur, a fait un miracle.
— C'est vrai que votre père a été
arrêté et condamné à être fusillé. À cause d'une paire de chaussures. Mais il
est en vie.
C'était un miracle. Je le sais. Les
faits s'étaient produits de la manière suivante.
Revenant de la capitale, mon père est
arrivé à la gare de Pascani, avant le lever du jour. Mon père, qui avait voyagé
toute la nuit sur les bancs de bois du train, était descendu, heureux de
retrouver l'air frais de notre Moldavie. Il y avait, de la gare à la maison,
une quarantaine de kilomètres. Il est parti tout de suite. À pied. Comme il
avait des chaussures neuves, il marchait fièrement. Au ministère, on lui avait
promis qu'il recevrait son salaire, que l'affaire serait classée ; son
voyage avait réussi. Il avait donc toutes les raisons de se sentir heureux. Et
puis chaque pas qu'il faisait le rapprochait de son église, de sa paroisse, de
son village. Il marchait vaillamment.
À peine sorti de la ville de Pascani,
il fut arrêté par un barrage de police militaire. Un officier de réserve, pommadé,
avec corset et cravache – un fils d'oligarque, un satrape phanariote, comme
tous les jeunes officiers des services auxiliaires de l'état-major – commandait
un groupe de soldats, qui fouillaient les paysans. C'était une scène qu'on
voyait souvent. Depuis des années il y avait partout sur les routes des soldats
qui exerçaient un contrôle, pour voir si les pauvres paysans roumains n'avaient
pas dans leurs sacs, du blé, du pain, du cuir, de la laine, du maïs, des
haricots. Car tout était rationné. Tout était interdit. Pour les paysans. Des
milliers des gens ont été fusillés, par les oligarques en uniformes parfumés,
pour une chemise, pour un pain, pour une boîte d'allumettes ou pour un pneu de
camion usagé. Fusillés, par milliers, au bord de la route, comme des chiens.
Sans pitié aucune. Par les oligarques en uniformes 5.
À l'arrivée de mon père il y avait
déjà une longue file. Mon père prit place dans la file. Avant lui, et après
lui, il y avait des paysans, pauvres comme lui, affamés comme lui, humiliés
comme lui, effrayés comme lui. Tous attendaient d'être fouillés, déshabillés,
frappés. Le père de ces malheureux, le prêtre, était maintenant avec eux. Et à
cause de cela ils se sentaient plus courageux. Ils savaient tous, et mon père
savait aussi, ce qui les attendait. Les uns seraient fusillés. D'autres
seraient mis aux fers. D'autres, les plus heureux — ceux qui ne seraient
trouvés coupables de rien — recevraient des coups de cravache en plein visage
et de coups de bottes au derrière. Ensuite ils seraient envoyés chez eux. Ils
seraient déclarés non coupables. Pour le moment. Jusqu'au prochain barrage. Ils
auraient seulement la peau du visage cinglée par les coups de cravache,
quelques coups de botte au derrière, et une grêle de coups de poing.
Quand ce fut le tour de mon père
d'être fouillé, l'officier se mit violemment en colère. Haineusement, il
criait :
— L'ennemi est à quelques kilomètres
de nous, la terre sacrée de notre pays est menacée, et toi, un prêtre, tu voles
les chaussures des soldats qui sacrifient pour toi leur vie !... On te
fusillera sur place. Comme un chien. Et ensuite on pendra ton corps. Au poteau
télégraphique. Pour faire peur à tous. Tu serviras d'exemple. Pour tous les
paysans voleurs.
— C'est mon fils, le poète, qui me
les a données, dit mon père. Ce ne sont pas de chaussures militaires. Ce sont
des chaussures de ski. Vous pouvez vérifier.
Mais mon pauvre père parlait en vain.
Personne ne l'écoutait. Toute parole était inutile. Le satrape était déchaîné.
Il voulait tuer mon père. Il voulait tuer le prêtre. Pour faire un exemple. Il
voulait que l'exécution fît le plus d'effet possible. On a lié les mains de mon
père derrière le dos, avec une corde à bestiaux. On lui a bandé les yeux. On a
mis six soldats en ligne devant mon père. Tout s'est passé vite. Avec
discipline. On avait l'habitude de ces opérations. Car elles avaient lieu à
longueur de la journée. Tous les jours. À tous les carrefours. Sur toutes les
places. Partout. On ne faisait que contrôler, frapper et fusiller.
Mais le miracle de Dieu n'a pas
tardé. Car mon père était le serviteur de Dieu. Et les serviteurs de Dieu sont
les amis de Dieu. Dieu ne pouvait pas supporter cela, c'était trop injuste.
Quand l'officier a commandé le feu, aucun soldat n'a appuyé sur la détente.
L'officier a répété l'ordre. En vain. Les soldats, immobiles, l'arme épaulée,
refusaient d'appuyer sur la détente. Ils étaient comme pétrifiés. L'officier
écumait de colère. Il était complètement enragé. Il a dégainé son revolver et
menacé d'abattre tout le monde, paysans et soldats compris. De sa propre main.
Les paysans, en entendant cela, se sont mis à genoux. Ils ont prié, d'abord en
silence, puis à haute voix. En chœur. Les soldats étaient toujours immobiles.
— Vous pouvez nous tuer, dit le
caporal, en regardant le revolver de l'officier, qui le visait. Vous pouvez
nous tuer. Mais nous ne tuerons pas notre père, le prêtre. Nous sommes des
chrétiens. Fusiller un prêtre, c'est comme si l'on fusillait Dieu.
Toutes ces choses ont été racontées
par les soldats et par les paysans. Elles ont été écrites. Et signées par chacun
d'entre eux.
Après avoir dit clairement à
l'officier qu'ils refusaient de fusiller le prêtre, les soldats ont posé l'arme
à terre et se sont agenouillés, eux aussi, comme les paysans, et ont prié en
chœur, avec les paysans. Et mon père a prié, lui aussi. Il les a absous. De
tous les péchés des pauvres. Et ils attendirent la mort.
Subitement, l'officier a eu peur. Il
a ordonné de détacher mon père. Il a ordonné aux paysans de partir. Tout le
monde était libéré.
Lui-même est parti, avec le camion
des soldats, sans rien dire. À la caserne, le soir, les soldats ont raconté les
choses. On a fait une enquête. Il y eut des déclarations écrites et signées. On
a constitué un dossier. L'officier étant un oligarque, on a classé l'affaire.
Mais les choses ont pu être lues et connues. Le principal – pour moi – c'était
que Dieu, dans sa grande bonté, avait sauvé de la mort son serviteur, le prêtre
Constantin Gheorghiu, en ne permettant pas aux oligarques de le fusiller au
bord de la route, comme on abat un chien. Et je suis allé, avant toute chose, à
l'église, pour remercier Dieu de m'avoir gardé mon père en vie et d'avoir fait
un miracle si grand, pour un si petit prêtre de campagne, qui, de plus, venait
d'être accusé de profanation de cimetière et d'hérésie. Mais Dieu savait que,
dans tout ce que mon père a fait, il avait été porté par l'amour du prochain.
Et la loi principale est de faire n'importe quoi – du moment qu'on le fait par
amour... Comme il est dit : « Aime et fais ce que tu veux... »1.
Quelques jours après, il m'est venu
un doute, au sujet de ce miracle. Je craignais que mon père ne fût mort.
J'avais peur qu'on ne m'eût raconté les choses en les arrangeant, pour me
tranquilliser. J'ai décidé d'aller vérifier de mes yeux si mon père était en
vie. Sur place. Depuis longtemps, il n'y avait plus de courrier ni de téléphone
entre la capitale et ma belle Moldavie, qui est tout au nord du pays. Je ne
pouvais vérifier qu'en y allant.
J'ai demandé les autorisations de
voyage et, avec très grande peine, je les ai obtenues. Je me suis présenté
ensuite à la gare, pour prendre mon billet.
— Il n'y a plus de trains pour le
nord de la Moldavie, m'a-t-on répondu. Il n'y a que les trains militaires qui
circulent. Toute la Moldavie est déclarée zone militaire. Il y a des combats
dans la région.
J'ai fait des démarches longues et
difficiles. J'étais un poète connu. À cause de cela, j'ai eu des facilités. À
la fin, on m'a permis de voyager dans un train militaire. Un jour, avant mon
départ pour Petrodava, on m'a dit, à l'état-major : « Si vous partez
pour retrouver votre père et votre famille, ce n'est pas la peine d'y aller. Il
n'y a plus personne dans les villes et les villages de Petrodava. Toute la population
a été évacuée. À Petrodava, c'est la ligne du front. Les blindés ennemis y sont
peut-être ».
— Où a-t-on évacué la
population ?
— Ça c'est fait si précipitamment
qu'on ne sait qu'une chose : la population a été évacuée par l'armée, en
ordre et complètement. L'opération a réussi. Mais on ne sait pas encore où la
population a été transportée. Il faut attendre. Votre père vous écrira,
certainement, quand on lui aura assigné une place quelque part.
C'était vrai. Toute la paroisse de
mon père avait été évacuée par l'armée. Les fidèles ont été rassemblés en
convoi, avec leurs pauvres meubles, avec leurs bêtes, leurs couvertures, avec tout leur
misérable avoir, et dirigés ensuite vers le sud. Mais on ne sait pas où ils se
sont arrêtés. Car l'avance de l'armée ennemie a été brutale. On ne pouvait plus
fixer d'avance les régions où s'établiraient les populations évacuées des zonés
de combat.
— Ils sont peut-être encore en route,
m'assura-t-on. Ils repartiront bientôt, et dès qu'ils seront arrivés quelque
part vous aurez des nouvelles.
* * *
Un fait est certain : Dieu a
sauvé par miracle la vie de mon père. Mon père est arrivé dans son village
sain, sauf et pieds nus. Peu de temps après, l'armée a évacué toute la
population civile de la région. Mon père est parti, en colonne, à pied, avec
toute sa paroisse, vers une destination inconnue.
Depuis ce départ, vingt ans se sont
écoulés. La présence de ces réfugiés n'a été jamais signalée nulle part sur la
terre, ni en marche, ni à l'arrêt. Personne ne les a revus.
L'endroit où ils se trouvent est Théognostos :
connu uniquement de Dieu.
Peut-être sont-ils morts depuis très
longtemps. Peut-être sont-ils vivants et établis quelque part. Peut-être
sont-ils vivants et marchent-ils encore, en colonne, sur les routes... Mais
où ?
* * *
Peu de temps après la disparition de
mon père et de ses paroissiens, mon beau et malheureux et bien-aimé pays fut
occupé complètement par l'envahisseur, venu de l'est avec de grands chars
américains. Durant les deux derniers millénaires, mon peuple n'a été libre d'occupation
étrangère que pendant quelques dizaines d'années. Deux mille ans d'occupation
ennemie et soixante ans de liberté relative, c'est cela, l'histoire de mon
peuple J'étais très inquiet. Je craignais que l'ennemi — le dernier occupant —
n'eût rattrapé le convoi composé des paroissiens de mon père. S'il l'a rejoint,
en route, la paroisse a été certainement massacrée. Si elle s'est arrêtée, et
si l'occupant l'a trouvée établie quelque part, il y a plus de chances pour
qu'ils survivent. Ces derniers occupants de mon pays, quand ils arrivent dans
une localité — que ce soit un village ou une ville — arrêtent en premier lieu
les prêtres. Ils réquisitionnent les églises et les transforment en bâtiments
d'utilité militaire. Les saints édifices deviennent ainsi des cabarets pour les
soldats, des entrepôts de céréales, des garages ou des bâtiments
administratifs. Les prêtres ne sont pas tués tout de suite. On les promène, les
mains liées et enchaînées, à travers le village ou la ville. On les humilie, en
les obligeant à balayer les routes, à vider les égouts et à curer les latrines.
On les accuse de choses immondes et on leur fait des procès publics, pour les abaisser,
les calomnier, les humilier.
L'occupant utilise, pour ces besognes
abjectes, des hommes qui ne sont pas nés dans la religion chrétienne. Qui ne
peuvent, par conséquent, avoir aucune indulgence pour une religion qui n'est
pas celle de leurs pères.
Au cours des procès montés contre les
prêtres, on organise aussi des réunions antireligieuses. Instiguées par les
organisateurs païens, les foules finissent par lapider les prêtres. Les prêtres
qui sortent vivants de ces épreuves et de ces souffrances – les confesseurs –
sont envoyés dans des bagnes lointains. Ou ils sont tout simplement tués.
Puisque ce que j'ai de plus cher au
monde – les seules choses qui me soient chères – sont les églises, et l'icône
de mon père, il est naturel que je sois inquiet à son sujet. Mais, malgré
toutes mes peines et toutes les recherches, je n'ai pas réussi, en vingt ans, à
trouver la moindre trace de mon père, ni de sa paroisse. Personne, parmi les
rescapés, parmi les témoins et les fugitifs, que j'ai interrogés pendant vingt
ans, ne peut rien me dire. Quelquefois j'ai la certitude que mon père et sa
paroisse ont été l'objet d'un miracle. S'ils ont été martyrisés, tués, ils ont
dû certainement être vus, leurs cris ont dû être entendus. Ils ont dû laisser
des traces de leur sang, et ils ont dû laisser des cadavres quelque part. Or il
n'y a d'eux nulle trace. En voyant cela, je pense – très sérieusement – que mon
père et tous ses paroissiens sont passés directement de la terre au ciel. Les
événements étaient si précipités, et le danger était si grand pour eux, que ni
mon père, ni ses fidèles, n'ont eu le temps de laisser leurs corps, leurs
tuniques de peau, sur la terre, comme cela se passe naturellement. Le danger
était si grand, le temps si court, que ni mon père, ni ses fils, n'ont eu
peut-être la possibilité de quitter leurs corps de chair et de les laisser dans
le vestiaire des cimetières, dans les tombeaux, jusqu'à leur résurrection. En
hâte, ils sont montés au ciel sans se déshabiller, avec leurs corps, comme ils
vivaient sur la terre. Ils étaient comme les voyageurs qui arrivent dans les
gares à la dernière minute, alors que le train est déjà en marche. Ils
n'avaient plus le temps d'accomplir les formalités. Et Dieu, comme un bon chef
de gare, en voyant mon père et ses paroissiens essoufflés et tristes de rater
le train, leur a ouvert toutes grandes les portes du ciel, en leur
disant : « Montez au ciel avec vos corps. Vous n'avez plus le temps
de laisser vos tuniques de peau dans les cimetières. Faites vite !
Embarquez. Elles sont si légères, vos tuniques de peau ! Celle du père
Gheorghiu est plutôt transparente. Montez au ciel, père, avec votre petit
manteau de peau ».
Ainsi mon père est monté peut-être au
ciel avec son corps. Son petit corps terrestre. Il était prêtre. Il était
revêtu du sacerdoce. Il portait l'Esprit-Saint comme un flambeau. Et
l'Esprit-Saint, quand il est répandu sur un homme, l'est aussi dans la chair et
sanctifie la chair. Mais, si ce miracle n'a pas eu lieu, si mon père n'est pas
monté au ciel avec son corps, Dieu a fait peut-être pour lui un autre miracle. Celui que Dieu
a daigné faire pour les grenouilles. On sait que les grenouilles – par une faveur spéciale du ciel – ne laissent sur terre aucun cadavre, en mourant. Les
grenouilles, après leur mort, ne pourrissent pas. Elles sèchent. Elles se
transforment en une fine poussière, et le plus petit vent les enlève vers les
hauteurs du ciel. Du moment que mon père n'a pas laissé de corps sur terre, et
puisque monter au ciel avec son corps, c'est un trop grand miracle pour un si
pauvre prêtre, peut-être Dieu lui a-t-il donné l'occasion de monter là-haut,
avec son corps menu, comme montent les grenouilles : en devenant une
poussière très fine, qui peut monter jusqu'aux étoiles ; une poussière
aussi fine que le pollen des fleurs de cerisier. C'est peut-être cela qu'est
devenu son corps...
Ces suppositions et hypothèses, je
les fais, à cause de l'amour que je lui porte, mais surtout à cause de la
confiance que j'ai en Dieu, qui peut tout, quand Il le veut. Même ce
miracle : inviter mon père, avec son corps, à côté de Lui, au Ciel.
* * *
Mon père n'a pas été surpris de voir
notre pays occupé par des envahisseurs qui venaient de l'est, armés par les
Américains.
De même qu'il a refusé de déclarer ma
naissance aux autorités, de peur d'être obligé de me donner – en guise de tribut – aux
collecteurs d'enfants pour le compte de l'occupant, de même il pensait très
souvent aux jours où sa paroisse serait occupée par les barbares païens, venus
de l'est. Il se préparait à ce malheur. Il m'en parlait.
— En cas de malheur, il est difficile de célébrer la Divine
Liturgie. Pour officier la Divine Liturgie, il faut avoir une église. On ne
peut officier que dans une église consacrée par l'évêque.
— Alors pourquoi tiens-tu toujours prêts les objets du
culte, pour le cas de fuite dans les montagnes ?
Car mon père, à tout instant, était
prêt à sauver de la profanation les vases sacrés, les linges d'autel et les
icônes. Il était toujours prêt à se réfugier, avec ses fidèles, dans les
forêts. Comme on le faisait depuis deux mille ans. À chaque génération.
Plusieurs fois, même, dans une seule vie de prêtre.
— En deux millénaires d'occupation et de persécutions, nous,
les Moldaves, nous avons appris qu'un prêtre doit avoir, outre son église, qui
est un édifice de pierre, de bois et de terre, une seconde église, plus petite.
Une église portative. Pour les grands malheurs. Pour quand on ne peut plus
officier dans la grande église. Cette église de poche n'est pas plus grande
qu'un mouchoir. Elle se trouve sur chaque autel, dans toutes les églises de
chez nous ; elle s'appelle antimension. Le mot signifie au lieu de table, ou ce qui remplace l'autel. Dans toute
église chrétienne, l'essentiel, c'est l'autel. Comme il est dit :
« L'autel est le point de départ de toute fonction sacramentelle. Le vrai
temple, c'est l'autel... Le reste de l'édifice n'est qu'un complément, une
imitation de l'autel »7.
L'antimension, c'est justement l'autel. C'est un
carré de soie blanc de soixante centimètres environ, sur lequel figurent en
noir, les signes de la Passion et de l'ensevelissement de Jésus-Christ.
L'antimension porte, à l'un des angles, les
reliques d'un saint. Car tout autel véritable contient des reliques.
L'antimension est consacré par l'évêque avec le
même cérémonial qu'une église. Car l'antimension est une église, à lui
seul. À chaque célébration de la Divine Liturgie, le prêtre déplie l'antimension
sur l'autel, et c'est sur l'antimension qu'il célèbre l'Eucharistie.
Les théologiens occidentaux nous ont toujours reproché – à nous, les orthodoxes
– de manquer de logique et de compliquer les choses. Car, en célébrant la
liturgie sur l'antimension, nous célébrons, en fait, sur deux autels,
mis l'un sur l'autre. Mais cela ne vient pas de notre manque de logique, ni de
notre bêtise ; cela vient du fait que nous avons vécu – et vivons toujours
– en danger. Nous n'avons jamais vécu tranquilles, durant toute notre histoire.
Nos prêtres s'attendent, pendant qu'ils célèbrent la sainte et Divine Liturgie,
à voir les hordes de l'est entrer à cheval dans la sainte église. Comme cela
s'est régulièrement et toujours passé. Sauf la dernière fois – dans la deuxième
guerre mondiale – quand les païens de l'est sont entrés dans nos églises, non
plus à cheval, comme Attila, comme Gengis Khan et Tamerlan, mais assis dans des
jeeps qu'avaient fabriquées et offertes à cette fin les citoyens des
États-Unis.
Le prêtre roumain s'attend à
l'irruption de l'ennemi, dans son église, chaque fois qu'il célèbre la Divine
Liturgie. Et pour qu'il puisse faire face au danger et éviter le sacrilège – car
on ne peut pas interrompre un office – le prêtre a toujours au-dessus de son
autel un autel portatif – l'antimension – qu'il peut prendre avec lui,
pour fuir devant l'ennemi et aller officier ailleurs.
L'antimension est donc une église de poche. Une
église que l'on peut porter avec soi, dans les forêts, dans les montagnes, dans
les grottes, pour officier. Le prêtre peut prendre l'antimension avec
lui au cours de sa fuite, ou en exil, dans les prisons, au bagne, ou dans les
camps de travaux forcés. Même un prêtre très vieux et très faible peut le
porter, car l'antimension est souple comme une plume. Il est fait de la
plus fine soie, de la plus légère, afin qu'on puisse le cacher dans le creux de
la main. Il tient dans le poing fermé.
Mais les ennemis héréditaires de
notre foi et de notre peuple ont appris que nous avions des églises portatives.
Que tout prêtre a l'habitude de cacher sur lui une église de poche, une église
qui n'est pas plus grande, une fois pliée, qu'une boîte d'allumettes. Tout
prêtre, en s'enfuyant, devant l'envahisseur, transporte toujours une église,
qui est légère comme une plume. Une église pour les temps de malheur.
À cause de cela, chaque fois qu'un
prêtre est arrêté, on le déshabille, et on le fouille très attentivement, pour
trouver et confisquer son autel, son église portative, son église de poche, son
antimension.
Sans église, le prêtre ne peut plus
officier. Et puisque la plus petite église est toujours trop grande, et qu'elle
peut être vue et confisquée par l'ennemi, nous avons trouvé une église qu'aucun
policier au monde ne peut confisquer. En cas de malheur, si le prêtre n'a pas
son antimension, il peut officier la Divine Liturgie, valablement, sur
la poitrine d'un autre prêtre.
Le second prêtre s'allonge sur le
dos, là où il se trouve, en prison, en camp, au bagne, et le prêtre célébrant,
en posant les vases sacrés sur la poitrine de son prêtre-frère, officie sur son
corps comme sur un autel sacré.
Et si par malheur l'ennemi tue tous
les prêtres, s'il n'en reste qu'un seul, celui-là peut toujours officier, sans
église, sans antimension, sans la poitrine d'un second prêtre qui lui
sert d'autel : il officie sur la poitrine de n'importe quel chrétien. Tout
homme peut servir d'autel. Tout homme peut remplacer l'église, avec son corps.
La poitrine d'un homme remplace, valablement, la plus belle, la plus sacrée et
la plus monumentale cathédrale du monde. En prison, la poitrine d'un chrétien
sert d'église. Car la poitrine de l'homme est un autel aussi sacré que la
Basilique Saint-Pierre de Rome et que la Hagia Sofia de Constantinople.
Le théologien explique cela : « Seule la nature humaine, parmi les
êtres visibles, peut être vraiment un autel », et les beaux autels que les
chrétiens ont construits en marbre, en or, en argent, ne sont au fond, que la
reproduction de la nature humaine, donc de la nature divine, car « Tout
autel fait de la main d'homme ne fait que reproduire l'image humaine du
Christ »8.
Chaque dimanche, chaque jour de fête,
mon père, lorsqu'il préparait l'office divin, faisait simultanément les
préparatifs pour la fuite, comme il est ordonné à tout prêtre, dans les
instructions de son livre d'offices, du Liturgicon. Car le prêtre, s'il
ne peut pas fuir avec l'antimension et les vases sacrés, pour continuer
l'office ailleurs, doit se laisser tuer. Rien n'excuse jamais le prêtre qui
aurait interrompu la Divine Liturgie. Et si le prêtre est tué avant d'avoir
fini la liturgie, le premier prêtre qui passe par-là, ou qui apprend qu'il y a
un office non terminé, doit quitter tout et, au risque de sa vie, aller finir
la Divine Liturgie.
Connaissant donc les préparatifs que
faisait mon père, pour la fuite et pour la continuation de son ministère, en
exil ou dans les prisons – je me l'imaginais, après sa disparition – dans un
lieu de souffrance. Je voyais mon père portant une corde autour du cou – en
guise d'ornements sacerdotaux – et officiant la liturgie sur la poitrine d'un
homme. Je le vois, ainsi, chaque dimanche. Son autel, c'est le corps d'un autre
prisonnier. Autour du prêtre et de l'autel vivant, les autres prisonniers
chantent Kyrie eleison, Seigneur, ayez pitié...
Certes, j'ai grand-pitié de mon père,
en pensant que cela peut être vrai. Je suis son fils selon la chair. Je suis
son fils selon l'Esprit. Je suis deux fois son fils. Je l'aime deux fois plus
qu'un fils aime son père. Je l'aime et je le vénère comme la plus belle icône
que mes yeux ont vue sur terre. Je l'aime parce que je le considère comme un
saint homme, un saint prêtre et un saint père. Je l'aime comme confesseur de la
foi et comme martyr.
Mais, malgré l'immense pitié que j'ai
pour mon père, en me l'imaginant dans les heures de terribles souffrances où se
trouvent les prêtres des banlieues est de l'Europe, je ne peux pas étouffer
dans ma poitrine un sentiment d'orgueil et de fierté extrêmes. Je suis très
fier de mon père. Extrêmement fier. Car il n'y a nulle part sur terre de prêtre
qui ait une église plus belle, plus monumentale, plus sainte et des ornements
sacerdotaux plus magnifiques que ceux de mon père : une poitrine d'homme
pour église, et une corde pour tout ornement.
Je suis certain que Dieu est aussi
fier que moi-même, de mon père et de tous les saints prêtres roumains pareils à
mon père. Ils sont innombrables.
Et parce qu'on assassine et on tue
chaque jour les prêtres de mon peuple, voici qu'à l'âge de quarante-sept ans,
me trouvant en exil à Paris, je revêts la soutane de mon père et de tous mes
saints pères. Je deviens prêtre comme eux. Afin que leur nombre ne diminue pas.
Pour la gloire de Dieu. Qui doit rester parmi nous. Dans la présence du prêtre.
Certes, malgré l'entraînement au
martyre que j'ai subi toute ma vie, comme homme, et tout le long de l'histoire,
comme Roumain, je ne serai pas un prêtre aussi admirable que mon père. Je suis
resté trop longtemps loin de l'autel. Mais cela ne change rien. Car aucun homme
n'est, au fond, digne du sacerdoce. Comme il est dit : « Aucun... n'est
digne de venir à Toi, de T'approcher et de célébrer la liturgie, Roi de Gloire,
car Te servir est chose grave et redoutable pour les puissances célestes
elles-mêmes »9.
Revêtu de la grâce du sacerdoce et ayant le pouvoir
du Saint-Esprit, tout prêtre est égal aux autres prêtres. « Un prêtre
bon ne reçoit rien de plus, et un prêtre mauvais rien de moins. Pour l'un et
l'autre, c'est la chair et le sang du Christ, parce que le mystère s'accomplit,
non point par le mérite du ministre consécrateur, mais par la parole du Créateur
et la vertu du Saint-Esprit »10.
« Ce n'est pas l'homme qui fait
que les oblats deviennent corps et sang du Christ, mais bien le Christ
lui-même... Le prêtre est là, qui le représente et prononce les paroles, mais
la puissance et la grâce sont de Dieu »11. En recevant le
sacerdoce, je suis donc, de nouveau, chaque dimanche, à l’église à côté de mon
père. Car il est invisiblement présent auprès de moi, comme les anges et les
autres saints. Et bientôt je serai encore plus près de lui, dans la grande
église d’en-haut. Pour officier la Divine Liturgie, tous deux ensemble autour
de notre Évêque et Maître Jésus-Christ, comme nous la célébrons sur terre, de
père en fils, depuis des siècles et des siècles.
C. Virgil Gheorghiu, in De la
vingt-cinquième heure à l’heure éternelle
1. Philokalia,
Venise, 1782, 1 207
pages, in folio.
2. Cardinal Pitra, Hymnographie de
l'Église grecque. Rome, 1867, p. 23.
3. Voir : Virgil Gheorghiu, L'Homme
qui voyagea seul, Paris, 1955.
4. La Divine Liturgie de Saint Jean Chrysostome. Prière
Opisthambonos. Jac., 1, 17.
5. Virgil Gheorghiu, La Cravache, Paris,
1960.
6. Saint
Augustin, Tractatus in Ep. Johannis ad Parthos, VII, 8.
7. Nicolas Cabasilas : La vie
en Jésus-Christ, Patrojogia Graeca, tome CL, col. 493-725, chap. v.
8. Nicolas Cabasilas, La Vie en
Jésus-Christ, chap. V.
9. La
Divine Liturgie de
Saint Jean Chrysostome ; Prière sacerdotale de l'Hymne des Chérubins.
10. Saint Paschase Radbert, De corps et sang. Domini, 1, Patrologia Latina, tome
CXX, col. 1 311, 1 312.
11. Saint Jean Chrysostome, Patrologia
Grœca, tome XLIX, col. 380-389.