Bouderie : la distance qui sépare les psychologies masculine et féminine s'élargit ... |
Si la vie à deux est bien souvent une
faillite, il ne faut guère s'en étonner : aucun autre état que celui du
mariage ne suppose un contact aussi intime et aussi constant. De plus,
l'engagement pris par le jeune homme et la jeune fille de demeurer fidèles l'un
à l'autre, quoi qu'il advienne, est souvent un engagement à l'aveugle :
chacun ne s'étant pas préoccupé de connaître la nature intime du futur
compagnon de sa vie, ou bien l'aimé ayant dissimulé avec adresse ses mauvais
penchants pour ne laisser transparaître que de réelles ou fausses qualités.
Cependant, même s'il y a eu franchise
totale, la vie journalière assèche le
lac enchanteur des rêves et découvre inévitablement le fond véritable de
chacun, avec ses surfaces planes et ses aspérités. Heureux celui qui, à ce
moment-là, n'a point à rougir de ce qu'il recélait et qui, loin d'être effrayé
par le dépouillement du temps, peut, de son côté, s'extasier devant les beautés
nouvelles qu'il n'avait pas osé soupçonner en l'autre !
Hélas ! quel est le lot
ordinaire des unions conjugales ? L'amour qui tient ses promesses n'est-il
pas, parmi nous, un amour rare ? Et que ne voilent pas les façades muettes
de chaque famille !
Nous passons notre vie à côté de
drames plus poignants que les situations les plus théâtrales, mais nous ne nous
en doutons pas, parce que, la civilisation a pour effet de sauver les apparences.
Nous allons chacun dans l'existence
comme les hommes-sandwiches de la publicité : nous nous mouvons derrière
un décor et notre vie quotidienne sociale est souvent une vie jouée, aussi peu naturelle qu'au
théâtre.
Chaque individu, chaque ménage voit
de l'autre ce qu'on veut bien lui en laisser voir et Monsieur X. homme-sandwich
ne sait rien de Monsieur Y. autre homme-sandwich.
C'est pourquoi, toutes les
fermentations psychologiques préparatoires à des désunions conjugales plus ou
moins éclatantes nous sont inconnues. Un jour, nous nous disons :
« Ils ont l'air de ne plus s'aimer », et nous épuisons notre curiosité
en vaines hypothèses. De plus, bien souvent, si nous avons l'audace de juger,
nous nous trompons lourdement et nous acquérons sur notre prochain des
opinions scandaleuses ou injustifiées.
Ce n'est pas de l'expérience et de la
vertu d'autrui que nous devons vivre, mais il nous faut édifier nous-mêmes
notre propre bonheur et le préserver avec tact et intelligence de tous ces
écueils de l'amour qui s'appellent l'habitude, la bouderie, la vanité et
la jalousie.
Derrière notre petit décor personnel,
n'épions donc point notre prochain, mais travaillons avec acharnement à réduire
le plus possible ce qui empêche le déploiement de notre amour. Supprimons toute
cette façade de carton de notre existence et substituons-lui les architectures
admirables que la vertu est seule à pouvoir créer. Nous aurons fait œuvre
personnelle en nous perfectionnant nous-mêmes, œuvre d'amour en offrant à
l'aimé une plus splendide beauté et œuvre sociale en permettant à tous de jouir
d'un exemple riche d'enseignements et d'encouragements.
Nous avons nommé quatre grands
démolisseurs de l'amour. Ils ne sont pas les seuls, mais peut-être bien les
plus importants au point de vue psychologique. Si d'autres grosses pierres
d'achoppement existent, elle sont plutôt des conséquences du vice que de
simples nœuds psychiques. Elles se
nomment : ivrognerie, adultère, passion du jeu, etc. Mais il n'entre pas
dans notre sujet d'analyser le Mal, source évidente de toutes les catastrophes.
* * *
L'habitude
Nous avons tout d'abord cité
l'habitude parce qu'elle est sans doute le danger initial le plus inévitable.
En outre, il semble que l'habitude prépare très favorablement le terrain à
toutes les autres maladies de l'amour, parce que, parfois, elle ne respecte
même pas certaines valeurs essentielles et qu'elle place les défauts, — et même
les imperfections, — au rang des choses insupportables.
Lorsqu'il s'agit de lutter, la
meilleure des préparations est d'apprendre à connaître son adversaire.
Qu'est-ce donc que l'habitude ?
L'admirable philosophe qu'est Félix
Ravaisson a exprimé, dans son petit livre De l'Habitude, — si concis et si clair, — l'essence de l'habitude :
« C'est un abaissement graduel de la réceptivité »1.
Un abaissement, c'est-à-dire une déperdition. Il y a
usure, diminution, affaiblissement.
Graduel : l'habitude est, par définition, le produit
d'une reproduction constante, d'un recommencement incessant, d'une durée
prolongée. L'habitude n'est pas une loi qui sort ses effets d'un instant à
l'autre, mais bien à la longue, à la suite de répétitions ou de contacts
permanents. De plus, c'est d'une progression qu'il s'agit, d'une progression
négative en somme, puisqu'elle ne se tourne point vers l'action, mais vers la
passivité : les difficultés techniques d'un travail manuel deviennent, si
l'on ose dire, « de plus en plus moins-difficiles » et les jouissances accumulées
« de plus en plus moins-agréables ».
L'habitude suppose
donc un changement, mais un changement vers la baisse plutôt qu'un changement
vers la hausse. « L'habitude n'implique pas seulement la mutabilité :
elle n'implique pas seulement la mutabilité en quelque chose qui dure sans
changer ; elle suppose un changement dans la disposition, dans la
puissance, dans la vertu intérieure de ce en quoi le changement se passe, et
qui ne change point »2.
La réceptivité : nos sens et nos facultés sont les
antennes de notre âme, dirigées vers la captation la plus parfaite de toutes
les manifestations de la vie, soit physiques, soit spirituelles. Pour produire,
nous devons d'abord recevoir et c'est en alimentant nos acquisitions, que nous
nous rendons capables d'action et de réaction.
Si donc notre réceptivité diminue,
nous affaiblissons par là même notre activité. Et si cette diminution
s'intensifie, notre activité devient passivité puis passivité indifférente et
enfin passivité inconsciente. À ce dernier stade, la faculté, le sens ou le
membre atteint, est comme une faculté anéantie, un sens perdu, un membre
inanimé. La passivité inconsciente est une mort partielle. Nous portons en nous
quelque chose de mort ; nous ne sommes plus ce que nous étions, nous avons
changé, nous nous sommes habitués.
Lorsque l'habitude vise l'existence
d'un effort, on dit qu'il y a amélioration, en ce sens qu'en engendrant la mort
de l'effort, elle supprime un obstacle à l'action qui peut devenir inconsciente
et donc plus rapide. L'habitude donne à l'ouvrier une rapidité inégalable par
quiconque n'a pas fait depuis aussi longtemps que lui ce même métier. La mort
de l'effort est donc un gain.
Mais l'habitude ne se limite pas à l'absorption
des difficultés, elle gagne facilement nos sentiments les plus utiles et les
plus nobles et si nous ne savons nous prémunir contre elle, nous devons subir
son nivellement inexorable.
« L'influence de l'habitude
s'étend donc aussi à ces régions plus élevées et plus pures de l'esprit et du
cœur... La continuité ou la répétition doit donc affaiblir par degrés le
sentiment, comme elle affaiblit la sensation ; elle y éteint par degrés,
comme dans la sensation, le plaisir et la douleur »3.
Tous ces principes sont ceux qui
régissent l'amour et particulièrement l'amour conjugal. Le caractère inévitable
de l'habitude est, d'ailleurs un des arguments des partisans de l'amour libre.
Mais n'est-il pas assez peu flatteur, pour un homme libre, d'admettre qu'il n'a
point de force intérieure capable de réagir contre l'accoutumance ? Dieu
merci ! tous les humains ne sont pas si veules et ils savent user, contre
l'habitude, de leur volonté, de leur intelligence et de leur vertu !
Cependant, il serait présomptueux de
dire qu'il suffit de vouloir pour pouvoir. Remonter un courant n'est pas une
chose facile et lutter contre l'habitude est encore bien plus délicat !
La lutte de l'amour contre l'habitude
est une lutte sans merci. Le jour où l'amour dépose les armes, l'habitude
maîtresse a vite fait de balayer les derniers liens sentimentaux et d'instaurer
de nouvelles formes sensibles qui, à leur tour, ne durent qu'un temps, pour
laisser ensuite la place à des attitudes de moins en moins conscientes.
L'enthousiasme des premiers temps de
l'amour provient de la nouveauté du sentiment, de la ferveur de
l'admiration et de l'intérêt intellectuel porté à une psychologie
inconnue.
Le nouveau attire toujours au moins l'attention.
Or c'est par l'attention que nous entretenons notre activité. Que l'attention
faiblisse ou s'éteigne, notre activité devient passivité puis inconscience.
Notre attention est-elle centrée sur celui que nous commençons à aimer ?
Toutes nos facultés y gagnent une indéniable vigueur. Nous habituons-nous à sa personne ?
Notre attention faiblit et, avec elle, notre préoccupation amoureuse. L'être
que nous aimons ne nous réserve-t-il plus aucune surprise, aucune découverte,
aucune incertitude ? Nous parvenons à une sécurité de la connaissance et
de la possession qui est déjà de la passivité. Enfin, celle-ci ne tardera pas à
suivre la pente qui mène rapidement à l'insensibilité sentimentale :
l'amour est mort.
La ferveur de notre admiration provient des beautés que nous
contemplons dans celui que nous aimons.
Mais, diront d'aucuns, cette ferveur
semble bien impossible à sauvegarder, car l'habitude réduit ce sentiment
comme elle anéantit toute chose, Eh bien ! non, Notre ferveur, tout
étonnant que cela puisse paraître, est non seulement un fruit de notre
sensibilité mais aussi de notre volonté. Et si l'habitude a beaucoup de prise
sur les sentiments, elle en a moins sur une volonté forte et déterminée. C'est
la volonté qui a recours à l'intelligence pour découvrir de nouvelles raisons
d'enthousiasme et provoquer des circonstances idéales à l'entretien de cette
ferveur.
Notre devoir à chacun est donc, tout
d'abord, de préparer et d'entretenir à l'intention de celui qui nous aime des motifs
d'admiration indiscutables et ensuite de chercher à découvrir en celui que
nous aimons les raisons d'amour que lui nous offre. Or, préparer des motifs
d'admiration n'est possible qu'en s'exhaussant. C'est donc en activant notre
poursuite de l'idéal de perfection, que nous nous dépasserons nous-mêmes et
offrirons à l'aimé les plus indéniables enthousiasmes.
Il y a enfin l'intérêt
intellectuel que provoquent en nous les premiers contacts amoureux avec une
personne que nous ne connaissons pas.
Aux premiers temps de l'amour,
l'amant 4 ignore l'ensemble de la psychologie de l'aimé. Il pressent
beaucoup, mais ne peut encore avoir aucune certitude. Il ne sait pas,
notamment, si la psychologie qu'il approche se révèle à lui en partie ou en
totalité. C'est vraiment l'incertitude et rien n'est plus excitant, pour
l'amour, que l'incertitude, parce qu'elle suppose une insatisfaction
intellectuelle.
L'intérêt éveille et entretient
l'attention et là où demeure l'attention, l'habitude s'écarte.
Celui qui est sûr de connaître
parfaitement son aimé n'est plus préoccupé de sa découverte. Or la recherche tient
en haleine et harcèle l'amour. C'est donc en entretenant l'incertitude
psychologique, qu'on conserve vivant l'intérêt et, par voie de conséquence, la
vitalité de l'amour.
L'aimé devrait toujours avoir pour
l'amant des réserves psychologiques ravissantes qu'il ne dévoilerait qu'au
cours de la vie commune et à l'occasion de circonstances particulières. Un
certain mystère est nécessaire à la vie de l'amour. Chacun doit tout savoir de
l'autre, mais surtout tout ce qui est moins bien, car le beau n'est
jamais une cause de déception et la découverte d'une beauté supplémentaire ne
peut qu'émerveiller.
Lorsque nous parlons de beauté
mystérieuse, nous ne voulons pas dire qu'il convient de masquer à l'aimé des
qualités foncières qui font notre caractère personnel, mais nous voulons plutôt
faire allusion à cette puissance intérieure que chacun porte au plus
profond de lui-même et qui est soit une puissance de bien, soit une puissance
de mal.
C'est au sein de ce potentiel secret
de toute psychologie qu'il y a moyen de conserver des réserves. Non point des
réserves de qualités, mais des réserves de vertu et d'inépuisables puissances
de beauté susceptibles de s'actualiser sans cesse devant toute occasion
propice.
Lorsque celui que nous aimons peut
s'étonner de belles réactions psychologiques de notre part et qu'il peut
dire : « Je ne la croyais pas capable d'une telle
noblesse ! », nous avons soulevé un coin de notre mystère intérieur
et nous excitons son amour, car il cherchera à connaître mieux et plus
largement. Mais soyons sages et non pressés. Sachons être réservés et
attendons les occasions que la vie commune procure avec un admirable
équilibre. Ne nous dispersons pas, mais donnons à l'aimé le plaisir de nous
sentir inépuisables.
À notre sens, cette faculté de maintien
de l'intérêt intellectuel est une des premières bases de la sauvegarde de
l'amour, parce qu'elle est le plus efficace contrepoids de l'habitude !
Ah ! ne nous laissons donc pas
aller ! Luttons, luttons pour vivre ! L'habitude est la rouille de
l'amour, mais une machine ne se rouille pas qui sans cesse travaille. Notre
amour, s'il s'assoupit, est en danger de mort. Luttons, luttons toujours, ne
laissons pas notre enthousiasme s'émousser, ne laissons pas notre vie être
rongée par l'effritement des jours. Lutter c'est être actif, être actif c'est
vivre et celai qui vit, — non celui qui se laisse vivre, — fait également
survivre son amour !
« Je m'égare dans mes longues
attentes, je me retrouve par les surprises que je me cause ; et au moyen
de ces degrés successifs de mon silence, je m'avance dans ma propre
édification »5.
Que devient toute cette théorie dans
la réalité ? Essayons d'être simple et de nous résumer.
Les premiers contacts amoureux
excitent nos facultés (tant physiques qu'intellectuelles ou morales) et sont à
notre psychologie ce qu'est au corps le café fort. Nous nous dépassons, mais un
peu artificiellement. Si l'on dit des amoureux qu'ils perdent la tête, il y a
certainement à cette assertion un fond de vérité. Mais tout le monde ne perd pas la tête de la même façon.
Chacun se laisse surexciter de manière différente : les faibles perdent
pied devant la réalité et deviennent capables de toutes les sottises ; les
forts, les équilibrés, jouissent sciemment de leur état transitoire, mais savent
regarder au delà, vers la vie apaisée et l'empire sur soi reconquis.
Si faibles et forts s'engagent dans
la voie de l'union matrimoniale, il est facile de comprendre que les
conséquences de leurs vies particulières ne seront pas identiques mais
proportionnées à la valeur intrinsèque de chaque couple.
Dans le plan de l'habitude, les
différences ne seront pas moins fortes que dans tout autre domaine, puisque,
comme nous l'avons vu, cette loi est régie par d'autres lois non moins
inéluctables : les lois de l'attention, de la curiosité intellectuelle, de
l'admiration etc.
Il n'est donc point étonnant que
l'écueil de l'habitude effraie, afflige ou perde les faibles : les faibles
d'esprit, les faibles de volonté et les faibles de cœur ! Ils ne savent ni
conserver un amour intellectuel, ni conduire leur cœur avec souplesse à travers
les plaines arides ou monotones de leur vie. Parce qu'ils n'ont en eux aucune
richesse, ils font grief aux autres de leur lassitude et ne savent pas créer
eux-mêmes des motifs de ferveur.
Aussi bien, les effets de l'habitude
sur les êtres forts sont beaucoup moindres, car ils maîtrisent l'habitude au
lieu de se laisser maîtriser par elle et ils la plient à leur volonté sans
dommage pour leur amour. D'autre part, ils savent que les débuts de l'amour ne
sont pas l'amour pur, mais un amour-composé, fait de plaisir d'avoir trouvé, d'aspiration à une vie
définitive et stable, de bonheur d'être l'élu à l'exclusion de tout autre et de
satisfaction d'être le centre des préoccupations de quelqu'un. Comme nous le
disions plus haut, les forts savent que ces petits sentiments adjacents sont
transitoires et que le temps se chargera bien de les réduire, puis de les
éliminer, pour ne conserver que le joyau seul du seul amour !
L'habitude est une épreuve de force ;
le temps est un rectificateur qui épure sans tergiversations et sans
indulgence.
Un faible apprécie son amour et
l'amour de son conjoint aux manifestations extérieures de l'amour :
à des cadeaux, à des flatteries, à quelques fleurs, à des gestes renouvelés. Le
jour où la surexcitation initiale artificielle cesse de propulser ces
extériorisations, elles deviennent un fardeau et on les abandonne. Les faibles
disent alors : « Voyez, il ne m'apporte plus de fleurs comme au temps
de nos fiançailles ! » Et qu'avez-vous besoin de fleurs, alors que
vous avez tout un être, toute une personne ! Pourquoi lutter inutilement
pour sauver à tout prix de pauvres choses périssables ? Et pourquoi ne pas
plutôt tourner vos efforts vers les valeurs spirituelles et morales éternelles,
sur lesquelles seules s'appuie le véritable amour ? Car contre elles ne
peuvent prévaloir ni l'usure du temps, ni la rouille de l'habitude, ni la
monotonie des plus banales réalités !...
* * *
La bouderie
La
bouderie ne
semble peut-être pas, à première vue, un très gros écueil psychologique, parce
que bouder est un défaut enfantin. Mais cependant que de ménages ouvrent ainsi
leur porte à la dysharmonie ! Et il faut dire qu'outre le grotesque d'un
caractère de boudeur adulte, la vie que mène son entourage est une vie bien
énervante et peu faite pour la franchise et la spontanéité. Toute parole doit
d'abord être pesée et repesée avant d'être prononcée. Certaines choses, même
anodines, ne sont pas dites pour éviter de possibles retours de flamme. Tout
devient conditionnel et relié à l'humeur du boudeur par un fil plus ou moins
tendu, qui laisse plus ou moins de jeu à la liberté de chacun.
La bouderie est un défaut qui
provient d'un excès de susceptibilité. La susceptibilité, elle, est
ordinairement engendrée par un sérieux égoïsme et un égocentrisme puéril. Le
susceptible se croyant le centre du monde et se sentant constamment visé, fait
de tout une affaire personnelle. Le susceptible pèche par excès de
subjectivité.
Ce qui est curieux chez le boudeur,
c'est que cet aspect de son caractère est comme un plan figé de son tempérament
d'enfant. On dirait qu'il n'a pas évolué. Son esprit est partiellement
atrophié. D'ordinaire, cette étroitesse de vue, qu'un enfant a normalement,
s'estompe d'année en année et l'esprit qui mûrit finit par avoir une vision
plus équilibrée du monde et de lui-même. Mais la subjectivité excessive et
durable retarde le développement intellectuel et devient la cause de
l'étroitesse d'esprit.
La bouderie est aussi un manque de sincérité,
car si l'on met la franchise au-dessus de tout, il est certain qu'on s'entendra
dire des choses peu agréables, puisque nul en ce monde n'est parfait !
C'est enfin une tyrannie d'autrui,
parce que, lorsqu'on respecte la liberté de toute personne humaine, on accepte
du fait même la liberté d'expression et de pensée des autres et on se sent
capable de se placer en dehors de soi, et
des circonstances pour admettre chez d'autres des conceptions, des idées ou des
convictions en opposition manifeste avec ce qu'on pense soi-même.
La bouderie c'est tout cela et,
quelquefois aussi, un faux excès d'amour, car plus on s'aime, plus la moindre
ombre prend des proportions extraordinaires. Il n'est que de juger ce qu'on
nomme communément les querelles d'amoureux pour comprendre que la fausse
sentimentalité crée une certaine susceptibilité qui risque de devenir
habituelle et peut finir par s'installer en défaut définitif indéracinable.
Cependant, au cours d'une vie
commune, il n'y a pas seulement des complexes aussi définis dans leur essence primaire. La vie d'amour a parfois des
instants d'un climat très particulier qui ne relève pas à proprement parler de
la bouderie, mais qui y ressemble cependant.
André Gide a dit admirablement :
« La pire souffrance est celle de deux âmes qui ne peuvent pas
s'approcher. Elles côtoient un mur qui les maintient parallèles et s'y heurtent
et s'y meurtrissent »6.
Nous allons laisser de côté la
bouderie puérile ridicule, pour nous attacher à introspecter ce parallélisme des âmes dont parle Gide.
Il est des moments dans la vie à deux
où la distance qui sépare les psychologies masculine et féminine s'élargit
subitement de toute la brèche profonde qui peut tenir éloignées l'une de
l'autre deux personnalités distinctes. Tout unis que soient un homme et une
femme, il est inévitable, — et d'ailleurs souhaitable, — que leurs
individualités respectives demeurent inviolées.
Aux débuts de la vie amoureuse, ces
différenciations ne sont pas sans gêner les mouvements spontanés du couple.
Alors que tout voudrait être un, les êtres qui s'aiment souffrent de comprendre
que chacun restera lui-même, quoi qu'il advienne, et, en définitive, jugera
toujours toute chose suivant sa ligne tracée depuis l'enfance... Et la
sensibilité excessive d'un cœur nouvellement épris transpose en outre ces
discordances en dissonances désagréables, qui risquent d'égratigner assez
profondément.
La dualité des personnes est
cependant une heureuse nécessité, même dans l'union la plus étroite. Et
lorsqu'on sait ce qu'on fait, il n'est pas si difficile de garder à la fois une
dépendance volontaire et une indépendance franche.
Cependant, malgré toutes les
réflexions et les bonnes volontés, il arrive fatalement des instants où,
soudain, à un tournant de la conversation, l'on aboutit, sans l'avoir prévu, à
une impasse, au bord de la brèche qu'on croyait comblée. Un pas de plus serait
peut-être un faux pas. Une explication immédiate serait sans doute une
catastrophe. C'est que, tout à coup, le plan du couple s'est inexplicablement
subdivisé en deux plans personnels. Les uns ne sont plus comparables à l'autre
et il faut se garder de les comparer.
Le sensitif qui, de ses antennes
amoureuses, tâte l'obstacle psychologique, hésite et... se tait. La peur, le
vertige le gagnent, de ce gouffre qu'il entrevoit. Il voudrait fuir, n'avoir
rien dit, recommencer plus haut, comme si de rien n'était.
Mais son silence de deux secondes
provoque un silence de dix secondes et ne peut plus passer inaperçu. Si l'autre
ne veut pas comprendre, il s'étonne, interroge et, sans guide, s'engage seul en
des spéculations absolument fausses. Celui qui se tait devient ainsi
injustement le boudeur et cette
injustice jointe à sa peur l'enfonce, l'enfonce..., de plus en plus. Puis là,
dans sa solitude refermée, il se sent comme perdu dans un puits couvert de
mousse glissante. Aucune planche de salut, aucune aspérité où s'accrocher, il
s'épuise à en chercher une, il n'en découvre pas : les plans demeurent
différents ! Si l'autre insiste, il aggrave le mal et, s'il veut juger, il
brise parfois les premiers fils de l'amour.
Que faut-il faire ?
« Quand tu penses, dit Socrate à
Phèdre, ne sens-tu pas que tu déranges secrètement quelque chose ? »7
Lorsque deux âmes sentent soudain
entre elles le mur dont parle Gide,
il vaut mieux qu'elles fassent silence : ne plus parler, ne plus penser,
mais attendre, faire le mort, fermer les yeux de l'esprit, oublier...
Le boudeur rumine ses soucis.
Le silencieux efface son moi, le fait taire, se couvre d'ombre, baisse
la tête et attend, car « l'âme ne se remet pas au calme aussi simplement
que la mer ! »8.
Quand on avance dans les ténèbres, le
pas se fait lent, prudent, hésitant. Une sorte d'angoisse tend les mains en
avant à la rencontre de l'obstacle possible. Vient à briller un tout petit
point lumineux à l'extrémité même de la voie à suivre, on se sent soulagé,
aidé, fortifié. Ce n'est plus une crispation d'angoisse qui étreint la gorge,
mais une décision de prudence qui éveille l'attention. Une sorte de fascination
aide la marche à s'accomplir en ligne directe. C'est comme si l'on était relié
à ce point lumineux par un fil qui ne peut rompre. Les obstacles existent toujours
de part et d'autre de la voie, mais dans la sécurité soudaine de cette lumière,
on les néglige et, malgré cela, on ne s'y heurte point. La lumière est pourtant
trop lointaine pour éclairer la route ; les ténèbres proches restent les
mêmes, mais l'on progresse comme aspiré par ce point lumineux qui est
certitude.
Il en est de même dans l'amour
inquiet. Du fond de la solitude possible de deux êtres qui s'aiment, un point
toujours demeure lumineux : c'est la certitude de leur amour. Et dans les
moments pénibles de parallélisme
psychologique, il est bon d'oublier tout ce qui n'est pas cette certitude,
pour avancer, dans le silence et les ténèbres intérieures, vers ce roc
insubmersible de l'amour, où peuvent se retrouver les égarés !
Le silence est le grand guérisseur
des heurts amoureux. Non pas le silence hostile qui n'est qu'un silence de
façade, mais le silence de l'âme, le silence même du raisonnement qui annule
toutes les préoccupations, toutes les rancunes, tous les griefs, qui purifie
les intentions et redresse les torts des consciences loyales. Et, courbant le
dos sous l'assaut des vagues désunissantes, chacun pourra attendre ainsi le
réveil heureux, dans l'apaisement, le calme recouvré et la compréhension
réciproque certaine.
Si les époux connaissaient moins le
silence intentionnel des lèvres qui se refusent à traduire le bouillonnement
intérieur du cœur, ils apprécieraient mieux la valeur du silence de l'esprit,
du retranchement volontaire dans une retraite intellectuelle que n'agitent plus
les ferments de discorde, mais qui laisse, au contraire, poser la lie jusqu'à
ce que soit clair le vin.
Alors seulement, des explications
franches et objectives peuvent justifier avec douceur les attitudes opposées et
permettre le rétablissement de l'harmonie un instant interrompue.
* * *
La
vanité
Nous ne donnerons que quelques idées
au sujet du non-sens psychologique qu'est la vanité.
La vanité est le défaut le plus
stupide qui soit ; il est incompatible avec une intelligence équilibrée et
saine. La vanité est une monstruosité, parce que c'est une disproportion entre
la réalité et l'idée qu'a le sujet de lui-même. Un clown qui se croit beau est
d'un ridicule certain et plus il se croit beau, plus il est ridicule et plus on
rira de lui.
Il en est de même pour les esprits.
Plus un vaniteux est vaniteux, plus il est risible et, nous ajouterons, plus on
le méprisera d'être ainsi aveuglé. Tout le monde se gausse de lui ; et il
se promène comme un coq au milieu de la basse-cour, certain d'être le point de
mire envié de toute la société.
On voudrait pouvoir piquer la
psychologie gonflée du vaniteux, pour assister au spectacle réjouissant de son
éclatement !... Car sous la vanité, bien souvent, il n'y a rien : ni
intelligence, ni vertu, ni bonté. Et celui qui est véritablement riche de
richesses pures et nobles n'est pas si gros !
L'homme vaniteux est un parvenu
intellectuel, un geai paré des plumes du paon. Mais il y a disproportion, et la
parure n'est pas à la mesure de celui qui s'en harnache !
Un homme tient une si petite place
dans l'Univers et chacun de nous est si inférieur aux génies que le monde a eu
l'honneur de porter, qu'il est d'une suprême ironie de prétendre à une
prédominance. De plus, l'homme le plus simple peut avoir l'âme la plus belle et
ce ne sont ni la fortune, ni la gloire, ni les honneurs qui nous permettent de
jauger un humain.
L'humilité ne devrait pas avoir pour
nous ce caractère lointain qu'a la vertu. L'humilité n'est pas contraire à la
nature humaine, elle est strictement dans la ligne de l'humanité. C'est la
vanité qui est une attitude antinaturelle et antihumaine. Le vaniteux serait
plus morfondu d'être jugé sot que non vertueux. Et cependant, ce sont précisément
les personnes les moins humaines et
les plus dépourvues de vraies richesses d'âme qui sont vaniteuses et les
raisonnements ont peu de prise sur la bêtise. Ceux qui connaissent leur maigre
valeur au regard du monde et de son Créateur n'essaient pas de masquer
frauduleusement leur infériorité. C'est ce qui les grandit !
Les conséquences de la vanité sont
très nocives pour l'union sentimentale des époux.
Un des premiers effets de la vanité
est de ne pas supporter celle d'autrui. « Si nous n'avions point
d'orgueil, dit La Rochefoucauld, nous ne nous plaindrions pas de celui des
autres ». Un vaniteux trouve tout le monde vaniteux, excepté lui.
Ensuite, le vaniteux refuse de
reconnaître qu'il peut se tromper ou mal faire : il ne veut pas admettre
qu'il a tort et c'est ce qui le rend si difficile dans le mariage. La friction
continuelle de deux psychologies rend inévitables les concessions réciproques
par lesquelles se maintient l'équilibre. Il faut toujours céder quelque chose
d'un côté puis de l'autre pour créer l'horizontal et ce n'est pas un mince
obstacle à l'équilibre que l'entêtement d'un esprit à se croire infaillible.
Cela donne à l'union amoureuse une couleur fausse très peu faite pour favoriser
l'harmonie. De plus, la vanité corrompt curieusement les plus sérieuses
qualités en ne les laissant s'épanouir que nimbées d'admiration d'elles-mêmes
et l'on ne peut sincèrement aimer ce qui n'est pas pur.
« Il est faux dans la plupart de
ses qualités, dit La Rochefoucauld en parlant du Cardinal de Retz ; et ce
qui a le plus contribué à sa réputation est de savoir donner un beau jour à ses
défauts »9. Savoir donner un beau jour à ses défauts !
Comme le vaniteux excelle dans cet art !
Or, la réputation est une chose
extérieure qui s'édifie souvent sur des arguments faux ou fragiles et le
vaniteux parvient effrontément à donner le change. Si le Cardinal de Retz a pu
se créer une célébrité c'est qu'il vivait dans un milieu littéraire et frivole,
...et qu'il n'était pas marié !
L'union conjugale est une épreuve de
vérité. Aucune fausse valeur ne résiste au jugement serré de la vie quotidienne
et la fausseté du raisonnement sur soi est un des gros obstacles à la
spontanéité de l'amour.
Enfin, « les querelles ne
dureraient pas si longtemps si le tort n'était que d'un côté », et nier
qu'on puisse avoir mal agi est, entre autres, une de ces preuves d'aveuglement
dont l'orgueil est grand collectionneur !
Mais quelle est l'attitude opposée à la
vanité dans la vie matrimoniale ?
Nous pensons que c'est la simplicité
du cœur qui donne une largeur et une souplesse d'esprit dont la vanité est
incapable.
« Tout homme qui aime le bien de
tout son cœur a cette largeur d'âme, précise le philosophe Ollé-Laprune. Mais
la tendance contraire existe, et il est très aisé de s'y laisser aller. Il faut
lutter contre elle pour tenir son âme au-dessus de l'ouvrage spécial auquel on
s'applique. Je ne dis pas que la largeur d'esprit soit proprement un devoir,
mais je dis que la largeur d'âme est tout près d'en être un, même qu'elle en
est un : car, d'une part, elle se confond presque avec la simplicité, ce
qui la met à la portée de tous, et, d'autre part, c'est, pour certains hommes,
dans certains états, quand on a une suffisante culture, un devoir d'élargir son
âme et son intelligence.
« Les simples sont larges
et complets d'une manière admirable. Ils ont l'air souvent d'être enfermés dans
un très étroit horizon. Sans effort, sans raisonnement, sans discours, sans
science, par le cœur, par l'âme, par la vertu, mieux encore, par la sainteté,
par l'union au bien, à l'universel, à l'infini, à Dieu, ils ont des
intuitions merveilleuses »10.
N'est-ce pas ainsi seulement que
l'union amoureuse peut devenir heureuse et demeurer plénière : « Sans
effort, sans raisonnement, sans discours, sans science, par le cœur, par l'âme,
par la vertu, mieux encore, par la sainteté » ?
* * *
La
jalousie
Étudions enfin l'écueil de la vie à
deux le plus terrible parce qu'il est le plus acharné et le plus difficile à
écarter : la jalousie.
La jalousie est plus qu'un défaut,
c'est une passion mauvaise qui est ordinairement forte dans la mesure où
l'amour est fort. La jalousie est comme une forme dénaturée de l'amour. C'est
moins un vice positif indépendant, qu'un amour dégénéré, comme le lait caillé
est encore du lait et cependant n'en est plus.
On a fait procéder la jalousie de
l'envie. Il semble pourtant que ce soient là deux passions fort différentes,
car l'envie est un sentiment mauvais qui vise n'importe qui et n'importe quoi,
avec ou sans amour : une femme qui envie les bijoux de son amie peut
envier frénétiquement ces objets en eux-mêmes et par rapport à elle sans que ce
sentiment procède d'un amour quelconque et même, parfois, sans qu'il y ait
amour de ces objets. L'envie est fortement apparentée à cet instinct puéril de
possession qui fait que l'enfant veut avec rage ce qu'il voit appartenant à son
camarade ; et lorsqu'il a pu déposséder l'autre, il est capable ensuite
d'abandon, parce qu'en somme, l'objet en lui-même ne l'intéressait pas :
c'était surtout le besoin de frustrer l'autre et d'accaparer pour accaparer.
La jalousie au contraire est un produit de l'amour. La jalousie est même
peut-être une preuve d'amour, car « l'intensité de la jalousie, dit
Descartes, est fonction de l'attachement qu'on a de l'objet possédé et non des
raisons de craindre sa perte »11.
La jalousie, en somme, naît de
l'attachement à un être qu'on possède et l'envie vise un objet qu'on ne possède
pas. Et encore : la jalousie est engendrée en général par une question sentimentale
et l'envie par un désir intellectuel. Enfin, « l'envie cesse avec la
possession de l'objet envié, tandis que la jalousie n'a pas de fin, car elle
craint toujours pour l'objet possédé et évolue avec les situations différentes
par lesquelles passe cet objet »12.
La jalousie est une véritable plaie
du cœur qui commence aussi sournoisement qu'un cancer. On ne sent rien, ou si
l'on sent, ce ne sont que des ombres imprécises qui ne captent pas l'attention.
Puis un jour on se réveille aveugle, sourd et affolé. On était jaloux
silencieusement, on devient jaloux passionnément et... douloureusement.
Aucune passion n'est probablement
aussi torturante que la jalousie, parce qu'elle engendre comme une paralysie
générale des facultés intellectuelles et morales. Comme l'amour englobe toute
la personne, ainsi la jalousie corrompt-elle toutes les valeurs. L'imagination,
qui est la première malade, devient d'une surexcitation fébrile. Elle dévore
tout : les plus menues circonstances, les plus nobles sentiments, les
personnes les plus vertueuses et les plus innocentes et les souvenirs les plus
enfouis. Elle finirait par se dévorer elle-même jusqu'à la folie si l'on ne
parvenait à la ressaisir et à la calmer.
La jalousie n'est pas tant un défaut
qu'une maladie de l'amour, une forme psycho-pathologique. Il est plus
sage de la traiter comme telle que comme un vice déshonorant.
Le jaloux est presque un
irresponsable. Si sa responsabilité est engagée, c'est pour autant qu'il n'a
pas suffisamment réagi initialement. Il n'a point tant été coupable que faible
et d'une faiblesse souvent très excusable. Car presque toujours, la jalousie s'appuie
sur de la vérité ou sur un semblant de vérité, qui est confondu avec la vérité
authentique.
Cette base, vraie ou soi-disant
vraie, fausse dans la suite tout le jugement du jaloux. Il suit au jour le jour
la réalité, jusqu'à la faire grincer, tant il la serre de près et souvent même
il rend mensongère la conduite de l'être aimé, à force d'exercer sur lui un
contrôle tyrannique.
Dès lors, il ne peut plus
juger ; il perd le sens des réalités et le sens de la vérité. Il se
construit une logique particulière et il ordonne toutes ses constatations
autour de son axe central fixé sur une demi-vérité initiale et appuyé à toutes
les preuves subséquentes. Il en
devient aveugle : aveugle à toute idée autre que son idée, aveugle
à toute explication autre que son explication, aveugle à toutes les
déductions autres que ses déductions. Sa jalousie exaspère un
égoïsme-cause, qui devient d'abord un égocentrisme ahurissant puis, de plus en
plus vite, une force centripète effrayante qui tord ce jaloux autour de l'axe pivotant
de ses élucubrations, non sans souffrances et non sans dommages !
Mais la jalousie est-elle un défaut
congénital ou seulement un sentiment parasitaire qui s'implante à
l'occasion ?
Cela dépend sans doute des cas. Il
est certain, par exemple, qu'il existe des tempéraments jaloux. Ce sont
là des psychologies très spécialement prédisposées à la jalousie morbide dans
le mariage. Enfants, on ne les a pas suffisamment exercés à se défendre des
suspicions désobligeantes et des mouvements égocentriques irréfléchis. Ils
arrivent alors au mariage comme des proies de choix aux moindres doutes et aux
plus légères fautes de l'autre.
Dans le mariage, le tempérament
jaloux d'un des époux est une forte hypothèque sur le bonheur durable. De tels
tempéraments devraient, raisonnablement parlant, ne pas se marier, car la somme
de souffrances qu'ils accumuleront probablement chez les autres comme en
eux-mêmes éclipsera vite les quelques mois ou même les quelques années d'un
bonheur sans nuage.
Mais est-il toujours question, dans
les cas de jalousie, de prédispositions manifestes des tempéraments ?
Nous ne le croyons pas. La jalousie
est un poison subtil, il s'infiltre partout très rapidement si les occasions
lui sont favorables et il n'est peut-être pas de ménage où il ne soit susceptible
de s'introduire à la faveur de certains concours de circonstances. Les
tempéraments non jaloux sont probablement les plus capables de subir l'assaut
de cette passion sans s'en douter. Un jour l'esprit dresse son attention :
cela semble naturel. Puis il provoque de nouvelles occasions de confirmer des
impressions fugitives. Ensuite, il épie les faits et gestes de l'aimé et crée,
entre ses expériences, toute une
chaîne de raisonnements illogiques qui ont cependant une apparence de vérité.
Le germe a pris racine ; l'arbre de mort est planté !
L'état de désolation et de tortures
dans lequel sombre un cœur jaloux n'a peut-être jamais été dépeint avec plus de
crue vérité que par Ludwig Lewisohn dans Le Cas de M. Crump. Et cette
phrase profonde qu'il dit à propos d'Herbert et Anne est probablement
applicable à bien des époux : « Ces deux êtres marchaient côte à
côte, tous deux dans les ténèbres, mais chacun dans sa nuit à lui » :
la tortionnaire dans l'enfer de son cœur, le torturé dans l'enfer de sa
vie !
Le torturé, s'il est innocent, ne
peut pas supporter indéfiniment la hantise des obsessions jalouses et
l'injustice de convictions fausses.
— « Je ne sais pas encore ce que
je ferai, dit-il d'une voix morne. Mais il y a une chose que je sais. Je ne
suis pas ton esclave. Tu ne m'as pas acheté. Si jamais je vois que, sans le
tenir de moi, tu sais quelque chose de ce qui me concerne, je te tuerai »13.
Celui qui s'étonnerait de telles
paroles dans la bouche d'un homme tyrannisé par la passion jalouse de sa femme,
celui-là ne sait pas ce qu'est la jalousie. Car l'aboutissement extrême d'une
telle passion que rien ne parvient à réduire est la folie, le suicide ou
l'assassinat.
Cependant, il serait injuste de ne
point parler des cas hélas trop fréquents où la jalousie a plus qu'une base de
demi-vérité ; nous voulons parler des cas où cette passion s'appuie non
sur l'imagination mais sur des faits.
Dans de pareilles situations, la
résignation vertueuse est probablement la seule solution possible pour celui qui
souffre. Car la jalousie qui est un sentiment passionné peut difficilement être
contrebalancée par une vertu calme et réfléchie. Mais si la jalousie motivée,
due à l'infidélité prouvée d'un des conjoints, est une souffrance terrible,
elle n'est pas pour autant abjecte car bien souvent elle cisèle l'âme et
fortifie la vertu.
Dans son intéressante Étude sur la
jalousie, G. Schmitz représente ainsi le schéma de la jalousie
amoureuse :
Le doute, — l'incertitude, le manque de
confiance, — la crainte, — la peur de perdre l'affection, — la certitude.
C'est malheureusement dans cet ordre
serré que se forme et naît la vraie jalousie amoureuse, celle qui ronge sans
repos et qui semble condamnée à chercher elle-même les aliments à son propre
tourment.
La jalousie est, au fond, une crise de confiance. C'est un balancement
continuel de l'esprit entre la certitude et le doute, l'un et l'autre étant
susceptibles, à tout moment, de devenir qui un doute et qui une certitude.
Le résultat de cette instabilité
fausse considérablement les moyens possibles de contrôle éventuel, car
« le jaloux sait qu'il s'est trompé : il surveille étroitement
son partenaire et le pousse ainsi à tromper vraiment »14.
* * *
Il existe enfin une dernière forme de
jalousie qui est comme une « maladie rentrée ». Nous voulons parler
des jaloux intérieurs qui ne laissent rien transpirer de leurs sentiments, mais
qui épuisent souvent leurs forces morales et leur santé à lutter en silence
contre un sentiment qu'ils condamnent tout en le subissant.
C'est sans doute le cas de Rupert von
Narwitz dans Fontaine de Charles Morgan. Mais là, le refoulement est si
énergique, la volonté d'absolution si déterminée, la noblesse des sentiments si
majestueuse, que ce caractère acquiert une auréole de sur-humanité, un
raffinement et, en même temps, une force de sentiment quasi divins, que nous ne
pouvons espérer retrouver à l'état si pur dans un être humain ! Narwitz
dépasse la souffrance et plane dans une mansuétude de Dieu, qui fait paraître
bien pâles les caractères cependant très beaux de Julie et de Lewis.
Pour pouvoir ainsi négliger
totalement l'aspect subjectif de situations « à trois », l'amour doit
en être arrivé à un détachement sur-naturel qui voisine avec la mort. Car une
sérénité parfaite d'une telle élévation n'est pas l'aspect humain des réactions
amoureuses, même si celles-ci sont dépouillées et spiritualisées.
— « Je ne vous pose pas ces
questions dans un esprit de jalousie, dit Rupert mourant. Je suis absous de
cette torture... La haine, la jalousie et l'amour qui veut posséder, peut-être,
tout amour terrestre, appartiennent à l'enfance de l'âme, vous le savez... Moi
j'ai appris que certaines expériences font triompher d'elles. Car il y a des
expériences, ajouta-t-il avec un sourire, qui remplacent la philosophie »15.
Ces paroles sont des paroles
d'outre-tombe. C'est parce qu'il va mourir que Rupert peut les prononcer. Son
cas est celui d'une volonté de fer refoulant un sentiment désapprouvé ;
mais ce refoulement est trop héroïque pour être compatible avec la vie. Et
c'est avant tout d'amour que mourra Narwitz que Julie aurait pu sauver !
La tâche de l'amour doit être une
tâche d'apaisement et de sérénité et il est toujours dangereux de laisser le
cœur entreprendre des expériences coûteuses.
Celui qui aime ménage l'amour de
l'aimé aussi bien en ne se jouant pas de son légitime souci de conserver
l'amour pur, qu'en ne heurtant pas cet amour par de cruels soupçons. L'amour
est paix. Les tourments du cœur irritent l'amour et le perdent. Il faut savoir respecter
les trésors que l'on possède !
Mais, dira-t-on, y a-t-il un remède à
la jalousie ? Comment juguler une telle passion ?
Comme en médecine, les remèdes à des
cas psycho-pathologiques ont des effets incertains, en ce sens que la guérison
dépend souvent davantage de la réaction du sujet malade que de la valeur propre
du traitement. Cependant, il est possible de suivre une certaine ligne de
conduite qui assure un maximum de conditions favorables à la guérison.
Cette ligne de conduite a deux
aspects : l'attitude de l'entourage et l'attitude du sujet.
Une première nécessité conditionne la
réussite de toute la thérapeutique de la jalousie : obtenir du malade
qu'il admette qu'il est jaloux.
Cela semble ridicule, mais, à la
vérité, peu de jaloux savent ou reconnaissent qu'ils le sont. Ils trouveront
les excuses les plus étonnantes et les plus grotesques à leur tourment, mais se
défendront énergiquement d'avoir rien de commun avec la jalousie !...
Pour faire éclore cet aveu convaincu,
il est indispensable de s'appliquer à étudier à fond le cas particulier dont il
s'agit : tempérament du jaloux, caractère, conduite, situation de son
conjoint, valeur de son entourage, causes de ses doutes, etc... Aucune règle
n'est rigidement applicable à deux cas différents. C'est par tâtonnements qu'il
est bon de procéder.
La conversation fait parfois surgir
d'elle-même des occasions indicatrices ou des arguments péremptoires. Et ce qui
est frappant, c'est que, dans cette psychologie malade du jaloux, les valeurs
sont tellement brouillées, tellement désaxées, qu'il faut prévoir les plus
grandes surprises. Vous épuiserez votre patience et votre intelligence à
démontrer logiquement à un jaloux l'inanité de ses tourments : il ne vous
entendra pas. Mais incidemment, vous aurez, dans le feu de la conversation,
lâché une phrase sans importance apparente, votre malade en sera frappé, il
l'agrippera et, pour finir, ce sera cette idée-là, — dont vous reconnaissez à
peine la paternité, — qui ouvrira la première porte de son esprit bouleversé.
Ne laissez pas alors s'évanouir cette petite lumière, mais creusez, élargissez
la brèche jusqu'à y rejoindre un premier semblant de raison et appuyez-y alors
une argumentation plus intellectuelle.
Le jaloux est comme un noyé. Avant
tout, il faut le faire respirer. Ce n'est qu'ensuite qu'on pourra le
soigner, le transporter, changer ses vêtements mouillés.
Une fois en présence de lui-même, le
jaloux devient son meilleur médecin. L'attitude de l'entourage peut se réduire
à une action de soutien et d'encouragement qui pacifie et écarte de nouvelles
embûches. C'est la confiance qu'il faut rendre dans cette crise de confiance ; et une
confiance ébranlée ne se raffermit pas aisément !
Mais on y parvient souvent si l'on
veut y mettre suffisamment d'amour, de patience, de délicatesse et
d'intelligence. Et surtout, après l'aveu de la jalousie, qu'il ne soit plus
jamais question de cela : des rancœurs et des reproches annihileraient en
un instant les résultats les plus satisfaisants.
Le jaloux est honteux de l'être. Il
ne faut pas exploiter cette honte, car il se croirait facilement impardonnable
et irrémédiablement méprisé. Et le mépris est incompatible avec la
confiance !
Que peut faire le jaloux pour
lui-même ?
Ce n'est pas pour rien que Socrate
mettait le « Connais-toi
toi-même » à la base de la Sagesse. C'est la
connaissance de nous-mêmes qui peut seule servir de point de départ à tous nos
travaux intérieurs. Le jaloux qui s'est avoué sa jalousie, est un capitaine qui
reprend la barre après se l'être laissé arracher des mains par la tempête. Où
sera sa force ? Nous pensons qu'elle ne peut venir que de sa volonté.
Pour guérir, il faut vouloir
guérir, et, pour cela, appliquer sa volonté encore convalescente à de très
petites choses. Il ne suffit pas de se dire : « Je ne serai plus
jaloux », pour ne plus l'être. La lutte contre la jalousie suppose une
complète rééducation de la volonté et celui qui guérit de cette « maladie
de l'âme » est presque un miraculé car la jalousie ne pardonne pas souvent !
« L'initiative paraît évidente
quand le mouvement recommence après avoir cessé et en l'absence de toute cause
externe. Il y faut, ce semble, plus de force aussi et plus d'effort pour
soulever la matière affaissée et retombée sur elle-même »16.
Mais quel enrichissement de l'âme
peut donner un si titanesque travail ! Et quelle humilité !
Marie-Thérèse Van Eeckhout, in Les
sentiers de l’amour (1947)
1. Félix RAVAISSON, De l'habitude. Paris, Alcan,
Bibliothèque de Philosophie contemporaine, 1927, p. 13.
2. ID., p. 3.
3. ID., pp. 52 et 53.
4. Entendre par
« amant » : celui-qui-aime,
par opposition à
« aimé » : celui-qui-est-aimé.
5. Paul VALÉRY,
Eupalinos, p. 1o3.
6. André GIDE, Les Cahiers d'André
Walter.
7. Paul VALÉRY,
Eupalinos, p. 17o.
8. Op. cit., p. 164.
9. LA ROCHEFOUCAULD, Portrait du Cardinal de Retz, extrait des Mémoires.
10. L. OLLÉ-LAPRUNE, Le Prix de la Vie, p. 400.
11. DESCARTES, Traité des Passions, 1649.
12. G. SCHMITZ, Étude sur la
jalousie. Extrait des Archives Belges des Sciences de l'Éducation,
janvier-avril, 1938.
13. Ludwig LEWISOHN, Le Cas de Monsieur Crump. Paris,
Plon, Feux Croisés, 193o, p. 375.
14. G. SCHMITZ, Étude sur la Jalousie, p. 38.
15. Charles MORGAN, Fontaine. Paris,
Stock, 1932, p. 411.
16. Félix RAVAISSON, De l'habitude, p. 12.