Les infirmières d'un service me
signalent un jour qu'une de leurs patientes est en grande difficulté. « Elle
demande avec insistance qu'on mette fin à ses jours, elle ne comprend pas que
nous refusions » : il serait bon que j'aille la voir. L'accueil est
direct et franc : « Mon Père, je vous mets à l'aise : je ne suis
pas croyante ». J'apprécie cette entrée en matière. Je n'y vois pas la
moindre réserve à l'égard du prêtre que je suis : une grande confiance,
plutôt, sur fond de gentillesse. Je me suis donc assis sur le rebord du lit.
Très fatiguée, elle a la soixantaine. Elle est heureuse de l'oreille que je
viens lui prêter : « J'ai demandé l'euthanasie ; je veux qu'on
mette fin à mes jours ; on me le refuse : je n'en puis plus ».
Nous étions tout à notre échange sur
cette mort qu'elle réclamait et dont elle voulait me parler, quand la porte
s'ouvre et qu'apparaît son mari. Il sait qu'elle est en phase terminale et
qu'elle a demandé l'euthanasie ; il n'ignore pas non plus qu'elle est
incroyante. A-t-il deviné que je suis l'aumônier et que nous sommes, sa femme
et moi, sur le registre de la confidence ? À peine a-t-il franchi le seuil
de la chambre qu'il marque l'arrêt, puis s'avance jusqu'au pied du lit, tout
près de moi, immobile. Sa présence a interrompu notre échange. Je fais silence
et cherche à reconquérir en moi le calme et l'inspiration qui me permettraient
d'ajuster mes mots d'accueil à cette arrivée imprévue. Quelques secondes
passent, puis, la tête levée vers son visage inquiet, devant sa femme étonnée :
« Nous étions, votre épouse et moi, en train de parler de sa mort
prochaine. Elle sait qu'elle va mourir : elle me l'a dit ; elle m'a
fait part aussi de sa demande d'euthanasie ».
À mon grand étonnement, mes propos
dissipent sa surprise ; ils l'apaisent, détendent ses traits, le plongent
dans ces silences de fond où l'être laisse aux larmes le temps de se rassembler
et de venir couler. Il s'est mis à pleurer, il pleure doucement. Comme
d'invisibles barrières en lui semblent lentement s'effacer et libérer l'espace
du cœur : il écoute, il a entendu... Sensible à cette ouverture inattendue,
sa femme, de son côté, a repris la parole. Elle parle ; elle ose dire sa mort, ce secret jusqu'ici si jaloux
et si lourd, et tellement brûlant entre eux. Et tandis que dans la plus grande
simplicité elle nous ouvre au mystère de cette mort qui la préoccupe, une sorte
d'évidence nous gagne tous trois et diffuse, entre nous, autour de ce lit, une
heureuse tranquillité.
Nous venons maintenant de reprendre à
trois l'échange interrompu ; de l'un à l'autre, sans fard et sans réserve,
la parole va et vient ; nous commentons cette mort à venir, cette
euthanasie demandée. Étrangement, les tensions et les peurs se sont estompées,
dissoutes.
Une bienfaisante paix, pleine et
ronde comme une force évidente, est montée et s'est donnée en chacun de nous.
Pour avoir trouvé les sentiers de la
parole, la mort a levé son masque de fantôme : elle n'est plus désormais
qu'une immense et douce invitation à consentir à ce douloureux appel de la fin,
qui est aussi appel de la vie. La mort parlée a dissous la tensions des visages ;
ceux-ci ont retrouvé leur intimité et leur calme. Le mari est radieux. Tout
semble devenu limpide et simple à travers ce dialogue essentiel de communion.
Je puis les laisser à leur nouvelle intimité.
Je m'apprêtais donc à quitter la
chambre. La malade me retient : « Mon Père, est-ce que vous pourriez
passer me voir jeudi prochain ? Ma fille sera là. Je voudrais qu'elle vous
rencontre, et que vous la voyiez ». Heureuse de ce qui venait de se passer
entre nous, elle souhaitait que le même échange ait lieu avec sa fille la
semaine suivante, lorsque celle-ci viendrait la voir. À la veille de sa mort
cette fille est son crève-cœur. Entre elles les rapports se sont détériorés ;
ils ne sont pas bons : la parole de sa mère lui a manqué. Si nous pouvions,
comme aujourd'hui, mais avec elle cette fois, parler de cette mort qui pèse
tant sur eux tous, et qui, demain, marquera tellement la famille, peut-être
qu'entre elles la confiance reviendrait et que revivraient les liens de jadis.
Avec eux, peut-être, la tendresse à
nouveau alimenterait les raisons de vivre et de mourir de cette mère douloureuse
et de sa fille en dérive. Qui sait si, par la grâce de cette mort maternelle
confiée au cercle familial, l'enfant prodigue ne connaîtrait pas à nouveau le
bonheur de la table familiale ? Le mari approuve : il sera, lui
aussi, de ce rendez-vous. J'accepte avec joie que nous rééditions la semaine
qui va venir le partage de ce matin.
Dans le service, c'est la surprise :
après des journées d'insistance, la malade non seulement renonce à ses instances
répétées, mais encore elle envisage de repartir chez elle, d'aller au milieu
des siens rendre son dernier soupir. Elle ose cette audace aujourd'hui. Pour
elle, en effet, tout est clair avec son mari et ses enfants : ils savent, elle sait, et ils se le sont dit. Même mourante, elle se sait, comme
toujours, le cœur et l'âme de sa famille et de sa maison. Elle a confiance.
Sans réticence ni scrupule, c'est donc chez elle, là-bas dans son Midi, qu'elle
ira leur offrir son corps finissant. Elle s'y laissera accueillir : une
fois encore ils l'y entoureront de toutes les tendresses et de tous les mercis
d'autrefois. C'est là-bas qu'elle les quittera. Mais ce sera à travers la haie d'honneur
qu'ils lui feront de leurs peines et de leur amour.
À quelque temps de là, dans les
couloirs, je rencontre le médecin du service où la malade était en traitement.
J'apprends que dans le mois à venir doit se tenir sur le cancer un congrès
important. Des pressions s'exercent pour qu'on inscrive au programme le thème
de l'euthanasie. Il refuse, pour sa part, de céder à ces instances : il ne
peut accepter la manœuvre, et n'accepte pas que le cancer soit prétexte à
l'exposition et à la promotion des thèses partisanes. Son expérience de
médecin, me dit-il, l'avait convaincu de la fragilité des arguments sur lesquels
se fondent les partisans de l'euthanasie. Tout récemment, la confirmation
éclatante venait encore de lui en être donnée par une malade de son service.
Je l'écoute. La chose lui était
arrivée la semaine précédente : une de ses patientes atteinte d'un cancer
terminal, depuis un certain temps, demandait à cor et à cri qu'on mette fin à
ses jours. Brusquement, sans raison apparente et sans pression d'aucune sorte,
un beau jour, elle change d'opinion et décide d'aller mourir chez elle, au
milieu des siens. Ce cas lui prouvait combien les raisons qui poussaient cette
femme à l'euthanasie étaient peu enracinées dans sa liberté, même si l'apparence
en était donnée par la détermination et la ténacité de son discours. Aux yeux
de ce médecin ce revirement subit « n'avait pas d'explication plausible ».
Il était la preuve flagrante que la demande de l'euthanasie ne reposait que sur
des motivations aléatoires. Les arguments en faveur de l'euthanasie ne
pouvaient donc ici se prévaloir, comme on le prétend parfois, des fondements
solides de la raison.
Je ne pus résister à la joie de
reprendre, pour ce médecin, le face-à-face avec la mort, que nous venions de
vivre, cette femme, son mari et moi-même. Non seulement je venais de
reconnaître « l'héroïne » de l'aventure qui m'était contée, mais je
détenais la clé et l'explication de ce qui aux yeux de ce médecin n'était
qu'une « soudaine et imprévisible conversion ». L'histoire était pourtant
simple : cette aventure de « conversion » n'était pas une
foucade : elle n'était autre qu'une aventure de parole. Il avait suffi que
cette femme ait été entendue dans son désir de mort ; que la présence
d'une écoute accompagnât sa parole jusqu'au cœur de son mari ; qu'à
travers cet échange, la confiance se soit à nouveau établie au cœur de cette
mère disposée à la mort ; et que la famille se soit rassemblée dans une
nouvelle intimité de partage et d'affection, pour que, l'angoisse faisant place
à la tendresse, la peur de la mort cédant devant une force nouvelle en chacun,
cette femme puisse, heureuse et libre, s'autoriser à désirer confier ses
derniers instants à l'affection et au courage des siens. Ma chance, et mon bonheur,
ce fut d'avoir permis ces retrouvailles de la vie.
Léon Burdin 1, in Parler
la mort, Des mots pour la vivre (DDB 1998)